Jacques Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2015

Anna Maria Lorusso

Université de Bologne

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Sur les formes de vie : à partir du livre de Jacques Fontanille

Depuis des années, Jacques Fontanille nous a habitués à des études qui marquent le chemin de la sémiotique. Chaque fois, il est en mesure d’aborder des questions liées à un sujet crucial de la réflexion théorique (la relation sema-soma, la catégorie de pratique...), de tracer l’espace disciplinaire en fonction de cette orientation thématique en conduisant le débat vers des questions qui, jusque-là, n’ont pas été très claires ou consciemment pertinentes. C’est ce qu’il fait aussi avec ce dernier livre, Formes de vie, dans lequel il fait face à une catégorie aussi citée qu’incertaine et où il fixe les coordonnées d’une approche sémiotique de la culture et de la vie sociale. De l’ensemble de ces coordonnées, des hypothèses théoriques qui sont à leur base et qui représentent le cadre de sa théorie des formes de vie (et qu’on trouve tout à fait clairement établies surtout dans l’introduction et dans les conclusions), je voudrais discuter afin d’en souligner l’importance et l’utilité pour le développement d’une sémiotique de la culture en général. Mais avant d’entrer dans ces réflexions, je vais présenter un bref aperçu du livre.

1. L’itinéraire du livre

Note de bas de page 1 :

 Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008.

Ce volume se situe incontestablement dans la continuité du projet entrepris depuis Pratiques sémiotiques1. Fontanille y proposait déjà une définition des formes de vie et leur attribuait une position précise. Dans le présent ouvrage, il ne conteste pas cette architecture. Au contraire, il la cite à maintes reprises (à quelques nuances près, sur lesquelles je reviendrai). En questionnant les moyens et les formes du plan de l’expression, et en définissant les différents plans d’immanence auxquels le sémioticien est confronté, Fontanille établissait précédemment une claire hiérarchie d’instances formelles (signes - textes - objets - scènes pratiques - stratégies - modes de vie) et une hiérarchie correspondante de types d’expérience (figurativité - cohérence et cohésion interprétative - corporéité - pratiques - conjoncture - ethos et comportement). Selon cette architecture générative, les formes de vie représentaient un point final, intégratif, le plus complexe et le plus riche, parmi les plans sémiotiques d’immanence : le niveau où nous faisons l’expérience des normes, des règles, des pratiques ordonnées (ethos), le niveau où différents type d’« objets » sémiotiques (signes, textes, objets, pratiques, stratégies) convergent pour produire, ensemble, le Sens de la vie. Dans la conclusion du livre, l’auteur exprimait l’espoir d’une sémiotique des cultures (au pluriel) qui pourrait être une véritable sémiotique-objet, une discipline qui étudierait la « grande syntagmatique de la sémiosphère ».

C’est précisément de l’idée d’étudier les syntagmatiques de la sémiosphère que part Formes de vie. Pour cela, la réflexion est articulée en trois parties.

Dans la première (« La vie prend forme : entre nature et société »), il définit le cadre du débat théorique, cadre en l’occurrence marqué par quatre personnalités et quatre catégories : Wittgenstein et les formes de vie, Descola et les modalités d’identification, Latour et les modes d’existence, Landowski et les styles de vie. En reconnaissant ses dettes, ainsi que les limites de ces propositions théoriques, Fontanille réfléchit sur la continuité entre nature et société et sur la possibilité d’étendre une même logique du monde humain au vivre tout court. La continuité entre nature et société humaine se donne dans l’espace de l’être-ensemble et de la persistance (de mémoire spinoziste), mais c’est sur l’idée de « concordance » (ce terme est le mien, non de Fontanille), de concordance du vivre ensemble, qu’on trouve, me semble-t-il, une dimension de différence entre vie naturelle et vie humaine.

« Vivre ensemble » paraît en effet constituer la forme générale de la vie. Mais il faut distinguer l’être avec (exister et agir avec ou contre quelqu’un), comme inhérent à l’existence générique résultant des interactions qui peuvent concerner aussi les animaux et les objets, du vivre avec en tant que « mode d’existence sociale » spécifiquement humain. J’interprète ce mode spécifique de l’existence sociale comme concordance, ou accord, non pas parce que la théorie de Fontanille serait irénique (bien au contraire), mais parce qu’il s’agit, à la suite de Wittgenstein et de sa théorie des formes de vie, d’un vivre avec qui implique un accord de base, une concordance non-accidentelle, comme celle qui peut se donner dans le simple être avec.

Dans cette première partie, deux des termes-clés déjà mentionnés, sémiosphère et syntagmatique, sont largement utilisés. Le sémiosphère est posée comme condition de possibilité des formes de vie, et la dimension syntagmatique est donnée comme plan constitutif de manifestation des formes de vie.

La « forme de vie », en projetant sur le « cours de vie » un schème syntagmatique déterminé, décide de la nature, du nombre, de la taille et de la composition des segments et des agencements considérés comme pertinents pour pouvoir accueillir le « sens de la vie ». (p. 41)

Le cours de la vie est une substance ; une certaine concaténation syntagmatique en est la forme : la forme de vie. Définir les caractéristiques de cette syntaxe est certainement, pour Fontanille, la tâche de la sémiotique. Mais, suite aux leçons de Latour et de Descola, la sémiotique doit aussi prendre en compte deux autres dimensions : les modes d’identification sociale (liés aux régimes de croyances spécifiques que toute forme de vie met en place) et les modes d’existence sociale (liés aux stratégies de persistance sociale).

Dans la deuxième partie (« Régimes de croyance en concurrence : provocations, conflits et concessions »), l’auteur se concentre sur la question des régimes de croyances liés à la dimension d’identification sociale dont les formes de vie sont fonction (car en assumant une forme de vie, j’assume une identité sociale définie et reconnaissable).

Les formes de vie, pour offrir des possibilités d’identification sociale, doivent montrer une forme de persistance (caractéristique-clé dans ce livre). Cette persistance ne va pas de soi, et elle n’est pas pacifique ; au contraire, elle se donne dans le conflit et dans une compétition constante. Fontanille analyse donc certaines formes de concurrence, sans atteindre à l’exhaustivité et sans ambition typologisante (l’ensemble du livre écarte explicitement tout projet typologique visant à classer les formes de vie). Il examine le cas du « beau geste », où la concurrence devient provocation par rapport à la morale et à la prévisibilité sociale ; il examine la logique de la concurrence qui domine de plus en plus nos vies et évoque divers modes de rapports conflictuels, entre mauvaise foi, mérite, nécessité, vertu ; il examine l’obsession contemporaine de la transparence dans ses diverses formes de manifestation (dans le secteur financier, au niveau urbain avec l’omniprésence des caméras et des instruments de traçabilité, sur le plan personnel avec l’exhibition de la vie privée, etc.) où les marges entre individuel et social, public et privé, liberté et contrôle, disponibilité et responsabilité deviennent l’objet de négociations et de concessions mutuelles. Les analyses de cette section montrent qu’il n’est pas possible d’imaginer des formes de vie isolées. Elles se donnent toujours en interaction réciproque, et chacune implique un certain type d’adhésion fiduciaire, un certain horizon de confiance, de croyance, une certaine manière à la fois de se distancier et de se relier les unes aux autres.

Cependant, c’est surtout dans la troisième partie (« L’espace-temps de la persistance et de la persévérance ») qu’émerge le problème de « l’autre ». Fontanille y considère la dimension topologique et temporelle des formes de vie. Ce sont les régimes temporels qui, à son avis, régissent la relation avec le monde, avec les autres, avec le social. Il s’agit de gérer la relation avec son propre passé et son avenir, entre ouverture et clôture, entre l’advenu et l’à venir, en définissant la persistance (ou la rupture, ou le renouvellement) des identités sociales, entre souvenirs, promesses, mises en question... La mode est alors prise comme exemple de la gestion du changement au fil du temps, entre persistance et identité, cyclicité et changements, à travers l’analyse des défilés de mode de Julien Fournié au fil des saisons.

Dans la dimension topologique, où le rapport à l’altérité est crucial, Fontanille focalise le rôle du corps propre en tant que centre de référence du champ sensible. Dans le cadre de la sémiotique tensive, il distingue les dimensions de la « visée » et de la « saisie » et considère la variable du corps en tant que « cible » ou en tant que « source ». La combinaison de ces quatre paramètres (visée / saisie et cible / source) définit quatre régimes topologiques de formes de vie, dans lesquels le soi et les autres négocient leurs espaces : le régime de la quête, celui de l’emprise, celui de la fuite et celui de l’inclusion.

Tel est en gros (avec les limitations de toute synthèse personnelle), l’itinéraire du texte. Mais quelles sont les hypothèses assumées, celles dont la mise en œuvre organise le développement du livre ?

2. Trois principes fondamentaux pour l’étude des cultures

Trois aspects m’ont paru particulièrement intéressants et importants : la dimension holistique, la dimension relationnelle, la dimension « mémoriale » (avec des guillemets parce qu’il s’agit d’un sens limité de « mémoire »).

Note de bas de page 2 :

 Cf. Edwin Hutchins, Cognition in the Wild, Cambridge, MIT Press, 1995, ou, dans une perspective plus sémiotique, Riccardo Fusaroli, Tommaso Grandelli et Claudio Paolucci (éds.), « The External Mind. Perspectives on Semiosis, Distribution and Situation in Cognition », Versus, 112-113, 2011.

La dimension holistique est clarifiée dès la première page et la référence répétée à Lotman en est une expression directe. Le holisme est exprimé sur deux niveaux. D’une part, dans ce livre beaucoup plus que dans tout autre, me semble-t-il, Fontanille insiste sur le fait que c’est la totalité qui détermine le local. D’autre part, il tend à présenter une conception « intégrée » de la vie, ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y a pas de différence entre le monde humain et le monde de la vie en général, mais qu’il y a une continuité substantielle entre les deux (encore une fois, en suivant la direction de la sémiotique de Tartu). Le Sens sur lequel Fontanille s’interroge et dont il cherche les configurations est un Sens où objets, organismes sociaux, équipements technologiques, textes et nature interagissent ensemble pour produire, en interaction mutuelle, les traits constitutifs des formes de vie, dans une conception « distribuée » de la sémiosis (au sens où on parle de cognition distribuée2). Cette dimension inclusive inhérente aux approches holistiques découle aussi de la logique intégrative de la hiérarchie des « plans d’immanence » que l’auteur a définis dans Pratiques sémiotiques. Mais au-delà de l’intégration et de la complexité croissante liée à cette approche, il me semble déceler dans ce volume une prise de conscience plus nette du fait que l’intégration et l’inclusion ne sont possibles qu’à condition qu’il existe une dimension globale du sens, celui de la sémiosphère. Je souligne « à condition que » parce que Fontanille, à plusieurs reprises, insiste sur le fait que la sémiosphère doit être considérée en tant que condition de possibilité, et non comme une sémiotique-objet. Elle est encore plus large et inclusive que la culture (car elle a à faire plus pleinement avec la vie tout court) et elle ne peut pas être réduite à un signe, bien que toutes sortes de fonctions signiques (depuis les signes les plus simples jusqu’aux formes de vie) en dépendent. En ce sens, le global détermine le local : il ne peut y avoir aucune possibilité de sémiosis (production de fonctions signiques, corrélations d’expressions et contenu) si ce n’est sur l’arrière-plan d’une totalité de sens qui détermine les logiques, les habitus, les espaces, les temps du sens.

De cette condition de fond, les formes de vie sont les composantes les plus immédiates parce qu’avec leur complexité et leur hétérogénéité sémiotique, non seulement elles affirment et expriment des valeurs, manifestent et confirment des passions, offrent des possibilités d’identité, mais surtout présentent des exemples de « logique » du sens.

Par rapport au schéma hiérarchique rigide des plans d’immanence, il me semble donc que ce volume exprime une approche moins « disciplinée ». Si dans Pratiques sémiotiques le programme était, peut-être, plus méthodologique (visant à montrer comment construire, couche après couche, les différents niveaux des sémiotiques-objets), ici la tendance est plus théorétique et un peu plus décousue (comportant un préambule au début de chaque section, l’architecture du volume est elle-même moins rigide que celle de Pratiques sémiotiques). L’effet obtenu est celui d’un « monde de la vie » moins discipliné parce que, insiste Fontanille, très mobile et non réductible à une typologie, par conséquent non classifiable.

Note de bas de page 3 :

 Pierluigi Basso-Fossali, « Possibilisation, disproportion, interpénétration », Actes sémiotiques, 115, 2012, § 2.8.

Cette impression de « diffus » découle certainement aussi de l’imprécision du plan de l’expression des formes de vie. Comme l’observe P. Basso-Fossali3, si les signes sont caractérisés par une détermination maximale de leur expression, les « formes de vie » présentent une incertitude substantielle au niveau expressif, ce qui fait qu’elles ont tendance à se définir presque comme des « atmosphères ». Pour ma part, je ne voudrais pas reconduire la catégorie de forme de vie à celle d’atmosphère mais préfère suivre Fontanille dans son projet de définition des configurations syntagmatique en tant que telles. Je partage cependant la conviction qu’il y a dans le cas des formes de vie une certaine dispersion sur le plan de l’expression, une difficulté à le découper, ce qui implique la nécessité d’une vue d’ensemble, la prise en charge du global, à défaut de détermination locale.

Le modèle qui s’impose à mes yeux (mais pas à ceux de Fontanille, peut-être) est un modèle du sens culturel moins nettement hiérarchique et plutôt volumétrique, tel qu’en parle Youri Lotman :

Note de bas de page 4 :

 Youri Lotman, La cultura e l’esplosione, Milan, Feltrinelli, 1993, p. 213.

L’idée que le point de départ de tout système sémiologique n’est pas le seul signe isolé (le mot), mais la relation entre au moins deux signes, nous fait regarder différemment les bases fondamentales de la sémiologie. Le point de départ n’est pas un modèle isolé mais l’espace sémiotique. [...] Cette variété de liens possibles entre les éléments crée un effet volumétrique qui ne peut être pleinement compris qu’en considérant les relations de tous les éléments entre eux et de chacun d’entre eux avec l’ensemble. En plus de cela, il faut se rappeler que le système dispose d’une mémoire des états précédents et d’une « prémonition » potentielle de l’avenir.4

Je cite ces mots de Lotman sur la sémiosphère aussi parce qu’ils conduisent à un autre principe structurant de ce livre : la dimension relationnelle. De ce point de vue, la position de Formes de vie est très claire et bien sûr précieuse : à nouveau, contre tout atomisme, il est réaffirmé que les formes de vie doivent être observées en relation, parce qu’elles se donnent toujours dans un système de concurrence. Concurrence signifie relation : différenciation, distinction (pour citer Bourdieu), controverse, dialogue... La concurrence implique donc un ensemble très différentié de stratégies d’interaction et d’ajustement mutuel.

Ce n’est pas par hasard que j’utilise ces termes, « interaction » et « ajustement ». C’est parce qu’au-delà de la prise de distance par rapport à la catégorie de « style de vie », il me semble que dans ce livre il y a une consonance marquée avec l’approche socio-sémiotique de Landowski. Le principe relationnel du structuralisme est assumé ici de manière radicale, aussi bien dans son sens différentiel par rapport à la définition de l’identité (et une forme de vie est avant tout un espace de possibilité d’identité), que dans un sens « interactionnel » concernant la question de la mise en relation entre instances différentes. C’est de l’interaction que dérivent les identités, et non l’inverse. Ce caractère logique primaire de la pluralité n’est, peut-être, qu’une autre variation de la primauté du global sur le local.

Enfin, j’arrive au dernier point que je voudrais souligner, parmi les présupposés sur lesquels Fontanille fonde son travail : le présupposé « mémorial ». Le livre n’aborde pas vraiment le thème de la mémoire. En tant que tel, il est traité uniquement dans la troisième partie, à propos des régimes temporels, quand Fontanille présente Le temps du droit de François Ost. Cependant, il me semble trouver dans ce travail un sens plus large de mémoire, qui a à voir avec l’idée de « dépôt », de « réservoir ». Aujourd’hui, ces termes sonnent un peu comme de mauvais mots : ils rappellent une conception statique de la mémoire et de la connaissance. Pour éviter une idée trop statique de la connaissance, on a négligé le fait que la culture se développe à travers des répertoires, et que ceux-ci (et surtout les pratiques qui leur sont liées) n’ont rien de statique. Fontanille invente le beau néologisme de « sémiothèque », un néologisme facile, il se peut, mais que, peut-être, on n’a pas trouvé jusqu’à présent précisément à cause de l’ombre équivoque que je viens de mentionner.

A juste titre, Fontanille nous rappelle (et sur ces mots se conclut le livre) que :

les formes de vie sont à disposition des acteurs dans une sémiothèque où elles seraient réparties en « strates » exploitables, exploitées ou refusées. La praxis culturelle dispose de cette organisation stratifiée en agissant sur les modalisations existentielles de chaque strate : elle actualise et réalise telle ou telle forme de vie, elle virtualise telle autre. (p. 245)

Cela indique à mon sens la force et le rôle crucial des formes de vie : elles représentent la superposition des couches identitaires, la mémoire des formes de valorisation de la réalité et, en tant que telles, elles offrent le patrimoine du déjà dit, du déjà cru, du déjà formé, qui est le contexte dans lequel sont mises en œuvre les différentes pratiques personnelles. Il s’agit d’un fond très mobile, qui peut être activé, pratiqué, oublié, modifié, adapté, controversé et nié, mais qui représente toujours l’horizon d’un sens déjà codé, donc déjà partagé, déjà « convenu » et agréé, sur lequel se donne la sémiosis. Ce n’est pas une concordance dans les valorisations ; il s’agit d’une concordance (je reviens sur ce terme déjà mentionné) sur les formes d’intelligibilité, sur les cadres qui constituent l’horizon d’interprétation du réel.

Mais ici apparaît une dimension, celle de l’interprétation, qui, avec celle d’énonciation, est l’un des aspects les moins thématisés du livre. Sur ces deux questions je voudrais conclure mes réflexions.

3. Interprétation et subjectivité

Tandis que ce livre fait largement face à la théorie lotmanienne de la sémiosphère, il aborde très peu et la dimension interprétative de la théorie de la culture d’Umberto Eco, et les théories de l’énonciation. Certes, rien n’obligeait à en parler. Mais nous avons été étonnée que ces deux confrontations n’aient pas été davantage approfondies, étant donné que le livre aborde ces problèmes, les sollicite, en ouvrant un dialogue de quelque manière avec eux.

En effet, l’ensemble du travail de Fontanille soulève un problème de niveaux de pertinence, la forme de vie étant une concaténation syntagmatique particulière (des pratiques, des textes, des stratégies, des objets) sélectionnée conformément à certaines catégories éthiques, modales, esthétiques... Comme toute opération sémiosique, la forme de vie est basée, par conséquent, sur un travail sémiotique de sélection et de mise en forme de relations signiques. Mais plus que les autres niveaux de la sémiosis, la forme de vie opère sur des matériaux déjà formés (tels que des signes, des textes, des pratiques, des stratégies) qu’elle « re-pertinentise » dans des combinaisons syntagmatiques données, en accord avec certaines valeurs. Nous trouvons ici central, bien qu’implicite, un travail qui ressemble fortement à celui qu’Umberto Eco a identifié à la base de l’exploration encyclopédique : exploration, précisément, de l’espace sémiotique, sélection d’éléments, mise en rapport et amalgame, ce qui entraîne la formation de « totalités » sémiotiques inédites. Dans Pratiques sémiotiques, Fontanille identifiait à la base des formes de vie une modalité semi-symbolique : des styles « rythmiques », sur le plan de l’expression, en viennent à exprimer, en termes de contenu, la mise en valeur de scènes spécifiques (§1.1.5.). Dans les termes de Eco, nous dirions que les formes de vie se forment à travers d’un travail d’« hypo-codification » :

Note de bas de page 5 :

 Umberto Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975, p. 220.

l’hypocodification peut être définie comme l’opération par laquelle, en absence de règles plus précises, des parties macroscopiques de certains textes sont provisoirement assumées comme composantes d’un code en formation, capables d’exprimer des portions de contenu vagues, mais réelles, même si les règles combinatoires qui permettent l’articulation analytique de ces portions d’expression restent inconnues.5

Il me semble important de souligner cet aspect parce qu’il met en lumière une dimension cruciale des formes de vie : le fait qu’elles travaillent à des « codes en formation ». Je pense que l’une des raisons de l’intérêt sémiotique de la catégorie de forme de vie est précisément en relation avec la catégorie de code, autre catégorie (après celles de dépôts et répertoire évoquées plus haut) que la sémiotique a négligée à l’époque de la vague textuelle, jugée toujours trop rigide et trop informationelle, mais à mon avis incontournable dans une réflexion sur le fonctionnement des cultures. La vie sociale — le « vivre avec » — est basée sur des codes, c’est-à-dire sur des formes d’accord (ou de « concordance ») qui trouvent différentes manières (plus ou moins rigides) de stabilisation. Une des formes de cette stabilisation est représentée par les formes de vie. Elles fonctionnent comme cadres interprétatifs de référence, comme des laboratoires de codes qui permettront par la suite (à travers un travail d’hyper-codification) de définir des étiquettes, des règles, des institutions, des grammaires de toute espèce.

Note de bas de page 6 :

 Cf. Eric Landowski, « Régimes de sens et styles de vie », Actes sémiotiques, 115, 2012. Jean-Marie Floch, « Etes-vous arpenteur ou somnambule ? », Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990.

Et c’est là, peut-être, la différence avec une autre catégorie, largement abordée dans ce volume : celle de « styles de vie », telle qu’utilisée par Landowski. Fontanille explique la différence entre les deux concepts en tant que différence de regard disciplinaire : sociologique pour les styles de vie, sémiotique pour les formes de vie ; avec un accent sur les groupes et les classes sociales dans le cas des styles de vie, et un accent sur les processus de signification dans le cas des formes de vie. Mais je crois que ce n’est pas là le point. Les analyses de Landowski ou même l’étude séminale de Floch sur les utilisateurs du métro (qui parle de « styles de mouvements urbains ») ne montrent pas de dépendances sociologiques rigides6. La différence, je pense, est, pour ainsi dire dans la « taille » des deux concepts et dans la « responsabilité subjective » qu’ils impliquent. Les styles de vie sont des éléments internes aux formes de vie : des déformations cohérentes locales et assez temporaires (un style peut changer assez facilement ; chacun de nous a adopté des dizaines de style au fil des années — vestimentaire, alimentaire, sportif — sans perdre son identité et sa personnalité). Dans la forme de vie de la compétitivité, par exemple (cas analysé par Fontanille), nous pouvons trouver des styles plus ou moins agressifs (au niveau des passions), des styles plus ou moins excités (au niveau rythmique), des styles plus ou moins laïques (en termes de valeurs). Assumer ces styles a souvent à voir avec des décisions intentionnelles ou dont nous pouvons facilement prendre conscience ; en relation directe avec nos identités sociales, les styles de vie définissent notre masque et notre rôle dans les récits sociaux de la vie. Les formes de vie, par contre, ne définissent pas notre masque temporaire, mais la logique (ou les logiques) du monde dans lequel nous vivons ; elles constituent les plus larges cadres de référence dans lesquels les styles de vie et nos identités trouvent leur place ; des patchworks pas toujours conscients, mais certainement cohérents et congruents, qui projettent leur ordre, leurs hiérarchies, leurs valorisations, sur de vastes zones de l’existence.

Cette double nature des formes de vie — amalgames de pièces sémiotiques déjà données dans de nouvelles combinaisons qui, en se stabilisant, vont offrir des filtres d’interprétation pour les pratiques sociales successives — soulève bien sûr un autre problème : celui de la relation entre individualité et socialité.

Il est clair que les formes de vie sont, en effet, le point où se croisent individuel et social. Fontanille souligne à plusieurs reprises que les formes de vie sont certainement collectives bien qu’elles soient exprimées par des acteurs individuels et que, pour les individus, elles représentent une sorte de réservoir d’identité. Comment s’effectue, alors, ce passage du social au niveau individuel ? Tout d’abord, je préfère parler de niveau « impersonnel », plutôt que de niveau social. Les formes de vie sont impersonnelles parce qu’elles ne font référence à aucune responsabilité énonciative précise ; elles sont tout simplement à disposition, comme le suggère l’idée de sémiothèque. Évidemment — et cela représente un aspect à étudier pour l’analyste —, elles sont devenues impersonnelles, c’est-à-dire qu’elles ont perdu leur propre singularité. En tout cas, au moment présent elles circulent dans le social : elles sont là. Et en travaillant en tant que filtres interprétatifs, elles n’expriment pas un point de vue subjectif mais un schéma générique, supra-personnel, bien plus ample d’un simple point de vue singulier.

Il ne faut pas négliger le fait que très souvent les formes de vie ne sont pas assumées avec conscience et intention mais plutôt (comme le sens commun de Geertz ou le langage mythique de Barthes) parlent à travers nous, nous modèlent, nous enveloppent, en sorte que seulement après coup nous nous rendons compte que nous sommes, si on peut dire, à l’intérieur d’elles.

Note de bas de page 7 :

 Pratiques sémiotiques, op. cit., § 6.2.

Note de bas de page 8 :

 Ibid., § 6.4.1.1.

Note de bas de page 9 :

 Cf. Patrizia Violi, « Il soggetto è negli avverbi », in C. Paolucci (éd.), Studi di semiotica interpretativa, Milan, Bompiani, 2007, pp. 192-196.

Dans Pratiques sémiotiques, pour éviter le risque d’un « intentionnalisme » excessif dans le traitement des formes de vie, Fontanille faisait référence à Bourdieu, à l’idée de « bon sens », de « foi pratique » qui déborde la conscience7. Dans ce livre-là, c’était l’habitus, en tant que matrice, qui assurait la médiation entre contenus et expressions, c’est-à-dire entre, d’une part, les modalisations, les passions et les valeurs, d’autre part les formes sensibles et observables de comportement8. Dans le présent livre, ce rôle des habitus m’est apparu plutôt secondaire, et plus nuancé ; l’auteur semble éluder la question du passage de la virtualité de la sémiothèque à l’actualisation du sujet. A ce propos aussi, un supplément de réflexion sur la dimension énonciative serait utile. Tout comme Fontanille affirme qu’il n’y a pas de passions collectives (mais seulement des formes de vie collective), de même je crois qu’il n’y a pas d’énonciations collectives. Peut-être cependant faudrait-il redimensionner aussi l’idée d’énonciation individuelle et adopter une conception plus ergative de la subjectivité, où le sujet est plus agi qu’agent, défini qu’il est par le réseau des formes de vie qui l’habitent9.

Le problème de la dialectique entre énonciation individuelle et énonciations collectives a déjà été abordé avec la notion de « praxis énonciative », mais il mériterait d’être développé en relation avec quelques-unes des catégories que nous venons de mentionner en partant du travail de Fontanille : forme de vie, code, habitus, encyclopédie... Comment des formes se rendent-elles « disponibles » à la société ? Comment deviennent-elles anonymes ? Comment se stabilisent-elles, se dépersonnalisent-elles et entrent-elles dans la sémiothèque de la culture ? Je pense que le travail sémio-rhétorique de généralisation, exemplification, dépersonnalisation, traduction, adaptation, réutilisation qui caractérise la sémiosphère serait le champ d’observation le plus fertile pour l’étude de la culture.

Après des décennies d’une sémiotique fortement axée sur les actes de parole individuels (textes, interactions, gestes...), j’espère personnellement en une sémiotique qui se concentre sur les régularités et les normes qui constituent le tissu socio-culturel impersonnel de la vie, en se focalisant sur ce qui est collectif ou, disons de préférence, impersonnel et partagé, plutôt que sur ce qui est individuel et hors du temps — sur les palimpsestes plutôt que sur les textes. Cette étude de Fontanille va dans cette direction.

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