Manar Hammad, Bel/Palmyra Hommage, Paris, Geuthner et Rimini, Guaraldi, 2016

Tiziana Migliore

Université de Venise

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Texte intégral

Le dernier ouvrage de Manar Hammad, récemment publié en français et en italien sous le titre Bel/Palmyra, véritable somme consacrée à l’analyse du sanctuaire de Bel, à Palmyre, restitue pour chacun de nous, par le texte tant que par l’image, ce site qui n’existe plus depuis le mois d’août 2015. Avec sa très riche iconographie en couleur et en noir et blanc — photos à diverses échelles, images satellitaires, dessins, plans et cartes —, il permet de mieux comprendre cette architecture majestueuse telle qu’elle était en place jusqu’il y a peu. Et il invite à ne pas se résigner à sa disparition. En dépit de toutes les atteintes portées à des richesses patrimoniales, rien ne disparaît tout à fait tant que subsistent ces espaces de reconfiguration que préservent la mémoire, les discours, les reproductions et la capacité de les analyser. Toute opération d’effacement ouvre un champ potentiel pour reconstruire l’histoire en appelant à la réinterprétation des sites détruits transformés en palimpsestes sémiotiques.

Note de bas de page 1 :

 M. Hammad, « Le sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre. Essai d’interprétation sémiotique », Urbino, CISS, Documenti di Lavoro, 276-279/F, 1998.

Le volume est composé de deux essais, « Le sanctuaire de Bel à Tadmor-Palmyre. Essai d’interprétation sémiotique » (1998) et « Palmyre, du sanctuaire à la ville. Présupposés et énonciation » (2006) précédés d’un avant-propos de l’auteur et d’une préface de Paolo Fabbri (qui avait publié la première version de l’étude sur Palmyre en 1998 dans le cadre du Centre International de Sciences Sémiotiques d’Urbino1). Architecte syrien et sémioticien français, Hammad fait référence aux recherches archéologiques de Robert Amy, Henri Seyrig et Ernest Will, mais c’est à la méthode sémiotique qu’il recourt pour la lecture des formes spatiales et des rituels du sanctuaire, rendant explicite ce que les archéologues laissent souvent implicite. En raison de séismes, de pillages et de destructions, les seules sources directes sont des inscriptions lapidaires, en grec et en araméen, et des inscriptions sur des monnaies et tessères. Pourtant, Hammad est en mesure d’expliquer de nombreux aspects de ce qui a été présenté par les fondamentalistes comme l’« ennemi », et par suite détruit, alors que l’assertion selon laquelle l’explosion a été un « geste symbolique » ne fait qu’occulter les choses. Soumis à l’analyse sémiotique, le sanctuaire de Bel cesse d’être une simple image, plate et fixe, et acquiert l’épaisseur d’une histoire millénaire marquée par une suite de changements dramatiques.

Note de bas de page 2 :

 Cf. M. Hammad, Sémantique des Institutions Arabes (du Croire, du Pouvoir), préface de Roshdi Rashed, avant-propos d’E. Landowski, Paris, Geuthner, 2017

Comment ? L’auteur considère l’espace et les dispositifs architecturaux de Palmyre comme autant de formants discursifs. Mais au lieu de chercher à découvrir le sens d’objets pris un à un, il le poursuit dans des opérations relevant de pratiques spécifiques : « une porte percée dans une enceinte marque un accès conditionnel » (p. 61) ; la structure des propylées indique l’activité́ de pélerinage au temple et reflète une partition du corps social pouvant accéder à telle ou telle partie des lieux délimités par l’architecture ; c’est par exemple la position d’un bassin devant la cella qui permet de restituer un rite d’ablutions purificatrices précédant le sacrifice. Chaque composant apparaît dès lors comme « un opérateur matérialisé dans la pierre » (p. 67) qu’il ne faut pas examiner isolément mais par opposition à d’autres éléments corrélés en couples de contrastes articulant expression et contenu. Ainsi, le podium d’époque romaine qui est venu recouvrir la crépis grecque s’oppose à la cour comme l’élévation de niveau s’oppose à l’abaissement. Le mode semi-symbolique de saisie du monde repose ici sur la présupposition réciproque entre système social et environnement physique, illustrée par Benveniste dans les relations entre polites et polis, civitas et civis, et que Hammad étend au concept français de ville entendu « sous les deux acceptions que lui reconnaît la langue française : la ville comme groupe humain inscrit dans l’espace social, et la ville comme agglomération urbaine inscrite dans l’espace physique » (p. 142). Cela, dès 1998, avec la promesse d’un vocabulaire des institutions sémitiques (p. 168) — promesse qui, aujourd’hui, se trouve en partie réalisée2.

Le Maabad bel, temple édifié dans une oasis qui doit son existence à une source d’eau sulfureuse pérenne, tient son nom — « Bel » — d’une divinité babylonienne attestée dès le milieu du deuxième millénaire, époque à laquelle la population locale lui rendait déjà un culte. Le sanctuaire a été construit selon des principes architecturaux apparentés à ceux de l’école hellénistique de Pergame. La cité fut ensuite partiellement détruite par les soldats d’Aurélien au moment où son armée soumit Palmyre, ville « périphérique » située aux confins de l’Empire, au pouvoir central de Rome. Par la suite, après que les Byzantins, chrétiens d’Orient iconoclastes, aient restructuré les lieux notamment en martelant des figures anthropomorphes, les Arabes musulmans intervinrent à leur tour en transformant une partie de la grande colonnade en un souk, en réaménageant la cour sacrée pour en faire un site habité et en installant la grande mosquée près de l’ancienne agora. Sous le Mandat français, les habitants furent expulsés et les habitations rasées de façon à dégager et mettre pleinement en valeur le sanctuaire et le complexe architectural à caractère rituel qui l’accompagne. Les preuves données par Hammad attestent que si la ville a bien été une « Venise des sables » (Ernest Will) et une « trace de Rome dans le désert de Syrie » (Antoine Poidebard), la cella du temple a servi aussi au culte musulman, comme mosquée. Et cela durant plus de huit siècles, c’est-à-dire pendant une période beaucoup plus longue que celle de son utilisation comme temple païen puis comme église. Le dégagement de l’édifice opéré pas les archéologues français moyennant l’expulsion des habitants du téménos a restitué au bâtiment son allure d’ancien temple. On peut se demander, à l’instar de Hammad, si les Palmyréniens actuels perçoivent les restes matériels du site comme leur appartenant par dévolution ancestrale, s’il se sentent descendants des Grecs ou des Arabes et, en général, comment ils concilient les différentes périodes de leur histoire.

Hammad rapporte la résistance passive des Palmyréniens au début du XXe siècle face à l’expropriation de 350 maisons et de 700 parcelles de terrain par les autorités françaises. S’appuyant sur la thèse du développement économique par le tourisme, quelques européens ont soustrait le sanctuaire et le site antique à l’utilisation des populations locales, sans compensation complète, et ils ont offert les ruines à la contemplation des touristes. Ils ont ainsi décidé, d’autorité, que ces ruines devaient être les « sémiophores » d’un passé fixé de manière univoque. Alors que la condition païenne était acceptable aux époques où les monothéismes ne craignaient pas la concurrence d’autres divinités, elle a succombé face aux revendications des jihadistes, l’ancien temple leur apparaissant comme une insulte à l’Islam du seul fait qu’il attirait des foules de visiteurs du monde entier vers l’idolâtrie, cette « fausse religion ». L’État Islamique a ainsi exploité la possibilité de rupture entre les Palmyréniens d’aujourd’hui et les ancêtres dont les ruines gardent la trace. Il s’est momentanément approprié un territoire en le marquant comme sol islamique, neutralisant les païens et les chrétiens pour recruter des adeptes. Pourtant, pour des raisons de saillance architecturale et de prégnance culturelle, l’esplanade qui entoure la cella, bien qu’historiquement investie d’une signification religieuse, a été vue comme une simple cour. Elle est donc restée indemne. Quel type de compétence cognitive conduit-il ces iconoclastes ?

D’un point de vue épistémologique, cette recherche met en évidence les procédures de sémiotisation de l’espace, tant sur l’axe synchronique que sur l’axe diachronique. D’un côté, la lecture semi-symbolique montre l’homologation entre rapports topologiques et différences sémantiques. Ainsi, la triade hiérarchisée des divinités résidentes, Bel, Yarhibol et Aglibol, est installée au nord du sanctuaire tandis que les divinités « en visite » (au moment des équinoxes) sont installées au sud ; de même, le plan horizontal est dévolu à l’expression des relations entre les hommes alors que l’échelle verticale renvoie aux lieux de résidence des divinités et aux points de rencontre entre hommes et divinités. Par ailleurs, la structure même du temple répond à l’univers idéologique des bâtisseurs. Dans sa dernière forme, jusqu’à sa destruction, le temple de Bel se présentait comme une structure composée d’éléments hellénistiques incorporés et re-sémantisés selon une syntaxe spatiale sémitique. D’un autre côté, comme on l’a noté, au cours des siècles, la forme du sanctuaire n’a cessé de changer en fonction des systèmes de valeurs des peuples qui l’occupèrent. A ce propos, Hammad insiste beaucoup sur la transformation qui se joue lors du passage de la période païenne — où le sens religieux du temple imprégnait la cité de Tadmor-Palmyre tout entière — à la période de relative laïcité durant laquelle le sanctuaire devint une petite ville dotée de services et d’organes urbains. Comme permet de le montrer cette lecture de l’architecture comme des inscriptions, lorsque le mur du péribole fonctionnait comme forteresse, la pertinence et la primauté des valeurs économiques et militaires s’imposaient par rapport aux valeurs politiques et religieuses.

Note de bas de page 3 :

 P. Fabbri, Préface, p. XI.

Hammad, Palmyrenicus maior3, sait reconstruire Palmyre.

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