Les régimes de sens et d’interaction dans la conversation

Diana Luz Pessoa de Barros

Universidade Presbiteriana Mackenzie
Universidade de São Paulo et CNPq

https://doi.org/10.25965/as.5713

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ajustement, conversation, discours, interaction, manipulation, politesse/impolitesse, sémiotique, stereotype

Auteurs cités : José Luiz FIORIN, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Luiz Antonio Marcuschi, Deborah TanneN

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Ces travaux ont été effectués dans le cadre du projet NURC-SP – USP coordonné par Dino Preti (Projet d’étude de la norme linguistique urbaine et soutenue de São Paulo).

Note de bas de page 2 :

 Cf. notamment Diana Luz Pessoa de Barros, « Entrevista : texto e conversação », Anais de Seminários do GEL, Franca, 1991 ; « Procedimentos e recursos discursivos da conversação », in Dino Preti (éd.), Estudos da língua falada : variações e confrontos, São Paulo, Humanitas, 1998 ; « Efeitos de oralidade no texto escrito », in Dino Preti (éd.), Oralidade em diferentes discursos, São Paulo, Humanitas, 2006, pp. 57-84. Le présent article reprend une partie de ces travaux, et plus spécialement « Uma investigação de risco », in Ana Cláudia de Oliveira, As interações sensíveis, São Paulo, Estação das Letras e Cores e Editora do CPS, 2013, pp. 475-499, ainsi que de « Por um exame semiótico da conversação », in Cláudia Toldo et Luciane Sturm (éds.), Enunciação e produção de sentidos :o texto em questão. Uma homenagem ao Prof. José Gaston Hilgert, Campinas, Pontes Editores, 2016, pp. 27-49.

Menant depuis plusieurs années des études sur la communication et l’interaction en langue parlée, nous adoptons le point de vue de la sémiotique discursive française en la faisant dialoguer avec d’autres approches, principalement l’analyse conversationnelle1. Dans divers travaux antérieurs portant sur la conversation envisagée comme discours et comme texte, nous caractérisons le texte parlé, par rapport aux autres genres textuels et discursifs, en premier lieu sur la base de son organisation énonciative2. Pour cela, nous concentrons notre attention sur les effets de sens de l’oralité, sur leurs procédés de construction et leur valorisation, positive ou négative, sur le rôle discursif des divers procédés conversationnels, sur le « spectacle » énonciatif de l’interaction dans la conversation et les principales fonctions des procédés discursifs du parlé, dont dépendent les relations d’interaction verbale entre les sujets, enfin sur la spécificité du parlé relativement à l’organisation du plan de l’expression, avec notamment les particularités de l’expression sonore et des systèmes semi-symboliques dont le rôle est primordial pour l’établissement et le maintien des relations contractuelles entre interlocuteurs.

Nous avons pu montrer de la sorte que les études de la conversation sont particulièrement fructueuses lorsqu’elles sont menées dans le cadre théorique général de la sémiotique, et qu’en sens inverse ce genre d’études contribue au développement de la théorie et de la méthodologie sémiotiques par l’élargissement de son champ et de son objet d’étude. L’analyse des deux types de stratégies qui, dans la conversation, sont à la base des rapports d’interaction entre destinateur et destinataire — la construction d’un dispositif persuasivo-argumentatif et la création d’une organisation affectivo-passionnelle confortant les accords implicites sous-jacents à toute conversation — nous incite à poursuivre la réflexion en ce domaine. Ce sera précisément l’objet du présent article.

Note de bas de page 3 :

 E. Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 ; id., Les Interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005.

Dans le cadre de la théorie sémiotique, c’est en nous appuyant notamment sur les propositions d’Eric Landowski concernant les régimes de sens et d’interaction que nous analysons les formes d’interaction observables dans la conversation3. Notre propos est de montrer que par l’entremise des différents régimes de sens nous pouvons rendre compte des mécanismes interactionnels de la conversation, et en particulier des relations d’ordre sensible (de type sensoriel et émotionnel) qui se développent entre interlocuteurs dans le cadre du régime de l’ajustement.

Nous présenterons succinctement, tout d’abord, le modèle interactionnel proposé par Landowski. Puis nous explorerons les régimes d’interaction à l’œuvre dans la communication en langue parlée, principalement dans la conversation sous ses formes diverses (tête-à-tête, interview, débat, etc.) en mettant l’accent sur les régimes de la manipulation et de l’ajustement. Enfin, nous examinerons les procédés de politesse et d’impolitesse tels qu’on peut les voir mis en œuvre dans le cadre de ces régimes.

Note de bas de page 4 :

 Ataliba Teixeira de Castilho e Dino Preti (éds.), A cidade de São Paulo, Vol. II – Diálogos entre dois informantes, São Paulo, T.A. Queiroz/FAPESP, 1987 ; Dino Preti et Hudinilson Urbano, A linguagem falada culta na cidade de São Paulo, Vol. III – Entrevistas (Diálogos entre informante e documentador), São Paulo, T.A. Queiroz/FAPESP, 1988.

Pour ce faire, nous n’utiliserons pas un corpus spécifique mais examinerons des extraits de conversations diverses, issus du matériel rassemblé pour le « Projet d’étude de la norme linguistique urbaine et soutenue de São Paulo » (Projet NURC-SP). Il s’agit, on le verra, de dialogues en tête-à-tête et d’interviews4, de textes littéraires et de débats politiques télévisés.

1. Les régimes de sens et d’interaction

Note de bas de page 5 :

 Les Interactions risquées, op. cit.

Dans Les Interactions risquées, l’auteur interdéfinit quatre régimes d’interaction : la « programmation », la « manipulation », l’« ajustement » et l’« accident » (ou « assentiment » devant l’inévitable)5. La programmation présuppose des régularités qui, trop accentuées, conduisent à la répétition pure et à la perte de sens ; la manipulation, qui procède de l’intentionnalité et du faire-croire, obéit à des schémas déjà bien développés dans les études sémiotiques classiques du récit ; le régime de l’ajustement, fondé sur la sensibilité, le faire-sentir, permet de rendre compte d’interactions d’ordre esthésique et émotionnel ; l’aléa, c’est-à-dire l’absence de régularité, domine dans le régime d’accident.

Landowski insiste sur le fait que les sujets impliqués dans les interactions courent toujours certains risques, qui varient en fonction des changements de régime. Selon l’auteur, la prudence et la précaution sont valorisées et encouragées dans notre société, ce qui signifie que la préférence est donnée au régime le plus sûr, celui de la programmation, et non pas à l’audace ou à l’aventure « irresponsable », censées tendre vers le chaos et le non-sens du régime de l’accident. L’espace de construction du sens où le risque apparaît comme socialement acceptable est donc compris dans l’intervalle entre deux extrêmes, entre la répétition pure et dénuée de sens — l’insignifiant — de la programmation exacerbée, et l’absence de sens — l’insensé — du chaos ou de la rupture des régularités, liée à l’accident. Il en résulte que l’émergence du sens et la possibilité d’interactions ayant de la signifcation ou faisant sens se localise principalement dans le cadre des deux autres régimes, ceux de la manipulation et de l’ajustement, l’un et l’autre présentant des risques considérés comme tolérables dans notre société.

Note de bas de page 6 :

Ibid., p. 42.

Les régimes « acceptables » de la manipulation et de l’ajustement « humanisent » ainsi, indéniablement, les sujets impliqués dans l’interaction. Mais ils ne le font pas de la même façon. Landowski montre comment le faire-croire et le faire-sentir différencient la manipulation et l’ajustement par la manière dont un sujet en influence un autre : dans l’ajustement, il ne s’agit plus du faire persuasif caractéristique de la manipulation mais d’un contact sensoriel et émotionnel, d’un rapport sensible tel que l’interaction se produit entre des égaux qui, en se sentant mutuellement, s’ajustent l’un à l’autre6.

Note de bas de page 7 :

 Cf. « Uma investigação de risco », art. cit.

Dans la communication en langue parlée, les sujets qui participent aux différents types de conversations se placent aussi, et de préférence, dans l’espace du risque acceptable, où prédominent les régimes de manipulation et d’ajustement7. Le régime de la programmation figure aussi fortement dans la conversation. Il représente la forme d’interaction la plus sûre, mais si la sécurité et la prévisibilité deviennent excessives, il peut aussi en être la forme la plus lassante et la plus dénuée de sens.

2. Les régimes d’interaction dans la communication en langue parlée

Note de bas de page 8 :

 Passions sans nom, op. cit., chap. 8 ; Les Interactions risquées, op. cit, pp. 81-86.

Landowski présente son modèle d’interaction comme une syntaxe et exemplifie son fonctionnement par plusieurs investissements sémantiques. Il mentionne la possibilité d’examiner aussi bien les parcours individuels que les processus interactifs généraux, et ce, dans la cadre d’une sémiotique de la culture. L’auteur examine brièvement les configurations de la guerre, de la danse et aussi de la conversation, ce qui intéresse précisément notre propos. À cet égard, il montre que la signification de la conversation varie en fonction du régime d’interaction qui, selon le contexte, préside aux rapports entre les interlocuteurs8.

Notre examen de ces régimes d’interaction dans la communication en langue parlée va s’appuyer sur des exemples extraits de deux genres conversationnels : la conversation proprement dite et l’interview.

Note de bas de page 9 :

 Cf. Luiz Antonio Marcuschi, Análise da Conversação, São Paulo, Ática, 1986.

L’analyse conversationnelle, notamment celle qui obéit à une approche ethno-méthodologique, étudie les relations établies entre des sujets par le discours, dans la communication en langue parlée, et cherche à les expliquer dans le cadre plus large des actions et des interactions ou des pratiques sociales9. La conversation est appréhendée comme étant la pratique sociale la plus commune et la première source de l’interaction humaine. Deux moments jalonnent l’histoire de l’analyse conversationnelle. Jusqu’aux années soixante-dix, l’intérêt des chercheurs se portait surtout sur la description des structures de la conversation et de ses mécanismes organisateurs, avec principalement le système de gestion des tours de parole, à savoir les principes de prise, d’assomption, de cession ou de perte de parole dans le dialogue ; depuis les années soixante-dix, leur regard s’est davantage orienté sur les procédés linguistiques qui sont privilégiés dans le texte parlé. Ainsi, les études se sont d’abord portées sur les fonctions interactionnelles de la communication en langue parlée, principalement dans la conversation symétrique, puis sur les relations entre les procédés linguistiques et les fonctions interactionnelles.

Le texte de la communication en langue parlée présente des caractéristiques spécifiques. On peut le définir succinctement comme une interaction qui se produit en un temps donné entre au moins deux locuteurs partageant des connaissances et ayant des objectifs communs, et avec au minimum un changement de tour de parole entre les interlocuteurs. Du point de vue sémiotique, il est possible de considérer que le texte conversationnel est construit par au moins deux sujets explicités qui remplissent tous les deux les rôles narratifs de sujet de l’action consistant à élaborer le texte et, en même temps, le rôle d’un destinateur de la communication qui se construit moyennant des stratégies linguistico-discursives diverses.

La conversation proprement dite et l’interview sont deux types de communication verbale et plus précisément orale, l’une symétrique, l’autre asymétrique. D’après les règles conversationnelles, dans la conversation symétrique, tous les participants ont le droit de commencer et de terminer le dialogue, de déterminer le régime d’interaction et de choisir le thème de la conversation. Dans la conversation asymétrique, seul un des participants a le droit de lancer et de conclure la conversation, de distribuer les tours de parole, de donner un caractère plus contractuel ou plus polémique à l’interaction, de déterminer le régime d’interaction et de choisir le thème de la communication. Par exemple, dans l’interview, ces droits sont détenus par l’intervieweur.

Note de bas de page 10 :

 Diana L.P. de Barros, Entrevista : texto e conversação, op. cit.

En fait, dans l’interview, trois dialogues s’instaurent — entre l’intervieweur et l’interviewé, entre l’interviewé et les auditeurs, entre l’intervieweur et les auditeurs — et tous sont dirigés par l’intervieweur10. Cependant, eu égard à la finalité ultime de l’interview, qui est le rapport avec l’audience ou le public, la relation entre l’intervieweur et l’interviewé devient plus complexe, car leurs tâches d’informer et de persuader le public les rendent complices, bien qu’en même temps la conquête de l’audience en fasse des adversaires.

Le temps d’énonciation de ces textes est une autre caractéristique distinctive de la conversation et de l’interview. L’une des spécificités de la communication en langue parlée, par rapport à l’écrit, est son inscription dans le temps : l’élaboration et la production du texte écrit peuvent être dissociées, le texte peut être revu et réécrit en effaçant les marques de son élaboration. Au contraire, s’agissant du texte parlé, le fait que son élaboration coïncide avec sa production sur l’axe du temps permet de comprendre que les procédés de réélaboration tels que les corrections et les paraphrases marquent fortement ce type de texte. Cependant, des degrés intermédiaires existent entre ces deux pôles. Par exemple, l’interview se rapproche davantage des textes écrits, car elle présente généralement trois phases distinctes : celle de la préparation par l’intervieweur et parfois également par l’interviewé, celle de l’entrevue proprement dite, et, dans de nombreux cas, celle de l’édition.

2.1. La programmation

Note de bas de page 11 :

 « Procedimentos e recursos discursivos da conversação », art. cit.

Régie par des règles et des conventions de divers ordres, la communication en langue parlée est fortement programmée. Pour analyser cet aspect, nous examinerons les rôles joués par les participants en reprenant certaines distinctions que nous avons établies à l’occasion d’une précédente étude des procédés discursifs11. Nous avons reconnu trois types de rôles : les rôles conversationnels proprement dits, les rôles sociaux et les rôles « individuels » ou affectifs.

Les rôles conversationnels sont assumés par les interlocuteurs dans les communications symétriques et asymétriques, et dans les différents genres en langue parlée, comme l’interview, le débat, la conversation téléphonique ou la conversation spontanée. Les rôles de l’intervieweur et de l’interviewé, du participant à un débat, etc., sont conversationnels. Bien que ces rôles présentent des différences en fonction du genre qu’on considère, ils sont régis par des règles conversationnelles communes qui leur confèrent une régularité et une stéréotypie, et par suite nous permettent de parler d’une programmation dans l’interaction.

Note de bas de page 12 :

 Cf. L.A. Marcuschi, Análise da Conversação, op. cit.

La règle de base de la communication orale, aussi bien dans la conversation que dans l’interview, est que « chacun parle à son tour »12. D’autres réglementations du système de gestion des tours de parole s’y ajoutent, surtout dans la conversation spontanée : attendre son tour pour parler, céder son tour pour permettre une alternance, etc. Dans le cas de l’interview, comme nous l’avons déjà souligné, les règles stipulent que l’intervieweur est chargé d’ouvrir et de clore la conversation, de distribuer les tours de parole, de déterminer le régime d’interaction et de choisir son thème. Lorsqu’une de ces règles est transgressée, lorsqu’une infraction conversationnelle est commise, des réparations ont lieu. Elles peuvent être effectuées par l’auteur de l’infraction ou par son interlocuteur. En général, les infractions consistent en des violations des règles du système de gestion des tours de parole : parler en dehors de son tour, parler en même temps que l’autre, ne pas céder son tour de parole, ce sont là quelques « fautes conversationnelles » parmi d’autres.

Dans le matériel du projet NURC-SP, les dialogues entre deux informateurs sont ceux qui se rapprochent le plus de la conversation spontanée, bien qu’il s’agisse de conversations très coopératives, avec une faible tension conversationnelle et des liens interactionnels assez lâches. Les réparations y sont peu fréquentes, non pas à cause d’une programmation moins stricte mais plutôt à cause de la bonne impression que les interlocuteurs cherchent à donner au documentaliste qui enregistre la conversation (ainsi qu’aux chercheurs absents), en lui montrant qu’ils connaissent l’« étiquette » conversationnelle. Une certaine complicité est à l’œuvre entre les interlocuteurs, ce qui les amène à éviter de violer des règles et à ne pas réparer explicitement ou durement les rares infractions commises par l’autre.

Il en est de même pour les interviews du projet. Étant donné que le genre de l’interview instaure trois dialogues — intervieweur-interviewé, interviewé-audience, intervieweur-audience —, l’intervieweur et l’interviewé, désireux de faire bonne impression auprès de l’audience, s’efforcent de ne pas violer les règles conversationnelles, et les réparations sont rares. Cependant, il convient de noter que dans de nombreuses interviews, alors que la finalité reste la même (donner une bonne impression à l’audience), il arrive que l’intervieweur et l’interviewé réparent toutes les infractions commises ou même violent les règles dans le seul but de faire preuve d’indépendance et de courage.

De leur côté, les rôles sociaux, qui découlent des inégalités de condition socio-économique et culturelle des interlocuteurs, définissent généralement des communications « déséquilibrées » ou asymétriques. Les participants occupent alors des positions différentes : l’enseignant et l’élève, le patron et l’employé, le vendeur et l’acheteur, etc. Ces rôles ne résultent pas uniquement de la connaissance intertextuelle des positions sociales des locuteurs. Ils se construisent aussi dans les discours. L’employé, par exemple, ne coupe pas la parole du patron mais attend qu’on lui donne la parole. De même, selon sa convenance, l’enseignant cède son tour de parole à l’élève et la reprend peu après.

Dans une interview recueillie pour notre projet, où l’intervieweur est un jeune étudiant et l’interviewé un professeur bien plus âgé, les rôles conversationnels s’inversent en raison des rôles sociaux. L’interviewé juge, approuve ou désapprouve l’intervieweur, répare ses fautes ou même l’interroge, comme dans les extraits suivants :

Note de bas de page 13 :

 Texte original : a) Inf.... agora quem sabe se vocês precisando... melhor... ou melhor insistindo em determinadas perguntas eu poderia dizer mais alguma coisa (INQ 250, p.134, l.54-56). b) Inf... foi até muito bom é/êh... muito boa essa pergunta porque... ficou mais claro talvez agora... ficou mais clara a explicação (INQ 250, p.136, l. 133-135).

a) .... maintenant qui sait, si vous avez besoin de... de mieux. En insistant sur certaines questions je pourrais encore dire quelque chose.
b) .... c’était même très bien ah !ah !... très bien cette question parce que... c’était plus clair peut-être maintenant... l’explication était plus claire.13

La communication en langue parlée est donc toujours fortement programmée par les règles et les rôles conversationnels, et par les conventions et les rôles sociaux et culturels. Ainsi réglementée, la langue parlée est marquée par des automatismes communicationnels, jusqu’à des formules types du genre : « Mes condoléances », « Félicitations ! », « Bonjour », « Comment ça va ? ». Tout cela rend l’interaction très prévisible, très sûre. Mais lorsque la programmation atteint le maximum de régularité, la conversation, stéréotypée et dépourvue de toute surprise, devient terne et presque dénuée de sens. En contrepartie, cela contribue à la cohérence du monde, précisément en raison de cette anticipation du sens qui sécurise l’interaction : l’utilisation de mécanismes convenus rend le discours familier. Et en se référant à des structures et à des parcours connus, la familiarité aide la compréhension tout en donnant au discours un ton de « correction ». La chanson Sinal fechado (Feu rouge) de Paulinho da Viola en offre un bon exemple en usant tout au long de formules et expressions figées un peu ennuyeuses mais qui établissent une sorte d’entente familière :

— Salut ! Comment vas-tu ?
— Pas mal. Et toi, ça va ?
— Ça va ! ça va, on se débrouille... Et toi ?
— Ça va ! ça va. Tout doucement. Enfin !
— Ça fait longtemps !
— Eh oui, ça fait longtemps !
— Excuse-moi, je suis pressé, c’est important !
— Mais non, pas de quoi ! Moi aussi je suis débordé !
— Quand est-ce que tu téléphones ? Il faut qu’on se voie plus souvent !
— Cette semaine, oui ça se pourrait, c’est promis. Enfin !
— Ça fait longtemps !
— Eh oui... Ça fait longtemps !
— Il y a tellement de choses que je voulais te dire, mais j’ai disparu...
— Moi aussi, j’ai quelque chose à te dire, mais ça m’échappe !
— S’il te plaît, téléphone ! Prenons bientôt un verre ensemble…
— Oh ! voilà le feu rouge !...
— Je t’appelle…
— Ça y est, c’est vert ! C’est vert, vas-y !
— Promis, je n’oublie pas, je n’oublie pas...
— S’il te plaît, n’oublie pas, n’oublie pas...
— Salut !
— Salut !
— Salut !

Quant aux rôles « personnels » et aux « styles » conversationnels, qui certes se construisent eux aussi dans le cadre des règles et des conventions qu’on vient de relever, mais en même temps aussi en fonction de la façon d’être et d’agir propre à chaque interlocuteur, on verra d’ici peu (infra 2.3. et 2.4) que ce sont eux qui rendent la communication moins programmée et donc plus proche de la manipulation et de l’ajustement.

2.2. L’accident

Le régime d’interaction par accident est peu fréquent dans la communication en langue parlée, et même dans la communication en général. Le régime de l’accident est défini par l’aléa, l’inattendu, par la chance ou le hasard. En fait, l’homme cherche toujours des causes à l’aléatoire ou à l’inattendu, et il y trouve très souvent des explications scientifiques ou religieuses. Il resémantise ainsi ce qui relève de la chance ou du hasard en l’intégrant dans le régime de la manipulation ou même de la programmation. Toutefois, certaines relations dans la communication en langue parlée peuvent relever du régime de l’accident, ou figurer au moins entre le régime de l’accident et celui de la manipulation. La chronique Gravação (Enregistrement), de Drummond de Andrade,illustre bien ce cas. À l’époque, dans la presse et dans ses chroniques, Drummond se plaignait des trop nombreuses demandes qu’il recevait de la part des établissements scolaires pour des interviews et s’indignait aussi de la préparation insuffisante des enseignants et des élèves pour les mener à bien.

Note de bas de page 14 :

 Carlos Drummond de Andrade, « Gravação », As palavras que ninguém diz, Rio de Janeiro, Record, 1997.

Enregistrement14

— Voilà, c’est allumé. Je peux commencer ?
— Allons-y !
— Vous sentez-vous réalisé ?
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
— Oh non ! C’est le professeur qui m’a dit de vous le demander.
— Le professeur s’intéresse à savoir si je me sens réalisé ?
— Je ne sais pas monsieur.
— Alors, dis au professeur de venir me voir.
— Pourquoi ?
— Pour lui demander s’il se sent réalisé.
— Vous allez lui demander ça ?
— Oui.
— Vous êtes aussi en train d’étudier ? Hé ben, à votre âge !
— Et alors ? On peut étudier à tout âge, on a toujours quelque chose à apprendre. Mais je ne suis pas en train d’étudier.
— Alors, pourquoi vous allez demander ça au professeur ?
— Parce que s’il veut savoir si je me sens réalisé, je voudrais aussi savoir la même chose de sa part. Indiscrétion pour indiscrétion.
— C’est drôle... Mais si vous faites ça, ne dites pas mon nom, parce que ça va mal finir.    D’accord ?
— Rassure-toi. Je ne vais pas te compromettre.
— Et vous allez répondre à ma question après lui avoir parlé ? Et s’il ne répond pas ? S’il met trop longtemps ? J’ai jusqu’à jeudi pour remettre cette interview.
— Eh bien, je réponds maintenant.
— Alors répondez.
— D’abord, je dois savoir : qu’est-ce que c’est se sentir réalisé ?
— Vous ne le savez pas ?
— Pour dire ce que je ressens, je veux savoir avant si ce que je ressens est la même chose que ce qu’on doit ressentir lorsqu’on est réalisé ou qu’on pense l’être. Et pour ça, il faut savoir ce que signifie être réalisé.
— Oh, ne compliquez pas.
— Je complique, mon garçon ? Mon intention était de simplifier, de clarifier. Qu’est-ce que c’est se sentir réalisé ?
— Bon ! Se sentir réalisé, c’est... je veux dire... Je ne sais pas bien expliquer, mais vous comprenez, non ?
— Plus ou moins. Plutôt moins. Et toi ?
— Si vous, vous ne comprenez pas bien, alors moi, qu’est-ce que je vais comprendre ?
— Alors, comment je peux répondre ?
— Hé, vous êtes l’interviewé, celui qui sait.
— Et si je ne sais pas !
— Vous ne savez pas si vous êtes réalisé ?
— Je ne sais même pas ce que c’est, être réalisé.
— Arrêtez. Ne me dites pas que vous n’avez pas de dictionnaire chez vous.
— J’en ai quelques-uns, mais au lieu d’éclairer mes doutes, ils m’en donnent d’autres.
— Pardon, mais vous êtes bien compliqué, hein ! Vous n’avez pas trouvé le sens de réalisé ?
— J’en ai trouvé quatre ou cinq, tu veux voir ? Regarde, le premier est celui de la chose ou de l’affaire qui s’est réalisée, qui est devenue réelle. Est-ce que je suis devenu réel ? Et avant, je ne l’étais pas ? Qu’est-ce que j’étais alors ? Un fantôme ? Un projet ?
— Comme ça, vous me donnez mal à la tête.
— Je n’en ai pas l’intention.
— Et les autres sens ?
— À la fin, il y a le néologisme, et c’est là que ça se corse — passe-moi l’expression ! Voilà : « individu réalisé : se dit d’une personne qui considère avoir atteint tous ses objectifs sur le plan éthique ou dans ses activités professionnelles ou artistiques ».
— Super.
— Super sur le papier, mais et moi ?
— Et vous, quoi ?
— Quels sont mes objectifs sur le plan éthique, ou, plus modestement, sur le plan de mes activités professionnelles ou artistiques ? J’ai des objectifs éthiques définis ? Lesquels ? Ce sont les miens ? Ou bien est-ce qu’ils me sont imposés ou suggérés par l’éducation et les convenances sociales ? S’ils étaient seulement les miens, que seraient-ils ? Et dans mes activités pratiques ou créatives, à quoi est-ce que je prétends ? Je veux toujours les mêmes choses ? Je ne change jamais d’objectif ? Je ne danse pas avec la musique ou même sans elle et contre elle ? Qu’est-ce que je sais de positif à ce sujet, au cours de ma vie ? Qu’est-ce que je voulais il y a vingt ans ? Il y a dix ans ? La semaine dernière ? Viens me voir quand je serai mort. À ce moment-là, je pourrai faire le bilan.
— Assez ! Ça suffit !
— Je t’agace ?
— Non pas du tout. La cassette vient de terminer. Bon ! l’interview était bien, super bien. Le professeur ne va pas en revenir, la classe non plus. Un type qui ne sait pas s’il est réalisé ni ce que signifie réalisé ! Bon, terminé, au revoir !

L’interview commence par une interaction programmée, avec les rôles conversationnels de l’intervieweur et de l’interviewé, une question de l’intervieweur et l’emploi du vous en rapport avec les rôles sociaux du vieux poète et du jeune élève, et par un déroulement préétabli et délimité des questions et des réponses où le sens est prévu d’avance :

« Voilà, c’est allumé. Je peux commencer ?
— Oui. — Vous sentez-vous réalisé ? ». La réponse de l’interviewé est inattendue : une rupture se produit, car l’interviewé répond par une question, remet en cause le rôle de l’intervieweur et la pertinence de ce qui est demandé, et s’écarte du déroulement de l’interview et de la réponse requise par la situation. Désormais, l’interaction, marquée par l’accident, par l’incompréhension, ne se poursuit pratiquement plus :
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
— Oh non. C’est le professeur qui m’a dit de vous le demander.
— Le professeur s’intéresse à savoir si je me sens réalisé ?
— Je ne sais pas monsieur.
— Alors dis au professeur de venir me voir.
— Pourquoi ?
— Pour lui demander s’il se sent réalisé.

Note de bas de page 15 :

 Nous remercions Jean-Paul Petitimbert pour cette heureuse suggestion.

Note de bas de page 16 :

 Interactions risquées, op. cit., p. 82.

Il est vrai que si accident il y a, il est ici seulement unilatéral, en ce sens qu’il n’est tel que du point de vue de l’un des deux interactants (l’intervieweur), l’autre sachant parfaitement qu’il n’y a rien d’hasardeux dans les réponses qu’il formule et instille selon une stratégie de type parfaitement manipulatoire. On pourrait évidemment trouver ailleurs des exemples d’accidents conversationnels plus franchement imprévisibles pour les deux interactants. Le fameux lapsus linguæ vient à l’esprit15. Il est d’une part tout à fait fortuit et incontrôlable. Et d’autre part, même s’il n’est le fait que d’un des deux interlocuteurs, c’est bien les deux à la fois qu’il surprend, amuse ou embarrasse et auquel l’un comme l’autre se voient contraints de donner leur assentiment, parfois au point de s’entraider par le biais de l’humour si ce n’est pour sauver la face, au moins pour rétablir la situation. Le lapsus semble ainsi correspondre parfaitement à la définition de l’accident conversationnel tel que Landowski le décrit dans Les interactions risquées : « Avec le régime de l’accident, le sens apparaît comme donné, mais d'une façon différente par rapport à ce qu'on observe dans la conversation programmée. S'il naît, c'est cette fois à la manière soudaine, imprévisible et éphémère de 1'éclair »16.

Mais dans la suite de notre interview de nouvelles ruptures surviennent à propos de sa finalité, puis de l’utilisation du dictionnaire, et finalement de la connaissance :

« Vous allez lui demander ça ?
— Oui.
— Vous êtes aussi en train d’étudier ? Hé ben, à votre âge !
— Et alors ? On peut étudier à tout âge ».
Ou encore :
« Si vous, vous ne comprenez pas bien, moi, qu’est-ce que je vais comprendre ?
— Alors, comment je peux répondre ?
— Hé, vous êtes l’interviewé, celui qui sait.
— Et si je ne sais pas !
— Vous ne savez pas si vous êtes réalisé ?
— Je ne sais même pas ce que c’est, être réalisé.
— Arrêtez ! (…) ».

À la fin du texte, l’interaction programmée est rétablie au moment où la cassette et l’interview se terminent et où l’intervieweur, reprenant son rôle conversationnel, retrouve le « droit » de juger et de sanctionner l’interview et l’interviewé : « Bon ! l’interview était super, vraiment bien. Le professeur ne va pas en revenir, la classe non plus ». Il exprime sa satisfaction à propos du caractère extraordinaire de l’interaction qu’il a enregistrée, et à laquelle il attribue de nouvelles significations.

Note de bas de page 17 :

 Sur cette distinction, cf. Massimo Leone, « De l’insignifiance », Actes Sémiotiques, 119, 2016.

Note de bas de page 18 :

 Algirdas J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac,1987.

En bref, dans la conversation et dans l’interview, l’interaction par accident est marquée par l’incompréhension, l’étonnement, la surprise des interlocuteurs, et confine à la perte complète de relation entre les sujets et au manque de sens : non pas à l’insignifiance, comme dans la programmation, mais à l’insensé17. Dans le texte examiné, le jeune élève ne se satisfaisant pas d’une situation où l’interaction et le sens font défaut à cause de l’accident, il s’efforce de refaire signifier l’interview en y appliquant les principes des régimes de manipulation et d’ajustement. Et du coup, à la fin, ayant rétabli des relations causales et des rapports de manipulation et d’ajustement sensoriel et émotionnel, il estime que l’interview a été « vraiment bien », « super ». D’une manière plus générale, il s’agit là de l’une des voies possibles pour faire face à l’inattendu. Une autre voie consiste en ce que Greimas propose dans De l’Imperfection : vivre dans la routine et la programmation en espérant l’inattendu18.

Note de bas de page 19 :

 Folha de São Paulo, E8, 20 août 2013.

Dans un article du quotidien Folha de São Paulo, « Os pássaros na meia idade », qui traite du film Les oiseaux d’Alfred Hitchcock, John Pereira Coutinho se demande pourquoi les oiseaux attaquent : « Depuis cinquante ans, personne n’a encore été en mesure de l’expliquer vraiment. Les tentatives ne manquent pas »19. Par la suite, il mentionne une de ces explications : la présence d’une toxine qui modifierait le comportement des oiseaux, selon des scientifiques de l’université de Louisiane. Cette explication, ajoute l’auteur, retire tout mystère au film, et il poursuit en abordant la question que pose notre difficulté à accepter l’aléatoire, l’inattendu :

Les oiseaux attaquent parce qu’ils attaquent. C’est l’explication la plus simple — et inquiétante. Qui a dit que le mal a toujours eu une justification rationnelle, ou théologique, ou scientifique ?
Il est vrai que notre civilisation ne se satisfait pas de cette possibilité. Il suffit d’observer l’histoire de la culture occidentale. Le mal naît de l’ignorance, disaient les classiques grecs et leurs héritiers des Lumières au XVIIIe siècle. Le mal naît de notre irrémédiable perdition après la Chute, diront les docteurs de l’Église. Le mal naît de la pauvreté et de la misère, diront les marxistes de Porto Alegre. Ou alors, le mal naît d’un déséquilibre organique ou chimique que la science moderne finira par résoudre. Tout est possible, sauf d’admettre que le mal est parmi nous sans aucune explication ni justification. Ni cure ni rédemption.

Note de bas de page 20 :

 Paul S. Sheet, A3, 21 août 2013.

L’auteur n’échappe pas, lui non plus, au besoin humain et social de trouver des causes à l’accidentel. A la fin de l’article, il explique l’attaque des oiseaux par le « moralisme misogyne » d’Alfred Hitchcock, par sa « perversité morale et métaphysique » : Dieu punit le libertinage des hommes, ou plutôt, en l’occurrence, celui des femmes. Les oiseaux attaquent « l’impudence de Tippi Hedren qui est en quête de son homme ». Le lendemain, un lecteur a également présenté son explication : « Le fait que les perruches étaient en cage aurait-il pu provoquer la rage meurtrière des oiseaux dans le film de Hitchcock ? »20.

En somme, lorsque la communication se rapproche du régime de l’accident, elle tend vers la rupture de l’interaction et la perte de sens, aussi bien d’ordre intelligible qu’affectif ou sensoriel. En général, afin d’éviter cette rupture, elle se réoriente alors vers la recherche de l’explication et de la cause.

2.3. La manipulation

Le régime d’interaction par manipulation prédomine dans la communication en général, et plus particulièrement dans la communication en langue parlée. Pour cette raison, du point de vue sémiotique, toute communication est une forme de manipulation, au sens large, et d’interaction entre les sujets qui y sont impliqués. Rappelons s’il est besoin que dans l’interaction par manipulation le destinateur propose au destinataire un contrat, un accord, dont le but est de lui faire croire à certaines valeurs et de l’amener à agir en conséquence. Le locuteur réalise ainsi un faire persuasif dont la finalité est double : il s’agit de convaincre le destinataire que, lui, le destinateur, est fiable, qu’il va tenir sa part de l’accord, mais aussi que les valeurs en jeu et offertes dans le contrat sont également de l’intérêt du destinataire, qu’elles représentent aussi des valeurs pour lui. Le destinataire exerce de son côté un faire interprétatif pour juger de la fiabilité du destinateur et de l’intérêt des valeurs en jeu. Il croit ou non à ce qui lui est proposé, accepte ou refuse le contrat et agit conformément ou non aux attentes du destinateur. Les divers procédés de persuasion définissent alors quatre principaux types de manipulation : la tentation, l’intimidation, la séduction, la provocation.

Note de bas de page 21 :

 Diana L.P. de Barros, « A sedução nos diálogos », in Dino Preti (éd.), Diálogos na fala e na escrita, São Paulo, Humanitas, 2005 ; « Polidez e sedução na conversação », Revista Internacional de Lingüística Iberoamericana, 3, 2005 ; « A provocação no diálogo : estudo da descortesia », in D. Preti (éd.), Cortesia verbal, São Paulo, Humanitas, 2008.

Note de bas de page 22 :

 Cf. Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1988.

A l’occasion de plusieurs travaux antérieurs, nous avons analysé les rites de politesse et d’impolitesse en tant que stratégies de séduction et de provocation21. Nous les avons traités comme des modes de production du sens du texte, et principalement de construction et de gestion des relations interactionnelles entre les sujets, dans le cadre du régime de la manipulation. Sur le plan de la langue parlée, les procédés de séduction et de provocation relèvent soit de l’intensification, soit de l’atténuation, respectivement fondées sur l’intensité ou l’« extensité »22. L’intensification, dans la séduction, est employée par le destinateur pour accentuer l’image positive du destinataire, et, dans la provocation, pour renforcer les affirmations, les critiques, les divergences du destinateur envers le destinataire. Par cette stratégie, le destinateur se façonne une image positive et, à l’opposé, forme une image négative du destinataire qui apparaît comme « faible », « fragile », ou « incapable », etc. Alors que l’atténuation, dans la séduction, sert à modérer les critiques et les désaccords du destinateur en construisant une image positive du destinataire, dans la provocation, elle vise à présenter une image négative de la façon d’être ou d’agir du destinataire en minorant ses qualités. Autrement dit, dans la séduction, outre le fait d’attribuer une image positive au destinataire, le destinateur présente une image négative de lui-même pour valoriser les qualités de l’autre, par contraste avec ses propres « défauts » — et bien sûr inversement dans la provocation.

Plus précisément, dans la conversation, les stratégies de séduction consistent notamment à complimenter le destinataire, à souligner son accord avec lui, à lui demander son avis, à le tutoyer, à répéter, paraphraser ou compléter son discours en marquant ainsi l’intérêt qu’on lui porte ; à employer des expressions phatiques (ah, ah, c’est ça, hé, hé, je sais, bien sûr) et des questions postposées (hein ? pas vrai ? tu sais ? tu comprends ?) qui appellent la participation du destinataire et atténuent le caractère autoritaire du dire du destinateur ; à atténuer les demandes, les ordres, les affirmations autoritaires et les désaccords (avec l’emploi des verbes aimer, pouvoir et vouloir, en général au conditionnel présent, suivis d’un verbe au subjonctif) ; dans certains contextes, à vouvoyer l’autre ou à employer le pronom nous (au lieu de je) ; à utiliser l’expression s’il vous plaît, ou encore les différents modalisateurs de doute ou d’incertitude (il me semble, je pense, je pense que non, peut-être, etc.) et les modes verbaux du conditionnel ou du subjonctif (pourrait, serait, s’il avait, qu’il préfère) :

a) ... on fait de la radio un véhicule, comme R. l’a très bien montré... d’acculturation et d’élévation du niveau culturel ... (INQ 255, p. 117, L 737-739)
b) H., tu as écrit quelque chose de très intéressant sur Marília Medalha et j’ai perdu ton... qu’est-ce que tu as dit à propos de Marília Medalha (…) m’a dit que c’était... que c’était très intéressant ton... ta chronique (INQ 333, p. 247, L 534-538).
c) ah... je ne sais pas, je pense que moi non plus je ne comprends pas (INQ 343, p. 32, L 608).
d) Nous aimerions que vous parliez (INQ 343, p. 17, L 1).
e) … ça... s’il te plaît (...) (INQ 360, p. 136, L 7).
f) mais ça je pense qu’il n’y en a pas, n’est-ce pas ? à... aucun endroit de la ville sauf peut-être... (INQ 343, p. 18, L 37-41).

Dans les deux premiers exemples, le locuteur complimente son destinataire (« R. l’a très bien montré», « H., tu as écrit quelque chose de très intéressant sur… ») ; dans les autres exemples, il atténue son opinion ou sa demande, ce qui contribue indirectement à former une image positive de « respect » pour son destinataire. Pour ce faire, il emploie les expressions « je pense », « il me semble », « s’il te plaît », « peut-être... », le verbe « aimer » au conditionnel présent, et va jusqu’à présenter une image négative de lui-même afin d’attribuer par contraste une image plus positive à son interlocuteur (« Moi non plus je ne comprends pas »).

Les principaux procédés caractéristiques de la provocation consistent, symétriquement, à atténuer la compétence du destinataire, à le dénigrer, à s’opposer à lui, à manifester son désaccord ou à le corriger par des adversatifs, des modalisateurs épistémiques (« non... Je ne crois pas »), des négations emphatiques (avec la répétition du « non » ou de « ce n’est rien », « ça ne l’est pas toujours »), et des superpositions de voix, à intensifier des demandes, des ordres et des affirmations catégoriques (par divers modalisateurs de certitude et de vérité et des verbes au présent de l’indicatif) :

a) ... tu ne le vois pas, non (INQ 343, p. 53, L1465)
b) non tu n’as pas compris, disons (INQ 343, p. 59, L1728)
c) pas que je sache, non... elle n’est pas si... si forte cette loi, non elle n’arrive pas... à gérer la ville... (INQ 343, p. 19, L83-86)
d) je pense et je trouve — alors maintenant je tape sur une touche que j’ai toujours (INQ 333, p. 243, L382)
e) bon j’ai déjà voyagé dans tout le pays... ah ! en donnant des cours... principalement comme auteur de livres didactiques... j’ai la responsabilité et je suis même chargé de... donner des cours... promus par mes éditeurs... (INQ 255, p. 100, L3-6 )

Dans les trois premiers exemples, la négation emphatique disqualifie le destinataire ; dans le quatrième, la disqualification est produite par l’affirmation emphatique de quelque chose de contraire à ce que pense le destinataire ; dans le cinquième, le locuteur se vante et, par contraste, crée une image négative de son interlocuteur.

Les stratégies de séduction, qui produisent les effets de sens de rapprochement et de concordance grâce à la construction d’une image positive du destinataire, apparaissent évidemment surtout dans les conversations les moins polémiques et les plus coopératives. Inversement, les stratégies de provocation, qui produisent des effets d’éloignement et de discordance en construisant une image négative du destinataire sont plus fréquentes dans les communications polémiques. Bien que l’interaction par manipulation présente des risques socialement plus acceptables que celle par ajustement ou par accident, l’équilibrage des dangers conversationnels s’impose également dans ce type de communication. Nous y reviendrons (§3.1).

Enfin, les stratégies de manipulation entrent également dans le cadre de règles socialement préétablies. Par exemple, conformément à ces règles, au Brésil, offrir un vin français équivaut à donner une image positive de l’autre. De ce point de vue, comme nous l’avons déjà souligné, les manipulations peuvent se rapprocher de la programmation. D’un autre côté, bien que les interactions par manipulation soient principalement d’ordre cognitif, rationnel et intelligible, une certaine sensibilisation sensorielle et émotionnelle liée au charme ou à la fascination, dans le cas de la séduction, ou, inversement, au désenchantement, à la répulsion ou à la crainte dans le cas de la provocation, entre aussi en jeu sous ce régime, qui se rapproche alors de celui de l’ajustement. Situées entre programmation et ajustement, les relations de manipulation sont essentielles à l’interaction entre les sujets et à la vie en société.

2.4. L’ajustement

Note de bas de page 23 :

 Cf. Interactions risquées, op. cit., pp. 44-48.

Note de bas de page 24 :

 Cf. E. Landowski, « A quoi sert la construction de concepts ? », Actes Sémiotiques, 117, 2014.

Note de bas de page 25 :

 Cette forme de « complicité » donne lieu, dans la conversation, à ce que l’auteur décrit comme une « danse de l’interlocution » (Passions sans nom, op. cit., pp. 172-176). Dans le même sens, s’agissant de la conversation entre un ethnologue et ses informateurs, cf. E. Landowski, « L’épreuve de l’autre », Sign Systems Studies, 34, 2, 2008.

Nous avons déjà mentionné que le faire-croire et le faire-sentir différencient la manipulation de l’ajustement, et que dans l’ajustement, à l’interaction entre un destinateur qui cherche à persuader et un destinataire qui interprète, se substitue un rapport sensible entre des égaux qui « s’ajustent » mutuellement. L’ajustement, tel que Landowski le définit, présuppose chez les sujets une « compétence esthésique » (ou sensorielle), et il tend vers leur « accomplissement » mutuel23. Il implique une dynamique (comparable à celle d’une danse) permettant la découverte conjointe, dans l’interaction même, d’une potentialité de faire-ensemble inédite et créatrice de sens : dans le meilleur des cas, il dépasse donc la simple manifestation ou confirmation d’un « accord » entre partenaires24. Tandis que les interactions par manipulation sont dominées par les modalités épistémiques du croire et du savoir et se caractérisent donc comme d’ordre essentiellement cognitif, celles qui relèvent de l’ajustement procèdent fondementalement de la sensibilité. Le « sentir » ne se situe toutefois pas nécessairement sur la seule dimension sensorielle mais peut aussi prendre la forme d’une intuition réciproque, d’une communion de pensée ou d’une complicité entre des esprits intellectuellement proches25. Néanmoins, la dimension sensorielle s’y trouve dans la généralité des cas fortement engagée.

Note de bas de page 26 :

 A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac,1987.

Dans la communication orale, l’interaction entre bébés et adultes fournit un bon exemple d’ajustement sensoriel de ce type. Rosa, bébé de onze mois, répète, pendant un bon moment, des séquences de sons et de bruits produits par sa grand-mère, et sa grand-mère agit de même. Une interaction réciproque s’établit : l’une sent l’autre, s’ajuste esthésiquement à l’autre, sensoriellement et même affectivement. L’ajustement est assurément la première forme d’interaction entre les sujets. Dans ce type d’interaction, il existe une relation sensorielle — sons, odeurs, images, contacts — qui est l’opposé de la combinaison rationnelle d’idées, d’évaluations, de calculs qui intervient dans la manipulation. Déjà dans De l’imperfection, Greimas montre la présence marquante de l’odorat et du toucher dans un genre d’interaction qui préfigure l’ajustement et qu’il appelle l’« accident » esthésique et esthétique26.

Dans la communication en langue parlée, les procédés susceptibles de concourir à une dynamique d’ajustement sont selon nous principalement la répétition, la correction, la paraphrase, les stratégies de complémentation du discours de l’autre, les ressources phatiques comme ah, ah ; hé, hé ; je sais ; bien sûr, les questions postposées comme hein ? non ? pas vrai ? tu sais ? tu comprends ?, les exclamations et d’autres éléments considérés comme expressifs et qui indiquent l’intérêt du destinateur pour le destinataire, leur union par le sentir. Ces procédés produisent deux formes d’ajustement toujours complémentaires et mixtes, l’ajustement esthésique ou sensoriel et l’ajustement émotionnel et passionnel.

L’un des éléments recueillis pour notre projet offre un bon exemple de ces formes et de la mise en œuvre des stratégies mentionnées. Il s’agit d’un dialogue entre un homme (L1) âgé de 81 ans, veuf, dentiste, et sa sœur (L2), âgée de 85 ans, veuve. Davantage qu’à une simple interaction coopérative, on assiste à une véritable identification entre les locuteurs, qui se mélangent et se confondent. Les procédés cités contribuent à cet ajustement. Ainsi, lorsque L2 observe : « il a tout fait dans la vie », L1 reprend : « j’ai eu, j’ai tout fait... dans la vie... j’ai eu [...] » (p. 197, l.707-708). Toutes ces stratégies (répétition, paraphrase ou complémentation, parfois même de correction), en reprenant les dires de l’interlocuteur, soulignent l’intérêt réciproque que se portent les locuteurs et leur rapprochement sensoriel et affectif. De même, les ressources phatiques sont davantage le signe d’ajustements mutuels ou de contact entre les interlocuteurs qu’une contribution au développement du thème de la conversation.

a) L2 ... en 54, c’était plus petit que Rio...
L1 ah, ah... (INQ 343, p. 20, l. 111-112)

b) L1 j’aimais beaucoup la jaquette et je la portais avec chapeau-melon...
L2 hé, hé... (INQ 396, p 180, l. 33-34)

c) L1 … tout est gris, pas vrai ?
L2 ah ! la pollution hein ?
L1 ... et tous les lundis soir je passe là-bas du côté de la faculté, tu sais ?
L2 quand tu vas à… à l’Alliance, hein ? (INQ 343, p. 17-18, l. 24-28)

Parmi les procédés cités, la répétition semble la ressource la plus précise pour l’ajustement. Souvent, elle n’ajoute rien de nouveau au contenu informatif de la communication mais elle ouvre toujours la possibilité à celui qui répète et profite du discours de l’autre, qui ratifie et approuve le dire de l’interlocuteur et qui maintient la conversation en cours, de participer à l’interaction. Ainsi, son emploi chez les participants du dialogue révèle leur volonté d’interagir et de s’impliquer.

Note de bas de page 27 :

 Deborah Tannen, « Repetition and variation as spontaneous formulaicity in conversation » (mimeo, 45 p.), Georgetown University, 1985 ; « Ordinary conversation and literary discourse coherence and poetics of repetition » (mimeo), Georgetown University, 1986.

Dans des études sur la répétition, selon une perspective théorique différente et un autre métalangage, la linguiste Deborah Tannen dégage une syntaxe comparable à celle du régime d’ajustement27. Elle explique que la répétition donne l’impression d’un univers partagé en composant, à partir d’un ensemble de paroles individuelles, un discours unique, produit conjointement, qui répond au besoin d’implication des sujets et crée une « affinité interpersonnelle ». Avec la répétition, les sujets se sentent bien, s’entraident et coopèrent. Dans ce cadre, l’interaction verbale est examinée principalement eu égard à son rôle dans la production d’une implication réciproque et d’un « méta-message d’affinité ».

Pour expliquer les effets de sens émotionnels et passionnels produits dans la conversation, notamment lorsque le régime d’ajustement y prédomine, il faut considérer que les mécanismes linguistiques tels que la répétition, la correction, la paraphrase, les prolongements sonores, etc., recouvrent des arrangements de modalités qui, aspectualisés et moralisés socialement, déterminent les relations entre participants en les transformant en sujets « passionnés » — confiants, intéressés, satisfaits, etc.

Les effets passionnels qu’on peut relever sont, avant tout, de l’ordre de la confiance, de l’intérêt, de la croyance, de la sécurité, ou au contraire de la déception, de la désillusion. Il s’agit donc d’états qui se définissent en rapport avec les relations contractuelles que les sujets construisent entre eux et qui traduisent de la bienveillance ou de la malveillance. Lorsqu’un des locuteurs répète, corrige ou paraphrase ce que dit l’autre, il manifeste un accord implicite qui sous-tend leur conversation et permet qu’elle se poursuive. Si dans la manipulation, comme nous l’avons vu, les interlocuteurs savent pourquoi ils croient, dans l’ajustement ils croient parce qu’ils se sentent réciproquement en affinité (qu’ils s’agisse de complicité, d’amitié ou le cas échéant d’amour).

Sur le plan de l’expression, à ces caractéristiques de la conversation dans le cadre du régime de l’ajustement, s’en ajoutent deux autres. La première concerne l’organisation temporelle du texte verbal, dominée par la linéarité du signifiant. Trois aspects mériteraient d’être analysés : d’abord l’effet de concomitance de l’élaboration et de la production et la présence de marques de formulation et de reformulation dans la linéarité textuelle ; ensuite le rythme, qui, dans le discours oral, se présente fréquemment sur un mode discontinu, comme un jaillissement ; enfin les ressources linguistico-discursives dont la fonction est de laisser du temps au locuteur pour qu’il formule ou reformule son discours sans perdre son tour de parole. Tous ces éléments contribuent à part égale à l’établissement des rapports sensibles entre les interlocuteurs en leur permettant de « s’ajuster » sonorement.

La deuxième concerne les figures du plan de l’expression. Si, dans la tradition saussurienne, il est reconnu que la fonction primordiale du plan de l’expression est de « faire passer » ou d’« exprimer » des contenus avec lesquels il maintient des relations nécessaires mais arbitraires ou immotivées, il est également vrai que des relations nouvelles et motivées peuvent s’établir entre l’expression et le contenu. Les figures du plan de l’expression qui apparaissent alors font partie, du point de vue sémiotique, des systèmes symboliques, et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, semi-symboliques (qui, on le sait, mettent en relation une catégorie de l’expression et une catégorie du contenu). A cet égard, deux variations nous intéressent car elles concernent les textes conversationnels : la variation de l’extension du semi-symbolisme dans le texte ; la variation du niveau d’analyse, notamment dans le plan du contenu.

Pour ce qui est de son extension, le semi-symbolisme peut figurer de forme éparse au fil d’un texte, comme c’est souvent le cas dans la poésie, ou occuper l’ensemble du texte, comme dans la conversation. Les textes parlés conversationnels, grâce aux différentes ressources et aux procédés utilisés — les pauses, les interruptions, les prolongations sonores, les répétitions —, combinent et alternent aspectuellement la continuité et la discontinuité, l’accélération et la décélération. Chaque pause ou interruption est suivie d’une durée pour la réitération ou la paraphrase, chaque prolongation sonore d’une voyelle ou chaque répétition est suivie d’un procédé de correction ponctuelle, etc. Cette organisation de l’expression sonore se produit selon un rythme textuel entrecoupé d’un discours en jaillissement, c’est-à-dire qu’elle s’articule en continuité vs discontinuité. Ainsi, elle construit un système semi-symbolique qui recouvre entièrement le texte.

À l’égard du niveau d’analyse, les unités du plan du contenu varient en fonction de la relation : contenus abstraits et génériques du niveau fondamental (nature vs culture ; vie vs mort ; liberté vs oppression) ; transformations narratives et, principalement, passionnelles (comme dans le texte conversationnel, entre autres). Dans le système semi-symbolique construit par les interruptions, les pauses et les prolongations sonores de la conversation, la catégorie de l’expression continuité vs discontinuité est corrélée à la catégorie du contenu relations contractuelles et intérêt vs rupture de contrat et désintérêt. En d’autres termes, le dispositif de l’expression sonore dans la conversation, avec les ponctualités et les durées, les accélérations et les décélérations, correspond, sur le plan du contenu, aux relations définitoires de la conversation, à savoir les relations contractuelles et de rupture du contrat, et les relations affectives et passionnelles de rapprochement intéressé et de distanciation dépassionnée entre les interlocuteurs, qui caractérisent la coopération et l’interaction entre les sujets. Ainsi, dans la conversation, les semi-symboles sont essentiels à l’établissement des relations contractuelles et interactionnelles, qui sont principalement sensorielles et émotionnelles, et propres au régime d’ajustement.

3. La politesse et l’impolitesse dans les différents régimes d’interaction

Dans le prolongement de la problématique conversationnelle et interactionnelle qui précède, nous présenterons maintenant quelques réflexions sur les relations entre les procédés de politesse et d’impolitesse utilisés dans les discours en langue parlée et les régimes de sens et d’interaction proposés par Eric Landowski.

Nos études sur la politesse et l’impolitesse confirment l’idée que ces procédés varient selon les interactions, mais qu’ils jouent toujours des rôles fondamentaux pour établir les relations entre les sujets et les risques qu’ils encourent. Parmi ces rôles, deux d’entre eux sont à distinguer : le premier est le fait d’équilibrer la communication et le second est celui d’assurer l’interaction et le sens, dans les différents régimes. En d’autres termes, les procédés de politesse diminuent les risques des communications qui se montrent très polémiques et qui confinent à la perte de sens, dans le régime de l’accident, et les procédés d’impolitesse rendent la communication moins ennuyeuse et évitent également l’absence de sens qui résulte de la programmation exacerbée. Les deux types de procédés assurent alors l’interaction sociale.

Dans le régime de la manipulation, les procédés de politesse et d’impolitesse doivent être avant tout saisis respectivement comme des procédés de séduction et de provocation. Ils sont indispensables au maintien de l’équilibre conversationnel et rendent la communication moins risquée. Ces procédés figurent aussi dans les autres régimes d’interaction et de sens. Dans le régime de la programmation, les stratégies de politesse sont facultatives, car l’interaction programmée jouit déjà de l’assurance et de la tranquillité de l’anticipation, de la prévisibilité et de la régularité, et la politesse est inutile pour la sécuriser. Cependant, il peut être fait usage de la politesse pour construire d’autres sens, ou de l’impolitesse pour rendre moins ennuyeuse la conversation. Dans le régime de l’accident, l’incompréhension, l’étonnement et la surprise des interlocuteurs marquent les conversations. Il ne s’y produit que des stratégies d’impolitesse extrême et inattendue, qui provoquent la rupture, l’incompréhension et la surprise des interlocuteurs. Elles sont utilisées pour accroître l’intérêt et la nouveauté dans l’interaction et pour montrer la force et le courage du provocateur impoli. En revanche, dans l’interaction par ajustement, les procédés de politesse sont principalement employés pour tisser et accentuer les liens sensoriels et affectifs entre les interlocuteurs.

Afin d’examiner les procédés de politesse et d’impolitesse dans les différents régimes d’interaction de la conversation, nous aurons recours aux débats politiques télévisés des élections présidentielles de 2014, au Brésil.

3.1. Les procédés de politesse et d’impolitesse dans les interactions par manipulation

Notre recherche sur les procédés de politesse et d’impolitesse révèle qu’ils consistent en des stratégies de manipulation, respectivement par séduction et par provocation. C’est donc, par nature, sous le régime d’interaction par manipulation qu’ils sont le plus fréquents, et indispensables. À l’instar du régime de programmation, le régime de manipulation fait partie de ce que Landowski appelle la deixis de la prudence. S’il présente par conséquent des risques socialement acceptables, c’est en partie grâce aux stratégies de politesse, qui, en abaissant encore les risques des interactions par manipulation, les rendent encore plus acceptables dans la société.

Note de bas de page 28 :

 « A sedução nos diálogos », « Polidez e sedução na conversação » et « A provocação no diálogo : estudo da descortesia », art. cit.

Note de bas de page 29 :

 « Uma investigação de risco » et  « Comunicação de risco », art. cit.

Nous reprendrons ici certains points de nos précédentes études sur la séduction et la provocation dans la conversation28 ainsi que sur les communications à risque29. Conformément à ce nous avons indiqué à la section antérieure, nous y envisagions déjà les procédés de politesse et d’impolitesse comme des stratégies de séduction et de provocation. Sur la base d’exemples extraits du projet NURC-SP, nous avons dégagé divers procédés d’intensification et d’atténuation qui caractérisent ces stratégies. Nous avons observé qu’en outre la tentation et l’intimidation caractérisent aussi la politesse et l’impolitesse dans la conversation et l’interview, mais qu’elles y sont beaucoup moins fréquentes. Rappelons que, dans d’autres cadres théoriques, les stratégies de séduction et de provocation ont été analysées comme des procédés de préservation de la face ou de menace à son égard, d’atténuation ou de manque d’atténuation, de civilité ou d’incivilité, ou encore comme des figures de langage.

L’exemple ci-après illustre l’utilisation des stratégies d’impolitesse dans le débat politique (débat sur la chaîne Rede Globo, le 2 octobre 2014) :

a) Luciana Genro : Dilma, il s’avère que c’est le trésorier du PT qui est impliqué dans ce scandale ; son témoignage a été accepté et Paulo Roberto est rentré chez lui seulement parce que son histoire est vraie ; le « mensalão » [le scandale du « pot-de-vin mensuel », NDLA] était le premier épisode qui a montré où mènent ces alliances que vous tissez avec la droite. Aécio, qui t’accuse, n’a aucune autorité pour parler, car le PSDB applique la même méthode, mais le PSOL, lui, détient cette autorité parce que nous n’acceptons pas de gouverner avec la droite, et nous n’acceptons pas non plus de mettre en œuvre des politiques qui ne profitent qu’aux banques et aux grandes entreprises, comme vous l’avez fait.

Dans cet extrait, Luciana Genro utilise plusieurs procédés d’impolitesse et provoque ses destinataires en leur attribuant des images négatives (ils s’allient avec la droite, ils ne favorisent que les banques et les grandes entreprises, ils sont tous mauvais, ils n’ont pas d’« autorité ») et en présentant au contraire une image positive de son propre parti, ce qui est censé lui donner l’« autorité pour parler ». Pour la disqualification, elle emploie le présent de l’indicatif, incisif, et tutoie son interlocuteur, alors que généralement les autres candidats le vouvoient. Néanmoins, ce tutoiement renforce aussi l’identité de Luciana (originaire du sud du Brésil, où le « tu » est d’usage), ainsi que sa jeunesse et son pouvoir innovateur en politique.

Nous l’avons déjà souligné, les stratégies de séduction ou de politesse, grâce à l’attribution d’une image positive au destinataire, produisent généralement les effets de sens de rapprochement et de concordance avec le locuteur et figurent donc dans les conversations les moins polémiques et les plus coopératives. De leur côté, les stratégies de provocation, avec l’attribution d’une image négative au destinataire, produisent des effets de distanciation et de discordance, et apparaissent principalement dans les communications les plus polémiques. Ainsi, dans la manipulation, il est impératif d’équilibrer les risques, de les rendre acceptables, tout autant pour les communications coopératives que pour les communications plus polémiques. Les stratégies de politesse et d’impolitesse contribuent fortement à cette gestion des risques communicationnels. L’interaction par manipulation court deux types de risques : devenir une communication ennuyeuse à cause d’une coopération excessive qui proviendrait de l’utilisation exagérée de la séduction ou de la politesse — ce qui la rapprocherait de la programmation —, ou devenir une communication presque interrompue et inexistante, à cause d’une controverse excessive qui résulterait d’un usage trop important de la provocation — ce qui la rapprocherait de l’interaction par accident. Ainsi, les dialogues les plus polémiques, les plus fortement chargés de provocations, chercheront à maintenir l’équilibre de fonctionnement de la conversation, voire la conversation elle-même, par l’emploi de stratégies de politesse, tandis que les dialogues les plus coopératifs auront besoin de quelques procédés d’impolitesse pour que la conversation reste vivante et intéressante. Lors des débats politiques télévisés, les candidats usent souvent des procédés stéréotypés de politesse avant d’entrer dans la discussion polémique où, en principe, les stratégies de politesse ne sont pas utilisées. L’objectif, comme nous l’avons signalé précédemment, est de produire des effets d’harmonie, de familiarité et de fiabilité, mais aussi d’éviter la perte de sens et d’interaction qu’entraînerait un accident causé par l’incompréhension. L’exemple suivant (extrait d’un débat sur la chaîne Rede Globo, le 2 octobre 2014) le montre parfaitement :

b) Luciana Genro : Dilma, tout d’abord, je voudrais dire bonsoir à tous ; aujourd’hui, je suis ici présente grâce à la garantie de la loi, car, tout au long de la campagne électorale, la chaîne Rede Globo a seulement montré les trois candidats qui ne proposent rien pour attaquer les intérêts des cinq mille familles les plus riches du Brésil, parmi lesquelles figure celle qui possède la chaîne Rede Globo. Je voudrais te demander, Dilma, à propos du scandale de Petrobras : est-il la conséquence des alliances que vous avez conclues avec la droite ?

Ici, Luciana Genro, avant de poser sa question, comme le débat l’y autorise, et de lancer sa polémique contre Dilma Rousseff, emploie des stratégies de politesse stéréotypées : « Dilma, tout d’abord, je voudrais dire bonsoir à tous ». Mais ensuite, lorsqu’elle parle de la chaîne Rede Globo et interroge Dilma Rousseff, elle ne fait plus usage d’aucune stratégie de politesse, et emploie même des procédés d’impolitesse : « Je voudrais te demander, Dilma, à propos du scandale de Petrobras : est-il la conséquence des alliances que vous avez conclues avec la droite ? » ; « [...] tout au long de la campagne électorale, la chaîne Rede Globo a seulement montré les trois candidats qui n’ont rien proposé pour attaquer les intérêts des cinq mille familles les plus riches du Brésil, parmi lesquelles figure celle qui possède la chaîne Rede Globo ». Ces déclarations sont sèches, au présent de l’indicatif, et dénuées de toute stratégie d’atténuation : il y a un scandale dans l’entreprise Petrobras et les alliances de Dilma Rousseff et de son parti avec la droite en sont la cause. A propos de la chaîne Rede Globo, Luciana Genro n’utilise non plus aucune stratégies de politesse, mais plutôt quelques stratégies d’impolitesse : elle présente explicitement une image négative de la chaîne en affirmant qu’elle ne permet pas aux autres candidats de participer aux débats parce que des intérêts économiques et de classe sont en jeu.

3.2. Les procédés de politesse et d’impolitesse sous le régime de la programmation

La communication en langue parlée, telle que nous l’avons décrite, est toujours fortement programmée par les règles, par les rôles conversationnels, par les conventions et par les rôles sociaux, ce qui rend l’interaction très sûre. Lorsque le régime prédominant dans la conversation, qui se trouve, par définition, déjà organisée par les règles et les conventions mentionnées, est celui de la programmation, les stratégies de politesse deviennent inutiles, contrairement au cas du régime de manipulation, comme nous l’avons vu. Par exemple, dans un magasin de vêtements, les conventions sociales permettent de demander à voir et à prendre une robe sans avoir à recourir à des stratégies de manipulation (on peut dire au vendeur, tout simplement, « je vais prendre cette robe »), car les rôles d’acheteur et de vendeur sont déjà établis. En revanche, pour demander à voir et à prendre la robe d’une personne qui nous est proche, chez elle, plusieurs stratégies de persuasion ou de manipulation seront nécessaires (« pourrais-tu me prêter ta jolie robe s’il te plaît ? »).

Note de bas de page 30 :

 « Repetition and variation as spontaneous formulaicity in conversation », « Ordinary conversation and literary discourse coherence and poetics of repetition », art. cit.

Etant donné que la sûreté d’une interaction programmée ne repose pas essentiellement sur la politesse, les formules figées et stéréotypées du type Salut, comment vas-tu ? bonjour, félicitations, ça va ? répondent, dans ce type de communication, à d’autres finalités : sous ce régime, elles contribuent à l’effet de sens que Deborah Tannen appelle la « cohérence du monde »30. Une communication stéréotypée, sans originalité, où la régularité est poussée à l’extrême devient indéniablement lassante et quelquefois même dénuée de sens, mais peut contribuer à la cohérence du monde précisément en raison de l’anticipation du sens, qui sécurise l’interaction : grâce à ces mécanismes de communication programmés se construit un discours dont la familiarité, par son déroulement bien connu, contribue à la compréhension et produit un effet de « correction », de cohérence, d’harmonie, de sécurité. Ce jeu entre régularité excessive, sens de l’harmonie familière et nouveauté se manifeste clairement dans Sinal fechado,la chanson de Paulinho da Viola citée plus haut.

Avec les procédés de politesse programmés, le locuteur peut encore renforcer les liens de confiance et de familiarité avec ses interlocuteurs ou se présenter comme un connaisseur et un adepte des règles sociales de politesse. Ainsi, outre le fait de créer des effets d’harmonie et de familiarité, la politesse, même dans le régime de programmation, procède souvent du devoir social d’être poli, qui répond aux obligations sociales d’un bon comportement.

Dans les exemples ci-après, extraits de débats politiques télévisés, les candidats font souvent usage de stratégies de politesse dans le régime de programmation, afin de renforcer la sécurité et la confiance qu’ils prétendent transmettre aux électeurs, car, par le biais de ces procédés, ils montrent qu’ils connaissent les règles sociales de politesse et créent aussi un climat d’harmonie, de familiarité et de stabilité :

a) Luciana Genro : Dilma, tout d’abord, je voudrais dire bonsoir à tous ;
b) Marina Silva : [...] Monsieur le Sénateur,vous aussi, vous étiez membre d’un parti qui a pratiqué le mensalão quand il s’agissait du vote pour la réélection. C’est à ce moment-là que le mensalão a commencé. Cependant, Monsieur le Sénateur, vous êtes aussi resté dans ce parti, et je ne vous ai jamais vu faire une seule critique sur l’origine du mensalão.
c) William Bonner : À qui posez-vous votre question, candidat ?
Aécio Neves : Je peux la poser à la candidate Dilma ?
— William Bonner : Non, elle a déjà répondu à deux questions. C’est le maximum pour cette partie du débat. Vous pouvez la poser à tous les autres candidats, sauf à la candidate Dilma.
— Aécio Neves : Quel dommage, candidate, vous voyez ? Il ne me reste plus qu’à vous présenter mes hommages.

Dans le premier exemple, Luciana Genro emploie des stratégies stéréotypées de politesse, avec le verbe « vouloir » au conditionnel présent et l’expression commune « bonsoir ». Dans le deuxième, Marina Silva utilise à deux reprises l’expression « Monsieur le Sénateur » pour aborder le candidat sénateur Aécio Neves. Dans le troisième, Aécio Neves présente ses hommages à Dilma Rousseff en associant l’ironie à la courtoisie. Il s’agit de différentes stratégies de politesse qui, bien qu’inutiles ou peu employées dans le régime de la programmation, contribuent à renforcer la sécurité de cette interaction et à créer les effets d’harmonie, de familiarité et de confiance. Ces effets sont si indispensables aux hommes politiques qu’ils s’efforcent de les produire constamment.

3.3. Les procédés de politesse et d’impolitesse sous le régime de l’accident

Rappelons une fois de plus que le régime interactionnel dit de l’accident se manifeste peu dans la communication en général, et guère davantage dans la communication en langue parlée. Les communications en langue parlée placées sous ce régime ou à sa proximité sont marquées par l’incompréhension, l’étonnement, la surprise et confinent à la perte totale de relation entre les sujets et à l’absence de sens, que ce soit sur le plan intelligible ou sensoriel.

Les stratégies de politesse ne sont pas du tout le propre du régime de l’accident, qui, avec le régime de l’ajustement, forme la deixis du risque accepté — de « l’aventure » — sinon toujours de l’imprudence. On y rencontre par contre des stratégies d’une impolitesse extrême et inattendue, au point de provoquer la rupture de la communication, l’incompréhension et la surprise, comme nous venons de le mentionner. En fait, ces interactions requièrent des procédés d’impolitesse afin de se placer dans le régime de l’accident ou de s’en rapprocher.

Note de bas de page 31 :

 Les exemples a, b et c proviennent du débat retransmis par la chaîne Rede Globo le 2 octobre 2014, et l’exemple d est extrait du débat retransmis par la chaîne TV Bandeirantes le 14 octobre 2014.

Pour soutenir l’intérêt, éviter que l’interaction ne sombre dans une programmation lassante, et aussi ou surtout pour montrer la force et le courage de candidats qui affrontent leurs adversaires, luttent et assument leurs positions, les débatteurs politiques à la télévision emploient souvent la provocation (qui, on l’a vu, définit l’impolitesse sous le régime de manipulation). Mais souvent ils exagèrent et, par la perte de sens résultant d’une polémique excessive, dérivent pratiquement à l’extrême opposé du régime de manipulation, c’est-à-dire dans celui de l’accident. Par impolitesse excessive et incompréhension, ils rompent alors les liens interactionnels. Ensuite, chacun suit son chemin séparément. Les exemples suivants sont issus de la même campagne présidentielle de 2014 que plus haut31.

Note de bas de page 32 :

 Acronyme de Lésbicas, Gays, Bissexuais, Travestis, Transexuais e Transgêneros.

a) Eduardo Jorge : Candidat Levy, vous avez vu que pendant tout ce temps je me suis très bien comporté avec les candidats. La dernière fois, lundi matin, vous avez outrepassé toutes les limites et, avec votre discours, en attaquant la population LGBT32, vous avez agressé 99,9 % de la population brésilienne. Ce même lundi, notre parti et d’autres ont déposé une plainte contre vous. Je propose que vous demandiez pardon au peuple brésilien pour votre discours.
— Levy Fidelix : Candidat Eduardo Jorge, tu n’as aucun droit moral à me parler de ce sujet. Toi, surtout, tu proposes que les jeunes consomment de la marijuana. C’est un crime, c’est une apologie du crime. L’avortement, une apologie du crime, c’est là dans le Code pénal. Moi, en respectant seulement ce qui figure dans la Constitution fédérale, j’ai souhaité que les gens pensent et repensent, car nous devons avoir des familles traditionnelles, ce qui est aussi dans la Constitution fédérale. [...]
— Eduardo Jorge : Bon, alors, nous nous rencontrerons au tribunal, lorsque le ministère public ouvrira un procès et que vous serez appelé, et nous aussi en tant que témoins. [...] Je veux profiter de ce moment pour répéter : par votre attitude lundi soir, vous avez fait honte au Brésil.
— Levy Fidelix : Honte à toi, mon gars ! Toi, parce que tu cautionnes des crimes, les jeunes qui vont se tuer dans les cliniques d’avortement, ça, c’est une honte pour un candidat à la présidence de la République [...] alors, tais-toi !
b) Levy Fidelix [...] Tu es venue pour quelque chose qui n’était pas à l’ordre du jour, que nous n’avions pas débattu. Dis-moi si Mme le Député sera aussi une présidente sans parole.
Luciana Genro : Levy Fidelix, je n’ai jamais trahi ma parole avec toi, maintenant tu es « effrayé », « choqué », « offensé » et « humilié » devant des milliers de gens avec ton discours homophobe qui a incité à la haine et, encore, qui a fait valoir le droit pour une majorité supposée de nier le droit d’une minorité, Fidelix. Cela s’est déjà produit par le passé. Cela a abouti à l’esclavage, cela a conduit aux divers types de génocide, à l’Holocauste, Levy. Ton discours de haine est le même discours que celui des nazis à l’égard des Juifs. C’est le même discours des racistes à l’égard des Noirs, mais le racisme aujourd’hui, heureusement, est un crime ; donc tu ne pouvais pas dire ce que tu as dit sur les Noirs. Tu « oses » accuser les homosexuels, les transsexuels, les lesbiennes, les travestis, parce que malheureusement l’homophobie au Brésil n’est pas encore un crime, mais nous sommes en train de lutter à la Chambre des députés [...] afin que l’auteur d’un discours comme le tien sorte menottes aux poignets. Et c’était ainsi que tu aurais dû sortir de ce débat, menotté, directement pour la prison. [...].
— Levy Fidelix : Candidate Luciana Genro, tu mens, car à aucun moment je n’ai fait cette apologie. Voilà mon discours, tout le monde peut le voir ; à aucun moment, je n’ai demandé aux gens d’attaquer quelqu’un, bien au contraire. Il est de mon droit légitime de défendre la famille, de défendre le peuple, et seulement cela.
c) Luciana Genro : Aécio, toi et Dilma, vous semblez rejouer la scène de l’hôpital qui se moque de la charité. Elle t’accuse de privatisation, mais le gouvernement du PT a privatisé des autoroutes, des aéroports, dans le domaine de la santé avec l’EBSERH [Entreprise Brésilienne des SERvices Hospitaliers] ; la privatisation, tertiarisation. Tu accuses de corruption le gouvernement du PT, seulement, c’est toi qui devrais avoir honte de parler de corruption avec le PT, car le mensalão de l’État du Minas Gerais est à l’origine du mensalão. Et pourquoi la privatisation sauvage faite par le PSDB, quand vous avez privatisé tout le Brésil, a été un grand scandale ?
— Aécio Neves : Chère Luciana, je constate que ce que tu fais ici, avec le thème libre, c’est ton spectacle, sans aucun lien avec la réalité. [...]
— Luciana Genro : Aécio, c’est toi qui n’as aucun lien avec la réalité. C’est toi qui te déplaces en jet privé, qui gagnes un salaire élevé, qui ne connais pas la réalité du peuple. Vous du PSDB, vous vous moquez du peuple qui prend des bus bondés, un métro bondé, qui vit avec un salaire minimum. Votre économiste que vous avez déjà nommé à la Banque centrale a même osé dire que le salaire minimum a trop augmenté et que le chômage est en partie nécessaire pour équilibrer l’économie. Alors, Aécio, tu es si fanatique des privatisations et de la corruption que tu es allé jusqu’à faire un aéroport avec de l’argent public et en remettre la clé à ton oncle, et ça, tu ne l’as pas encore bien expliqué au peuple brésilien.
— Aécio Neves : Luciana, tu me sembles un peu légère ! Tu es ici en tant que candidate à la présidence de la République. Tu ne dois pas offenser les autres sans savoir de quoi tu parles. [...] Luciana, des accusations précipitées à la veille des élections ne servent pas à un débat de ce niveau. Une femme légère n’est pas préparée à disputer la présidence de la République.
d) Dilma Rousseff interroge : Je vais poursuivre sur cette question des aéroports. Je voudrais savoir, candidat, comment vous expliquez que vous ayez construit un aéroport qui coûtait à l’époque 13,9 millions de réaux, et qui coûte maintenant 18 millions de réaux, que cet aéroport ait été construit sur un terrain de votre famille, une parcelle de votre oncle, et que la clé se trouve dans sa poche. J’ajoute que ce n’est pas moi qui ai dénoncé l’affaire, mais le journal Folha de S. Paulo. [...] Candidat, je pense que ce n’est ni moral ni éthique.
— Aécio Neves répond : Je veux répondre à la candidate Dilma droit dans les yeux. Vous êtes bien impulsive, candidate, impulsive. Le Ministère public fédéral a certifié la régularité de ce projet, je dois remercier pour l’opportunité qui m’est donnée d’en parler. [...]

Dans ces quatre fragments de débats fortement polémiques et ponctués de nombreuses stratégies d’impolitesse (par provocation), l’interaction tend vers le régime de l’accident, et son interruption par incompréhension.

En (a), si Eduardo Jorge utilise des stratégies de politesse (« vous », par exemple, lorsqu’il s’adresse à son interlocuteur) et va jusqu’à souligner le fait qu’il est poli (« Je me suis très bien comporté avec les candidats »), c’est dans le but de rendre acceptable l’image négative qu’il attribue ensuite à son interlocuteur et de le mettre, lui, dans la position opposée, celle de l’impoli et de l’agresseur. Levy Fidelix se laisse manipuler et répond par des stratégies explicites de provocation ou d’impolitesse : il tutoie son adversaire, l’appelle « mon gars » et le traite d’immoral (« tu n’as aucun droit moral à … », « Honte à toi, mon gars ! », « ... alors, tais-toi ! »). Chacun des participants suit dès lors sa propre direction en exposant des valeurs contraires à celles de l’interlocuteur, sans réelle interaction, sans négociation discursive. L’incompréhension ou le manque de coopération mène ainsi l’interaction au bord de la rupture par accident.

Dans l’exemple (b), Levy Fidelix et Luciana Genro s’invectivent directement. Fidelix traite Genro de « sans parole », de « menteuse » (« Dis-moi si Mme le Député sera aussi une présidente sans parole », « Candidate Luciana Genro, tu mens (...) »). Il passe alternativement du « Mme le Député » au « tu ». En retour, Luciana Genro le traite d’homophobe, raciste, nazi, intolérant et criminel ! L’interaction est rompue et chacun s’exprime comme il l’entend, dans des directions opposées, avec des valeurs contraires.

En (c), après avoir été provoqué par Luciana Genro avec l’image du sujet hors de la réalité et éloigné du peuple brésilien, et, en outre, corrompu, Aécio Neves, sans répondre à ces accusations, cherche à disqualifier son interlocutrice dans son rôle de candidate à la présidence : « Luciana, tu me sembles un peu légère ! (…) une femme légère n’est pas préparée à disputer la présidence de la République ». Une fois de plus, au lieu d’une véritable interaction, on observe des trajectoires parallèles qui par définition ne pourront donc pas se rejoindre.

Enfin, en (d), extrait du débat du second tour, la stratégie consistant à disqualifier l’adversaire (par sa « légèreté ») ne fait que s’accentuer.

On le voit, la stratégie fondamentale pour produire ces effets de rupture et d’incompréhension (qui rapprochent les interactions à forte provocation du régime de l’accident) repose sur le jeu des modalités véridictoires : chacun expose sa « vérité » et disqualifie le dire de l’autre en affirmant qu’il est « hors de la réalité », « mensonge », « contrevérité » et « légèreté ». Les valeurs éthiques de la moralité et de l’immoralité sont aussi en cause. Chacun suit ses valeurs et ses vérités sans chercher à entretenir une interaction coopérative et compréhensive avec l’interlocuteur. Le plus important est en effet de persuader l’électeur, à qui s’adresse véritablement la communication, de ses propres vérités et des mensonges de l’autre.

Note de bas de page 33 :

 Cf. « Deux formes de l’aléa », Les Interactions risquées, op. cit., pp. 65-71.

Ces exemples ne relèvent certes pas de l’accident en tant que dû au hasard33. Ils s’en rapprochent néanmoins, en tant que rupture de l’interaction entraînant l’apparition de perspectives autonomes, pratiquement sans possibilité de croisements, et par là l’incompréhension. Il est vrai qu’aucune superposition de voix ni manquement au tour de parole n’apparaissent (à peu de chose près) parmi les procédés d’impolitesse employés au fil de ces échanges. Mais c’est que les règles mêmes du débat interdisent toute transgression du système des tours de parole. Il ne reste donc aux débatteurs que les autres procédés de provocation : attribuer des images négatives à l’interlocuteur et en même temps former des images positives de soi-même ou de son parti, corriger l’interlocuteur avec principalement des hétérocorrections complètes, insister sur ses propres valeurs et « vérités », et attaquer l’autre en suivant des parcours discursifs qui ne se rejoignent pas.

3.4. Les procédés de politesse et d’impolitesse dans les interactions par ajustement

Comme les interactions par accident, celles par ajustement se situent dans la deixis de l’« imprudence », avec, toutefois, des risques plus acceptables. Mais contrairement aux précédentes, où, comme on vient de le constater, domine l’impolitesse, celles par ajustement emploient principalement des procédés de politesse.

Les traits sensoriels et affectifs de la politesse y sont privilégiés et accentués : ce sont la répétition, la correction, la paraphrase, la complémentation du discours de l’autre, les ressources phatiques (ah, ah, c’est ça, je sais, bien sûr, etc.), les questions postposées (pas vrai ? tu comprends ? etc.), les exclamations et d’autres éléments considérés comme expressifs, qui indiquent l’intérêt que le locuteur porte à son destinataire, leur union à travers le sentir. L’enquête présentée à la section 2.4 exemplifie bien cet ajustement dans l’interaction et l’usage des stratégies de politesse en mettant l’accent, comme nous l’avons vu, sur la répétition. En voici un extrait :

L1  les filles ... mais... vous...
L2  vous sortiez... en jaquette pour aller au cinéma [elle rit]
L1  c’est ça, nous les hommes… j’aimais beaucoup sortir en jaquette... je trouve que...
L2  au cinéma de la place d’Arouche... vous y alliez en jaquette...
L1  généralement j’aimais beaucoup la jaquette [...] (p. 180, l. 25-32)

En réitérant mot pour mot ce que l’interlocuteur vient de dire, chacun montre son intérêt envers l’autre, en sorte que les deux partenaires se rapprochent sensoriellement et affectivement. Dans les débats politiques, les cas d’ajustement et d’utilisation de stratégies de politesse pour établir ce type d’interaction sont, on s’en doute, très peu fréquents. Un cas s’est toutefois manifesté lorsque plusieurs candidats se sont ajustés entre eux pour polémiquer contre un autre candidat…

4. Considérations finales

Dans l’ensemble, les résultats de nos recherches ont montré que les études de la conversation sont plus fructueuses lorsqu’elles sont réalisées dans le cadre théorique général de la sémiotique et notamment dans le cadre socio-sémiotique de la thèorie des régimes de sens et d’interaction. A ce propos, trois considérations finales peuvent être faites.

i) Les études sémiotiques sur la communication en langue parlée s’avèrent indispensables eu égard à leur contribution aussi bien à la connaissance de ce type de textes que pour la construction théorique et méthodologique de la sémiotique elle-même, discipline en constant processus d’élaboration. Le discours oral figure encore trop rarement parmi les nombreux types de textes sémiotiquement analysés.

ii) S’il est vrai que la plupart des questions que nous avons examinées ont souvent été traitées par ailleurs, elles l’ont été selon d’autres perspectives théoriques, ou, parfois, selon la sémiotique discursive, mais fragmentairement. La proposition de Landowski, celle de régimes d’interaction nettement distincts mais étroitement liés, nous a permis de reprendre, de revoir et de poursuivre ces études partielles et fragmentées. Nous avons cherché à dégager un tableau général cohérent des interactions dans la communication en langue parlée et du rôle qu’elles jouent dans la construction des relations interpersonnelles et dans l’organisation de la société.

iii) Enfin, nos études ont montré que les procédés de politesse et d’impolitesse varient selon les contextes interactionnels mais qu’ils jouent au moins deux rôles fondamentaux pour établir les relations entre les sujets et gérer les risques qu’ils encourent : équilibrage de la tension conversationnelle et garantie de l’interaction et du sens, évidemment selon des voies qui différent en fonction du régime interactionnel où ils interviennent. Tandis que les procédés de politesse sécurisent les communications très polémiques qui confinent à la perte de sens, les procédés d’impolitesse animent la communication et évitent la dissolution du sens qui résulterait d’une programmation poussée au paroxysme. Les deux types de procédés contribuent de la sorte au bon fonctionnement de l’interaction sociale.

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