L’énonçabilité des mondes du sens

Nicolas Couégnas

Université de Limoges

Jacques Fontanille

Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.5868

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas.

Plan
Texte intégral

1. Dire ce que l’on fait

L’enquête sur les modes d’existence repose principalement sur une typologie des modes d’existence, chacun étant défini par une « préposition » et des conditions de persistance dans son propre mode ; ces conditions sont elles-mêmes en mesure d’instaurer chaque mode d’existence comme une « ontologie » propre à un collectif identifiable. Or, il y a dans la multiplication des petites ontologies proposée par Bruno Latour, dans la lignée de Souriau et de Simondon, un geste quelque peu démiurgique, mais néanmoins relativement fragile. Chaque ontologie « portative », ou « locale », délivrée par les modes d’existence dans leur domaine respectif (la science, la technique, l’art, le droit, la morale, l’organisation, la perception, etc.), étant toujours susceptible de se dématérialiser sous nos yeux, en un instant, d’être engloutie par la force d’une habitude pluriséculaire. Cette habitude, propre aux Modernes, consiste à soumettre toute expérience à l’existence préalable d’un sujet et d’un objet. La fragilité des modes d’existence, leur difficulté à persister, tient donc au fait qu’ils peuvent à tout moment se résorber, sans reste, dans le face à face du sujet et de l’objet, cette dualité tenace caractéristique de la pensée moderne. Ou plus exactement, de la modernité « en théorie ». Car en pratique, au contraire, il se passe tout autre chose, comme le montre par exemple l’enquête de Latour sur Le culte moderne des dieux faitiches.

Note de bas de page 1 :

 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 130.

L’anthropologue Philippe Descola résume en une formule synthétique particulièrement efficace cet aspect de l’ambiguïté des Modernes, dénoncée initialement par le sociologue : « les Modernes ne font pas ce qu’ils disent et ne disent pas ce qu’ils font »1. Cette double contradiction aurait une fonction, ou en tout cas un résultat : plus la théorie semble ferme, sûre d’elle-même et repliée par nécessité scientifique sur la dualité sujet connaissant/monde à connaître, plus les existants « hybrides » (ceux qui échappent à cette dualité, ceux qui la contredisent ou la neutralisent : des âmes, des esprits, des entités du monde naturel, des ancêtres, etc.) prolifèrent sans contrôle aucun, plus les acteurs-réseaux se répandent dans le monde et homogénéisent à tout-va, sauvagement, sans le dire, les collectifs les plus improbables.

À l’inverse des prémodernes, résume Descola, « qui auraient fait porter leur effort sur la conceptualisation des hybrides, empêchant la multiplication de ces derniers ». Les prémodernes, eux, savent en effet que les existants hybrides existent bel et bien dans le monde qu’ils ont instauré, que la vie quotidienne est émaillée de relations avec les esprits, les êtres, les entités les plus diverses – certains tels les chamans ont même pour mission officielle de dialoguer avec eux – ce qui leur donne, si nécessaire, les moyens d’en maîtriser l’inventaire. Ils n’auraient en tout cas, ces prémodernes, jamais l’idée de traiter un réseau d’entités hétérogènes comme un simple biface sujet/objet.

On comprend mieux ainsi la fragilité des modes d’existence et leur vulnérabilité face à l’analyse, d’ailleurs déjà présente chez Souriau, quand il récuse leur déduction systématique :

Note de bas de page 2 :

 Etienne Souriau, Les différents modes d'existence. Suivi de l'Œuvre à faire, Paris, PUF, 2009 (1943), p. 61.

Il nous faut résister vigoureusement à la tentation d’expliquer ou de déduire ces modes repérés d’existence. Gardons-nous de la fascination dialectique. Sans doute il serait facile, avec un peu d’ingéniosité, d’improviser et de brosser à grands traits une dialectique de l’existence, pour prouver qu’il ne peut y avoir que justement ces modes-là d’existence ; et qu’ils s’engendrent les uns les autres dans un certain ordre. Mais ce faisant, nous subvertirions tout ce qu’il peut y avoir d’important dans les constatations ici faites.2

Comment dire les modes d’existence du moderne, s’ils existent en effet sous la forme de réseaux inaperçus et de collectifs d’une grande diversité, sans les écraser aussitôt, sans en condamner la fragile existence ? La tâche est doublement difficile, et elle explique le destin un peu confidentiel, au moins sur ce point, de tous ceux qui, comme Etienne Souriau, s’y sont risqués jusqu’à Latour. Il faut d’abord identifier ces ontologies souterraines, les dégager des pratiques et ce, contre ou malgré les théories qui qui sont supposées supporter ces pratiques. Il y a en effet, semble-t-il, des lieux, des domaines vastes, mais bien définis, de la culture mondiale qui se prêtent plus que d’autres au repérage de ces petites ontologies collectives, pour la bonne et simple raison qu’ils reposent sans le dire ou le penser, sur des collectifs mêlant sans forte discontinuité des entités vivantes et non vivantes, ou des humains et des non humains, sur des peuplades d’existants tout aussi nombreux et variés que ceux qui hantent les mondes des prémodernes. C’est précisément parce qu’il porte sur ces collectifs et sur leurs modes d’existence que le travail de Bruno Latour est bien une anthropologie des modernes, véritable pendant de l’anthropologie des prémodernes.

Note de bas de page 3 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Seconde difficulté, et non la moindre, il faut enfin s’essayer à la description de la variété des existants sans retomber dans les rets des rationalisations modernes, qui constituent pourtant notre propre armature conceptuelle. Voilà bien une terrible gageure, et un vrai projet d’anthropologie symétrique, que tente de mener à bien l’Enquête sur les Modes d’Existence3. Outre son contenu, le style de l’auteur, la forme et les principes de l’ouvrage collaborent, de manière congruente, pour garantir la réussite de l’entreprise : pour parler des Modernes, il faut en effet trouver la « bonne distance », et le juste point de vue ; et pour cela, il faut d’abord éviter de reproduire leur système de concepts dominants, qui masquent le fonctionnement de leurs modes d’existence, ainsi que le style de déduction et de catégorisation que véhiculerait alors le discours de la description. A cet égard, retenons pour l’essentiel, dans le style de Latour, la métaphoricité assumée, qui interdit ainsi toute hiérarchisation a priori des constituants, mais aussi le fait que les modes d’existence sont envisagés comme de pures syntagmatiques, sans référence préalable à des paradigmes et enfin le protocole de l’enquête, appuyée effectivement par de longues phases de terrain (notamment, pour les plus connues, dans les domaines de la recherche en laboratoire, de la production du droit, et de la technologie).

Mais le plus important se cache dans le dispositif d’analyse lui-même, dont dépend réellement la description des modes d’existence : à savoir la relation entre réseau, hiatus, passe et domaine de la pratique. Le réseau, déjà développé par Latour dans la théorie de l’acteur-réseau, possède un double statut. Il matérialise tout d’abord une série de discontinuités, une disparité d’éléments épars que le réseau relie, autrement dit une constitution qui, étant hybride par définition, est en elle-même un problème et une demande que chaque mode d’existence doit prendre en charge, et traiter comme problème à résoudre.

Dans le domaine de la science par exemple, pourront être solidarisés dans la pratique réelle l’humeur du chercheur, le vote d’un crédit, un incident de fonctionnement du dispositif expérimental, les performances d’un nouveau microscope, telle ou telle découverte qu’une expérience valide, la politique éditoriale d’une revue et une publication majeure pour la recherche. Mais ces éléments disparates, que le réseau raboute sans que l’on puisse encore identifier clairement des actants et leur distribuer fermement des rôles, vont néanmoins donner l’impression que quelque chose circule, de manière parfaitement fluide et pure, que l’on désigne par le terme de science, et qui s’apparente à une isotopie thématique. Donc, d’un côté une face discontinue du réseau, fondée sur le caractère hybride des éléments associés, qui se révèle dans la pratique. Et de l’autre une impression de continuité, théorique, rendue possible par le bon fonctionnement du réseau et légitimée par l’efficacité de la pratique elle-même : il y a bel et bien des règles, des normes attestant de la scientificité d’une expérience et de la validité de ses résultats, et des résultats attestant que l’hypothèse initiale était sans doute exacte, ou bien manifestement fausse.

Note de bas de page 4 :

 Le hiatus est la discontinuité qui fait problème en compromettant la cohésion du réseau et la persistance du processus existentiel. La passe est l’opération qui traite ce problème. Les conditions de félicité sont des déterminants, spécifiques de chaque mode d’existence, qui rendent possible la « passe », et par suite, l’efficience de l’énonciation du mode d’existence.

Note de bas de page 5 :

 Dans le prolongement de William James, notamment, Etienne Souriau prend le parti de l’expérience radicale. Et les modes d’existence qu’il identifie et qu’il définit sont des effets de chacun des différents types d’altération de l’expérience : tout repose en somme sur l’impression, dans l’expérience, que de nouveaux rapports, de nouvelles formes d’interaction se mettent en place. Toujours dans le prolongement de William James, il donne à ces « altérations » des noms de prépositions ou de conjonctions (avec, malgré, alors, à côté, etc.).

À ce stade, la tentation consiste à convoquer seulement le trio hiatus / passe / condition de félicité, proposé par Latour pour décrire chacun des modes d’existence4 : car la discontinuité du réseau qui apparaît dans l’expérience pratique révèle un hiatus à combler, grâce à une passe caractéristique du domaine, qui doit satisfaire certaines conditions pour assurer la continuité du réseau. Or si la passe n’est pas un tour de passe-passe (un simulacre), comme le dit Latour, on ne gagne rien, et on perd surtout le sens même de la persistance dans le mode d’existence. Il faut absolument conserver dans la formulation finale une trace de l’altérité initiale : on sait bien que la solution n’est qu’une illusion, mais on l’accepte néanmoins parce qu’elle rappelle la difficulté qui a été en apparence résolue. Le hiatus n’est pas annulé, il est altéré de manière à ce que la discontinuité soit convertie en un effet de sens, au lieu de se figer en obstacle à la poursuite du mode d’existence : le hiatus altéré participe alors de l’instauration d’une ontologie spécifique. Sinon, on substitue simplement un effet de réseau, obtenu par réduction à une petite formule pratique, à un autre effet de réseau, initialement dénoncé dans la phase pratique. Il faut insister sur ce caractère d’altération (et non d’annulation), car c’est là que réside la difficulté à « dire ce que l’on fait ». Là se joue la capacité des modes d’existence à mettre en scène, comme le montre Souriau dans Les différents modes d’existence, l’acte fondamental de l’instauration des existences : l’altération de l’expérience pratique5.

2. La sémiotique, organon du dire et du faire

Note de bas de page 6 :

 Op. cit.

Dans cette enquête, la sémiotique joue déjà un rôle, puisqu’elle fournit la matière première culturelle de l’un des modes d’existence, baptisé « Fiction » [FIC]. Souriau définissait déjà les êtres de fiction comme résultant d’une doxa partagée, ou plutôt du partage collectif d’une doxa concernant ce type d’existants6. La doxa en question consiste d’abord en une sorte d’identité syntagmatique de ces êtres, obtenue par répétition (reprise) de leurs propriétés : elle a donc quelque parenté avec l’isotopie sur laquelle repose l’identité des actants narratifs. Mais elle ne se limite pas au constat d’une reprise sémantique ; elle doit en outre être partagée, car, comme y insiste Souriau, les êtres de fiction n’existent et ne persistent qu’en raison du soutien collectif que leur apporte notre adhésion à la fiction. Le « soutien » en question, c’est précisément la fiducie qui est l’une des conditions de félicité de l’énonciation de ces êtres de fiction. En résumé, une isotopie soutenue par un certain régime de croyance.

Note de bas de page 7 :

 Bruno Latour, « Petite philosophie de l’énonciation », in P.L. Basso et L. Corrain (éds), Eloqui de senso. Dialoghi semiotici per Paolo Fabbri. Orizzonti, compiti e dialoghi della semiotica, Milan, Costa & Nolan, 1998, p. 71-94.

Mais ce serait pour la sémiotique un rôle un peu secondaire par rapport aux propositions antérieures de Latour, qui a affiché et revendiqué plusieurs fois sa proximité avec la sémiotique. C’est le cas par exemple de l’article rédigé en 1998 en l’honneur de Paolo Fabbri, intitulé Petite métaphysique de l’énonciation7. Ou dans l’affirmation suivante, qui résume on ne peut mieux la position de Latour vis à vis de la sémiotique :

Note de bas de page 8 :

 Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, La Découverte, 2008, p. 65-66, note 31.

Cela revient, comme nous l’avons souvent montré, Michel Callon et moi, à généraliser le tournant ethnométhodologique en l’étendant à la métaphysique, par le truchement de la sémiotique, seul organon à notre disposition qui puisse entretenir sans effroi la diversité des modes d’existence – au prix il est vrai, d’une mise en langage et en texte, restriction que nous avons toutefois cherché à dépasser en étendant aux choses mêmes les définitions trop restrictives de la sémiotique. On retombe bien alors sur les entités qui nous intéressaient depuis le début – sous le nom vague d’acteur-réseau – et qui sont d’un seul tenant réelles, sociales et discursives.8

La sémiotique est ici posée comme le seul outil disponible pour permettre cette description : elle serait la seule capable d’«  entretenir sans effroi la diversité des modes d’existence », car elle n’a jamais confondu l’émetteur ou l’auteur d’un texte avec les positions énonciatives engendrées par les logiques textuelles, parce qu’elle a fait théorie de l’idée que toute pratique signifiante est avant tout une machine à créer des positions actantielles. Mais au prix, ajoute Latour, d’une mise en langage qu’il faut dépasser. Une limite éventuelle de la sémiotique, dont la version étendue serait en quelque sorte coextensive de l’enquête latourienne, pour qui les entités à décrire sont d’un seul tenant : réelles, sociales et discursives. D’où l’effacement des limites disciplinaires entre sociologie, sciences et théories du langage. On peut alors se demander s’il n’y aurait pas moyen, du point de vue de la discipline que Latour considéra un temps comme un organon, la logique inhérente au dispositif, de participer à cette explicitation des modes d’existence, sans prendre le risque pour autant de les étouffer. En prenant soin, autrement dit, de ne point les reconduire au carcan conceptuel corrélationniste (sujet/objet) dont Latour tente de les émanciper. L’enjeu n’est évidemment pas de procéder à de simples reformulations méta-sémiotiques, en adoptant une position dominante pour laquelle la sémiotique aurait quelques dispositions bien connues. On retomberait ainsi à coup sûr dans le travers moderne.

Dire les modes d’existence, dans une forme ou dans une autre, ne suffit sans doute pas. Il faudrait pouvoir dialoguer avec eux, dans une langue commune. Or cette langue commune, même lorsqu’elle prend, comme dans l’enquête de Latour, une couleur idiolectale, supposée être d’abord adéquate à l’expression des modes d’existence, demeure une langue, sous la coupe de la fonction humaine du langage. Et si le style de Latour permet d’exprimer sans les annihiler les modes d’existence, il n’est pas certain pour autant que les modes d’existence parlent le latourien, et dialoguent avec le monde dans cette langue ! Moins métaphoriquement, mais presque dans les mêmes termes, nous croyons que la sémiotique peut participer à cette formulation en s’adossant à la théorie du langage, ou plus exactement parce qu’elle est avant tout une théorie du langage. Une théorie du langage dans le sens le plus général du terme, qui ne dessine pas une limite de pertinence à partir de l’exercice du langage dans telle ou telle langue, mais s’interroge sur ce que l’on pourrait appeler les conditions de l’énonçabilité du monde. Et plus précisément, les conditions d’énonçabilité des mondes signifiants que nous instaurons et que nous habitons.

3. Une hiérarchie sémiotique

3.1. Les deux sources sémiotiques des « ontologies » existentielles

L’entreprise de Latour est un travail de longue haleine, qui a connu plusieurs formulations, mais dont le projet global ne semble pas avoir varié. Or l’une de ces premières formulations s’est faite dans des termes explicitement énonciatifs, qui permettent de mieux comprendre le rôle d’organon que la sémiotique aurait pu jouer dans la construction de l’ensemble, si cette dernière s’était mieux prêtée au jeu de l’exploration des modes d’existence dans les pratiques des Modernes. Dans « Petite philosophie de l’énonciation »on peut en effet lire :

Note de bas de page 9 :

 Bruno Latour, « Petite philosophie de l’énonciation », op. cit., p. 73.

En allant de l’énoncé à l’énonciation nous ne tombons pas sur le social, ni sur la nature, mais, fort traditionnellement, sur l’être défini comme existence. L’énonciation, l’envoi de message ou de messager est ce qui permet de rester en présence, c’est-à-dire d’être, c’est-à-dire d’exister. Nous ne tombons donc pas sur quelqu’un ou sur quelque chose, nous ne tombons pas sur une essence, mais sur un processus, sur un mouvement, un passage, littéralement, une passe, au sens de ce mot dans les jeux de balle.9

Note de bas de page 10 :

 Op. cit., p. 72.

Mais l’énonciation n’est pas ici mobilisée en tant qu’appropriation et actualisation de la langue, passage des virtualités du système de la langue à l’actualisation par l’exercice singulier de la parole. « La solution traditionnelle, affirme Latour, de Benveniste à Greimas, nous est malheureusement fermée. Elle consistait à définir l’énonciation comme l’actualisation des potentialités du discours, autrement dit comme le passage de la langue à la parole »10. En lieu et place, pour ne plus « s’encombrer du système de la langue » et pas plus que « du contexte social », l’énonciation est appréhendée comme « un acte d’envoi, de médiation, de délégation, le premier moment du sens, qui ne peut s’appréhender que comme processus ». À partir de cette définition de l’énonciation, l’auteur entreprend de décrire les régimes énonciatifs spécifiques aux différents domaines qui deviendront les modes d’existence de l’enquête.

Or cette manière d’appréhender l’énonciation paraît tout au moins partiellement en accord avec la sémiotique greimassienne et post-greimassienne, et les remarques de l’auteur portent de fait beaucoup plus sur l’acception linguistique de l’énonciation que sur son acception sémiotique. Il faut alors penser l’énonciation non pas seulement comme la projection des catégories déictiques dans le discours, mais plus globalement comme l’instauration d’une sémiose, et par conséquent et plus généralement comme l’opération initiale du processus sémiotique et existentiel qui instaure un ou plusieurs « mondes » de sens, faisant suite à ce que la sémiotique appelle la génération immanente des contenus et des expressions.

La première opération énonciative identifiée par la sémiotique est en effet le débrayage, qui permet à l’instance d’effectuation de la sémiose de sortir de la pure présence virtuelle, pour exister en discours. L’énonciation se loge donc d’abord dans cette capacité à se projeter dans une substance discursive et d’y déléguer des représentants. Autre élément fondamental, que ne mentionne pas Latour mais qui semble implicite dans son dispositif : la délégation est nécessairement une pluralisation. Car le débrayage, pour la sémiotique, est par définition pluralisant : en entrant dans le discours, s’offrent les possibilités multiples, infinies, de la pluralisation des temps, des espaces et des acteurs. Merveille discursive qui permet de parler d’autres que soi, en d’autres lieux que celui d’où l’on parle et en d’autres temps que celui de la parole. Cette pluralisation ajoute en somme à la présence générée par la délégation, la possibilité de devenir autre, ou plus précisément autres.

Note de bas de page 11 :

 Jean-François Bordron, L’iconicité et ses images, Paris, PUF, 2011.

Note de bas de page 12 :

 Eric Landowski, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

On entend bien néanmoins, dans cette recherche en filiation, la différence éventuelle entre les deux projets. Le projet latourien paraît plus large, et outrepasser par principe les limites de la parole humaine, lorsqu’il veut accorder ce pouvoir de délégation à l'énonciation invisible des modes d'existence eux-mêmes. Mais la sémiotique n’a pas non plus ces frilosités, elle ne réserve pas le débrayage à l’humain, car elle s’en saisit à partir des manifestations quelles qu’elles soient ; l’instance de discours lui suffit, projetée dans telle matière disponible pour faire sens. Donc, au moins en théorie, rien ne lui interdit, comme le fera Latour, de rechercher les traces de l’activité énonciative dans des domaines non langagiers. D’ailleurs, nombre de recherches, notamment celles de Jean-François Bordron11, postulent l’existence d’une activité déjà sémiotique dans l’acte de perception lui-même, et d’autres, comme celles d’Eric Landowski12, dans les interactions au sens le plus large, jusqu’aux interactions écologiques.

L’extension de l’énonciation se fait d’autre part, selon Latour, à une condition, que l’on pourrait décrire comme une « condition de contingence » :

Note de bas de page 13 :

 Bruno Latour, « Petite philosophie de l’énonciation », op. cit., p. 73.

La définition de l’énonciation comme le premier envoi (débrayage actantiel, spatial et temporel) n'est pas inexacte, elle est seulement trop restrictive, puisqu’elle correspond à l’une des passes seulement parmi celles que nous allons apprendre à reconnaître. Cette définition assez primitive est le seul postulat ontologique dont nous allons avoir besoin : nous partons d'une existence continuée et risquée — continuée parce qu’elle est risquée — et non pas d’une essence ; nous partons de la mise en présence et non pas de la permanence.13

Tout ce qui est, c’est-à-dire tout ce qui apparaît, ou se maintient, aurait pu ne pas être, et garde trace de cette contingence. L’existence est une continuité risquée parce que l’identification du risque, de la possibilité de ne pas avoir été, instaure dans le même temps l’existence comme affirmation de la continuité. Sous cette condition de contingence, exister c’est prendre le risque de ne pas exister, exister, c’est donc persister, malgré le risque. Raison pour laquelle le dispositif hiatus / passe n’a de sens que s’il sert à identifier rétrospectivement ce qui résulte d’une passe, et qui en conserve donc les traces. Identifier ce résultat comme existant, lui accorder son poids ontologique, c’est s’obliger à le percevoir dans la durée comme le produit d’une action (la passe) créatrice, sorte de » création continuée » et d’affirmation de la persistance contre les risques de l’existence, et en raison même de ces risques. Ces différents prédicats existentiels, ce sont en somme les modes d’existence décrits dans l’Enquête de Latour. Ils sont par essence pluriels, non réductibles à une formule ontologique unique, et uniquement accessibles au sein des pratiques qui leur donnent corps. En d’autres termes, chaque prédicat est comparable aux autres par sa capacité à faire être, mais possède sa structure spécifique. Le voilà, l’organon sémiotique ! On peut considérer en effet, dans une perspective sémiotique générale, que les modes d’existence sont des scènes actantielles, déployées autour de « prédicats existentiels » fondamentaux (la reproduction, la référence, la croyance, la technique, etc.). L’analyse du prédicat en termes actantiels permet d’en caractériser la spécificité : le prédicat est défini en totalité par l’ensemble des rôles qu’il déploie autour de lui et par l’ensemble des relations contractées entre les actants. C’est donc au moins autant dans le rôle joué par l’actantialité que dans l’emploi de concepts relevant de l’énonciation que réside la sémioticité intrinsèque du dispositif de Latour, et le statut d’organon attribué un temps à la sémiotique.

 3.2. Une hiérarchie anthropo-sémiotique.

Les ontologies sont plurielles, affirme Latour, à la suite de Souriau :

Note de bas de page 14 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 94.

Il faut racheter l’Être avec la petite monnaie des délégués que l’on méprise : machines, anges, instruments, contrats, figures et figurines. Ils n'ont l’air de rien mais à eux tous ils pèsent exactement le poids de ce fameux Être en tant qu’Être.14

Mais il y a néanmoins, dans la petite monnaie des délégués, quelque chose de commun qui justifie pleinement, nous semble-t-il, la première formulation énonciative de l’enquête, et ne la limite pas au mouvement de délégation. On peut s’en approcher en revenant, paradoxalement, sur le domaine dans lequel Latour fait reproche à la sémiotique de s’être enfermée, à savoir le Texte. Dans son Épistémologie sémiotique, Sémir Badir revient longuement sur cette notion fondatrice, et s’interroge sur le fait que derrière les textes empiriques, il y a toujours Du texte, autrement dit sur ce qui fait qu’un texte a valeur de Texte :

Note de bas de page 15 :

 Sémir Badir, Épistémologie sémiotique. La théorie du langage de Louis Hjelmslev, Paris, Champion, 2014, p. 177.

À l’origine de l’écriture d’un texte, il y a une interprétation sollicitée par le déjà-écrit et le déjà-dit. C’est en ce sens que l’écriture appartient toujours à l’autre : l’interprétation commence avec l’évaluation d’une différence au sein du même ; elle en reconnaît la sollicitation — une différence, ce n’est pas un état, mais une dynamique de transmutation du même — et y répond en adoptant son « langage », son code.15

On peut donc commencer à appréhender « du Texte », dans le même mouvement, à travers une exclusion créée par l’affirmation de la présence de l’autre, et une adresse, une question, une sollicitation. Là s’exprime ce qu’on pourrait considérer comme la transcendance de l’énonciation, dans cette adresse contenue dans le texte, qui lui confère sa nature de texte et qui dit à la fois : je suis là, moi un autre, je te parle, et tu peux ou tu dois me répondre. Il en va de même pour les modes d’existence décrits par Latour : l’énonciation-délégation est un envoi, mais un envoi qui interpelle, qui demande réponse, et garantit ainsi le mouvement de création continuée assurée par les prédicats existentiels. Nous l’avons déjà souligné : l’existence est un risque, le hiatus et l’hétérogénéité des réseaux sont des problèmes à traiter, et chaque mode d’existence est une demande à laquelle il doit répondre lui-même sous la forme d’un « mode de persistance ».

Le Texte n’est bien entendu pas le seul type de sémiose qu’il nous faut prendre en compte, mais Badir montre bien, à partir de ce type-là précisément, en quoi l’énonciation d’une sémiose commence, en même temps que la demande de sens qui leur est faite, par l’instauration des existants qui vont prendre en charge, et en interaction, la signification. On pourrait dire, en assumant une sorte de « sémiocentrisme », que c’est ainsi que les mondes nous parlent, et que les ontologies de Latour ont pour fonction essentielle de refaire parler le monde des Modernes, chose que les prémodernes n’ont à l’évidence pas cessé de faire.

D’où l’idée que tous les modes d’existence n’ont pas tout à fait le même statut. Si tous ont au final le même poids « ontologique », comme créateurs de mondes signifiants, certains semblent capables de jouer plusieurs fois leur partition, de contribuer notamment à l’exécution des « passes » requises chez les autres, ainsi qu’à leurs conditions de félicité. Ainsi se dessine une hiérarchie au sein du dispositif de Latour.

C’est le cas de la fiction [FIC], qui est à la fois un mode particulier et une dynamique fondamentale de tous les autres modes. Le mode d’existence de la fiction peut être réduit à la description de la manière dont les matériaux du monde sont susceptibles d’accueillir la délégation, en tant que supports ou vecteurs (c’est le terme utilisé par Souriau) : terre, page, musique, objets du designer ou du plasticien, sables de l’amoureux ou de l’enfant, etc… Mais il est présent aussi dans tous les autres modes, car il leur donne son pouvoir d’adresse fondamental, et notamment cette capacité à solliciter tous les membres d’un collectif pour qu’ils soutiennent les existants en partageant la doxa et la fiducie qui les instaure. Le mode de la fiction est probablement, d’un point de vue sémiotique, celui qui ordonne toute instauration d’un monde signifiant, en tant que monde, et en tant que signifiant. Sémiocentrisme sans doute, mais légitime si l’on veut prendre au sérieux le rôle d’organon de la sémiotique, et ne pas cantonner les modes d’existence dans un espace discursif symbolique, dans un hors monde muet.

En allant jusqu’au bout de cette hiérarchisation on peut proposer l’organisation suivante, où une partie des modes d’existence constituent des conditions de tous les autres, ou plus exactement, entrent dans la composition de tous les autres, au titre de la passe ou des conditions de félicité. C’est, semble-t-il, le cas du mode de la Fiction [FIC], mais aussi celui du Réseau [RES] (cf. supra), celui de la Métamorphose [MET], celui de la Technique [TEC] et celui de la Répétition [REP]. Dans cette hiérarchie, il n’y a pas de catégories premières, hors système, qui viendraient fonder tout le reste, mais des éléments qui sont déjà présents dans l’objet à décrire : théorie et objet ne sont pas distincts. On retrouve ainsi un principe fondateur de l’immanence sémiotique : la théorie d’un langage est déjà un langage, la théorie de la sémiotique déjà une sémiotique, et les conditions et propriétés des modes d’existence sont déjà des modes d’existence.

Ces cinq modes d’existence procurent des conditions d’énonciation à tous les autres. Ce sont en somme les propriétés transversales qui rendent possible l’existence et la signification de toute existence collective.

Les modes d’existence qui sont ainsi déterminés par les précédents, sont : l’Attachement [ATT] (dont la thématique dominante est la passion économique), le Droit [DRO], l’Habitude [HAB], la Morale [MOR], l’Organisation [ORG] (dont la thématique dominante est l’institution économique), la Politique [POL], la Référence [REF] (dont la thématique dominante est la science), la Religion [REL]. Doivent également être considérés comme déterminés ceux des cinq premiers qui fonctionnent comme modes particuliers : la Fiction [FIC], la Métamorphose [MET], la Répétition [REP] et la Technique [TEC]. Chacun de ces modes d’existence se caractérise par un scénario actantiel spécifique, qui n’est bien entendu accessible que si l’on n’a pas posé à priori de dualités actantielles déjà instituées.

L’ensemble se déploierait comme suit :

image

où S = spatialité ; T = temporalité ; O = objet.

[FIC] : à la source du pouvoir d’interpellation des autres modes, il décrit l’énonçabilité des mondes, et la possibilité d’instaurer des sémioses à partir des propriétés de ces mondes.

[RES] : c’est globalement la pluralisation, qui accompagne la délégation énonciative (le débrayage énonciatif) ; il est d’ailleurs notable que la théorie de Latour se soit appelée théorie de l’acteur-réseau, ce qui montre bien son rôle particulier par rapport aux autres modes d’existence.

[MET] : c’est le mode d’existence des êtres de la métamorphose. Il offre des mondes peuplés d’entités et de forces actantielles, y compris subjectivantes, de faitiches, qui fascinent, protègent, emportent, ou structurent les individus. C’est fondamentalement un rejeton de la possibilité du devenir autres que nous avons associée à l’énonciation. Dans la délégation des actants, une force agissante (une force d’effectuation et d’instauration) se maintient, se projette et se transmet, s’incarne sous diverses substances, qui seule peut expliquer le fait que toutes les entités produites par les modes d’existence conservent leur poids ontologique, et qu’elles participent effectivement de l’existence. C’est l’altérité qui vient avec le mouvement de l’adresse.

Note de bas de page 16 :

 Georges Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989.

[TEC] : représente le mode de la technique, il est générateur d’objets, tel l’outil premier ; c’est le mode d’existence qui, associé au débrayage pluralisant, est également créateur de la différenciation entre sujets et objets, capable de peupler le monde d’actants différenciés et notamment d’objets autonomes ; création qui s’accomplit selon Latour sur le mode imprévisible de l’innovation et de l’invention. On retrouve pour partie, dans ce rôle fondateur de [TEC], la généalogie des modes d’existence selon Simondon, dont s’inspire Latour16.

[REP] : est le mode des êtres de la répétition, autrement dit de la présence (risquée), mais aussi de la prise et de la reprise des êtres et des choses : il décrit la capacité à penser dans le temps et l’espace la persistance ou la disparition des êtres, humains ou non humains.

Note de bas de page 17 :

 Op. cit.

On notera à cet égard que les cinq modes d’existence ainsi repositionnés en conditions des autres modes d’existence correspondent à peu de choses près aux conditions épistémologiques posées par Souriau dans Les différents modes d’existence17 : à savoir les conditions (i) d’altérations et de risques existentiels, (ii) de pluralité des mondes et des ontologies, (iii) d’instauration projective (et non référentielle) des ontologies, (iv) et d’instauration des distinctions actantielles.

D’un point de vue sémiotique, ces cinq modes instaurent respectivement : (i) les entités composites dont il faudra assurer le moment d’unité (Réseau), (ii) les entités et les forces actantielles qui seront nécessaires pour constituer les scènes prédicatives (Métamorphose), (iii) l’assomption fiduciaire et doxique des entités actantielles par un collectif qui en soutient l’existence (Fiction), (iv) la distinction entre les rôles actantiels, notamment sujet et objet (Technique), et (v) la mise en séquence des différentes reprises de ces rôles actantiels, ainsi que la stabilisation de leurs identités (Répétition).

Note de bas de page 18 :

 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986 (Larousse, 1966).

À partir de ce socle se déploie l’ensemble des modes d’existence manifestés dans des pratiques culturelles particulières. Comme nous le verrons ci-dessous, chaque mode d’existence donne lieu à une scène actantielle spécifique : autrement dit à un ensemble de rôles, ou plutôt de positions (ce que Tesnière appelle la « valence » des prédicats) qui se « branchent » sur les prédicats existentiels. Cette perspective n’est pas neuve en sémiotique, notamment dans l’œuvre de Greimas, mais elle a été très longtemps occultée : dans Sémantique structurale, Greimas prévoyait en effet que pour être saisissables de manière simultanée dans la perception, les dépendances et discontinuités sémantiques devaient se présenter sous la forme de « micro-univers » séparables et pouvant être appréhendés en une seule fois18. Ces micro-univers sont définis dans Sémantique structurale d’une part comme des « spectacles actantiels », et d’autre part comme déterminés par des « modes d’existence ». En l’occurrence, les « modes d’existence » envisagés par Greimas étaient à cette époque chacun caractérisés par une « coloration modale » spécifique, qui était une condition pour que le micro-univers soit interprétable, et qui assurait l’isotopie du spectacle existentiel.

4. Modes de persistance des existences

Une autre hypothèse permet d’envisager l’intervention sémiotique dans la définition des modes d’existence. Ces derniers, en effet, en raison notamment de la prééminence des processus syntagmatiques impliqués dans le trio hiatus / passe / conditions de félicité, se présentent comme des modes de persistance : dans cette perspective, exister, c’est persister, un procès et non un état. Conservant la mémoire des hiatus et les altérations qui les constituent, ils fonctionnent en quelque sorte sur un mode concessif : bien que… quand même. Malgré les discontinuités et les hétérogénéités,la fluidité des processus existentiels est quand même assurée.

L’examen de la liste des modes d’existence peut d’abord conduire à repérer d’une part quelques constantes, et d’autre part les variables qui donnent lieu à l’instauration de la diversité des modes d’existence spécifiques.

4.1. Les constantes pourraient être les suivantes :

a) Des domaines ouverts aux autres domaines (Réseau)

Le mode du Réseau associe des éléments hétérogènes pour maintenir une continuité du cours d’existence de ces éléments : il implique des positions préalablement établies, dans des domaines ouverts qui communiquent entre eux. De ce fait, une menace sur l’existence dans un domaine quelconque peut être compensée par une solution disponible dans un autre domaine. La persistance globale du collectif est au prix de cette ouverture des modes d’existence les uns aux autres, qui permet de constituer et reconstituer ad libitum les réseaux qui sont au fondement de tous les modes d’existence… et aussi de toutes les difficultés qu’ils affrontent.

Note de bas de page 19 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op.cit., p. 53-54.

Le sens d’une situation se définit, par conséquent, grâce à deux types de données : celle très générale de type [RES], qui ne nous dit rien sinon qu’il faut en passer par des associations surprenantes ; à laquelle il faut ajouter, chaque fois, quelque chose qui va nous servir à définir la qualité de l’activité en question.19

Cet « autre ingrédient », c’est le mode d’existence lui-même, avec ses conditions de persistance.

b) Un cours d’existence soumis à des hiatus

Les hiatus : des ruptures, des aléas, des bifurcations, des interactions, révèlent globalement la présence d’une contre-persistance, une force inhérente à l’existence même, qui fait que chaque cours d’existence suscite ses propres risques, et devient de ce fait, concessivement, un cours de persistance.

Le mode » Double Clic » est la négation de cette constante. Sous ce mode, les mouvements et déplacements n’impliquent aucune transformation, aucune discontinuité dans le cours d’existence. Il maintient le Même et ignore l’Autre. En somme, c’est la négation même du besoin de persistance, car la mauvaise foi existentielle du Double Clic récuse ou ignore le fait que la continuité existentielle ne serait ni acquise ni intrinsèquement assurée, et qu’elle doit être soutenue et opérée selon des modes spécifiques. Selon ce mode, l’existence se déroule sans histoire, dans une continuité lisse et insignifiante.

Le mode Répétition est au contraire l’affirmation même de la contre-persistance. C’est

Note de bas de page 20 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 101.

le mode d’existence par lequel une entité quelconque franchit l’hiatus de sa répétition, définissant ainsi d’étape en étape une trajectoire particulière, l’ensemble obéissant à des conditions de félicité particulièrement exigeantes : être ou n’être plus !20

La Répétition pose la contre-persistance, lui oppose les moyens de la persistance, et définit ainsi l’objectif général des conditions de félicité : assurer la continuité du cours d’existence, selon des modalités qui sont spécifiques de chaque domaine.

c) Des conditions spécifiques de chaque domaine définissant des manières de persister (la Préposition [PRE])

« Préposition » est le nom générique d’un ensemble de conditions spécifiques pour le fonctionnement optimal de chaque domaine. Rappelons que chez Souriau, la préposition était le nom d’une altération de l’expérience donnant lieu à un mode d’existence. Ces conditions spécifiques visent toutes à assurer la continuité existentielle et à régler les tensions et rencontres entre l’Être et l’Être-en-tant-qu’Autre, d’une manière qui est spécifique à chaque mode d’existence.

Note de bas de page 21 :

 Op. cit., p. 69.

Il s’agit en effet d’une prise de position qui vient avant la proposition et qui décide de la façon dont on doit la saisir et qui constitue sa clef d’interprétation. […] Chacune de ces prépositions engage de façon décisive dans la compréhension de ce qui va suivre en offrant le type de relation nécessaire à la saisie de l’expérience du monde.21

La Préposition fonctionne comme instruction et condition de « genre » :

Note de bas de page 22 :

 Ibid.

Si vous vous trouvez dans une librairie et que vous feuilletez les livres qui portent sur la page de garde la mention « roman », « documentaire », « enquête », « docufiction », « mémoires », « essai », ces mentions jouent le rôle de prépositions. […] Elles engagent de façon décisive la suite de votre lecture puisque, à chaque page, vous allez prendre les mots que l’auteur met sous vos yeux dans une tonalité tout à fait différente selon que vous pensez que c’est une « histoire inventée », un « document vrai », un» essai », ou un « rapport d’enquête.22

Quatre modes d’existence « primaires » figurent déjà au titre des constantes et des fondements des autres modes d’existence : le Réseau, la Répétition (la reprise, et son opposé Double Clic), la Préposition (pour la spécification des modes d’existence)

4.2. Les variables

Elles apparaissent ensuite à l’examen des autres modes d’existence. Parmi ceux-ci, trois autres figurent parmi les modes primaires (cf. supra) : Métamorphose, Fiction, et Technique.

a) Métamorphose

Note de bas de page 23 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 202.

C’est comme si nous étions quelque fragile enveloppe constamment bombardée par une pluie incessante d’êtres producteurs de psychismes, dont chacun est capable de nous influencer, de nous émouvoir, de nous chambouler, de nous bouleverser, de nous emporter, de nous dévorer…23

La Métamorphose sauve (ou compromet) en quelque sorte la continuité existentielle en inventant de nouvelles solutions de persistance, venues d’un autre mode d’existence et auparavant étrangères aux existants concernés. Elle contribue ainsi à résoudre les ruptures existentielles, à résorber les menaces de discontinuités (ou le contraire). Elle interfère avec la plupart des autres modes d’existence, en ouvrant en chacun d’eux la perspective sur un « monde autre », un « monde d’ailleurs ». Elle suscite de ce fait des formes et des forces actantielles qui procurent le spectacle de cet autre monde.

La première solution a donc la forme suivante : une entité est prise dans un réseau d’entités étrangères qui sont des actants.

b) Fiction

Note de bas de page 24 :

 Bruno Latour, Livre augmenté et plateforme collaborative « An Inquiry into Modes of Existence » : www.modeofexistence.org.

Il s’agit d’ « indiquer que l’on va exiger de ce qui suit un rapport original entre les matériaux et les figures dont ils ne peuvent se distinguer sans perdre leur objectivité »24.

La propriété principale des êtres de fiction réside dans les « vibrations entre un matériau et une forme ». Les êtres de fiction revendiquent d’abord un « support ».

Note de bas de page 25 :

 Livre augmenté et plateforme collaborative, op. cit.

La continuité existentielle, dans ce cas, et comme nous l’avons déjà évoqué, « dépend de la reprise par d’autres existants, reprise qui donne à ces êtres leur forme propre d’objectivité »25. Il s’agit, à la suite de Souriau, du « soutien doxique » et fiduciaire que les êtres de fiction attendent du réseau d’existants qui les accueille. La « vibration » particulière entre matériaux, figures et formes ne peut accéder à une existence objective durable et partagée que grâce à la reprise par d’autres existants et à une reprise par adhésion. En d’autres termes, les réseaux d’existants assurent la continuité existentielle par leur adhésion à cette « vibration » particulière qu’ils assument successivement et parallèlement, grâce à leurs réénonciations.

La deuxième solution implique par conséquent qu’une entité complexe constituée de matériaux, de figures et de formes, donnant lieu à des formes et forces actantielles, soit reprise et soutenue par d’autres entités. Cette reprise est une réénonciation marquée par l’adhésion.

c) Technique

Ce qui existe « techniquement » est ce qui se réalise par un certain détour technique.

Note de bas de page 26 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 227.

Note de bas de page 27 :

 Op. cit., p. 231.

« Technique » ne désigne pas un objet mais une différence, une exploration toute nouvelle de l’être-en-tant-qu’autre, une nouvelle déclinaison de l’altérité.26

Il y aura pliage technique à chaque fois que l’on pourra mettre en évidence cette transcendance de deuxième niveau qui vient interrompre, courber, détourner, détourer les autres modes d’existences en introduisant ainsi, par une astuce, un différentiel de matériaux.27

La continuité existentielle est assurée par le détour technique (le « pli »), qui transforme un autre mode d’existence pour l’adapter à l’altérité qu’il doit affronter pour persister. La technique invente des objets, mais de l’extérieur des autres modes d’existence, et pour résoudre les hiatus qui leur sont propres.

La troisième solution consiste dans l’invention d’un détour transcendant, un passage par un mode extérieur au mode d’existence en cours, qui accentue la différence, qui produit des objets-outils, pour assurer le passage entre deux autres entités.

Nous abordons ensuite les modes d’existence « thématiques », correspondant à des pratiques dûment identifiées par un contenu spécifique dans les collectifs « modernes ». Toutefois, ce contenu n’est pas ici en lui-même pertinent, et seules les solutions syntagmatiques propres à chacun d’eux seront examinées.

Note de bas de page 28 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 101.

d) Référence (la science)

Notons [REF] (pour Référence) l’établissement des chaînes définies par l’hiatus entre deux formes de nature différente et dont la condition de félicité consiste en la découverte d’une constante qui se maintient à travers ces abîmes successifs dessinant une autre forme de trajectoire…28

La continuité est assurée par la recherche d’une isotopie commune (une constante) à deux entités différentes : cette isotopie supporte le prédicat d’une « loi », une régularité permettant d’assurer la continuité existentielle sans réduire pour autant la différence entre les deux entités.

C’est donc la quatrième solution spécifique : deux entités sont prises dans une entité commune qui est une constante immanente.

Note de bas de page 29 :

 Op. cit., p. 311.

e) Religion

Ces entités ont ceci de particulier d’être des façons de parler. Si vous ratez la manière de bien les parler, de bien en parler, si vous ne les dites pas dans le bon ton, la bonne tonalité, vous leur enlevez tout contenu.29

Note de bas de page 30 :

 Op. cit., p. 315.

Il est indispensable que ces êtres reprennent et réactualisent incessamment cette parole pour assurer leur propre persistance. Le religieux, c’est « la certitude que l’on n’obtient la vérité qu’à travers un nouveau chemin d’altérations »30. Dans ce mode, afin que les êtres perdurent, les énonciations sont sans cesse renouvelées. L’altération garantit le fait que la réénonciation n’est pas une simple répétition. La continuité existentielle prend alors la forme d’une tradition énonciative, une tradition qui ne reste vivante que parce qu’elle est périodiquement réénoncée, et altérée pour être actualisée.

La cinquième solution consiste par conséquent en cette réénonciation qui est à la fois littérale et pourtant altérable/altérée. La continuité est dans la chaîne ininterrompue des réénonciations-altérations.

Note de bas de page 31 :

 Op. cit., p. 73.

f) Droit

Le droit bénéficie d’une institution si forte, si ancienne, si différenciée qu’elle a résisté jusqu’à aujourd’hui à la confusion avec d’autres formes de vérité, en particulier avec la seule recherche de connaissances objectives. […] Il sera question du vrai et du faux mais d’une autre façon.31

La continuité existentielle est assurée par un ancrage historique, et une institutionnalisation inaltérable. La réénonciation joue également un rôle (dans la jurisprudence), mais sa garantie reste la force institutionnelle de l’état de droit.

La sixième solution est institutionnelle : une « institution » est une sémiose englobante qui assure la stabilité des sémioses englobées, et par conséquent leur transmission durable, voire inaltérable, grâce à une protection contre les interactions avec les autres modes d’existence, notamment pour ce qui concerne les conditions de la véridiction.

g) Politique

Ce mode se caractérise par deux mouvements simultanés de présentation et de représentation qui forment un cercle qui doit être continuellement repris pour exister. Les êtres du politique dépendent de cette reprise et instaurent en même temps des sujets qui appartiennent au groupe représenté : ainsi se dessinent le périmètre et la composition d’un collectif spécifique.

Note de bas de page 32 :

 Op. cit., p. 338.

Le parler politique [POL] engage la totalité du collectif mais d’une façon encore plus particulière : il faut que l’on passe d’une situation à l’autre et que l’on y revienne et que l’on reprenne le tout sous une autre forme. […] Il faut que cela permette de passer et de revenir en dessinant une enveloppe qui définit, pour un temps le « nous », le groupe en voie d’autoproduction…32

Le cercle de la reprise assure une continuité existentielle en circonscrivant au passage le domaine des existants qui participent à cette reprise (nous), et en le distinguant de ceux qui n’y participent pas (eux).

Dans la septième solution, une entité est reprise circulairement par d’autres entités qui s’identifient à cette reprise collective : c’est précisément la constitution d’un actant collectif.

h) Attachement

Note de bas de page 33 :

 Op. cit., p. 426.

Le mode de l’attachement [ATT] décrit les relations qu’entretiennent les sujets et les objets (on suppose donc qu’ils sont déjà distingués), dans des enchaînements tels que la consommation, le désir, l’achat, la vente ou la production. Ces relations sont des intérêts passionnés : « ils ont des ‘intérêts économiques’ auxquels il faudrait ajouter une certaine ‘dimension sociale’«33.La continuité existentielle assurée par l’attachement est celle de la persistance de l’intérêt passionné à travers l’ensemble des manipulations et échanges de biens : les objets circulent, l’attachement perdure et soutient la circulation.

Pour cette huitième solution, une entité est en prise avec une autre sur un mode passionnel continu, qui résiste aux transformations.

i) Organisation (économie et institutions)

Sous la forme de « scripts » et de programmes à effectuer, la continuité existentielle réside dans l’instruction préalable, le programme, et dans les possibilités et latitudes de réorganisation et d’adaptation du cours d’existence.

La neuvième solution assure la continuité entre deux entités grâce à une programmation : une solution transcendante préalable, sans invention.

j) Morale

C’est l’ensemble des calculs (qu’Aristote regroupait sous la dénomination « prudence ») que l’on peut effectuer sur les fins et les moyens employés pour assurer la continuité existentielle.

Note de bas de page 34 :

 Ibid.

Tout change si on leur redonne un conduit avec un multivers capable de se déployer aussi selon la tonalité particulière de la moralité, en reprenant à chaque fois par un travail particulier d’enquête, la compatibilité des fins et des moyens.34

Rapporté au maintien du cours d’existence, la Morale permet de calculer le rapport et le degré de compatibilité entre d’une part la finalité globale, spécifique de chaque autre mode d’existence, et d’autre part les différentes solutions adoptées pour maintenir ce cours.

Pour la dixième solution, une entité est prise dans la compatibilité/incompatibilité entre une condition globale et des solutions locales.

k) Habitude

C’est la continuité existentielle assuréepar un mouvement lisse et uniforme. Pour cela, il faut faire disparaître toutes les discontinuités en rendant imperceptible la spécificité du mode d’existence dans lequel on se trouve engagé. Les habitudes suscitent le sentiment d’un cours d’action continu.

Note de bas de page 35 :

 Op. cit., p. 268.

L’habitude, en effet, semble avoir comme caractéristique de ne plus avoir besoin de transcendance du tout, de sauter si bien les obstacles qu’il n’y a plus ni seuil, ni saut, ni discontinuité d’aucune sorte. […] L’habitude a ceci de particulier qu’elle va lisser par ce qu’il faut appeler un effet d’immanence toutes les petites transcendances qu’explore l’Être-en-temps-qu’Autre.35

À comparer avec Double Clic : les différences sont bien maintenues (à la différence de Double Clic ), mais imperceptibles, et cela sans aucune autre intervention que celle d’une altération particulière de l’aspect et du rythme : le procès de persistance étant en l’occurrence « imperfectif » et « duratif », les discontinuités ne sont ni ignorées ni récusées, elles sont seulement « habillées » par le rythme du mouvement et l’aspect du procès, de sorte qu’elles ne sont plus perçues.

Dans cette onzième solution, les entités sont prises dans un mouvement de neutralisation aspectuelle, rythmique et perceptive des obstacles et des accidents du cours d’existence.

4.3. La synthèse des catégories sémiotiques impliquées dans les modes d’existence

On peut distinguer maintenant cinq dimensions spécifiques des catégories invoquées par l’instauration des modes d’existence :

  1. La prise et la reprise (y compris énonciation / réénonciation), avec ou sans altération, avec ou sans accentuation ou affaiblissement des discontinuités.

  2. La topologie des solutions, qui peuvent être transcendantes (hors périmètre du mode d’existence engagé) ou immanentes (à l’intérieur du périmètre du mode engagé, y compris : solution globale vs locale).

  3. La nature modale des liens : lien passionnel (intérêt), lien cognitif (règle), lien pragmatique (matériaux).

  4. Le régime et la forme des interactions : programmation, invention, ajustement.

  5. La forme globale du mouvement : linéaire ou circulaire, dont découlent les propriétés actantielles de la reprise (transitive ou réflexive).

Les catégories génératrices des variables sont de ce fait principalement des catégories descriptives des procès sémiotiques : aspectuelles, actantielles, modales, et topologiques. Les variables retenues par les modes d’existence n’épuisent pas la totalité des variétés calculables à partir des catégories génératrices et de leurs combinaisons. Elles permettent néanmoins d’apercevoir que les « modes de persistance » sont des formes syntagmatiques de procès de « continuation d’un cours », des propriétés d’une cursivité résistante, chacun des modes d’existence jouant sur une partie des propriétés attribuées à un procès en général.

Dans la perspective d’une sémiotique soucieuse de la typologie des sémioses, on peut prendre en considération la manière dont se construit l’isomorphisme du plan de l’expression et du plan du contenu. On doit pour cela poser d’abord que cet isomorphisme n’est pas donné (aucune expression, aucun contenu ne sont prédéterminés à se réunir), mais qu’il résulte d’un processus d’énonciation, qui explore les altérations de l’expérience, les interactions et les substances altérées, et qui élabore les deux plans de la sémiose en assurant leur isomorphisme (leur « conformité »).

Pour ce faire, deux solutions principales sont disponibles : une solution « méréologique » (la conformité entre les deux plans est assurée par une même manière de composer des parties pour constituer une totalité signifiante), et une solution « cursive » (la conformité entre les deux plans est assurée par une même manière de gérer un processus en cours : un cours pratique, un cours de vie, un cours d’existence en général).

La sémiose existentielle, celle dont il est question tout au long de cette contribution, est du deuxième type : la solution cursive. Toute la typologie des modes d’existence se décline en effet à partir de ce principe : quelque chose est en cours, qui risque de s’interrompre ou de bifurquer, et chacune des solutions adoptées pour assurer la continuation de ce cours est porteuse de sens et de valeurs. Mais, à la différence des cours pratiques et stratégiques, voire des cours de vie, les résistances et persistances propres aux cours d’existence touchent directement à la pérennité des collectifs qui les portent, et par conséquent, des « mondes signifiants » que ces derniers instaurent pour rendre habitable le monde en général. Parler d’«  ontologie » à cet égard, ce n’est donc pas faire de la sémiotique une sous-branche de la métaphysique (qui s’occupe de l’Etre, et pas des existences), mais engager le dialogue avec l’anthropologie générale, et notamment l’anthropologie de la nature (qui s’occupe non pas de l’Homme, mais des collectifs auxquels les hommes participent, des milieux avec lesquels ils interagissent, et des mondes qu’ils énoncent).

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