Énonciation et modes d’existence

Maria Giulia Dondero

FNRS / Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.5871

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 2 :

 Voir Paolo Fabbri et Bruno Latour, « Pouvoir et Devoir dans un article de science exacte », Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°13, 1977, p. 81-99 ; et Latour, Bruno, « A Relativistic Account of Einstein’s Relativity », Social Studies of Science, Vol.18, 1988, p. 3-44

Cet article abordera les relations entre sémiotique et philosophie latourienne à partir de la théorie de l’énonciation, cette dernière se situant aussi aux fondements du projet disciplinaire de la sémiotique francophone contemporaine qu’à la base de la réflexion de Bruno Latour, des années 1970 jusqu’à présent2.

Note de bas de page 3 :

 Bruno Latour, « Piccola filosofia dell’enunciazione », in p; basso et K. Corrain eds, Eloquio del senso. Dialoghi semiotici per Paolo Fabbri, Milan, Costa & Nolan, 1998, p. 71-94 (vers. fr. http://www.bruno-latour.fr/fr/node/187).

Note de bas de page 4 :

 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une Anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

Notre propos se déploiera en deux moments : dans un premier temps, nous reviendrons sur l’article « Petite Philosophie de l’énonciation »3, et nous en suivrons le développement dans l’Enquête sur les modes d’existence4. Dans un second temps, nous réaliserons une rapide archéologie de la théorie de l’énonciation dans la sémiotique contemporaine, afin de mettre en lumière les liens entre différentes traditions sémiotiques et la théorie latourienne. Plus précisément, nous nous attacherons aux propositions récentes de Jacques Fontanille et de Claudio Paolucci, en prenant également en considération les contributions d’Umberto Eco et Patrizia Violi. Il s’agira de voir comment les sémioticiens peuvent tirer profit de la théorie latourienne des modes d’existence et vice versa. Les travaux de Jacques Fontanille et de Claudio Paolucci nous paraissent clairement montrer que la question qui assure le dialogue avec Latour est bien celle de l’origine du sens, conçue en relation avec la théorie de l’énonciation.

1. Pourquoi l’énonciation ?

Lors de notre première lecture, en traduction italienne, de l’article de Latour « Petite philosophie de l’énonciation » en 1998, nous avions été surprise par la discussion du concept d’énonciation qui, tout en s’inspirant de Greimas, renvoyait non pas à une énonciation énoncée mais à des cours d’action.

Note de bas de page 5 :

 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 2003 (1998).

Note de bas de page 6 :

 Jacques Fontanille, Soma et séma, Maisonneuve et Larose, Paris, 2004.

Note de bas de page 7 :

 Jacques Fontanille, Corps et sens, Paris, PUF, 2011.

Note de bas de page 8 :

 Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2006.

Par ailleurs, Jacques Fontanille publiait en 1998 Sémiotique du discours, où il s’agissait également de déplacer l’attention de l’énonciation énoncée à l’énonciation en acte et à la praxis énonciative5 ; pourtant cette migration du concept d’énonciation des écritures objectivées sur un support vers les cours d’action fait encore débat aujourd’hui, notamment en raison des derniers ouvrages de Jacques Fontanille. Nous faisons référence à Soma et Séma6 et à Corps et sens7, qui posent le corps énonçant comme lieu de constitution de la fonction sémiotique. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur Pratiques sémiotiques du même auteur8. Ce dernier ouvrage a formulé une théorie des niveaux d’immanence hiérarchisés qui élargit la pertinence de la théorie de l’énonciation et la confronte à de nouvelles exigences méthodologiques. Plus particulièrement, la théorie des niveaux de pertinence atteste que les conversions entre un niveau et l’autre (signe, texte, objet, scène pratique, stratégie, forme de vie) s’opèrent par des mouvements énonciatifs. Dans le mouvement allant du niveau de l’objet à celui de la scène pratique, par exemple, l’attention est focalisée sur les simulacres d’action possiblesproposés à l’utilisateur/lecteur ; tandis que le mouvement inverse concerne l’étude des traces de l’action, ces dernières constituant la « patine » produite par les usages des objets (de la pratique à l’objet). Dans la conversion entre un niveau de pertinence et l’autre, nous avons toujours une confrontation entre des modèles d’action offerts aux usagers (le simulacre de l’action : des traces anticipées) et les usages effectifs (les traces attestéesde la pratique, correspondant plus ou moins aux simulacres discursifs).

Note de bas de page 9 :

 Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette, 1989.

Note de bas de page 10 :

 Dans les théories récentes de Fontanille, on retrouve également le conflit au cœur des pratiques si l’on pense que le niveau de la stratégie régule les pratiques spatialement et temporellement en concurrence entre elles (Fontanille 2008).

Les chercheurs héritiers des travaux de Charles Sanders Peirce et d’Umberto Eco tentent également de montrer, au moins en Italie, qu’il existe une théorie de l’énonciation sous-jacente à la théorie du signe et de la sémiose illimitée chez Peirce. Cette théorie serait d’ailleurs plus proche de la théorie des délégués de Latour que ne l’est la théorie greimassienne, le lieu de pertinence privilégié de la sémiotique peircienne n’étant pas la textualité mais bien la production du sens en tant que chaîne de médiateurs. En effet, l’énonciation chez Latour est bien une théorie de la chaîne de médiateurs qui, entre autres, permet de « sauver » ceux qu’il appelle Modernes de mauvaises conduites et notamment de l’habitude de vouloir fixer, figer, arrêter, séparer. D’ailleurs, l’énonciation, même à son niveau de pertinence le plus restreint, celui de l’énoncé, nous positionne toujours au sein d’un croisement de points de vue, au cœur d’un conflit de visions concurrentielles, au sein d’un réseau de positions. Cette dynamique du conflit est essentielle à une théorisation du sens et elle avait déjà été mise en avant dans la théorie de l’énonciation par Fontanille dans Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur9. Dans cet ouvrage, Fontanille affirmait que l’énonciateur se définit en tant qu’actant du savoir qui cache quelque chose à l’énonciataire et que l’énonciataire est toujours dans une position d’exploration et de quête — plus ou moins réussies. C’est là, au cœur de la dynamique de l’énonciation, là où les différentes perspectives sont toujours en concurrence, que se réduit toute possibilité de figer sa propre vision du monde10.

Note de bas de page 11 :

 Je reprends ici une célèbre distinction entre « énonciation restreinte » et « énonciation étendue » formulée par Kerbrat-Orecchioni (1980). L’analyse du discours est la discipline qui a le plus exploré la version étendue de l’énonciation (Maingueneau 2014).

Note de bas de page 12 :

 Voir les corrections que Latour (2012) apporte à sa théorie de l’acteur-réseau aux p. 75 et seq. par la caractérisation des réseaux par les valeurs.

Si dans la version restreinte11 de la théorie de l’énonciation, la totalité identitaire est mise à mal car le sujet est toujours un produit fragmenté des différents positions perspectives au sein des discours, dispersé dans des marques contradictoires, la version qu’on peut appeler « étendue » de la théorie de l’énonciation, à laquelle appartient aussi la théorie latourienne, sert également à déconstruire des totalités sur lesquelles nous croyons nous appuyer, tels que l’Objet, le Sujet, la Matière, la Substance, la Société12. Ces totalités ne disparaissent pas de l’univers latourien mais finissent par être toutes décrites par le mode d’existence [HAB] — l’Habitude étant d’ailleurs le mode où tout processus d’énonciation s’arrête et où tout apparaît comme déjà donné et naturel.

Note de bas de page 13 :

 « Il s’agit en effet d’une prise de position qui vient avant la proposition et qui décide de la façon dont on doit la saisir et qui constitue  sa clef d’interprétation » (Latour, op. cit., 2012, p. 69).

Note de bas de page 14 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 51.

Note de bas de page 15 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 53.

La théorie de l’énonciation permet à Latour de faire exploser ce qu’il y a de plus figé dans notre monde, à savoir les institutions. Toute institution devient ainsi chez Latour une affaire de passages, de mouvements, de sauts, qui assument une certaine stabilité et une certaine forme grâce à ce que Latour appelle des prépositions13, voire des tonalitéscaractérisant ces types de passages permettant de comprendre la formation et la tenue — ou la trahison — des valeurs. Chez Latour, ce sont les types de passage et les organisations des cours d’action qui définissent les valeurs et non les valeurs qui définissent les cours d’action. Pour être encore plus précis, les valeurs sont des types de liaison et d’association qui circulent dans les cours d’action : les valeurs deviennent ainsi des fluides parcourant la trajectoire de chaque mode, l’agencement des étapes discontinues constituant la continuité de chaque mode et permettant de la caractériser14. Les valeurs sont ainsi devenues des types particuliers de continuité15.

On s’aperçoit que la théorie de l’énonciation opère utilement à des niveaux différents de celui de l’énoncé : l’énonciation est ici un moyen de dissoudre les essences en faisant éclater toute compacité — et ce, du sujet aux institutions.

2. L’originalité de Latour

Venons-en à ce que Latour rejette de la théorie classique de l’énonciation dans « Petite philosophie de l’énonciation » afin de théoriser ce qu’il appelle les « régimes d’énonciation » et qui sont devenus ensuite les modes d’existence.

Note de bas de page 16 :

 Dans Latour, op. cit., 2012.

Dans « Petite philosophie de l’énonciation », Latour part de la théorie de l’énonciation pour caractériser un certain nombre de « régimes d’énonciation » : la reproduction, la substitution, l’omission, la technique, la fiction, la science, la religion, la politique, le droit — qui seront d’ailleurs repris et ajustés16.

Note de bas de page 17 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 233.

Note de bas de page 18 :

 Latour, op. cit., 2012, p. 234.

Dans ce texte, Latour énonce explicitement ce qu’il retient et ce qu’il écarte de la théorie de Greimas afin de construire sa propre théorie. Dès la deuxième page, d’ailleurs, Latour quitte la notion restreinte (textualiste) d’énonciation. Certes, il suit le choix greimassien de rejeter le contexte d’énonciation— ce dernier n’étant d’ailleurs pas la grandeur pertinente pour sa théorie générale — et de décrire les sujets comme des produits du discours. Plus précisément, chez Latour, le sujet est conçu comme un plan n moins 1 par rapport au niveau de l’action qui est identifié au plan énonciatif n ; le sujet n’est ainsi qu’un en-deçà du point de départ, un résultat de l’action. En effet, le sujet, qui est chez Greimas un résultat du discours et non pas la source du discours, est décrit par Latour à un autre niveau, celui du cours d’action, et en l’occurrence du faire technique — car c’est là qu’il émerge : « l’auteur apprend de ce qu’il fait qu’il en est peut-être l’auteur »17 ; « Les humains sont les enfants de ce qu’ils ont travaillé »18.

Note de bas de page 19 :

 Nous reviendrons par la suite sur la relation entre débrayage et embrayage chez Latour. Mais il nous semble que chez Latour le sujet n’est finalement concerné que par l’embrayage. C’est l’action qui opère le débrayage et c’est le sujet, dans certains modes d’existence, qui l’embraie.

Note de bas de page 20 :

 Latour, op. cit., 1998, p. 3.

Note de bas de page 21 :

 La substitution ne fonctionne pourtant pas dans le mode du droit, qui est le mode de l’archive.

Note de bas de page 22 :

 Latour, op. cit., 1998, p. 4.

Dans la théorie latourienne, la notion de débrayage énonciatif explique le saut permettant au même de devenir autre19. Le devenir autre, en s’énonçant, est à la base de la théorie greimassienne de l’énonciation mais, justement, les grandeurs concernant ce saut ne sont pas les mêmes. Il ne s’agit plus, chez Latour, de repérer les traces de l’énonciation dans l’énoncé mais de suivre le mouvement des énoncés20. Les traces pertinentes ne sont plus à chercher à l’intérieur du « tout cohérent » qu’est l’énoncé mais dans le mouvement de substitution21 de ces mêmes traces : c’est par la substitution au sein d’un mouvement que ces traces deviennent reconnaissables22 — au sein d’un processus qu’on pourrait décrire davantage sur le modèle de la fuite des interprétants de la sémiotique de Peirce que sur le modèle de la schizie créatrice de Greimas.

Note de bas de page 23 :

 Latour revient d’ailleurs à ce syncrétisme seulement dans le mode de la fiction [FIC].

Note de bas de page 24 :

 Latour, op. cit., 1998, p. 4.

La mise à distance majeure de la sémiotique greimassienne classique consiste dans le refus de concevoir à la source de tout débrayage le syncrétismede la présence (je-ici-maintenant)23. Cette démarche est susceptible d’être expliquée par le fait que chez Greimas la grandeur pertinente est le discours, tandis que chez Latour il s’agit de l’existence — donc également de l’existence avant le langage, par exemple dans [REP], le régime de la répétition dans la reproduction des inertes. Mais ce refus est plus profond. La présence absolue du je-ici-maintenant ne peut que décourager le théoricien de la transformation et de la médiation. Il affirme dans l’article de 1998 : « Nous partons donc du vinculum lui-même, c’est-à-dire du passage et de la relation, n’acceptant comme point de départ aucun être qui ne soit sorti de cette relation »24.

Note de bas de page 25 :

 Latour, op. cit., 1998, p. 5.

Note de bas de page 26 :

 Latour, op. cit. 1998, p. 5.

Le saut qui va, chez Greimas, du « je-ici-maintenant » au « non-je, non-ici, non-maintenant » est trop important et trop discontinu pour que Latour puisse se l’approprier ; il substitue en effet à cette source syncrétique du je-ici-maintenant des entités diffuses : ce sont des lignes de forces ou, plus précisément, c’est « la continuité d’une force exercée »25. La forme minimale de débrayage est donc une force, voire une durée diffuse en des êtres (les inertes) qui, dans [REP], ne peuvent pas encore être distingués les uns des autres : « ils ne sont jamais au moins deux différents face à face. Ils sont toujours beaucoup plus nombreux et continus »26.

Latour décrit en effet le premier mode, la reproduction [REP], comme une durée où il n’existe ni énoncé ni symétrie entre énonciateur et énonciataire, mais bien un passage déployant la durée, à savoir un débrayage minimal (proto-débrayage). Les inertes du mode [REP] sont définis comme des marques d’énonciation ; contrairement à ce qu’il en est des lignées des vivants — qui font également partie du mode de la reproduction —, la transformation des inertes est donnée non pas par un autre corps, mais par la durée.

L’éloignement du syncrétisme de la présence, et la prise en considération tardive du langage (et notamment dans le mode de la fiction, [FIC)], sont associés à l’abandon de la référence à la langue saussurienne — un « être premier » effectivement assez lourd et abstrait car englobant la virtualité de tous les énoncés possibles. La notion de langue, générale et universelle, trahirait d’emblée la notion latourienne d’existence car elle établit que tout discours ne peut finalement qu’être produit par des opérations de sélection et de combinaison au sein d’un système fermé.

Note de bas de page 27 :

 Jacques Fontanille et Claude Zilberberg, Tension et Signification, Liège, Mardaga, 1998 ; Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Pulim, 2003 (1998).

Note de bas de page 28 :

 « Le parcours génératif serait en quelque sorte le simulacre du “mode de stockage” des composants du système et des produits de l’usage » (Fontanille, 1998, p. 272).

L’abandon de la notion de langue a, d’une certaine manière, été effectué aussi par les sémioticiens lorsqu’ils ont commencé à entendre l’énonciation comme moyen pour étudier la formation des cultures, ce qui a été proposé par Fontanille et Zilberberg et par Fontanille dans Sémiotique du discours27. Chaque fois qu’on bascule de l’énoncé dans d’autres grandeurs, que ce soit l’objet ou l’action, on doit en effet repenser le concept de langue. Dans sa théorie de la praxis énonciative, Fontanille a, par conséquent, dissout la relation entre langue et parole dans un processus à quatre mouvements, le mouvement des modes d’existence sémiotique (actualisation, réalisation, virtualisation, potentialisation)28.

Note de bas de page 29 :

 Ces différenciations progressives qui nous amènent de mode en mode se développent au cours du processus de transformation des forces en des formes à travers différents stades. Le passage des inertes aux lignées des vivants et aux techniques — qui voient surgir les quasi-objets [TEC] — peut être rapproché du parcours hjelmslevien allant de la matière à la forme par des processus de différenciation et de substantialisation ainsi que du parcours décrit dans la théorie de l’iconicité de Bordron (2011, 2013). Selon la théorie de Bordron, ce parcours procède de l’indicialité en tant que questionnement de sens à la symbolicité en tant qu’institutionnalisation du sens en passant par les opérations méréologiques de l’iconicité. Le moment phénoménologique de l’iconicité est décrit, en s’inspirant de William James, comme une série d’inflexions du flux d’expérience : des inflexions par identification et différenciation minimales, par conjonction et disjonction, par composition et décomposition de parties, par émergence de patterns, par formation de séries.

Note de bas de page 30 :

 Latour, op. cit., 1998, p. 6.

Chez Latour, il n’y a aucun système avant mais bien un continuum de lignes de forces qui permettent de faire durer les inertes. Ensuite, des lignées des vivants émergent petit à petit des différenciations, voire des transformations des forces en des formes29, qui permettront, dans les modes suivants, la distinction entre plan de l’énonciation et plan de l’énoncé ainsi qu’entre énonciateur et énonciataire — définis par Latour comme « des figures tardives »30.

Note de bas de page 31 :

 Dans Latour, op. cit., 1998.

L’abandon du je-ici-maintenant et par conséquent aussi de la source du je-ici-maintenant, le système de la langue, ainsi que du domaine du langage, permettent à Latour de partir de ce qui préexiste au langage articulé et à la communication, c’est-à-dire les articulations de forces et les lignées des vivants, caractérisées par une absence d’énoncés (dans le cas des lignées, pourtant, l’énoncé se confond avec le corps) et par l’absence d’asymétrie entre énonciateur et énonciataire. Latour explore ensuite d’autres modes où aucune différence n’est marquée entre plan de l’énonciation et plan de l’énoncé, ni entre énonciateur et énonciataire : c’est ce qu’on appelle dans L’Enquête (MET), nommé aussi « substitution », identifiable dans le « ça s’énonce »31.

Dans cette progression vers la différenciation de forces en des formes, on retrouve au départ le mode [HAB], le régime de l’« Omission » (ou Croyance) dans l’article de 1998, où l’énoncé est inassignable car il a perdu ses racines : dans l’habitude, tout apparaît comme naturel et déjà donné — c’est le domaine des essences —, où l’on a perdu toute trace du processus qui a mené à la formation du sens, et où toute forme d’énonciation est anéantie : le monde apparaît comme totalement transparent.

Note de bas de page 32 :

 Dans Latour, op. cit., 1998.

Note de bas de page 33 :

 Latour, op. cit., 1998, p. 8.

Note de bas de page 34 :

 Un véritable embrayage ne commence pas dans le mode de la Technique [TEC], mais dans le régime de la référence scientifique, [REF], où l’énonciateur s’envoie au loin pour suivre la référence et il revient. Il n’est pas exclusivement envoyé là-bas, comme dans le régime [FIC], mais il est censé revenir ici, au début de la chaîne.

C’est seulement dans le mode de la technique, [TEC], que la distinction entre plan de l’énonciation et plan de l’énoncé apparaît : cette distinction n’est plus si primitive que cela, affirme Latour. La distinction entre plan de l’énonciation et plan de l’énoncé apparaît avec le groupe des trois modes des quasi-objets ([TEC], [FIC], [REF], ce dernier étant identifiable avec le régime de la « Science »), et notamment avec la technique32. Lorsqu’un premier corps ne produit plus son semblable mais quelque chose de différent de lui, où l’on peut « distinguer ce qui passe de ceux qui passent »33, nous nous retrouvons en pays de connaissance. On se retrouve enfin en situation de dialogue, de face à face, ce qui était nié aux êtres des modes [MET] et [HAB]. Ce qui différencie les trois modes [TEC], [FIC] et [REF] de ce qui les précède est une première séparation permettant de présentifier un produit, voire un quasi-objet, par déplacement d’un corps dans un matériau. Si, dans le cas des forces peuplant le mode [REP], il s’agissait de durer dans le continuum, la perspective de ces forces étant myope, avec les quasi-objets, la pérennisation des humains est assurée par des sauts (se lancer vers un autre que nous, vers le lointain). Selon Latour, les objets ont enfin permis de nous pérenniser. Ici la perspective a changé : en rentrant dans le régime de l’objet, le point de vue n’est plus myope et horizontal, mais de survol. Comme cela a déjà été dit auparavant, le quasi-objet produit dans [TEC] produit à son tour l’instance qui l’a fabriqué, un quasi-sujet34. Nous allons à présent explorer les relations entre la théorie de l’énonciation et la notion de sujet.

3. Le sujet encyclopédique d’Umberto Eco

Note de bas de page 35 :

 Patrizia Violi, « Il soggetto é negli avverbi. Lo spazio della soggettività nella teoria semiotica di Umberto Eco », E/C. Rivista on-line dell’AISS Associazione Italiana di Studi Semiotici, 2005. URL : http://www.ec-aiss.it/index_d.php?recordID=370

Du côté de la sémiotique héritière de Peirce, la théorie de l’énonciation de Benveniste et de Greimas est décrite comme s’appuyant sur un acte de rupture originaire, une chute marquant le passage entre énonciation et énoncé, voire plus précisément entre ce que Patrizia Violi décrit comme un passage entre le sujet transcendantal husserlien (conscience synthétisante) et les objets de son jugement et de sa prédication, les produits langagiers35. Violi affirme à ce sujet :

Note de bas de page 36 :

 Patrizia Violi, op. cit., 2005, p. 4, nous traduisons.

Le sujet peut rendre possible la mise en discours de la langue, à savoir le passage entre le système entendu en tant qu’inventaire classificatoire vers l’énonciation, exclusivement en raison de sa transcendance ; cette transcendance, en garantissant l’apparition d’une subjectivité abstraite et universelle, fonde l’espace où l’être peut émerger dans la langue.36

Note de bas de page 37 :

 Pour une définition de « préposition », voir Latour (2012, p. 69-70 et p. 74). Il s’agit par exemple du moyen pour le droit, de la preuve pour la science, de la prédication pour la religion : « De toute situation, nous dirons donc qu’on peut la saisir d’abord sous le mode [RES] — on va déployer son réseau d’associations aussi loin qu’il le faudra — puis sous le mode [PRE] — on va s’attacher à qualifier le type de connexions qui permet son extension. Le premier permet de capter la multiplicité des associations ; le second la pluralité des modes repérés au cours de l’histoire compliquée des Modernes » (Ibidem, p. 74). Voir aussi p. 78 : « Comprendre rationnellement quelque situation que ce soit, c’est à la fois déployer son réseau et définir sa préposition, la clef d’interprétation dans laquelle on doit la saisir ([RES][PRE]) ».

Chez Latour, il n’y a pas de rupture originaire, mais bien un processus d’émergence de formes à partir des forces. Les formes que chaque mode déploie sont maintenues et nourries par des sauts. Ce qui guide ces sauts, ce sont les prépositions, qui modalisent le parcours sans pour autant que la préposition occupe une position hiérarchiquement supérieure par rapport à ce qui la « suit », qu’elle développe et débraye. Les prépositions sont des clés d’accès des modes d’existence, voire des points de vue privilégiés par la conduite du cours d’action définissant chaque mode. Chaque préposition pré-figure ce qui va suivre et le modalise37. Les prépositions sont déjà immergées dans les cours d’action : il est par conséquent possible pour Latour de rechercher des conditions de félicité et d’infélicité de chaque mode d’un point de vue pragmatique, inspiré de William James : ces conditions de félicité et d’infélicité ont remplacé les conditions de possibilités chères à la théorie greimassienne.

Note de bas de page 38 :

 Claudio Paolucci, Strutturalismo e interpretazione, Milan, Bompiani, 2010(a).

Note de bas de page 39 :

 Paolo Fabbri s’est toujours opposé à toute possibilité de reconnaître dans le système de Peirce une quelconque référence à une instance-guide du sens, voire à une instance-point de vue : dans (Fabbri 1998), il affirme que les parcours de la sémiosis chez Peirce et Eco sont aveugles : chez Peirce, le sens se ferait tout seul et il n’y aurait par conséquent pas de place pour concevoir une théorie de l’énonciation.

Les critiques de la théorie de l’énonciation de Greimas viennent aussi d’autres chercheurs proches de Peirce et d’Eco. Claudio Paolucci, dans son ouvrage Strutturalismo e interpretazione, rapproche la théorie de l’énonciation de Latour, qu’il appelle une théorie des absents et des lieutenants, de la théorie de la fuite d’interprétants de Peirce et d’Eco38. Cette théorie n’a d’ailleurs jamais été formulée comme une véritable théorie de l’énonciation mais comme un fonctionnement général de la sémiosis, voire comme une théorie de la médiation39.

Note de bas de page 40 :

 Paolucci, op. cit., 2010(a).

Note de bas de page 41 :

 Latour, op. cit., 2012. Les traductions à l’intérieur des chaînes et le saut qu’on opère dans la transformation entre un être et l’autre, ne sont pas forcément précisés dans Latour (2012), sauf dans l’exemple de la montagne et de la carte au début de l’ouvrage. Il faut chercher ailleurs pour suivre à la trace les mouvements des intermédiaires. Voir, en ce qui concerne la chaîne du référent en sciences, Latour (2001) et Latour et Hermant (1998).

Les héritiers de Peirce et d’Eco, et notamment Paolucci40, rapprochent la théorie des signes de Peirce et d’Eco de la théorie des chaînes des délégués et des absents de Latour. En effet, chez Peirce et chez Eco, le saut entre un signe et un autre, entre un interprétant et un autre, est produit par un changement de point de vue, par une nouvelle lumière qui vient s’ajouter à la précédente. C’est par les changements de perspective et de pertinence qu’il devient possible de décrire le parcours au sein de la sémiose peircienne et de l’encyclopédie échienne, qui est à entendre à l’instar d’un espace multidimensionnel du sens et de la connaissance partagée, visualisable par Eco en un rhizome. Rhizome (et pas arbre), car la relation du sens est toujours triadique : l’interprétation est le passage d’un point à un autre à travers un troisième point (un interprétant) qui les met en rapport, en tant que médiation entre eux. Chez Peirce, chaque signe est ainsi susceptible de donner vie à une chaîne théoriquement infinie d’interprétations et de traductions. Par « signe », on entend des grandeurs diverses : des textes mais aussi des portions d’expérience, ainsi que le sujet lui-même, conçu comme médiation. Les sauts sont donc expliqués par Peirce et Eco à travers la notion d’interprétant ; tandis que chez Latour, c’est la prépositionqui oriente la chaîne qui offre le point de vue sur la suite des transformations41.

Comme la notion de chaîne d’interprétants peircienne se rapproche de la chaîne latourienne des délégués et des transformations, il en va de même de leur contraire, à savoir leur figement. La notion d’habitude chez Peirce ressemble de près à la notion offerte par Latour dans [HAB]. Peirce la décrit comme le lieu de figement provisoire des chaînes d’interprétants. En effet, chez Peirce, la sémiosis est, théoriquement, illimitée. Dans la pratique, cependant, elle est limitée par l’habitude, que Peirce appelle « l'interprétant logique final » : il s’agit en effet de l’habitude d'attribuer telle signification à tel signe dans un contexte qui nous est connu. L'habitude figeprovisoirement le renvoi infini d’un signe à d’autres signes ainsi que, plus spécifiquement, toutes sortes de « réponses » comportementales face à une situation récurrente.

Après ce rapide excursus, venons-en à la question du sujet.

Note de bas de page 42 :

 Violi, op. cit., 2005.

Si, chez Greimas, l’instance d’énonciation, le je-ici-maintenant, peut être conçue comme un sujet transcendantal (dans la lecture de Patrizia Violi, descendant du sujet-conscience husserlien), chez Latour le sujet est positionné sur un plan moins 1, résultat de son discours et de son expérience : il n’est jamais à la source du mouvement. Le développement des modes montre que le sujet prend forme par stratification de couches d’existence allant d’une durée pré-subjectale [REP], en passant par son étrangeté à lui-même [MET], jusqu’au mode qui le caractérise comme personne pleine dans le fait religieux [REL]. L’intensité maximale de la présence du sujet ce n’est pas le je-ici-maintenant originaire mais le « je t’aime », voire la présence dans les relations amoureuses [REL]. Ce qui était une présence originaire devient chez Latour le régime de la présence amoureuse, de l’événement et du questionnement religieux. En somme, chez Latour, le sujet est composé par les différentes expériences organisées par les modes, où il se déploie en tant que multiplicité continue, en tant qu’individualité, en tant que collectif, en passant par différents degrés d’intensité de la présence. Or, ce sujet dispersé, diffus, stratifié par les couches des modes, est très proche de la notion de sujet dans la sémiotique d’Eco, où le sujet, comme le dit Violi, est repérable non pas dans le système des pronoms mais dans les adverbes, voire à la périphérie du langage42 :

Note de bas de page 43 :

 Violi, op. cit., 2005, p. 2, nous traduisons.

Le sujet est défini par le processus même de la sémiosis, et coïncide avec l’activité, entièrement culturelle, de la « segmentation historique et sociale de l’univers » (Eco, Trattato di semiotica generale, 1975, p. 377). Il est donc essentiellement un mode de voir le monde, une manière de « segmenter l’univers et d’associer des unités expressives à des unités de contenus, tout au long d’un travail où les concrétions historico-systématiques se font et se défont sans cesse ». Le sujet dans le Trattato di semiotica generale, dans le double sens d’argument et de protagoniste, n’est rien d’autre que la sémiosis elle-même, qui coïncide avec les processus de création et production du sens, selon une perspective entièrement peircienne.43

Note de bas de page 44 :

 Umberto Eco, Semiotica e filosofia del linguaggio, Torino, Einaudi (trad. fr. Sémiotique et Philosophie du langage, Paris, PUF, 2001 (1984).

Et voici ce que dit Eco lui-même du « signe comme moment » dans Sémiotique et philosophie du langage44 :

Note de bas de page 45 :

 Eco, op. cit., 1984, p. 61, nous soulignons.

Le signe comme moment (toujours en crise) du processus de sémiosis est l’instrument par lequel le sujet-lui-même se construit et se déconstruit perpétuellement. [...] Le sujet est ce que les processus continuels de ré-segmentation du contenu le font être [...] Nous sommes, en tant que sujets, ce que la forme du monde produite par les signes nous fait être. Nous sommes peut-être, quelque part, la pulsion profonde qui produit la sémiosis. Mais nous nous reconnaissons uniquement comme sémiosis en acte, système de signification et processus de communication. Seule la carte de la sémiosis, telle qu’elle se définit à un stade donné de l’aventure historique (avec les scories et les déchets de la sémiosis précédente qu’elle traîne derrière elle) nous dit qui nous sommes et ce que (ou comment) nous pensons.45

Note de bas de page 46 :

 Violi, op. cit., 2005, p. 4, nous traduisons. Dans cet article, Patrizia Violi montre aussi les similitudes entre la théorie des modes de production du signe (Eco, 1975) et les théories post-greimassiennes de la praxis énonciative telles que celle de Fontanille (1998). A ce propos, voir aussi Valle (2005, 2007).

Le sujet se confond ainsi avec la sémiosis elle-même : surtout, comme l’affirme Violi, le sujet n’est « ni instance de l’individuel ni instance du transcendantal, mais bien réseau de relations multiples qui a la forme ouverte et rhizomique de l’encyclopédie, et qui s’identifie avec les scories et les déchets de l’histoire qui l’a produit »46.

3.1. Le sujet en tant qu’« occupant sans position fixe » 

Si Greimas fonde sa théorie de l’énonciation sur la schizie entre énonciation et énoncé, par contre Eco ne conçoit pas une origine qui précéderait les parcours du rhizome de l’encyclopédie, si ce n’est l’histoire des cultures. Le sujet est ainsi le résultat des explorations et des parcours au sein de l’encyclopédie, où les textes assument le rôle de lieux de croisements en devenant des points de stabilité où se figent les pratiques sociales et culturelles.

Note de bas de page 47 :

 Paolucci, op. cit., 2010(a).

De ce même point de vue, comme l’affirme Claudio Paolucci47, la théorie latourienne exposée dans « Petite philosophie de l’énonciation » correspond davantage à la description du sens donnée par Peirce et par Eco : sur cet élan, le projet de la sémiotique de Claudio Paolucci consiste à dépersonnaliser la subjectivité énonciative et à la délocaliser. Paolucci repart ainsi de la théorie de Benveniste et affirme que, tout en se disant structuraliste, le linguiste français construit sa théorie de l’énonciation sur l’ancrage extralinguistique : la théorie de l’énonciation ne serait pas, contrairement à Latour, une théorie des absents, des délégués en chaîne, mais plutôt une théorie de la présentification de l’absence. Chez Benveniste, les absents, les troisièmes personnes, le sont toujours par rapport à des présences, à des sujets en situation de communication, à des configurations je-tu qui « prennent l’initiative » sur la langue et par rapport auxquelles la troisième personne n’est qu’un produit secondaire. Cette catégorisation de la personne à partir de la situation de communication « je-tu », trahirait un reste de transcendance chez Greimas également. La suprématie du je chez Benveniste et chez Greimas ne permettrait ni de respecter les règles du structuralisme, ni l’immanentisme.

Note de bas de page 48 :

 Idem.

Greimas a en effet défendu que la source de tous les simulacres discursifs résidait dans le je-ici-maintenant, ce qui fait que l’ancrage du discours est finalement toujours une situation originaire, et externe à l’énoncé. Cela implique aussi une hiérarchie entre le je-tu et la troisième personne, cette dernière étant toujours un produit dérivé de l’ancrage à la situation originaire je-tu — qui appartient évidemment à un niveau « de réalité » hiérarchiquement supérieur. Paolucci propose ainsi de s’éloigner de la tradition benvenistienne et d’inverser la référence. Il faudrait non pas mettre au premier plan le je-tu de la situation d’énonciation mais une instance impersonnelle. En partant de la logique des relatifs de Peirce et Tesnière, Paolucci48 affirme que le sujet ne doit pas être conçu comme une « instance vide » (le sujet transcendantal husserlien dont parle Violi) mais comme un « occupant sans position fixe ». Cela voudrait dire que l’événement impersonnel est premier et les subjectivités qui l’incarneraient sont secondes et occupent les positions actantielles ouvertes par l’événement. Paolucci appelle cette inversion de perspective « une tension vers la périphérie » : on n’organise plus le langage en fonction du centre déictique d’énonciation (je-ici-maintenant) mais on déplace toute consistance du sujet dans les adverbes, dispersés à la périphérie de l’encyclopédie.

Note de bas de page 49 :

 Christian Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991.

La théorie de Paolucci s’inspire de la théorie de l’énonciation impersonnelle formulée par Christian Metz en 1991 dans L’énonciation impersonnelle ou le site du film49. Ici, Metz refuse de s’appuyer sur les déictiques et sur les embrayeurs du langage et affirme que l’énonciation se confond avec une propriété de l’énoncé, et précisément avec la « propriété de l’énoncé de parler d’énonciation ». Chez Metz, l’énonciation impersonnelle coïncide avec l’énoncé et, plus précisément, avec un énoncé qui parle de l’acte qui l’a produit. En même temps, la théorie de l’énonciation impersonnelle de Metz n’est pas sans incidence sur la manière dont les motifs, les formes stéréotypées, les configurations énonciatives culturalisées ont été utilisées par les énoncés filmiques. L’énonciation ne concerne plus les catégories de la personne je-tu, ni les déictiques d’espace et de temps : l’énonciation coïnciderait, en revanche, avec une praxis qui participe à la construction des genres, des styles, des grammaires socioculturelles en contribuant elle-même a déformer le stock encyclopédique des signifiés.

Note de bas de page 50 :

 Il y a un lieu d’ajustement que Fontanille appelle « la praxis énonciative » et qui est dynamisée par la pratique et la stratégie, ce que Lotman appelle « la culture » avec ses mouvements d’assimilation et de rejet de l’altérité, tandis qu’Umberto Eco l'appelle « l’encyclopédie » à la suite des travaux de Peirce sur l’habitus et la croyance (voir Paolucci 2010b).

Afin de concevoir une sémiotique des pratiques, Paolucci utilise la théorie de Metz et affirme que les « effets de sujets » circulent comme des virtualités actantielles (humaines et non-humaines) organisant le sens à partir d’un mouvement premier qui est identifié comme un événement impersonnel : l’action50.

Dans la théorie de la praxis énonciative de Fontanille, le point de vue est également impersonnel (il s’agit de stocks de contenus qui se réalisent, actualisent, virtualisent et potentialisent réciproquement). La praxis énonciative se débraie en ce que Paolucci appelle un événement, qui distribuera ensuite les positions actantielles pertinentes à l’étude de la signification.

Ce changement de perspective implique que la source du débrayage n’est plus un sujet énonciateur mais l’événement en soi. L’événement, entendu comme une instance impersonnelle, traverse les différents types de textualités et d’institutions : la proposition de Paolucci concerne en somme une distribution de positions actantielles à partir des parcours/événements au sein du rhizome encyclopédique.

Dans la théorie de Fontanille, non seulement au niveau général de la praxis énonciative, qui reformule la relation saussurienne langue-parole en une relation entre formes et opérations, mais aussi aux niveaux des pratiques et des formes de vie, les énonciations sont enchaînées et superposées les unes aux autres et la singularité de tout acte énonciatif ne devient pertinente que dans un second temps.

3.2. Les développements récents de la théorie fontanillienne des pratiques

Note de bas de page 51 :

 Jacques Fontanille, « L’énonciation pratique : exploration, schématisation et transposition », Compléments aux actes de colloque Communication multimodale et collaboration instrumentée. Regards croisés sur Énonciations, Représentations, Modalités, ULg, 2014.

Avant de conclure notre propos, nous voudrions en venir rapidement à un travail récent de Fontanille qui a pour titre « L’énonciation pratique : exploration, schématisation et transposition »51. Ce texte nous semble ajouter un point de vue important à la théorie de Latour et à la sémiotique post-peircienne italienne contemporaine qui met en avant l’énonciation impersonnelle.

Note de bas de page 52 :

 Fontanille, op. cit., 2014, p. 3, nous soulignons.

Fontanille conçoit les modes d’existence de Latour comme un cadre de référence pour une typologie des « modes de signifier ». Ses propositions sur la manière d’étudier les pratiques sont en partie inspirées des chaînes caractérisant chaque mode d’existence et notamment du problème de l’origine des chaînes, voire de l’énonciation/auto-énonciation des modes. En épousant le même défi que Latour, à savoir la non-distinction entre sujet et objet et entre nature et connaissance de la nature, Fontanille revient sur le fait que Latour considère « qu’il y a “instauration” des modes d’existence, par intensification de leur présence, jusqu’à leur manifestation observable »52.

Fontanille essaie de caractériser cette intensification de la présence et de comprendre la manière dont la signification de la pratique émane d’elle-même à partir des formes d’agencement des cours d’action et des organisations stratégiques — les stratégies pouvant être entendues comme des concurrences/superpositions/croisements entre pratiques différentes.

Fontanille, en suivant Latour, affirme dès le début de son texte que nous n’avons pas besoin d’une distinction entre perspectives objectale et subjectale comme conditions préalables de l’analyse :

Note de bas de page 53 :

 Op. cit., p. 2, nous soulignons.

Les pratiques sont des cours d’action ouverts aux deux bouts de la chaîne, dont la classe thématique est identifiable à une détermination extérieure, mais dont l’« objet » (et par conséquent le « sujet » qui le vise) reste indéterminé et labile tout au long du cours d’action, tout au moins aussi longtemps que la signification de ce dernier n’est pas définitivement fixée, de l’intérieur de la pratique même, par les acteurs eux-mêmes. C’est pourquoi la signification des pratiques ne peut être élaborée à distance, parce que le point de vue distant et débrayé ne saisit rien qui relève en propre du « sens pratique ».53

Fontanille conçoit donc une analyse en immersion (embrayée), où le caractère subjectal ne pourra apparaître qu’a posteriori : si tout était fixé dès le début, un sujet, un objet, alors nous serions encore pris dans une perspective narrative.

Note de bas de page 54 :

 Op. cit., p. 4.

Mais comment expliquer cette intensification de présence qui nous amène d’un mouvement général de durée, de persistance, voire d’existence qui maintient le cours d’action contre tous les aléas et les obstacles, vers la signification ? Fontanille affirme que la signification d’une pratique émerge de l’intérieur de la pratique elle-même, par un parcours d’instauration, l’instauration étant la forme la plus générale et primaire de l’énonciation :» la signification émerge de la dynamique d’un cours d’action, et de l’activité d’une instance qui est elle-même en cours d’instauration »54.

De ce mouvement d’instauration découle la recherche d’actants auxquels on pourrait imputer le franchissement des obstacles et la continuation du cours d’action. Mais, au moment même de l’instauration, l’instance d’imputation reste diffuse, plurielle, et confond par définition, notamment les acteurs eux-mêmes et l’analyste. Cette instauration, dit Fontanille, est bien une énonciation impersonnelle, diffuse – sans identités posées a priori –, et en mouvement.

Pour expliquer l’émergence de formes et de positions actancielles à partir de cette énonciation impersonnelle, Fontanille revient à la praxis énonciative, elle aussi impersonnelle, qui agit par des opérations de tri qui hiérarchisent plusieurs formes censées s’actualiser en en virtualisant d’autres. Mais ce principe d’instauration ne se suffit pas à lui-même et Fontanille propose de se servir de la notion d’expérience qui, pas plus que l’existence, ne suppose de sujet et d’objet a priori– et plus précisément de son fonctionnement de pure « auto-affection ». L’expérience, en somme, serait l’expérience de l’immersion dans l’existence et le plan d’immanence à partir duquel peut s’instaurer le sens des pratiques.

Fontanille articule cette expérience en deux moments : la réflexion et l’exploration. Le premier affect (réflexif) est une demande de sens, à laquelle répond une exploration de cet affect.

Note de bas de page 55 :

 Op. cit., p. 10.

Dans la réflexion on peut apercevoir deux pôles : le premier est affectant, le second est affecté, ce qui permet de concevoir un premier stade de la stabilisation de formes, voire des procédures d’iconisation qui assurent la reconnaissance des phases et moments du cours pratique : « La réflexion forme et déforme des schémas et des modèles, et l’on peut considérer à cet égard que l’énonciation comporte une dimension de modélisation interne » de l’action55.

Si l’on a ces deux pôles, affectant et affecté, comme premier moment de la prise de formes de l’expérience, cette dernière possède encore un caractère impersonnel, diffus et multiple.

La seconde articulation, que Fontanille appelle l’exploration, est le déploiement de la réflexivité et elle s’étend de l’activité épilinguistique, interne à l’usage lui-même, à celle finale, métalinguistique, de l’analyste qui explore la pratique. Dans la phase de l’exploration, l’écart entre les rôles affectant et affecté augmente, les rôles actanciels sont distribués sur des acteurs distincts. L’exploration permet ainsi de dépasser les limites d’une instauration impersonnelle du sens et convoque à la fin du parcours allant de l’expérience pratique au sens pratique, les observateurs des pratiques et les analystes qui sont censés animer et développer l’activité épisémiotique des acteurs eux-mêmes. Fontanille précise à ce propos qu’il ne faudra pas ici supposer un niveau de pertinence différent du précédent et une instance d’observation débrayée, mais une complexification de la scène pratique et stratégique elle-même, ainsi qu’un enrichissement systématique de ses procédures d’exploration et de sa dimension épisémiotique. L’analyse en immersion des pratiques fait donc partie de leur énonciation-instauration. Si elle se situait en surplomb et dans une position métasémiotique, elle manquerait ce qu’il y a de pratique dans le sens pratique. Cette position surplombante et métasémiotique est toujours accessible, mais comme résultat final de l’analyse, et non comme principe ou posture méthodologiques.

4. Conclusions

On voit assez clairement que les relations entre sémiotique et philosophie latourienne à partir de la théorie de l’énonciation sont multiples et pertinentes et que leur examen laisse entrevoir des croisements de pensée majeurs.

Dans notre parcours, nous avons rapidement quitté l’acception restreinte d’énonciation (énonciation énoncée) et nous avons remarqué que plusieurs théories de l’énonciation élargie, entendue comme lieu d’explication de la production du sens à différents niveaux de pertinence, convergent vers une vision impersonnelle du sens, dont le sujet est une articulation tardive. Les approches de Paolucci et de Fontanille se rejoignent sur la question de l’événement, ce dernier étant un « premier ». Il se caractérise comme mouvement diffus, multiple – ce qui correspond d’ailleurs à l’indicialité dans le système de Bordron et à la « force qui s’exerce » chez Latour –, et lors d’un parcours d’intensification de la présence, et iconisation de forces en des formes, nous obtenons ce que Paolucci appelle la « distribution des positions actancielles ». Du côté de Paolucci, il y a comme fond une encyclopédie et des parcours exploratoires en son sein ; chez Fontanille, une praxis énonciative régie par les modes d’existence au sens sémiotique du terme (réalisation, potentialisation, virtualisation, actualisation).

Note de bas de page 56 :

 Fontanille, op. cit., 2014.

Pour Fontanille, l’énonciation impersonnelle sert autant à explorer les mouvements de la praxis énonciative qu’à analyser les premières configurations d’une situation et d’une pratique singulières56 où les moments de l’auto-affection (réflexivité) et de l’exploration permettent de concevoir le point de vue de la pratique successivement de l’intérieur (mouvement diffus, épisémiotique) et de l’extérieur (distinctions de positions subjectales et objectales, métasémiotique).

En se situant toujours dans le même domaine de l’énonciation élargie, chez Latour, l’énonciation ne sert jamais à comprendre une situation singulière, mais elle permet d’expliquer le passage d’un mode d’existence, d’une organisation de sens à l’autre ; elle assure aussi une stabilité au sein de chaque mode d’existence, notamment en raison parce que le débrayage ouvre la chaîne de transformations, et que le mouvement d’embrayage permet d’en reconstruire et d’en stabiliser la forme qui la caractérise.

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