L’ambassade des signes
Essai de métaphysique diplomatique

Patrice Maniglier

Université Paris Ouest

https://doi.org/10.25965/as.5872

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

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Texte intégral

Je ne viens pas ici défendre une thèse. Je viens humblement mandaté par un être trop souvent méconnu, ignoré, méprisé par les longs siècles de notre tradition intellectuelle. Je viens parce que j’ai entendu qu’on se proposait ici de régler des différends métaphysiques, d’écouter les offensés de la réalité, de ménager une place aux êtres jusqu’alors écrasés par la loi du Monoontisme. Cet être qui m’envoie, c’est le Signe. Vous vous étonnerez peut-être que je le dise oublié, méconnu, bafoué. Il est vrai qu’on l’a souvent mobilisé quand il était question de l’Être. Mais c’était pour se demander si l’on pouvait accéder à l’Être directement ou si l’on devait se contenter d’analyser nos manières de signifier. Rarement s’est-on interrogé sur l’être même du signe. On l’a pris pour une réalité matérielle tout à fait ordinaire, à laquelle s’ajouterait seulement une « signification ». On a beaucoup débattu de la nature de cette relation et surtout du statut métaphysique de cette signification : certains y voyaient des êtres idéaux dont l’existence disqualifiait celle des êtres sensibles, d’autres des représentations mentales, d’autres encore de simples effets de consensus entre des acteurs humains. Mais qui s’est douté que le signe lui-même puisse être plus étrange encore, plus énigmatique, et même plus idéal, que cette fameuse « signification » ?

Note de bas de page 1 :

 Je dois à la mémoire des choses académiques de dire d’emblée que j’ai tenté moi-même de répéter la parole de Saussure, si mal entendue, dans un texte qui s’intitulait, précisément, L’être du signe, qui était ma thèse de doctorat en philosophie (présentée sous ce titre à l’université de Nanterre en 2002), qui est depuis devenu un livre sous le titre La Vie énigmatique des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, Léo Scheer, 2006. Je n’ai pas l’impression que le message ait été mieux entendu.

Note de bas de page 2 :

 Voir les remarques de Robert Henry Robins, Brève Histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky, Paris, Seuil, 1976, p. 146.

Note de bas de page 3 :

 Ferdinand de Saussure, Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 220.

Note de bas de page 4 :

 Sur cette notion, je me permets de renvoyer encore à un de mes propres textes : « Manifeste pour un comparatisme supérieur en philosophie », Les Temps Modernes, 682, 2015.

En vérité, nous avons un Prophète. Son nom est Ferdinand de Saussure. Il est le premier à avoir eu la révélation de ce qu’on peut appeler l’être du signe1. C’est lui qui a, sinon le premier (car comme dans toutes les révélations vous pouvez trouver des avant-coureurs, et en l’occurrence nous sommes plutôt bien lotis, car pouvons remonter jusqu’à l’Inde ancienne2), du moins qui a le plus systématiquement exprimé l’ivresse métaphysique que le signe inspire à ceux qui le voient : « Quiconque, écrivait-il, pose le pied sur le terrain de la langue peut se dire qu’il est abandonné par toutes les analogies du ciel et de la terre »3. Ceux d’entre vous qui comme moi viennent ici pour témoigner humblement en faveur d’êtres souvent mal saisis reconnaîtront sans peine en ces mots le symptôme de toute crise métaphysique : celle-ci n’est jamais qu’une crise de toutes les analogies, l’expérience d’un donné qui ne trouve aucune place dans le réseau catégoriel dont nous disposons4.

Note de bas de page 5 :

 La métaphore de la maison, voire de l’urbanisme, est présente dans l’Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012, p. 34, et d’ailleurs je ne pense pas qu’elle soit une métaphore.

Note de bas de page 6 :

 Je me permets donc de dire au passage que j’espère n’avoir offensé personne en parlant de « réalité matérielle ordinaire » : je sais bien qu’il y a là des êtres très subtils et éventuellement très différents les uns des autres sous ce qu’on appelle « matière ». Mais je ne crois pas qu’un relatif manque de discernement envers des êtres moins attachants implique de les avoir écrasés.

Je vous propose donc, en toute bonne foi et en totale charité, un examen : je voudrais savoir si cet être singulier auquel je tiens particulièrement (et que je connais aussi sans doute particulièrement, car l’amour est une forme de connaissance), si cet être, donc, qu’est le signe, peut trouver sa place dans la maison que l’Enquête sur les modes d’existence s’est proposée de bâtir pour tous les êtres5. J’examinerai ce qu’il faut éventuellement modifier de ce bâtiment pour qu’un accueil soit fait à mon être, sans que celui-ci n’en écrase d’autres (autrement dit en respectant le cahier des charges diplomatique qui nous est proposé6) – ou si, une fois de plus, je dois me résigner à voir mon être chassé de la maison commune, condamné à errer, spectral, aux confins de ce qu’on appelle Réalité, même de cette réalité généreusement multipliée que nous propose l’Enquête sur les modes d’existence.

Note de bas de page 7 :

 Cette thèse apparaît en plusieurs endroits, mais jamais aussi clairement que dans l’entrée « Enonciation » de la colonne V du site modesofexistence.org, où il est écrit : « Dans cette enquête on peut presque prendre pour synonyme être et énonciation puisqu’il est de la nature d’un être de s’énoncer ». Voir aussi EME, p. 287 sq. sur le fait que les vivants, les rochers, etc. aussi parlent en un certain sens (nous reviendrons sur cette idée).

Pour accomplir cette tâche, il faut avant tout reconnaître que la notion de signe a, dans l’Enquête, une place complexe, car elle désigne à la fois un cas particulier au sein d’un certain mode d’existence, nommément une forme particulière de « fiction » [FIC], et en même temps un concept du métalangage, désignant quelque chose de toute existence (car tout être est expressif), bref un autre nom de l’être7. A ces deux niveaux, le second étant d’ailleurs plutôt celui d’une conflagration des niveaux, nous devons demander si notre être se trouve sauvé. Cela donne le cahier des charges qui va nous occuper. Je reconnais que ce travail sera parfois ingrat, d’une technicité un peu pénible, malgré les efforts que je ferai pour la réduire. Mais j’espère, chers délégués, que vous trouverez comme moi que ce long examen n’est pas en vain : pour ma part, non seulement j’y ai appris des choses sur les êtres mêmes qui m’occupent et me portent depuis tant d’années, mais je crois y avoir mieux compris ce qu’être veut dire.

1. Le signe et la figure

Note de bas de page 8 :

 Il n’est jamais nommément cité, mais on le reconnaît facilement dans un passage où lorsque l’on se moque à la fois de « l’arbitraire du signe », de la notion de « structure », de l’opposition du « signifiant » et du signifié (p. 259-260).

Note de bas de page 9 :

 Voir notamment Claude Lévi-Strauss, L’Origine des manières de table, Paris, Plon, 1968, p. 164 et Anthropologie structurale Deux, Paris, Plon, 1973, p. 170 : j’ai développé cette interprétation de l’usage du concept de signe par Lévi-Strauss dans plusieurs textes, voir notamment La Vie énigmatique, op. cit., p. 467.

Je dois reconnaître que mon prophète n’est pas très bien traité dans l’Enquête8. Mais cela importe peu. Ma question n’est pas scientifique : elle ne vise pas à évaluer la valeur de vérité de ce texte au regard de ce dont elle parle ; elle est diplomatique et vise la survie de mes êtres dans l’articulation commune. Je m’emploierai donc seulement à vérifier que ce protocole assure la singularité à la fois admirable et inquiétante de ces êtres que sont les signes. Il faut dire que les choses ne s’engagent pas formidablement. L’Enquête semble au premier regard s’ingénier à humilier mes êtres, puisqu’elle n’en fait qu’un cas particulier de ce qu’elle appelle « fictions ». Or on sait que, à l’inverse, la tradition « structuraliste », celle qui, dit-on, s’est revendiquée de Ferdinand de Saussure, avait semblé redéfinir les entités narratives comme des signes. Non pas, d’ailleurs, contrairement à l’opinion reçue, parce qu’elle leur attribuait une fonction de communication, mais parce qu’elle y reconnaissait, justement, une singularité ontologique. C’est ainsi que Lévi-Strauss expliquait que l’analogie d’un personnage de fiction avec un phonème se justifiait par ceci qu’on ne pouvait pas être assuré de l’identité d’un personnage de fiction par ses seules propriétés apparentes, car ce qui apparaissait comme un porc-épic en tel contexte pouvait n’être que la variante de ce qui était ailleurs un oiseau – l’identité d’un objet mythique tenant plutôt au système des différences dans lequel il s’inscrit9. Or l’Enquête affirme au contraire que le signe est, du point de vue de son ontologie, un cas particulier des fictions. Mais ce n’est pas là une raison pour ne pas ratifier cette proposition : il n’est pas dans mon intention d’assurer la prééminence de mes êtres ; je tiens juste à ce qu’ils soient respectés dans leur singularité. Et de ce point de vue, on va le voir, le protocole de paix qu’avance l’Enquête est beaucoup plus satisfaisant que ce que la tradition nous a proposé. On verra aussi cependant qu’il reste problématique.

En faisant du signe un cas particulier de « fiction », l’Enquête évite du moins de commettre le plus commun des torts que l’on a fait subir à mon être, qui est de le rabattre sur une relation entre deux termes, l’un, matériel, et l’autre, idéel. Voici ce qui y est écrit :

Note de bas de page 10 :

 Bruno Latour,Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012, p. 262.

La célèbre distinction du « signifiant » et du « signifié » – l’anode et la cathode, dit-on, de toutes nos énergies symboliques – revient à répéter pour un signe ce que nous avons dit des êtres de la fiction. On y retrouve la même vibration du matériau et de la figure, et la même impossibilité de les détacher l’un de l’autre. La distinction est importante, certes, mais parce qu’elle désigne le cas particulier de l’être de fiction dont la vibration permet d’être toujours saisissable – ou, plutôt, insaisissable par définition – soit comme matériau tordu vers la forme – le signifiant – soit comme forme inséparable du matériau – le signifié –, sans contact direct avec le référent, lequel n’est pas le « monde réel », mais le résultat simplement entrevu de la prolifération des autres modes d’existence – et que la fiction prend toujours, en effet, de biais.10

Note de bas de page 11 :

 L’expression est de Troubetzkoy, in « La Phonologie actuelle », in Essais sur le langage, présentés par Jean-Claude Pariente, Paris, Minuit, 1969, p. 149.

En interprétant la distinction du signifiant et du signifié comme celle d’un matériau et d’une forme, l’Enquête évite ce que Saussure appelait la conception de la langue comme nomenclature, celle qui rabat la dualité du signe sur la distinction de la « forme » et du « sens ». A cette conception Saussure objectait un fait qui a rarement été relevé tant toute sa puissance, à savoir que même la partie soi-disant « matérielle » du signe est « intégralement psychique » (la tradition phonologique tirera les conséquences de cette thèse en séparant le phonologique du phonétique et en parlant des « idées phoniques »11), de sorte que le signe est une « entité double », et non pas l’association de deux termes. Cet aspect semble heureusement préservé dans l’interprétation des signes comme fictions. Ces êtres sont en effet caractérisés par l’inséparabilité de deux éléments : une fiction, toujours, tend vers une forme, mais on ne peut jamais ni trouver une forme toute faite dans le « matériau », ni la séparer complètement de ce matériau.

Note de bas de page 12 :

 B. Latour, op. cit., 262.

À chaque fois qu’un petit amas de mots fait saillir un personnage ; chaque fois que de la peau tendue d’un tambour on tire aussi un son ; chaque fois que d’un trait sur une toile on extrait en plus une figure ; chaque fois qu’un geste sur scène engendre par surcroît un personnage ; chaque fois qu’un morceau de glaise fait naître par addition l’ébauche d’une statue. Mais c’est une présence vacillante. Si l’on ne s’attache qu’au matériau, la figure disparaît, le son devient bruit, la statue devient glaise, le tableau n’est plus qu’un barbouillage, les mots se réduisent à des pattes de mouche, l’acteur reste en place, les bras ballants, une vraie potiche. Le sens a disparu, ou plutôt ce sens-là, celui de la fiction a disparu. Mais jamais non plus, c’est là le trait essentiel, la figure ne peut se détacher pour de bon du matériau. Elle y reste toujours tenue. Depuis l’aube des temps, personne n’est jamais parvenu à résumer une œuvre sans la faire aussitôt disparaître – résumer La Recherche du temps perdu ! simplifier la Veille de Nuit de Rembrandt ! raccourcir Les Troyens ! et pour faire quoi ? Pour découvrir « ce qu’ils exprimeraient » en dehors et à côté de leur « expression » ? Impossible, à moins d’imaginer des Idées s’incarnant dans des choses. Cette impossibilité, c’est l’œuvre même.12

Note de bas de page 13 :

 On sait que cette question était au cœur du fameux discours de Lessing, Laocoon ou Des limites respectives de la poésie et de la peinture (1766-1768), Paris, Hermann, 1990.  

Affirmer que le langage est un cas particulier de fiction au sens ainsi défini, c’est donc affirmer que la plus modeste parole prononcée au détour d’un chemin (« Bonjour Monsieur Courbet ! ») met en œuvre la même dialectique entre la matière et la forme que la plus subtile des œuvres d’art. Cette dialectique est la suivante : le plus grand tableau n’est que un amas de colle pigmentée sur une toile tendue et il suffit de s’approcher trop près pour voir cette forme à laquelle nous attachons tant de prix disparaître dans le chaos de sa matière ; cependant, d’un autre côté, ce tableau est précieux précisément parce que la complexité de cette forme se machine pour ainsi dire à l’infini dans l’épaisseur des pigments et des touches. Une telle dialectique ne doit pas être confondue avec celle de la forme et du sens : il ne s’agit pas de dire que le Laocoon, en plus d’être un volume de pierre dans l’espace, est aussi un discours complexe dont il est inséparable13 ; il s’agit de dire que le Laocoon comme objet réel n’est pas réductible à sa réalité de marbre, qu’il n’existe réellement que dans son prolongement dans la réception, ce qui ne veut pas du tout dire qu’il ne soit qu’une « représentation » projetée sur une matière inerte. La théorie latourienne de ce qu’il appelle les « fictions » rejoint en somme les problèmes de ce que les psychologies de la forme avaient appelé Gestalt, et plus généralement les formes dites « émergentes » : le triangle de Kanizsa n’est ni sur la feuille de papier, ni simplement dans mon esprit : il est à la fois inséparable de la « matière » et irréductible à elle.

Note de bas de page 14 :

 J’ai déployé le détail de cette thèse dans un article publié en italien, « Ambienti di cultura, un’ipotesi sulla cognizione umana », in Etienne Balibar et Vittorio Morfino (a cura di), Il Transindividuale : Soggetti, Relazioni, Mutazioni, Milan, Mimesis, 2014.

Je ne souhaite pas discuter de la validité de cette description de la « fiction » en général, mais uniquement de son application au langage. Il faut dire d’abord qu’une telle appréhension du langage naturel capture quelque chose d’absolument essentiel : l’apprentissage d’une langue est toujours l’acquisition d’une capacité à saisir des formes émergentes. Parler, ce n’est pas calculer, comme le veulent les cognitivistes d’inspiration chomskyenne ; ce n’est pas non plus comprendre, comme le veut la tradition herméneutique ; parler, c’est percevoir14. Comme le faisait remarquer Saussure, celui qui ne connaît pas une langue étrangère n’a pas seulement une difficulté pour comprendre ce qui est dit, il a avant tout une difficulté pour percevoir les « mots ». Le langage est un dressage de la sensibilité. Les linguistes qui ont inventé le mot même de « structuralisme » (nommément, les phonologues d’abord de l’école pragoise, en fait Jakobson) ont inventé une distinction essentielle pour décrire cela : la distinction entre la phonétique, science du « matériau » au sens de Latour, ou de ce que Saussure appela « substance », et de la phonologie, science de la « forme » au sens de Latour – et au sens de Saussure aussi ! Définir le langage comme une des dimensions de la prise de forme en général est un acte qui nous inspire à nous, les militants du signe, une grande reconnaissance, car on commence à prendre en compte l’originalité ontologique de nos entités.

Note de bas de page 15 :

 Rappelons en effet qu’en bonne orthodoxie phonologique, n’appartiennent au « phonème » que les variations de la substance phonétique qui ont un « rendement sémantique ». Ainsi le fait que le r français soit roulé n’est pas un déterminant phonologique, puisqu’il n’a aucun rendement sémantique. Le point intéressant est que cette « fonction » sémantique détermine le percept sonore lui-même. Le cas des variantes combinatoires le montre assez bien : les Français ne sont pas conscients de la corrélation de mouillure qui sépare les l en fonction de leur position, et le l mouillé qui se trouve dans « île » ne sonne pas différemment à leurs oreilles du l non mouillé de « larme ».

Note de bas de page 16 :

 Dans un manuscrit intitulé « De l’essence double du langage », publié dans les Ecrits de linguistique générale, op. cit., Saussure ne cesse de mettre en garde contre cette tendance.

Mais sur le fond de cette reconnaissance, on peut d’autant mieux préciser notre embarras. L’opposition matière/forme (ou substance/forme) est certes essentielle, mais on ne doit pas la rabattre sur l’opposition du signifiant et du signifié. Ce que les linguistes structuralistes nous ont appris, c’est au contraire qu’elle vaut aussi bien pour le signifiant et pour le signifié. Les formes du signifiant, les « phonèmes », ne sont pas les signifiés de la substance phonétique, même s’ils ne sont faits que des variations phoniques qui entraînent des variations sémantiques15. Et inversement, le signifié est lui aussi inséparable d’un matériau, que Saussure appelle la substance psychologique, bien qu’il soit irréductible aux idées que nous avons quand nous parlons, puisqu’il est constitué par une forme qui émerge sur cette substance en ne retenant que les traits « conceptuels » qui sont régulièrement (autrement dit : dans la langue) associés à des variations phonétiques : ainsi se peut-il fort bien que, quand un locuteur de l’anglais reproche à ses amis de manger du « mutton », il pense aussi, lui, aux animaux laineux qui se promènent dans les prés, mais il n’empêche que le signifié de ce mot ne contient pas cette idée, car celle-ci entraînerait une variation signifiante, qui est le passage de « mutton » à « sheep ». Il faut donc comprendre que la dialectique du matériau et de la forme va dans les deux sens, et pas seulement du signifiant vers le signifié. Rabattre l’opposition du signifiant et du signifié sur celle du matériau et de la forme c’est risquer de répéter le tort ancestral que l’on a toujours fait subir à l’être du signe, celui qui consiste à rabattre le signe sur le « matériau », à faire glisser l’être double qu’est le signe sur une seule de ses dimensions16.

Nous sommes ici conduits à choisir entre deux manières d’amender le « rapport provisoire » proposé par l’Enquête. L’on peut proposer d’introduire un nouveau mode d’existence, que l’on pourrait appeler SIG (Signe), et qui correspondrait à une fiction double. Contrairement à la fiction que Latour décrit, le signe linguistique va dans les deux sens. Il est toujours à l’intersection de deux mises en formes de deux substances l’une par l’autre (ce qui est exactement l’image de la vague que Saussure prend pour illustrer la formation du signe linguistique). De même que le mode d’existence de la fiction est étayé sur celui de la technique, comme un deuxième débrayage, nous y reviendrons, de même le mode d’existence du signe se construirait sur les fictions, comme un troisième débrayage, dans une gradation de complication.

Note de bas de page 17 :

 Antoine Hennion, « Une sociologie des attachements », Sociétés, 85, 2004.

Mais on peut aussi inverser la proposition et reconnaître dans les « fictions » un cas particulier des « signes » : on obtiendrait les premières par amputation ou simplification des seconds, au lieu de construire ceux-ci par complexification de celles-là. Nous reviendrions alors, sur ce point, à la thèse « structuraliste » orthodoxe, qui souhaitait généraliser le mode d’existence du signe à tous ces êtres traités comme des fictions, y compris, bien sûr, les choses qui dans l’Enquête illustrent ce concept, autrement dit les œuvres d’art, les Troyens de Berlioz ou la Ronde de Nuit de Rembrandt. La question, incontestablement, est empirique : il s’agit de savoir si l’on peut se contenter d’un seul plan d’émergence pour décrire un être comme « le Laocoon ». Se pourrait-il que la figure n’émerge de la matière qu’à condition d’extraire des entités formelles d’un autre plan que le marbre : ce qu’il y a à voir dans le Laocoon ne dépend-il pas de ce qu’il y a à lire ? Est-ce un vieil homme que je vois, que je pourrais ensuite rapporter, ou non, selon mon degré de culture, au texte de Virgile, ou bien vais-je voir autre chose si j’y vois directement le juste Troyen persécuté par la déesse pour avoir mis en garde fidèlement son peuple ? La perception même d’une entité de fiction, son dégagement de la matière, n’est-elle pas pleine du travail sur un autre matériau ? On peut ici penser aux travaux d’Antoine Hennion sur la musique, qui montre que l’extraction du percept musical est accompagné de protocoles qui l’associent régulièrement à d’autres choses : ainsi cet homme qui apprit à percevoir la musique classique en prenant le train et dans un assemblage musique-paysage, dans lequel ce sont autant vraisemblablement, les unités du paysages que celles de la musique qui sont extraites17. J’aurais donc tendance, je dois dire, pour des raisons empiriques, à penser que ce sont plutôt les « figures », au sens de « fictions simples », si je puis dire, qui sont un cas particulier, particulièrement simple, des signes, fictions doubles. Il faudrait donc remplacer [FIC] par [SIG].

Mais cette première généralisation du concept de signe nous conduit à nous interroger sur une autre occurrence de la notion de signe dans l’Enquête dans une position plus fondamentale, puisqu’il est au fond un autre nom de l’être, tout mode d’existence étant aussi un certain régime d’énonciation et inversement. Tout se passe en effet comme si, une fois que l’on a reconnu que le signe était un certain genre d’être (et non pas quelque chose qui serait sans relation avec l’être, parce qu’il ne porterait que sur nos manières d’y accéder), il fallait se demander si l’être n’est pas lui-même une réalité sémiotique, sans que cela le déleste de son poids ontologique. Après l’ontologisation du signe, la sémiotisation de l’être – en direction, on le voit, d’une équivalence de plus en plus insistante entre être et signifier, équivalence qui va nécessairement dans les deux sens.

2. Etre et sens: instauration et énonciation

Exister, c’est faire signe – comment une telle équivalence est-elle possible ?

Note de bas de page 18 :

 Cf. P. Maniglier, « Manifeste pour un comparatisme supérieur », op. cit.

Note de bas de page 19 :

 François Rastier, « L’être naquit dans le langage – un aspect de la mimesis philosophique », Methodos, « La Philosophie et ses textes », 1, 2001, https://methodos.revues.org/206.

L’auteur de l’Enquête est au cœur d’un petit paradoxe historique. Venu de l’analyse sémiotique des textes scientifiques, il est aujourd’hui considéré comme un des représentants les plus caractéristiques de ce qu’on appelle le « tournant ontologique » en anthropologie, tournant ontologique qui d’ailleurs dépasse de très loin l’anthropologie, touche toutes les disciplines et toutes les traditions, et traduit à certains égards un aspect essentiel de notre « air du temps », pour reprendre une expression que Deleuze utilisait juste avant mai 68 pour parler du structuralisme. Du signe à l’être, cependant, le parcours n’est pas évident. Ce tournant, en effet, se justifie souvent par opposition avec le « tournant linguistique » (cela est particulièrement clair dans les orientations, que j’ai appelées ailleurs néodogmatiques, d’Alain Badiou ou de Quentin Meillassoux18) : alors que ce dernier se serait donné pour tâche de cesser d’essayer de dire ce qui est, pour réfléchir plutôt sur les manières dont nous en parlons (prolongeant le geste kantien dans le langage), le tournant ontologique ferait le mouvement inverse, en disqualifiant des notions telles que « représentations », « langages », « cultures », et bien sûr « signes ». Son slogan serait : « Assez parlé des manières de parler, parlons des choses mêmes ! » Symétriquement, certains des représentants contemporains les plus éminents de la sémiologie maintiennent eux aussi cette incompatibilité entre l’être et le signe : ainsi François Rastier lorsqu’il parle de dé-ontologie pour désigner les singularités du signe saussurien19. Bien sûr, par déontologie, Rastier veut d’abord s’opposer à toute manière d’ancrer les processus sémiotiques dans une réalité extérieure donnée, afin de maintenir les droits d’une analyse immanente. Sur ce point, nous sommes d’accord, mais cela non seulement n’empêche pas, mais exige de relever le type de réalité qu’est le processus sémiotique en lui-même. On voit donc que la compréhension de ce qui se joue ici invite à libérer la notion d’ontologie de l’obsession de la référence.

Note de bas de page 20 :

 Françoise Bastide, The Semiotic Analysis of Discourse, Manuscrit non publié, 1981.

Dans un tel contexte, la proposition de l’Enquête ne peut que paraître très étrange, puisqu’elle revient à confondre sémiotique et ontologie. Ce point est très clair dans le premier chapitre du livre : on y passe de la notion de langage à la notion de mode d’existence. Comment une telle confusion est-elle possible ? Ne faut-il pas choisir entre parler de ce qui existe et parler des manières d’en parler ? L’approche sémiotique n’est-elle pas connue pour couper le texte de ses usages, pour en proposer une analyse « immanente » ? N’y a-t-il contradiction entre le « principe d’immanence » et « l’engagement ontologique » ? Faire l’analyse d’une découverte scientifique en termes d’acteur-réseau, n’est-ce pas faire exactement l’inverse d’une analyse sémiotique d’un texte qui, comme le disait Bastide dans un texte à vocation pédagogique que Bruno Latour m’a aimablement communiqué, doit s’en tenir au texte et ne pas en sortir20 ? En quoi la sémiotique touche-t-elle à l’ontologie ?

La lecture du texte non publié de Françoise Bastide, The Semiotic Analysis of Discourse, permet de répondre à cette question avec une particulière clarté : l’analyse sémiotique, grâce au concept d’actant, permet de ne pas réserver la capacité de parler à des êtres déterminés d’avance et donc de redonner la parole à l’être, au lieu de la cantonner aux humains ou aux consciences. En somme, la version du tournant ontologique qui est offerte dans l’Enquête se caractérise par une illimitation du domaine du langage, qu’elle doit précisément à la sémiotique. Cette illimitation signifie d’abord qu’on ne sait pas qui est sujet et qui est objet. Ce que l’analyse des textes scientifiques reçoit de la sémiotique de Greimas, à travers le travail de Françoise Bastide, c’est d’abord cette suspension de la grande bifurcation du Sujet humain et de l’Objet non-humain : elle permet d’étaler tous ces êtres grâce à la notion d’actant. Sujet, objet, cause, effet, etc., cela ne dépend plus de la nature des êtres, mais de leur position réciproque dans un processus de différenciation, c’est-à-dire dans le cours d’une différence à faire – ce qui est la définition minimale de l’action et du sens à la fois. Un être humain (par exemple une Princesse) peut être en position objet et une réalité matérielle (par exemple une coupe d’or ou une particule quantique) peut être en position sujet. L’important est la manière dont ils contribuent à la différence à faire, raison pour laquelle on les appelle « actants ». Cette différence, c’est le sens lui-même : faire sens, c’est faire une différence, et rien d’autre – ce qui est parfaitement saussurien (en même temps que bergsonien et jamesien d’ailleurs). Mais cette différence a une architecture intérieure, qui s’exprime à travers des notions telles que sujet, objet, sujet opérateur, sujet passif, mais aussi envoyeur, envoyé, adjuvant, opposant, etc.

Note de bas de page 21 :

 Je rappelle malgré tout qu’on trouve déjà cette idée très clairement chez Saussure : parler consiste à « faire varier les séries pour obtenir la différenciation propre à l’unité cherchée » (Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, p. 179).

Ce n’est là pourtant qu’une moitié de la libération de la parole que la sémiotique permet. L’autre moitié s’en suit, mais par un décrochage subtil et complexe, que saisit la notion d’énonciation, qui est l’apport propre de Greimas (car ce qu’on a dit jusqu’à présent reste au fond saussurien21). En effet, la notion d’actant ne porte pas seulement sur le « contenu » d’un énoncé, mais aussi sur les protagonistes de l’énonciation elle-même. Celui qui parle est tout autant un actant du signe que les personnages dont il parle. Et pas plus que ces derniers n’ont besoin d’être humains pour être en position de sujets, pas plus le sujet de l’énonciation n’a-t-il besoin d’être humain lui-même. Ainsi la particule quantique peut se trouver elle-même en position de répondre aux questions qu’on lui pose. Le Discours non seulement fait parler toutes sortes d’êtres, mais est parlé par toutes sortes d’êtres – il est même ce qui se fait parler. C’est ainsi que la sémiotique libère l’ontologie de la parole, en libérant non seulement les actants de l’énoncé mais aussi les actants de l’énonciation.

Le concept de signe qui figure dans l’Enquête est défini par la notion d’énonciation, entendue elle-même comme un certain régime ontologique. Cela signifie deux choses. D’abord le signe est défini en terme d’action, c’est-à-dire de production d’une différence. Ensuite, et plus fondamentalement, cette action est elle-même double, tout signe faisant toujours deux choses à la fois : il fait avancer l’énoncé et il transforme une situation d’énonciation. Double différence, donc, qui n’est pas la même dualité que celle des fictions doubles (signifiant et signifié), ni de la substance et de la forme. Le concept d’énonciation saisit cette dualité de l’énoncé et de l’énonciation. Cela est très clair dans la définition que Greimas en donne dans son Dictionnaire de Sémiotique, que l’Enquête reprend :

Note de bas de page 22 :

 A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 79. Dans l’Enquête, entrée « Débrayage », colonne Vocabulaire, www.modeofexistence.org.    

L’un des aspects constitutifs de l’acte de langage originel qui consiste à inaugurer l’énoncé en articulant en même temps, par contre coup, mais de manière implicite, l’instance de l’énonciation elle-même. L’acte de langage apparaît ainsi comme une schize créatrice d’une part du sujet, du lieu et du temps de l’énonciation et de l’autre de la représentation actantielle, spatiale et temporelle de l’énoncé.22

Si la sémiotique greimassienne a proposé quelque chose comme une conception dramaturgique du sens, c’est parce que parler y consiste toujours à faire quelque chose à la fois dans le langage et avec le langage : l’énoncé est un faire, distribué en actants, qui instaure en même temps le drame de sa propre énonciation ; le sens est une auto-dramaturgie. Parler, c’est toujours se faire faire cela même qu’on fait. Les actants de l’énoncé ne font des choses que parce qu’on les leur fait faire : la Princesse n’épouse le Prince que parce que le conteur ravit les enfants. Mais cet autre drame actantiel, ce faire-faire de l’énonciation, n’est pas simplement extérieur et antérieur à l’énoncé, puisqu’il n’existerait pas sans l’énoncé : c’est le conte qui fait d’un individu un conteur. Il n’y a donc pas d’un côté la « réalité », « à l’intérieur » de laquelle seraient prononcés des discours (ce qu’on appellerait contexte), et de l’autre les « mondes » fictifs qui n’existent que parce que nous nous les représentons (ce qu’on appellerait contenu) : la « réalité » est posée par l’énoncé lui-même sans être cependant représentée dans l’énoncé. On ne peut donc ni dire que l’énoncé est « dans » la réalité comme dans un contexte, ni que la réalité est « dans » l’énoncé comme un contenu intentionnel au sens de Husserl. Le génie de la « pragmatique » greimassienne tient précisément à ce que, contrairement à d’autres « pragmatiques », elle ne renvoie pas l’action du discours à un univers complètement extérieur au discours (« contexte », « forme de vie », « rapports de pouvoir » et autres), en même temps qu’elle évite de réduire cette situation d’énonciation à un terme représenté par et dans l’énoncé.

On comprend mieux alors pourquoi ce concept devient un autre nom de l’être : c’est qu’il permet d’échapper au dilemme dans lequel la problématique même de l’ontologie est coincée : on croit souvent, en effet, que l’être est soit construit, mais alors il perd de son poids de réalité et l’accent se déplace vers ce qui le construit (le corps qui parle est censé être plus réel que les corps dont il parle), soit donné, mais alors il semble, comme le remarquait Kant, par définition transcendant à tout accès (la chose dont on parle est irreprésentable dans son être de chose). La notion d’énonciation permet de sortir de ce dilemme en faisant de l’acte par lequel un être est fait une action de cet être lui-même, quoique sur un autre plan que celui sur lequel il déploie l’action qui le définit. Dire que tout être est un signe, c’est dire à la fois que tout être est fait (pas d’énoncé sans énonciateur), mais aussi que tout être est lui-même un faire (l’énoncé est un procès actantiel), et encore que tout être détermine, prescrit, mobilise, les êtres même qui le font (l’énonciation comme procès actantiel du signe).

On reconnaît dans cette proposition ontologique celle pour laquelle l’Enquête mobilise le concept d’instauration trouvé chez Souriau. Celui-ci soutenait en effet que « l’œuvre à faire » était irréductible au « projet » de son créateur (à la représentation qu’un être déjà actuellement donné peut avoir de la réalisation anticipée d’un autre être, ainsi un individu humain envisageant la construction d’un palais) comme à l’état futur de la chose à laquelle il aura finalement abouti (comme une cause finale tirant vers elle les forces pratiques qui la réalisent). Ne citons que deux de ses arguments : les représentations de ce que l’on souhaite faire peuvent beaucoup varier, mais cependant valoir toutes comme des moments de l’œuvre à faire, ce qui montre qu’elle est irréductible aux représentations de son auteur ; de même, l’œuvre à faire peut rater, ne jamais voir le jour, et cependant elle était active, ce qui montre qu’elle n’est pas un état futur actuel attirant à elle, sur un mode téléologique, les êtres qui contribuent à sa réalisation. Il y a donc un être propre de l’œuvre à faire, être à partir duquel les « créateurs » sont définis comme des actants de cet être lui-même, pour reprendre le vocabulaire de Greimas. Dire de tous les êtres qu’ils sont instaurés, c’est dire qu’ils exigent tous qu’on fasse quelque chose pour eux, sans que cela veuille dire qu’ils ne soient que des résultats d’une action hétérogène.

Note de bas de page 23 :

 Voir ma remarque sur les deux sens du mot à l’entrée « Pratique » sur le site de www.modeofexistence.org.

Que ce qui existe soit à-faire, par essence, permet déjà d’échapper partiellement au dilemme du constructivisme : les êtres ne sont pas des fonctions des actions des puissances pratiques (comme le voudrait un pragmatisme peu réfléchi qui devient en fait une forme de réductionnisme23), puisque ces puissances sont elles-mêmes plutôt des fonctions de l’advenue de ces êtres. Ce que Souriau appelait « l’inachèvement existentiel de toute chose » fonde ontologiquement les droits de la pragmatique. Cependant cette ontologie pragmatique (qui rejoint celle de Bergson, James, Whitehead et tant d’autres), processuelle, risque d’accentuer trop fortement le côté de l’œuvre-à-faire, en se rendant coupable, au fond, d’une nouvelle réduction : les actants deviennent des fonctions internes de l’être-à-faire. La conception sémiotique permet d’éviter cette nouvelle réduction, en mettant à égalité, mais au prix d’une division, le fait (l’énoncé) et le faire (l’énonciation). Il n’y a ni antécédence ni priorité ontologique de l’un sur l’autre : parler, ce n’est ni quelque chose que feraient des êtres dans une réalité tout à fait indifférente à celle que pose la parole, ni quelque chose de déterminé par le contenu même d’un discours ; parler, c’est justement faire les deux choses à la fois. La notion d’énonciation doit donc bien être entendue ici au sens ontologique, comme le concept d’une certaine manière d’être en général, dont on s’aperçoit ensuite qu’elle vaut pour tous les êtres tout simplement parce qu’elle règle le problème fondamental de l’ontologie, qui n’est autre que l’éternel problème de l’idéalisme ou, plus généralement, comme on aime à dire de nos jours, du « corrélationnisme ».

Tout ce qui existe, donc, parle. Il parle non pas en plus d’exister, mais dans son existence même et parce que l’être, en tant que tel, se profère, s’énonce, et n’advient que dans cette énonciation. Etre et se dire sont synonymes. Tout existant en ce sens fonctionne comme une sorte de signe. L’être est structuré comme un langage…

Les militants du signe que nous sommes devraient, semble-t-il, être flattés : voilà que nos êtres sont élevés à l’insigne dignité de fonctionner comme un autre nom de l’être. Mais plusieurs questions restent en suspens. D’abord il se peut que l’idée séduisante selon laquelle les actants d’une énonciation sont instaurés en même temps que ceux de l’énoncé laisse en fait beaucoup de gens incrédules : Tolstoï n’existait-il pas avant d’écrire Guerre et Paix ? De même, il est probable que nous soyons nombreux à nous demander en quel sens on peut considérer certains êtres comme des discours en acte : prétend-on vraiment que les rochers n’existent qu’en tant qu’ils se disent ? N’y a-t-il pas une différence irréductible entre la phrase « Sésame, ouvre-toi ! » et une télécommande ? Enfin, et surtout, on peut être inquiet de la prétention hégémonique que nos êtres semblent acquérir ici : car il serait malheureux qu’ils ne soient accueillis dans la maison commune qu’à la condition d’être partout, d’être un peu tous les autres modes, car cela voudrait dire finalement qu’une fois de plus ils ne sont nulle part. Il nous faut donc mieux situer le genre d’énonciation qui caractérise du moins ce qu’on appelle le langage naturel. Bref, il nous reste trois batteries de questions. Le monde étant bien fait, toutes ces questions trouvent la même réponse. Elle tient en un sens mot : présupposition. C’est ce concept qu’il faut désormais approfondir.

3. Être sive présupposer

Note de bas de page 24 :

 Voir Maurice Blanchot, « La mort possible », in L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1995 (rééd. « Folio »), p. 105.

On peut facilement se convaincre qu’en un sens il n’y a pas d’écrivain s’il n’y a pas de chose écrite. La personne physique de Tolstoï existait bien, mais guère en tant qu’auteur. Faut-il donc penser la relation de l’énoncé à l’énonciation comme une relation de sélection ou d’enrôlement ? On dirait alors : Tolstoï tout comme les individus physiques qui sont devenus ses lecteurs existent par ailleurs, mais l’opération du signe extrait de ces réalités certains traits pertinents pour les mettre à contribution dans une action – que nous appelons « écriture » (ou « lecture ») – corrélée à une autre – que nous appelons « histoire ». Mais une telle interprétation, si elle est métaphysiquement rassurante, n’est pas satisfaisante. Parler d’enrôlement revient en effet à supposer que les unités actantielles de l’énonciation sont forcément redondantes par rapport aux unités actantielles du monde dans lequel le signe est produit : Tolstoï existe déjà, on lui enlève certains traits pour ne retenir de lui que ce qui lui permettre d’être auteur. Or cela n’est pas forcément le cas. Outre le problème des pseudonymes à la Pessoa, ne peut-on dire que des textes comme les textes mythiques ou les constitutions politiques ont le pouvoir de transformer le monde dans lequel le signe est produit de telle sorte que des unités nouvelles émergent à partir des unités actantielles (par exemple « le peuple »). Il ne s’agit donc pas seulement de sélection et d’enrôlement. Le signe « fait » autant les actants de l’énoncé que ceux de l’énonciation : il fait ceux qui le font (énonciation) faire ce qu’il fait (énoncé). Ne dit-on pas, d’ailleurs, qu’on est le fils de ses œuvres ? Ainsi Gide remarquait que ce n’était pas sa personnalité donnée qui s’exprimait dans le livre qu’il était en train d’écrire, mais au contraire qu’il se mettait dans l’état psychologique nécessaire pour produire le livre. On pourrait faire remarquer que cette thèse se déduit au fond du concept même de création : si le créateur préexistait à sa créature, s’il n’ajoutait pas de l’être, il n’y aurait pas à proprement parler de création : il n’y aurait que transformation24. Les protagonistes de l’énonciation tout comme les processus où elle s’incarne sont donc des opérations du signe lui-même.

Note de bas de page 25 :

 C’était tout l’enjeu du travail de Ducrot de développer ce concept, sans bien sûr qu’il n’ait perçu sa puissance pour l’ontologie en général.

Cependant, il importe d’y insister, on ne saurait les réduire à des entités énoncées. D’abord, très simplement, Tolstoï n’est pas présent dans Guerre et Paix comme l’est le Prince André. S’il est bien est un actant du signe, c’est selon une opération différente. Pour saisir cette opération, Greimas fait appel à la notion de présupposition : les actants de l’énoncé sont posés par le signe, alors que les actants de l’énonciation sont présupposés. Une présupposition n’est pas seulement un énoncé implicite, comme dans la phrase « Quand avez-vous commencé à frapper votre femme ? », qui présuppose, du fait de la sémantique même du verbe commencer, que l’énoncé « Vous frappez votre femme » est vrai. La présupposition, dans ce dernier exemple, reste dans le cadre de l’énoncé : nous réserverons pour la désigner le concept d’énoncé implicite. La présupposition qui nous préoccupe déborde le cadre de l’énoncé. Oswald Ducrot fait remarquer que l’énoncé a le pouvoir d’impliquer que les conditions qui autorisent son émission sont réunies25. Ainsi, quand Don Salluste ordonne à Ruy Blas, devenu ministre, de fermer la fenêtre et de ramasser un mouchoir, il le remet dans la position de domestique par rapport à lui. Il faut comprendre qu’il ne s’agit ni d’un énoncé, au sens où il ne saurait être clairement traduit par une phrase : ces questions ne veulent pas dire « Ruy Blas est le domestique de Don Salluste », il ne s’agit pas d’en communiquer l’information ni même de la manifester ; il s’agit de faire advenir une situation. Le langage ici agit directement. Pourtant, il n’agit pas sur le mode d’un performatif car rien d’autre ici n’est fait que les conditions mêmes de l’énoncé : le maire qui marie les fiancés doit déjà se trouver dans la situation d’être un maire ; le présupposé institutionnel ne dépend pas d’un acte de présupposition active, énonciative. A l’inverse, Don Salluste installe une situation hiérarchique particulière avec Ruy Blas, qui est une matrice d’actions plus qu’un énoncé descriptif. Certes, on dira que, dans la sémiotique que nous privilégions (celle de Greimas), les énoncés aussi sont des dispositifs actantiels, et c’est exact : la phrase « Quand Jean a-t-il commencé à frapper sa femme ? » ne se contente pas d’énoncer un fait donné ; elle installe une matrice d’actions possibles définie par un réseau d’actants. Mais il y a pourtant une différence très nette entre les scènes actantielles de l’énoncé et celles de l’énonciation : c’est que les premières sont posées par le signe (même quand elles sont implicites, même quand elles sont posées comme n’ayant pas besoin d’être posées), alors que les secondes sont posées comme conditions de l’acte énonciatif lui-même. À ces dernières donc, et à elles seules, convient la notion de présupposition.

Or c’est cette opération qui caractérise l’être du discours en tant que tel : un signe (ou si l’on préfère garder le terme de Latour, une « fiction ») est un être schizé qui pose et présuppose à la fois les actants de sa propre effectuation. Mais c’est aussi elle qui fonde l’élargissement du concept de signe (ou d’énonciation) à tous les modes d’existence. Etre, c’est présupposer, ce qui veut dire, évidemment, poser et présupposer à la fois. Et c’est pour cela qu’on peut dire finalement que toute existence est structurée comme un discours. Il y a deux manières d’appréhender cette généralisation de la notion de présupposition : la première consiste à voir de quelle manière elle permet de clarifier les problèmes de la métaontologie, et c’est ce que nous avons fait en montrant comme elle permettait de sortir de l’opposition du réalisme et du constructivisme. La seconde consiste à montrer quels bénéfices la description des autres modes d’existence peut en retirer, autrement dit en quel sens chacun des autres modes d’existence peut être compris comme une modalité particulière de la présupposition. C’est alors qu’on pourra aussi se demander comment le mode spécifique du « symbolique » au sens restreint se situe dans l’architectonique de la Présupposition ontologique. C’est dans cette articulation que l’on pourra s’assurer que nos êtres sont sauvés dans le dispositif de l’Enquête, car accueillis sans être mis en position hégémonique.

L’extension de la notion de présupposition peut se comprendre de proche en proche, en commençant par les objets techniques. L’objet technique repose également sur la distinction de deux plans d’actions imbriqués l’un dans l’autre : l’action d’un objet technique suppose une autre action, celle qui consiste à fabriquer l’objet technique. C’est même avec l’objet technique que la distinction des plans caractéristique de l’opération de présupposition fait son apparition explicite au sein des modes d’existence.

Note de bas de page 26 :

 B. Latour, op. cit., p. 233.

Quand vous vous reposez dans le hamac, c’est bien le hamac qui prend le relais – et il ne vous ressemble pas, d’autres l’ont filé pour vous ; quand vous vous confiez au cachet d’aspirine, c’est lui, un autre acteur venu d’ailleurs, fabriqué par d’autres, à qui vous avez confié ou délégué le travail de soigner votre mal de tête – et lui, non plus, ne vous ressemble aucunement ; […] Avec le pliage des êtres techniques, fait donc irruption dans le monde un déhanchement de l’action qui permet de différencier deux plans, le plan de départ et celui vers lequel on a justement débrayé en y installant d’autres acteurs qui possèdent une résistance, une durée, une dureté différentes. C’était d’ailleurs ce déhanchement qui nous avait intéressé dans la définition donnée plus haut du CONSTRUCTIVISME. Quel que soit le détour technique, c’est bien ce qui permet, non pas de faire mais de faire faire.26.

La dualité des plans dans la technique s’exprime à travers ce que l’Enquête appelle le « différentiel des matériaux », c’est-à-dire par le fait que tout matériau résiste à devenir un autre matériau, comme une branche d’arbre résiste à devenir un poteau, comme les fils du hamac conservent leur nature végétale, etc. Cette dualité est bien une dualité d’action : il n’y a pas d’un côté une matière (par exemple du bois) et de l’autre une forme (par exemple un poteau) ; il y a deux actants : d’un côté ceux qui poussent ou pourrissent (comme du bois), de l’autre ceux qui retiennent les fils barbelés qu’on veut y accrocher (comme un poteau).

Cependant, ces deux actants sont corrélés l’un à l’autre et inséparables l’un de l’autre. Il n’y a pas de rapport de succession entre le tronc d’arbre et le poteau électrique, mais un rapport de position et de présupposition. Le premier plan est en effet tout autant « instauré » que le second. Tel est le point important de la notion de débrayage : elle permet de fonder dans la dualité des êtres l’instauration du plan n-1.

Note de bas de page 27 :

 Op. cit., p. 233.

Nouveau déhanchement qui, cette fois-ci, ne va pas au-delà, vers le plan n+1, mais en-deçà du point de départ. Ce plan n-1 est supposé, impliqué par l’action et c’est lui qui commence à donner un poids et une figure à l’auteur virtuel de cette action. Si l’on doit toujours maintenir l’ambiguïté du constructivisme sans jamais croire en l’existence assurée d’un constructeur, c’est parce que l’auteur apprend de ce qu’il fait qu’il en est peut-être l’auteur. Dans le cas des êtres techniques, cette propriété générale est capitale puisque les techniques ont précédé et engendré les humains : les sujets, ou plutôt comme nous allons bientôt les nommer, les QUASI-SUJETS sont nés peu à peu de ce qu’ils faisaient27.

La distinction des deux plans ne doit donc pas être conçue simplement comme si l’on ajoutait un plan (celui de poutre par exemple pour un poteau de bois) à un objet donné (le tronc d’arbre) ; en même temps, on soustrait ou on recule d’un plan, de sorte qu’à chaque fois qu’un poteau fait son office de poteau, en même temps cette action est faite par un autre, ou plus exactement, présuppose une autre action, celle de l’actant qui détourne le bois et l’empêche de pousser ou de pourrir (le menuisier). L’objet technique opère précisément parce qu’il est travaillé par une « schize » du même genre que celle dont Greimas parlait pour l’énonciation.

Note de bas de page 28 :

  « (…) l’œuvre de fiction plisse une fois encore le pli des êtres techniques », op. cit.,  p. 291.

Qu’est-ce qui caractérise alors cette dernière en propre ? Le débrayage propre à la fiction est redéfini comme une sorte de redoublement du débrayage technique28 :

Note de bas de page 29 :

 Op. cit., p. 251.

C’est par ce double mouvement d’envoi et de recul que le monde se peuple d’autres histoires, d’autres lieux et d’autres acteurs, et qu’apparaissent les positions possibles d’un auteur, d’un créateur, d’un sujet. C’est ainsi que l’être s’altère et se plisse. Altération dans l’altération. Pli dans le pli. Reprise dans la reprise. C’est sur ce déhanchement bien reconnu par la sémiotique, que l’œuvre de fiction va ajouter quelque chose à l’objet technique qui ne cesse jamais de lui servir de point de départ ou de base de lancement.29

Si le pli technique repose lui aussi sur une action qui se schize, c’est pour aller vers deux actants idéalement indépendants. Quand je construis mon poteau, je fais bien déjà deux choses : limer un tronc d’arbre, faire tenir des fils électriques ; mais le propre du pli technique est que cette distinction va, pour ainsi dire, s’élargissant et se durcissant. En d’autres termes, je vais d’une implication très étroite entre les deux actions, à une indépendance des deux actions : il n’est plus nécessaire que je sois là à limer le poteau pour que les fils électriques tiennent. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire pour que le poteau continue à faire tenir les fils électriques (il faut entretenir les objets techniques, la présupposition est toujours active), mais du moins il y a une sorte d’intermittence et d’écart entre les deux actions. Le propre de ce qu’on doit appeler « énonciation » au sens étroit, ou « fiction », ou « signe », à l’inverse, tient précisément à que cette distinction ne s’accomplit jamais, le pli ne se déplie jamais, la différence ne devient jamais distinction : les mots du Maire ne marieront les fiancés qu’à la condition que le Maire fasse aussi autre chose que de les marier, à savoir qu’il parle ; le Prince André ne mourra qu’à la condition qu’il y ait quelque chose comme une « communication » entre Tolstoï et moi, ou, si l’on préfère, entre le livre et moi, ce qu’on appelle une lecture. Il faut qu’il y ait toujours ces deux actions à la fois. Si j’arrête de lire, le Prince André disparaît, il n’y a pas de présupposition intermittente : il y a une présupposition continuée.

Note de bas de page 30 :

 « Le point fondamental pour l'E.M.E., c’est de les saisir comme articulation et énonciation même s’ils ne ressemblent aucunement aux figures usuelles dégagées par la sémiotique ; ils ont ceci de commun d’énoncer mais sans que la distinction des plans de l’énonciation – qui ne va émerger qu’avec le deuxième groupe [TEC] et [FIC]surtout – y soit discernable ; raison pour laquelle on les a rejetés en modernisme, et pourquoi, à cause de la confusion [REP·REF], ils sont devenus la simple objectivité butée ; [REP] énonce mais il n’y a pas de différence entre ce qui énonce et ce qui est énoncé (c’est le sens même de la reproduction), [MET] diffère et décale (mais sans plan d’énonciation distinct), [HAB] envoie en avant et donc prépare ou préfigure l’énoncé (mais sans qu’il n’y ait, là non plus, de distinction entre plans). » (Entrée « Premier Groupe » de la colonne Vocabulaire, site modesofexistence.org)

Soit, direz-vous, les objets techniques fonctionnent à la présupposition, admettons. Mais peut-on étendre cette dualité à tous les êtres ? Les êtres inertes, les rochers par exemple, se déploient-ils eux aussi sur deux plans ? L’Enquête ne définissait-elle pas les modes d’existence du premier groupe comme ceux qui pour qui la différence des deux plans n’est pas discernable30 ? Comment peut-elle soutenir aussi que tous les êtres s’énoncent ?

Note de bas de page 31 :

 « Un mode, par définition, s’énonce et s’articule, mais les figures canoniques de l’énonciation ne deviennent reconnaissables qu’avec les êtres de la technique, puis de la fiction. » (Entrée « Débrayage » du site modesofexistence.org).

C’est bien entendu qu’une différence indiscernable n’est pas la même chose qu’une pure et simple absence de différence. La schize énonciative, qui est le propre du mode d’être de la fiction, ne fait que révéler et faire apparaître quelque chose qui peut être dit de tout mode d’existence31. Il y aurait donc bien, même dans le mode d’existence en apparence le plus simple, le plus continu, le plus plat, si l’on peut dire, celui de la reproduction [REP], une différence de niveau, quoique très minime. Cela signifie très concrètement la chose suivante. Soit un rocher qui est là, sur le bord d’un chemin en forêt. Sa présence ne doit pas s’entendre comme un fait massif, une donnée sèche, aux contours escarpés, qui se consumerait toute entière dans un constat sans commentaire : « il y a une pierre ». Si la pierre se trouve là, c’est qu’elle persiste dans le temps : elle vient du passé, et dire qu’elle existe ce n’est rien dire d’autre sinon qu’elle persiste dans l’existence, qu’elle s’y maintient. Le présent de la pierre est donc quelque chose à sa manière de suspendu, d’inachevé pour reprendre l’adjectif de Souriau. Elle aussi est quelque chose à faire : sa présence n’est pas garantie, elle a à être présente tout comme l’œuvre d’art a à être créée. Cependant, on ne peut comprendre ce phénomène (qui consiste à penser l’actuel en rapport au virtuel) en s’en tenant à un seul plan, comme si l’être en train de se faire se contentait de s’incarner progressivement dans la réalité toute faite, celle-ci subissant pour ainsi dire passivement son action. En vérité, le plus simple constat d’existence d’une chose se divise en deux : le temps qui l’envoie et le temps qui la reçoit. La pierre présente ici, maintenant, devant moi, vient d’ailleurs (d’un non-ici), d’un autre temps (d’un non-maintenant), et d’un non-moi – de sorte que l’on retrouve la définition que Greimas donnait de la schize énonciative. Sa « présence » n’est pas une donnée pleine et massive : elle consiste en l’articulation de deux scènes actantielles différentes. Au lieu d’une « présence » simple qu’il y aurait lieu de constater ou d’enregistrer, il y a donc un subtil mouvement d’anticipation et de recul qui envoie le même être en arrière (dans le passé) et en avant (dans le présent « fini »), être qui d’un côté se risque, de l’autre se sauve – et dans ce saut assure son être. L’être qui continue n’est pas le même que l’être qui est continué : le premier est posé (c’est de lui qu’on part), mais il ne peut se poser qu’en présupposant le second. La ligne du temps est une sorte de léger déhanchement rattrapé, lissé, dans lequel les deux marches que sont la présupposition et la position sont sans cesse rabattues sur le même plan, mais au prix d’un nouveau déhanchement, lui-même de nouveau rabattu – ce mouvement rattrapé produisant un effet de linéarité qu’on appelle le temps.

Affirmer que l’être est une sorte de dire, c’est donc soutenir que toute présence est travaillée par le jeu de la présupposition. Mais à nouveau se pose la question : quelle est la différence entre une pierre et une phrase ? La réponse est simple : l’écart entre les deux scènes, celle de l’énonciation et celle de l’énoncé, est minimale dans le cas de la pierre, maximale dans le cas de la phrase. Si je demande à la personne que j’aime : » As-tu revu cet homme ? », il y a un écart très grand entre la scène que j’installe (Toi, un autre homme, Voir, une autre fois), et la scène je l’installe (Moi, Toi, Vie entière, etc.), bien que l’une et l’autre soient inséparables. En revanche, quand une pierre gît sur le bord du chemin, il y a un écart très faible entre l’action qui est installée (la Pierre, non-détruite, non-déplacée) et l’action qui l’installe (la Pierre, qui aurait pu être détruite ou déplacée), et cet écart est aussi lissé que possible, il fonctionne même à son lissage. Pourtant, il ne s’agit pas là de deux états distincts qui se succèdent dans le temps ; il s’agit bien d’une seule et même action divisée en une anticipation (présupposée : une pierre a à être) et une vérification (présupposante : une pierre est là). Il faut faire du temps lui-même une « genèse idéale » à partir du concept de présupposition : autrement dit c’est parce que l’être s’énonce qu’il est dans le temps. Plus profond que le couple « être et temps » est donc le couple « Être et dire »…

On a donc un début de tableau avec deux paramètres : la différence entre les plans est-elle maximale (comme dans la fiction) ou minimale (comme dans la persistance) ? Va-elle vers la distinction (comme dans la technique) ou maintient-elle l’intrication (comme dans la fiction) ? Quitte à susciter l’éternelle horreur de ceux qui ont peur de leur propre manque de subtilité, produisons un petit tableau combinatoire, qui n’a bien sûr de valeur qu’heuristique, pour comprendre les dimensions de la présupposition qui sont aussi les articulations de l’être-en-tant-qu’autre.

Différence minimale

Différence maximale

Désintrication

REP

TEC

Réintrication

 ?

SIG

On peut légitimement placer [MET] (Métamorphose) dans la quatrième case de notre tableau : que sont en effet les phénomènes de « conscience » ou de « mémoire », sinon précisément des phénomènes qui, tout en maintenant l’écart entre une scène et l’autre aussi étroit que possible (il faut bien que ce soit la même scène qui se perpétue dans l’expérience d’une conscience), le fait cependant en empêchant de couper la scène présupposé (celle du « passé », le souvenir) et la scène posée (celle du « présent », la perception) ? Mais peu importe que cette proposition soit valide ou non. Il suffit d’avoir montré de quelle manière nos êtres, les signes, peuvent à la fois contribuer à éclairer l’existence en général et trouver leur place dans l’architectonique des modes d’existence grâce à la notion de présupposition issue de Greimas. Dire qu’être consiste nécessairement et immédiatement à en faire signe, ce n’est pas réduire tous les modes d’existence à l’un d’entre eux (FIC ou SIG), puisque le concept de signe est auto-relativisant : les signes sont une certaine manière de signifier… On peut donc dire que l’être est structuré comme un langage, sans écraser tous les modes d’existence sur un seul.

5. Polyphonie de l’Être

Mais on peut aller plus loin. Une condition irréfragable pour qu’un nom puisse saisir quelque chose de l’être est non seulement qu’il n’empêche pas l’exercice diplomatique, mais encore qu’il en fonde la nécessité dans son être même. N’est vrai de tout ce qui est en général que ce qui permet à la fois de mieux négocier la pluralité des manières d’être elles-mêmes (des modes d’existence) et de comprendre qu’être est affaire de diplomatie. L’ontologie est une discipline diplomatique et rien d’autre. Dire qu’il faut admettre la grande équation de l’être et du parler, renoncer à poser un être qui serait muet, qui devrait uniquement être parlé, tenir que tout ce qui existe se dit, etc., cela n’a de validité que parce que cela permet, au minimum, de poser immédiatement la pluralité des manières d’exister (l’être comme impliquant aussitôt la pluralité des modes d’existence), et, maximalement, de mieux organiser la détermination réciproque de ces modes d’existence. Or tel est bien le cas : si « faire signe » est le nom le plus ajusté de l’être, c’est précisément parce que ce nom implique d’emblée la pluralité des noms de l’être.

Note de bas de page 32 :

 Sur ce point on peut se rapporter au livre de Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, Paris, PUF, 2002.

Note de bas de page 33 :

 Il vaut peut-être la peine de rappeler ici que c’était tout le sens du travail de Foucault dans Les Mots et les choses que de faire précisément une histoire de « l’être du langage ».

La puissance du concept de signe (entendu comme schize énonciation/énoncé) pour l’ontologie (autrement dit pour la pensée de l’être-en-tant-qu’autre) vient de ce qu’il est intrinsèquement un concept non-hégémonique puisqu’il délègue le soin de dire l’être aux étants eux-mêmes. Ce qui caractérise en effet le signe comme d’entité d’énonciation c’est, nous l’avons vu, que le cadre dans lequel l’énoncé a lieu (la scène énonciative) est inséparable de l’énoncé lui-même (la scène énoncée), bien qu’elle ne se confonde pas avec elle. Un signe n’est pas un événement qui arrive dans un cadre référentiel préalablement donné, fixe et global, mais un événement qui définit en même temps ce que c’est qu’arriver, autrement dit les coordonnées de temps, de lieu, d’action, de causalité, etc., bref la forme de l’événementialité en général. Dire de tout étant qu’il est un signe, c’est dire précisément que ce que « être » veut dire n’est jamais séparable du déploiement des étants eux-mêmes. Pas plus que l’événementialité d’une parole, l’énonciation, le fait nu qu’il y a du langage ? ?, n’est indépendante du contenu de cette parole, l’énoncé, ce que le langage fait, pas plus le fait que quelque chose existe n’est indépendant de ce qu’il est. Dire de tout étant qu’il est un signe et qu’il y a autant de modes d’existence que de manières d’énoncer revient à dire que tout étant fixe lui-même les conditions de sa propre validation dans l’existence. On ne peut s’assurer de l’existence d’un fait juridique (par exemple d’une règle de droit) de l’extérieur, sans faire de droit : de l’extérieur, il n’y a plus rien, du bruit, de la contrainte, des rituels vides (thèse réductionniste). Pour autant le fait qu’il y ait du droit n’est pas en tant que tel un fait juridique : un jugement de la Cour de Cassation fait exister une situation juridique, par exemple fait exister quelque chose comme un « embryon », mais il fait aussi exister un jugement de la Cour de cassation et il ne faut pas confondre l’un avec l’autre : un embryon n’est pas un jugement. Ce que « exister » veut dire pour l’embryon dans cette affaire est claire : cela veut dire contraindre le droit futur à agir conformément à ce qu’implique cette existence32. Quant à ce qu’« exister » veut dire pour le jugement lui-même, cela est moins simple, mais il importe de dire qu’on ne peut en décider en dehors des mécanismes du droit (l’Enquête prétend qu’exister pour un jugement de la Cour consiste à avoir trouvé ce que les juristes appellent un « moyen »). Les événements juridiques sont donc doubles, schizés. Il en va de même, on l’a vu, pour les êtres de la reproduction comme les pierres : une pierre « existe » non pas au sens où elle vient se ranger dans un cadre référentiel neutre et extérieur, mais au sens où elle rejoue le sens du mot « exister ». Il en va d’ailleurs tout autant de même pour les signes, tels que les phrases d’une langue naturelle : ainsi Foucault a-t-il pu faire, dans les Mots et les Choses, une histoire de « l’être du langage », au sens non pas d’une histoire des représentations, mais bien d’une histoire de ce que cela veut dire qu’il y ait des choses comme des « représentations »33.

La thèse « être = signifier » n’est donc pas seulement une thèse spéculative ; c’est aussi une prescription méthodologique. Elle signifie qu’on ne peut décider d’avance ce que « être » veut dire, que ce sens s’éprouve à l’écoute des étants : elle fonde donc le caractère expérimental ou empirique de cette ontologie, qui est toujours ouverte à la révision, et c’est précisément au fait qu’elle fonde cette exigence méthodologique qu’elle doit sa vérité spéculative.

On pourrait retraduire ces thèses dans les termes classiques de l’ontologie. Il y a des problèmes ontologiques à partir du moment où un étant soulève par son essence (ce qu’il est) la question de son existence (le fait d’être). C’est le contenu des êtres qui réfléchit le simple fait qu’ils soient : « Comment peut-on être quand on est cela ? » Le cadre même dans lequel une chose existe est inséparable du déploiement de cette chose : l’existence est l’énonciation et l’essence est l’énoncé, et tout étant est cette schize même. Être, c’est schizer, ce qui veut dire aussitôt : les caractérisations positives de « être » sont toujours rouvertes. La schize énonciative est le nom minimal de cette constante réouverture. Dire que toute existence est aussi une sorte de parole, c’est bloquer cette fermeture – et rien d’autre. C’est, en somme, interdire ce que l’Enquête appelle « Double Clic ». Dire que l’être-en-tant-qu’autre est un être-signe, c’est dire qu’il y a une sorte de mécanisme silencieux de délégation au cœur de tout constat d’existence. Dans tout discours, les actants de l’énonciation (ceux qui participent à l’existence même de la chose indépendamment de ce qu’elle est, de son essence) sont délégués, ils ne sont pas donnés tout faits : c’est à la parole que ceux qui parlent doivent leur capacité à parler. Il en va de même pour tous les modes d’existence : que quelque chose existe (une règle de droit, une bactérie, un sentiment amoureux, etc.) signifie que quelque chose est autorisé à le faire exister. Il n’existe pas tout seul dans son coin ; il existe parce qu’il est supporté, appareillé, étayé, de manière immanente.

Note de bas de page 34 :

 François Cooren, Manières de faire parler, Interaction et ventriloquie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013.

Mais il y a plus. Dire que tout étant est un signe, ce n’est pas seulement dire qu’on ne peut décider d’avance et une fois pour toutes du Grand Référentiel de l’Être. C’est aussi dire qu’on ne peut même pas être assuré de la stabilité du référentiel présupposé par le déploiement de chaque étant – autrement dit que les étants ont l’étrange capacité de changer d’être au cours de leur déploiement. En effet, nous avons jusqu’à présent laissé de côté un trait absolument essentiel du concept de signe que l’on doit aux sémioticiens, trait d’ailleurs jamais mentionné comme tel dans l’Enquête, mais dont nous allons maintenant comprendre la portée ontologique. Il s’agit de ce qu’on a appelé, d’après Bakthine, la polyphonie. Le discours (le signe) est essentiellement polyphonique. Cela signifie qu’on ne peut jamais savoir qui parle et que la continuité d’un même acte apparent de parole (d’une même phrase ou d’une même réplique par exemple) ne garantit pas qu’il n’y ait pas une variation énonciative radicale. Celui qui parle peut en fait toujours laisser la parole à d’autres êtres qui parleront à travers sa propre voix. Non seulement on ne peut décider d’avance et une fois pour toutes d’un référentiel pragmatique ultime (le corps humain, le monde « physique », etc.), mais on ne peut même pas être assuré de ce que le référentiel local ne va pas changer au cours de la trajectoire du message. Une scène énonciative étant posée (disons, un être humain parle à un autre être humain), il est tout à fait possible que le déploiement du message remette en question les coordonnées spatio-temporelles premières de l’énonciation (il ne s’agit plus d’être humain, ou plus du même, etc.). Le concept de polyphonie veut donc dire qu’une voix peut être traversée par d’autres, sans que celles-ci soient en position d’énoncé par rapport à la première. Prenons un des exemples qu’analyse Françoise Cooren dans son livre, Manières de faire parler, Interaction et ventriloquie, largement consacré à ce phénomène. On commence avec un homme qui s’adresse à un autre dans la salle d’un hôpital du Congo, mais très vite ce ne sont plus ces êtres seulement qui sont en relation, mais d’autres qui nous déplacent ailleurs, mettent en œuvre d’autres acteurs, Médecins Sans Frontières tout entier, ou la Médecine, ou l’Afrique, etc.34. Cette polyphonie est essentielle au discours en tant que tel. La continuité d’un événement de discours n’empêche donc pas la mise en variation de son cadre ontologique même.

Ce concept de polyphonie a été introduit par Bakhtine pour caractériser l’art romanesque de Dostoïevski. Il désignait la capacité de Dostoïevski à donner la parole à ses personnages, non pas au sens où il ouvre les guillemets et les laisse parler, mais au sens où ils deviennent de puissance égale à l’auteur, qui confrontent leurs mondes au sein du roman :

Note de bas de page 35 :

 Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, rééd. « Points », p. 35. Il faudrait citer de nombreux passages du livre extraordinaire de Bakhtine pour bien faire sentir la profonde affinité qu’il y a entre cette lecture de Dostoïevski et l’Enquête, et d’une manière générale l’utilité de ce concept de polyphonie pour une compréhension pluraliste de l’être.

Dostoïevski, à l’égal du Prométhée de Goethe, ne crée pas, comme Zeus, des esclaves sans voix, mais des hommes libres, capables de prendre place à côté de leur créateur, de le contredire et même de se révolter contre lui. […] Ce qui apparaît dans ses œuvres ce n’est pas la multiplicité des caractères et des destins, à l’intérieur d’un monde unique et objectif, mais la pluralité des consciences « équipollentes » et de leur univers qui, sans fusionner, se combinent dans l’unité d’un événement donné.35

Note de bas de page 36 :

 Voir aussi cette remarque générale de l’auteur : « Comme devant les instrumentistes, au début de Prova d’orchestra de Fellini, dont chacun affirme à l’équipe venue les interviewer que son instrument est le seul vraiment utile de l’orchestre, le livre fonctionnera si le lecteur ressent chaque fois l’impression que chacun des modes est le meilleur, le plus discriminant, le plus important, le plus rationnel de tous... ». Il s’agit donc clairement pour l’auteur du rapport provisoire de donner la parole. C’est aussi, assurément, le sens de la plateforme Internet, ainsi que de ce catalogue lui-même. Aussi d’ailleurs ne suis-je pas certain de savoir qui parle dans le texte même que vous lisez ici : moi, l’enquêteur, Bruno Latour, le signe lui-même, son diplomate, etc.

Note de bas de page 37 :

 C’est par facilité que j’emploie ici le mot « phrase » quand ce qui conviendrait est le mot « message » au sens même où l’emploie Greimas dans son grand livre, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 122, à savoir, pour faire simple, une unité sémantique actualisée, celle-ci en fait pouvant inclure plusieurs phrases ou un seul mot – et même moins qu’un seul mot.

La thèse de Bakhtine est bien que Dostoïevski délègue à ses personnages le soin même de parler : ils deviennent « sujets » et non plus « objets ». Il y a donc un débrayage énonciatif, une réénonciation, et non pas seulement une schize de l’énoncé et de l’énonciation : plusieurs voix se relaient dans un même message. Il peut paraître un peu risqué de généraliser cette thèse à tout discours, car on ne comprendrait plus alors ce qui fait l’exploit de Dostoïevski. Cela dit, il se peut qu’à travers le cas de Dostoïevski, Bakhtine ait mis le doigt sur une propriété générique non seulement du langage mais même du signe en général et que la spécificité de l’art de Dostoïevski tienne non pas à la polyphonie comme telle, mais à un certain usage de la polyphonie. On pourrait aussi – et à fort juste titre – soutenir que l’Enquête sur les modes d’existence consiste en l’introduction d’une méthode dostoïevskienne et peut-être même simplement d’une méthode romanesque en métaphysique : jusqu’à présent les métaphysiciens écrivaient plutôt de longs poèmes épiques, ils étaient seuls avec la vérité, comme le poète avec la déesse, il n’y avait pas de personnage véritable ni de focalisation dans leur univers. Avec l’Enquête l’on entrerait dans l’âge romanesque de la métaphysique, dans laquelle on délègue aux étants le soin de dire leur être… Cela correspondrait assez bien avec les nombreuses prosopopées qui émaillent l’Enquête36. Mais laissons ce point de côté pour simplement remarquer que, même si on admet que le signe n’exige pas par essence que cette polyphonie soit mise en œuvre, on peut néanmoins soutenir qu’il exige par essence que cette polyphonie soit possible. Le signe est donc un étant caractérisé par ceci que son être non seulement exige qu’à chaque fois la question de ce qu’être veut dire soit rouverte, mais encore exige que soit possible la variation continue de ces sens de « être » à l’intérieur de lui-même ou dans le cours de son propre avènement. Un signe est un étant qui peut faire changer l’être dans le cours de son propre déploiement. Typiquement, pour le langage, cela signifie que la même phrase peut faire déboîter les coordonnées spatio-temporelles qu’elle avait elle-même présupposées37. C’est ce qui arrive lorsque la situation d’énonciation commence par un auteur, Dostoïevski, s’adressant à un lecteur, et devient Stavroguine s’adressant au lecteur à son tour, ou peut-être à Dieu lui-même, au sens où le monde entier du roman se déploie du point de vue de Stravroguine. De même, dans un même texte scientifique, comme le montre Françoise Bastide, la scène énonciative peut beaucoup varier à l’intérieur du texte, parfois c’est le scientifique qui est en position énonciative, parfois c’est la particule quantique elle-même, etc. Autrement dit, ce n’est pas seulement au niveau de l’énoncé, mais aussi au niveau de l’énonciation que la variation se réalise. La possibilité de ce déboîtement n’est pas seulement un usage particulier du signe mais une caractéristique d’essence : un signe est une position qui peut entraîner une variation de présupposition.

Il faut donc corriger – et en fait compléter – ce que nous avons dit à la section précédente. Car ce qui caractérise le signe en tant que présupposition, ce n’est pas seulement que celle-ci s’y trouve au maximum à la fois de l’intrication et de l’écartement des plans posé et présupposé ; c’est aussi que la présupposition y est comme redoublée : une présupposition déboîte sur une autre présupposition. Un message est un être qui a cette capacité singulière de faire varier son référentiel présupposé dans le cours même de son opération. C’est d’ailleurs pour cela, sans doute, qu’il est tentant d’utiliser le mot « fiction » pour saisir l’être des signes en général. Car la fiction est un signe dans lequel le déboîtement énonciatif se fait sentir : non pas seulement parce qu’elle pose un écart entre la scène énonciative où le message est produit (la relation entre le livre et moi) et la scène énoncée qui est produite (le Prince André mourant devant Napoléon) – cela, on l’a vu, toute parole le fait, même la plus banale et la plus littérale (le chat est peut-être sur le paillasson mais pas celui qui prononce la célèbre phrase) ; mais parce qu’elle déplace la scène énonciative : il ne s’agit plus d’un livre, mais de Tolstoï qui s’adresse à moi, plus de moi, mais de la communauté des gens cultivés que j’ai rejointe, plus d’une relation personnelle entre un auteur et un lecteur, mais d’un combat de la Vérité contre les Ténèbres, etc. On peut imaginer bien d’autres situations cependant que des situations romanesques ou fictives : ainsi quand un philosophe écrit, ce n’est pas forcément lui qui écrit, mais la vérité. Le prophète peut commencer la phrase, mais c’est Dieu qui la termine ! Cette capacité à faire varier l’énonciateur dans et par l’énonciation est peut-être ce qu’il y a de propre au signe et ce qui explique la compétence ontologique du mode d’existence des signes. En effet, le mode d’existence des signes, tel Dostoïevski, a cette capacité à laisser passer en lui d’autres modes d’existence, à débrayer sur d’autres voix. Les signes sont des êtres discrets, c’est-à-dire des êtres qui réellement s’effacent devant d’autres êtres, deviennent d’autres êtres. C’est d’ailleurs à cause de cette discrétion que l’être même des signes a été si longtemps méconnu. Les signes, par essence, ne cessent (littéralement et métaphysiquement) de passer la parole : ils passent la parole aux êtres qu’ils posent comme à ceux qu’ils présupposent ; ce sont ceux qu’ils font parler qui deviennent les êtres qui parlent, les signes s’effaçant. Ces autres êtres ne sont donc pas (pas nécessairement en tout cas) des cas particuliers de signes, car ils cessent d’être des signes, pour devenir : des dieux, des esprits, des particules quantiques, etc. L’ontologie ne peut être qu’un dispositif de délégation, qui donne aux étants la capacité de faire passer quelque chose de l’être lui-même. C’est pour cela que la sémiotique est bien l’ontologie fondamentale, la théorie de l’être-en-tant-qu’autre ou de la manière dont un même étant peut participer à plusieurs modes d’existence : parce qu’il est un signe.

6. Pour conclure…

Il semble que nous puissions désormais être tout à fait rassurés. Non seulement les particularités délicates de nos êtres, les signes, ont été préservées, mais en plus elles ont servi à éclairer quelques problèmes généraux de toute ontologie – éclaircissements, qui en retour, nous ont permis de mieux saisir l’ontologie propre de nos êtres : cercle décidément vertueux. Nous semblons être arrivés désormais à une conception pacifiée du rapport entre Être et Dire : on n’a plus à choisir entre étudier les choses et étudier les signes ; faire l’un, c’est se rendre mieux capable de faire l’autre. Car le Dire a un être et l’Être toujours se dit.

Note de bas de page 38 :

 Op. cit., p. 262.

Pourtant, il reste un point de contentieux que nous n’avons pas abordé : quelle relation y a-t-il entre les dualités dont nous avons parlé d’abord, celles du « signifiant » et du « signifié » et de la « forme » et de la « substance », qui nous ont conduit à parler de « fictions doubles », et celle de l’énoncé et de l’énonciation, qui nous a conduit à faire de la schize la caractéristique de tout être ? Il apparaît maintenant clairement que l’Enquête a confondu les trois : si on relit le passage sur le signifiant et le signifié comme anode et cathode des énergies symboliques, que nous avons déjà cité, on verra qu’est appelé « signifiant » ce qui relève en fait de l’énonciation (plan n-1) et « signifié » ce qui relève de l’énoncé (plan n+1)38. Mais ce sont là deux dualités tout à fait différentes. La forme phonologique n’est pas nécessairement un actant énonciatif : c’est moi qui parle (ou la vérité) et non pas les phonèmes que j’utilise. Inversement, la différence entre énonciation et énoncé est une différence qui se joue entièrement du côté de la sémantique (et c’est d’ailleurs pour fonder l’autonomie de la sémantique par rapport à la morphologie que Greimas a inventé les concepts d’actants, de message, etc.). Il serait donc malheureux de les confondre.

On sent bien, pourtant, qu’il doit y avoir un rapport entre ces dualités. Il se peut que si don Salluste puisse, en disant à Ruy Blas « Fermez la fenêtre », installer une scène énonciative particulière, ce soit parce que cette réalité qu’est la phrase « Fermez la fenêtre » répond aux conditions perceptives si singulières de ce que nous avons appelé les « fictions doubles ». Se pourrait-il que ce soit parce que le langage se réalise dans des dualités signifiant/signifié qu’il peut mettre en œuvre la schize énoncé/énonciation ? Se pourrait-il que seules des « fictions doubles » puissent déployer l’opération de présupposition ?

Je ne veux pas entreprendre ici de répondre en détail à cette question : elle risque de nous emmener trop loin et j’ai conscience d’avoir déjà très largement abusé de votre patience. Je veux juste me contenter d’une indication : le problème du rapport entre ces deux dualités en recoupe en fait une troisième, ou plutôt une quatrième, que nous avons aussi éludée mais qui est tout autant au cœur de la tradition sémiotique structuraliste et également absente du dispositif conceptuel de l’Enquête : il s’agit de la dualité de la structure et de l’événement, ou du système et du procès (pour parler comme Hjelmslev), bref de la langue et de la parole (pour parler comme Saussure). On voit bien qu’on ne peut pas rabattre l’opposition de l’énonciation et de l’énoncé sur celle de la parole et de la langue, car l’énoncé aussi est du côté de la parole. Ce qui est dit lorsque je lis Guerre et Paix (à savoir que Napoléon a admiré le Prince André mourant) est un événement aussi singulier que ma lecture, chaque soir, à la lumière de la lampe, dans mon canapé (quoique différent de cet événement). Nous avons dit que ce qui caractérisait un événement-signe, un message, c’était d’être un double événement de ce genre. Cependant, on voit bien que, pour ce qui concerne le langage naturel, cet événement a la propriété bizarre de n’advenir qu’à la condition de se présenter comme la réalisation d’une possibilité : l’événement qu’est l’ordre « Fermez la fenêtre » adressé par don Salluste à Ruy Blas n’advient que parce que cette phrase est possible en français. Dire (parole), c’est toujours dire quelque chose de dicible (langue). Dire, c’est, certes, déployer à la fois les actants du dit et ceux du dire ; mais dans les deux cas, il faut que ce soit aussi actualiser un dicible (de langue), sans quoi rien ne se passerait ni du côté de l’énoncé ni du côté de l’énonciation. Cette possibilité repose sur quelque chose comme une combinatoire : la phrase que je viens d’écrire n’a peut-être jamais été prononcée jusqu’alors, mais elle aurait pu l’être en un certain sens, et c’est parce qu’elle aurait pu l’être que j’ai pu la prononcer. C’est en ce sens qu’on parle de la différence entre système et événement. Le système est la virtualité que l’événement actualise. Il faut d’ailleurs noter que le système est double puisque la phrase est possible en deux sens, en tant que signifiante et en tant que signifiée. Y a-t-il un rapport entre le fait que l’événement-signe soit l’actualisation d’une virtualité double et le fait qu’il soit un événement schizé ? Se peut-il que, pour pouvoir accomplir une action présupposante, il faille que cette action se présente comme la réalisation d’une possibilité double – autrement dit d’un système de signes ?

Note de bas de page 39 :

 Dans Sémantique structurale, Greimas donne l’exemple du système (hypothétique) de la spatialité en français, p. 33.

Telle était, en tout cas, la conviction de Greimas, à qui, on l’a vu, l’Enquête reprend le concept d’énonciation. Certes, pour Greimas, dire, c’est forcément faire quelque chose, et même faire deux choses à la fois (avancer l’énoncé et avancer l’énonciation). Mais ces actions s’analysent en actants et ces actants sont des combinaisons de traits sémantiques qui eux-mêmes sont organisés en systèmes39. L’analyse actantielle exige donc l’analyse systématique. Le lien entre les deux est un des aspects les plus profonds du structuralisme sur lequel il est impossible de s’étendre. Qu’il nous suffise d’avoir situé la question. On voit que la poursuivre pourrait nous conduire à revoir le concept de l’être-en-tant-qu’autre qui figure dans l’Enquête en y introduisant cette nouvelle dualité, celle de virtuel et de l’actuel, du système et du discours, de l’immanent et de l’événementiel. On se rapprocherait alors d’une ontologie assez proche de celle que Deleuze exposait dans Différence et Répétition et Logique du sens. Ou bien, à l’inverse, nous serions convaincu de la nécessité de renoncer à cette dualité, mais alors il faudra rendre compte autrement des phénomènes qui ont conduit les sémioticiens « structuralistes » (au premier rang desquels Greimas lui-même) à maintenir cette distinction. Rassurez-vous, chers délégués, je ne vous infligerai pas cet examen. Il n’est pas urgent. Il semble en effet que nos êtres sont ici sauvés et nous n’en demandions pas plus. Le détail de ce qu’il faut en dire, nous pouvons le garder pour une autre fois. Je voulais juste situer, par souci d’exhaustivité, le lieu d’une future intervention de ma part, peut-être, devant quelque honorable assemblée dans votre genre.

Note de bas de page 40 :

 Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.

Note de bas de page 41 :

 Il est assez frappant de voir que l’orchestrateur de l’Enquête, Bruno Latour, avait déjà mis en œuvre l’esprit d’une telle une ontologie de l’expression dans sa thèse de doctorat (manuscrit non publié), en particulier dans l’analyse de ce qu’il appelait le « discours de l’origine » de Saint-John Perse : l’Être non pas comme ce dont le poème nous entretient, mais comme ce d’où le poème part et parle.

L’essentiel était que nous dépassions enfin l’insoutenable dilemme de l’Être et du Dire. Depuis l’origine de la pensée de l’Être, peut-être, nous avons été sommé de choisir entre l’Être et le Dire : soit nous nous mettons du côté du Dire, du Logos, mais alors l’être se dissout, il ne reste plus que l’éternelle puissance du verbe (relisez Gorgias et ce qu’en écrit encore Barbara Cassin40) ; soit on garde le cap sur l’Être, mais alors cet Être semble par nature au-delà de tout discours, transcendant, inaccessible. Il faut sortir une bonne fois de cette alternative mortifère. Si le signe touche à l’être ce n’est pas parce qu’il y renvoie, mais bien parce que lui-même existe. L’Être n’est pas seulement cette donnée muette tapie de l’autre côté des apparences, indifférent à ce qu’on l’appréhende ou le méconnaisse. Il se révèle aussi à travers les signes eux-mêmes, précisément en tant qu’ils existent : car nous avons au moins une information sur ce que c’est que d’être à travers le fait même que les signes sont... Certes cela ne veut pas dire qu’il n’y a d’être que du signe, mais cela veut dire que l’Être n’est pas à chercher dans ce à quoi le signe renvoie mais plutôt dans la manière dont des entités peuvent être dites exister quoique de manière irréductible aux signes – autrement dit dans d’autres manières dont l’Être se révèle à travers les existants comme il le fait à travers les signes : dans la pluralité des modes d’existence. Dans tous les cas, l’Être se dit : il n’est pas retiré dans sa coite impassibilité ; il passe par ce qui existe. De ce point de vue, on peut dire que l’Enquête s’inscrit dans la tradition des ontologies de l’expression, autrement dit des ontologies qui ne séparent pas l’Être et le Signifier, sans cependant faire la moindre concession à quelque idéalisme que ce soit (autrement dit à l’idée que les facultés de la représentation soient la mesure de toute existence). Deleuze a tracé la généalogie de cette tradition : Duns Scott, Spinoza, Nietzsche, lui-même. Celle-ci refuse de voir l’être comme quelque chose que la pensée aurait à se représenter (or c’est cette présupposition que l’on trouve dans les courants contemporains de retour au « réalisme »), et propose à la fois de remettre les dispositifs de « représentation » dans l’être même (la phrase par laquelle je dis que le chat est sur le paillasson existe autant que le chat lui-même) et de les redéfinir comme des prolongements de l’être lui-même qui donc « s’exprime » à travers eux (la physique d’Einstein exprime le réel avant même de le représenter)41. Quand Nietzsche disait : il n’y a que des interprétations, il ne voulait pas dire que rien n’existe, mais qu’exister, c’est interpréter ! L’Enquête propose un retournement de ce genre, mais elle dit plutôt (en suivant Greimas) : il n’y a que des présuppositions. Tout ce qui existe est signe de soi, s’énonce parce qu’il crée en même temps la mesure de ce qu’exister veut dire. Si l’on veut bien admettre qu’on n’a le droit de dire de l’Être que ce qui se conclut d’une enquête diplomatique, on devra accepter que l’énoncé le plus diplomatique (celui qui permet l’articulation des différends ontologiques) est celui-ci : être, c’est présupposer.

Note de bas de page 42 :

 B. Latour, op. cit., p. 32-33.

Note de bas de page 43 :

 Et de ce point de vue il me semble parfaitement justifié de parler d’un « nouvel existentialisme » pour caractériser ce qu’on appelle le « réalisme spéculatif », comme le fait Tim Griffin dans un volume collectif à paraître : Tim Griffin (ed.), New Existentialism.

Sommes-nous en train de faire un pas en arrière par rapport à l’Enquête en rabattant les modes d’existence sur les régimes d’énonciation, alors que, comme la préface du rapport provisoire l’expliquait, l’Enquête est née lorsque son auteur a compris la nécessité de faire le mouvement inverse42 ? Non, car le motif de ce saut dans l’ontologie, que nous approuvons tout à fait, était de ne pas laisser la multiplicité aux seules « manières de parler », de multiplier l’Être lui-même. Soutenir que l’Être se dit, ce n’est pas soutenir qu’il n’est que ce qu’on en dit. C’est refuser la disjonction qui pose, d’un côté, un être muet, absolument retiré et indifférent, et de l’autre un sujet bavard, qui ne cesse de projeter les significations sur un monde aux yeux crevés. Le fantasme de l’Être muet est le fantasme moderniste par excellence, celui que l’existentialisme ne fera que populariser et pousser à l’extrême, faisant retomber du côté du sujet toute l’immense responsabilité du sens43. Comme si le sens était nécessairement un effet subjectif ! Comme s’il n’était pas l’effet d’un jeu des signes qui nous traverse et nous constitue !

Note de bas de page 44 :

 Voir Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Seuil, 1966.

Faut-il donc que nous fassions renaître une très ancienne idée, celle qui veut que l’Être parle, qu’il y ait une sorte de prose du monde ? Assurément. Si l’être parle, cependant, ce n’est pas tout à fait au sens de la prose du monde dont parlait Merleau-Ponty et que Foucault voyait à l’œuvre au cœur de la Renaissance européenne44. Il ne s’agit pas d’ancrer les significations que nous prononçons dans le monde, de faire surgir le Logos de l’Existence. Il ne s’agit pas de fonder nos significations, mais de rendre l’être du signe comparable à d’autres formes d’être et de n’établir l’ontologie que dans cette comparabilité (hypothèse diplomatique). Tenir que l’être s’énonce, c’est tenir que la compréhension du simple fait d’exister se révèle à travers les existants eux-mêmes. L’Être n’est pas décidé en dehors d’eux. Aux étants de dire l’Être : être n’est pas une propriété passive, mais quelque chose que l’on fait, et c’est pour cela qu’être, c’est, nécessairement, faire signe. On s’est longtemps demandé quels étaient les noms de l’Être et si leur fonctionnement était le même que ceux des autres noms. Je crois qu’on peut maintenant répondre : le meilleur nom de l’Être est : Dire.

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