María Luisa Solís Zepeda, Decir lo indecible. Una aproximación semiótica al discurso místico español, Ariccia, Aracne, 2016.

Thomas Faye

CeReS, Université de Limoges

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Cf. Luce López Baralt, « Simbología mística musulmana en San Juan de la Cruz y Santa Teresa de Jesús », in Antonio Alatorre (éd.), Nueva revista de Filología Hispánica, 30, 1, 1981, pp. 21-91. Egalement disponible sur http://www.cervantesvirtual.com/nd/ark:/59851/bmc9p3j0.

Note de bas de page 2 :

 La « science mystique » est très tôt définie dans l’ouvrage comme l’association ontologique d’une expérience du divin et du récit qui en est fait. De là, l’aporie initiale consistant à devoir atteindre, par l’expérience, l’existence indicible du divin.

Note de bas de page 3 :

 Déterminer avec précision les limites chronologiques du Siècle d’Or espagnol relève de la gageure. Dépassant a priori assez largement les limites d’un siècle, on a coutume de considérer, pour simplifier, que l’expression désigne la période la plus fastueuse de l’empire espagnol, notamment sur le plan de la diversité de la production culturelle, correspondant aux règnes des monarques successifs de la maison de Habsbourg (16e-17e siècles).

L’ouvrage Decir lo indecible. Una aproximación semiótica al discurso místico español, publié en 2016 par María Luisa Solís Zepeda, chercheur à l’université de Puebla, au Mexique, est l’un des ouvrages récents dans lesquels la sémiotique revient sur l’analyse du discours religieux. Ce sont ici plus spécifiquement les outils de la sémiotique tensive qui sont mis en œuvre dans une analyse du discours mystique, en particulier dans les œuvres de Saint Jean de la Croix (1542-1591) et Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), deux des plus grands représentants de l’écriture spirituelle hispanique auriséculaire, qui repose sur un langage codé pour évoquer l’amour du divin1.  Dans la veine de la critique traditionnelle, qui tend à voir dans les œuvres de ces deux grands représentants de la « science mystique »2 espagnole une écriture de l’amour non nécessairement vouée à Dieu, l’auteur s’intéresse au fil des pages à l’usage d’un langage marqué du sceau d’une duplicité tensive pour transmettre, dans un premier temps, une expérience de l’ordre de l’intime qui vise ensuite à faire de l’acte individuel de création un acte collectif par lequel le mystique prétend agir sur le monde, en adoptant une posture particulière consistant en un isolement, un retrait du monde, et en l’élaboration d’un discours suffisamment cryptique pour échapper à toute condamnation d’illuminisme dans un contexte où les productions culturelles et spirituelles étaient scrutées par une Inquisition redoutable. A l’aide de quels outils analyser les stratégies employées par les mystiques pour exprimer ce qui, par définition, ne peut l’être ? Telle est l’expérimentation à laquelle se livre l’auteur, en ambitionnant de remonter à la structure fondamentale de la mystique en tant que forme de vie afin de mettre au jour le lien ontologique unissant le discours mystique à son contexte historique, culturel et sémiotique, à savoir le Siècle d’Or espagnol3.

Note de bas de page 4 :

 Parmi les textes étudiés, on trouvera des extraits des œuvres suivantes : pour Sainte Thérèse, Sobre aquellas palabras « Dilectus meus mihi »,  Ayes del destierro, Vida de Santa Teresa escrita por ella misma, et quelques « moradas » extraites de El castillo interior ; pour Saint Jean : Llama de amor viva et Cántico espiritual.

L’approche méthodologique pour laquelle opte María Luisa Solís Zepeda se veut dans un premier temps éminemment herméneutique avant de se sémiotiser et de s’attacher à faire du discours mystique l’habitacle d’une série de formes sémiotiques récurrentes se constituant en une praxis. L’analyse d’extraits choisis dans les œuvres de Saint Jean et de Sainte Thérèse4 est organisée de sorte à ce qu’elle permette de traverser et d’examiner l’expression de chacune des étapes du parcours mystique (négation, extase et théopathie), dans le but de mettre en système les valeurs qui le caractérisent et de définir — en toute fin d’ouvrage — le discours mystique à partir d’une somme de schémas  récurrents (narratif, énonciatif, tensif et discursif) de telle manière qu’au-delà de toute énonciation il finisse par s’ériger en forme de vie.

Le premier niveau de l’analyse se concentre sur la langue, étudiée à la fois comme support de la mise en discours de la trajectoire mystique (les analyses portant sur la voix en tant que forme, au sens hjelmslevien, support du sens et du sensible, sont à cet égard remarquables). Mais de manière plus littérale, la langue est également la voie d’accès à l’analyse poétique des textes, dont l’auteur tire des conclusions sur la constitution du discours mystique, produit de la puissance intelligible du mot et de la force sensible du son. Les distorsions de la langue deviennent alors les marqueurs du discours mystique dont le lecteur / auditeur devient l’« expérimentateur ».

Note de bas de page 5 :

 K.G. Dürckheim, cité par Jean-Yves Leloup in Manque et plénitude, Paris, Albin Michel, 2001, p. 43, cité par Ma Luisa Solís Zepeda, p. 14.

Le deuxième niveau se veut plus sémiotique, en se revendiquant de Paul Ricœur et prend appui sur les propos de K.G. Dürkheim qui met en exergue la primauté du sensible dans le contact avec le divin, au détriment de l’entendement5. La science mystique y est étudiée sous le prisme de l’opposition fondatrice mais non figée entre un « Je » et un « Tu » à partir de laquelle se décline une série de figures de la dualité visant à faire du discours mystique un discours de l’ambiguïté qui réunit deux individus, deux identités (sans que l’une soit nécessairement de nature divine). C’est pour étayer cette thèse que María Luisa Solís Zepeda s’efforce d’établir un dialogue entre puissance du sensible et puissance de l’intelligible dans les textes de son corpus, pour finalement opposer le temporel au spirituel dans le repérage d’univers sémantiques qu’elle définit au fil des chapitres.


*

Note de bas de page 6 :

 « Así, aunque nosotros tengamos ante nosotros esa incoherencia que nos asombra, en el fondo “pre-sentimos” su coherencia interna. Lo que parece un contrasentido adquiere un sentido pleno. Esta operación es conocida como disimilación », Ma Luisa Solís Zepeda, op. cit., p. 98. « Ainsi, bien que nous ayons devant nous cette incohérence qui nous étonne, dans le fond, nous ‘pré-sentons’ sa cohérence interne. Ce qui nous apparaît comme un contre-sens acquiert un sens plein. Cette opération est une dissimilation » (trad. Th. F.).

Note de bas de page 7 :

 Claude Zilberberg, « Breviario de gramática tensiva », Escritos, 27, 2003, pp. 7-14 (p. 12). Cité par Ma Luisa Solís Zepeda, p. 101.

L’ouvrage prétend résoudre la dialectique de l’individuel et du collectif dans le discours mystique en mettant en avant sa visée éthique, et cela à travers des figures récurrentes en langue, réductibles à des schémas simples. Les deux principales sont la métaphore et l’oxymore. Le discours mystique est jalonné de métaphores, associant une image à chacune des étapes du parcours du mystique. L’auteur les synthétise finalement en une série de disjonctions susceptibles d’intervenir à la fois au niveau de la langue et des états des sujets, des modalités de son action et du degré d’intensité des passions traversées. L’oxymore, quant à lui, est présenté comme le mode d’expression de la baisse d’intensité sensible post-extatique. Il fait sens par le contre-sens et devient la manifestation d’un processus de dissimilation6 qui marque le passage de l’émotion (extase) à l’inclination (amour), c’est-à-dire du statut d’objet de désir de la divinité au sentiment qu’elle suscite. Il accompagne la métamorphose de l’objet de valeur. A la suite de Zilberberg, María Luisa Solís Zepeda montre également de quelle manière l’oxymore fait décroître l’intensité sensible au profit de l’intelligible par une relation inverse7, devenant garant d’un glissement d’un univers de sens à un autre (de l’unité à la complémentarité).

Le schéma suivant synthétise les principales hypothèses de l’ouvrage :

image

Par l’interrogation du lexique mystique et par l’analyse sémiotique qu’elle en tire, l’auteur fonde la trajectoire mystique sur une succession de conjonctions et de disjonctions qui sont autant d’obstacles que le sujet, ballotté entre intensité sensible et extension intelligible au gré des étapes de qualification, de dégradation (épreuve décisive) et de retour à l’équilibre (épreuve glorifiante), doit surmonter pour revenir au monde sensible duquel l’extase l’avait momentanément éloigné. C’est ce parcours allant de l’expérience (« experiencia dicha ») au dire (« proceso discursivo singular ») qu’étudie María Luisa Solís Zepeda, en le ramenant à un nombre restreint de contenus, d’articulations spécifiques et de manipulations expressives. Et c’est par lui qu’elle parvient à définir l’indicible comme lisière entre texte et discours. On confine là à la justesse éthique, à partir de laquelle le sujet procède à la mise en discours testimoniale (comme le fait, d’ailleurs, Saint Jean de la Croix dans ses commentaires) qui se sublime dans la volonté de transcription de l’expérience vécue, orientée vers soi (c’est le choix de Saint Jean), ou vers autrui (c’est le choix de Sainte Thérèse) : c’est la justesse esthétique.


*

Note de bas de page 8 :

 « une manière singulière de produire et de “consommer” de la signification », Ma Luisa Solís Zepeda, p. 184 (tr. Th. F.).

A partir des schémas et figures ainsi relevés et décortiqués, María Luisa Solís Zepeda parvient à montrer de quelle manière le langage est orienté vers la création d’une signification, source d’une conception du monde. En cela, démonstration est faite que le discours mystique est une forme de vie, « une manera singular de hacer y “consumir” significación »8. L’auteur reconnaît elle-même la partialité de ses conclusions qu’elle inscrit dans une recherche plus large sur la valeur de la parole dans le discours mystique espagnol et sa structuration sémiotique dans la constutition d’une forme de vie. Gageons que la poursuite de ses travaux lui permettra de mettre en exergue les mécanismes sémiotiques spécifiques par lesquels ladite forme de vie prend part à l’identification et au déploiement de la sémiosphère au fonctionnement de laquelle elle participe.