Francesco Marsciani, Les arcanes du quotidien. Essais d’ethnosémiotique, trad. R. Troqe, Limoges, Pulim (coll. Semiotica Viva), 2017.
Jacques Fontanille
CeReS, Université de Limoges
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Ce compte rendu reprend l’essentiel de la préface que nous avons rédigée pour l’ouvrage de Francesco Marsciani.
Petits mythes de la vie quotidienne : la trivialité sublimée1
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Francesco Marsciani, Tracciati di etnosemiotica, Milan, Franco Angeli, 2007.
La collection Semiotica viva des Presses Universitaires de Limoges, dirigée par Jacques Fontanille et Eric Landowski, vient d’accueillir en traduction française les Tracciati di etnosemiotica de Francesco Marsciani2. Cet ouvrage contribue en effet aux objectifs affichés de cette collection, en mettant à la question (sémiotique) quelques-uns des objets les plus banals (des robinets, des biscottes) et des pratiques les plus ordinaires (aller chez le dentiste, chez le coiffeur, se promener, acheter des chaussures) de notre vie quotidienne. L’objectif, évidemment, est de montrer que ces banalités et ces trivialités cachent en leur sein des formes et des processus hautement sophistiqués, du moins dès qu’on commence à s’interroger sur ce qu’elles signifient.
Les recherches sémiotiques, c’est un fait bien connu, procèdent, depuis presque quarante ans, à une extension progressive de leur champ d’investigation, notamment par de nouvelles incursions dans des domaines qui appartiennent en propre à d’autres disciplines. Suivant en cela une tradition bien établie dans les sciences du langage, qui ont vu naître par exemple la sociolinguistique ou la psycholinguistique, les sémioticiens ont planté leur drapeau, lors de chacune de ces incursions, dans ces nouveaux territoires, et inventé ainsi, entre autres, la sociosémiotique, la psychosémiotique, l’éthosémiotique, et maintenant, l’ethnosémiotique et l’anthroposémiotique. Sans préjuger ni discuter de la pertinence ou de l’opportunité de ces intitulés, on doit remarquer immédiatement qu’ils ne constituent pas une typologie, ni de parties équivalentes ou homogènes de la sémiotique, ni de « paradigmes » scientifiques qui pourraient être à la fois opposés et complémentaires.
En effet, chacune de ces sémiotiques spécifiques se signale surtout par une motivation particulière, de sorte que l’intitulé que chacune se donne désigne un certain rapport avec l’autre discipline, et un rapport qui diffère de celui que mettent en avant toutes, ou presque toutes, les autres sémiotiques spécifiques. Pour les unes, il s’agit d’un objet de connaissance commun, pour d’autres, d’un partage des problématiques, voire des présupposés épistémologiques, pour d’autres encore, il faut convenir que la sémiotique spécifique est déjà comprise dans le champ de l’autre discipline, et que le sémioticien y contribue de l’intérieur. Pour d’autres enfin, il s’agit de partager un type de données, une méthode et un projet intellectuel : c’est le cas de l’ethnosémiotique, du moins telle que la conçoit Francesco Marsciani.
Dans ce cas, la différence entre l’autre discipline et la sémiotique spécifique s’amenuise : comment distinguer l’ethnologie et l’ethnosémiotique ? Le métalangage ? Les concepts utilisés ? Certes, mais dans le cas où le discours ethnosémiotique reste discret à cet égard, comme chez Marsciani, où réside la différence ? On pourrait avancer l’idée que l’ethnosémiotique s’intéresse au sens des interactions, mais ce serait alors faire injure à l’ethnologie de supposer qu’elle ne s’intéresse pas au sens. On peut se référer à la méthode : comme le dit Marsciani au début de son introduction, « Une analyse structurale des pratiques (des pratiques quotidiennes, dans notre cas, mais pas seulement) nécessite une sémiotique ». Si « sémiotique » implique « structurale » (du moins dans un certain contexte épistémologique), la réciproque n’est pas vraie, car l’ethnologie a aussi le droit d’être « structurale », et d’ailleurs ne s’en prive pas.
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Sans entrer dans un recensement international qui n’aurait pas sa place dans ce compte rendu, on doit néanmoins rappeler qu’à sa manière, bien différente, Jean-Marie Floch partageait et pratiquait le même type de projet sémiotique, sans pour autant revendiquer le label « ethnosémiotique ».
On pourrait enfin interroger la posture et la stratégie d’énonciation : dans les deux cas, il faut trouver la « bonne distance », d’où découlent tous les choix de méthode ; mais dans le cas de l’ethnologie, une sorte de partage des tâches a eu lieu, notamment avec la sociologie : la première trouve la « bonne distance » en étudiant des sociétés et des faits sociaux très différents des nôtres, de sorte qu’elle abandonne le plus souvent ces dernières à la sociologie. Mais la sociologie ne s’intéresse qu’aux collectifs humains, et très rarement au détail des interactions que nous pouvons entretenir avec nos environnements matériels et techniques. C’est alors qu’intervient l’ethnosémiotique, comme une sorte d’ethnologie du proche et du quotidien (c’est également la position choisie, de longue date, par un autre ethno-sémioticien, Jean-Didier Urbain3).
Mais alors, l’ethnosémiotique rencontre un problème majeur, dont découleront tous ses choix, toute sa démarche : comment trouver cette « bonne distance », qui caractérise aussi l’ethnologie en général, si les objets d’analyse sont proches et quotidiens, et si, par définition, ils constituent le bain où nous sommes en immersion permanente ou périodique ? Nous voilà donc en quête de la « bonne distance » énonciative dans le discours ethnosémiotique.
La lecture du livre de Marsciani nous fait redécouvrir notre quotidien. Autrement, étrangement, étonnamment. Les choses familières perdent de leur évidence transparente, elles se mettent à fourmiller de détails insolites ou incongrus qui demandent un déplacement du regard ou du point de vue pour retrouver une cohérence. Nous avons tous, plus ou moins, fait cette curieuse expérience, au cours d’un moment de relâchement de l’attention à l’égard des sollicitations et des distractions qui émanent de notre environnement quotidien. Il advient parfois que notre attention ainsi libérée se fixe intensément, comme malgré nous, sur un objet, une personne qui passe, une conversation qui se tient près de nous, un fragment de monde. Pour peu que nous nous mettions à sa disposition, ce fragment de monde s’ouvre alors, et derrière les apparences et les figures convenues qui en constituent la manifestation, il nous semble que se dessinent des formes et des forces, et que nous soient données à saisir des propriétés invisibles, une organisation plus profonde, une sorte de vérité cachée sous les choses mêmes.
L’ethnosémiotique selon Francesco Marsciani nous plonge, d’une certaine manière, dans des situations de vie qui sollicitent de telles expériences, et c’est ce qui motive le choix du titre de son ouvrage en version française, Les arcanes du quotidien. Certes, elle est méthodique, et elle procède d’une volonté d’exploration systématique, mais elle nous impose à la fois une immersion dans les situations de notre vie ordinaire, et un déplacement de l’attention qui permet de les explorer et de les découvrir comme jamais nous ne les avons vécues. Et pourtant, nous reconnaissons nos vécus, mais comme dans un miroir déformant, comme des comportements et des expériences décalées, distanciées, et chargées d’une signification que nous avions entr’aperçue mais oubliée, ou toujours ignorée ou occultée. Le choix de la « bonne distance », d’abord une distance intérieure avec soi-même, au cœur de l’expérience, et ensuite une distance avec le fragment de monde exploré, est la clé de ce déplacement et de ce recadrage de l’attention : en somme, une stratégie de défamiliarisation.
C’est ainsi que l’on accède aux « arcanes » de la chaise de dentiste, du salon de coiffure ou du magasin de chaussures. Ces « arcanes » sont des formes et des processus sémiotiques, car on s’aperçoit très vite, au cours de l’exploration, que ce qui se cache derrière des apparences familières a toutes les propriétés d’un plan du contenu, qui aurait pour expression ce que nous regardions sans voir, ce que nous entendions sans écouter, ce que nous éprouvions sans le ressentir. Bien entendu, il n’est jamais question de découvrir une signification conventionnellement fixée, qui aurait été enfouie et dissimulée par quelque instance extérieure ou supérieure : il est question de faire le chemin, l’exploration dans un sens, et la reconstitution de la signification éprouvée, dans l’autre sens. Le « sens », c’est le sens de ce chemin aller-retour que nous accomplissons ainsi.
C’est pourquoi l’ethnosémiotique de Marsciani ne s’embarrasse guère de métalangage. Certes, de temps à autre, il faut bien faire référence à quelques concepts répertoriés dans l’« organon » sémiotique, mais seulement pour situer les choses, pour signaler un cadre, ou une équivalence avec d’autres approches possibles. En revanche, cette ethnosémiotique-là impose une écriture très particulière, qui joue le même rôle que le discours métasémiotique, ou qui en tient lieu, mais qui, avant tout, retrace et donne à suivre le « chemin » de l’exploration et de la reconstitution sémiotiques. La lecture des essais de Francesco Marsciani est d’abord la découverte de cette écriture. Plus encore, la traduction de ses essais, puisqu’il a fallu transposer dans une autre langue cette expérience de défamiliarisation, ce chemin de questions et de réponses, cette exploration par couches successives, ces rétroactions sur ce qui était d’abord seulement entr’aperçu et qui maintenant prend sens tout différemment. L’écriture de Francesco Marsciani épouse et restitue les méandres du chemin, les accidents de terrain, les aléas de l’impression et de la reconnaissance.
Dans le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, à l’entrée « manifestation », Greimas et Courtés décrivent ce qu’ils appellent l’« interruption du parcours génératif », qui conduit à la manifestation de la signification. Au cours de cette description qui, en principe, concerne toutes les productions discursives, ils ne mentionnent qu’un seul cas : celui de la production d’un discours de description, ou en d’autres termes, d’un discours « métasémiotique », comme si ce type de manifestation discursive pouvait être l’emblème et le parangon de toutes les autres. Dans l’esprit de Greimas, pour autant qu’on puisse prétendre pouvoir en parler, le discours de description « métasémiotique » n’était pas d’une nature différente, spécifique ou hiérarchiquement supérieure. Il s’agissait, pour le discours de description ou d’analyse, comme pour tout autre, d’accéder à la manifestation pour pouvoir instaurer une énonciation et produire une sémiose.
Greimas a longtemps et très souvent, dans sa pratique du discours sémiotique, accentué et forcé la différence ; mais, au moment où il songeait à ouvrir une autre manière de faire de la sémiotique, dans De l’imperfection, il a au contraire euphémisé cette différence en produisant un discours de description dont l’écriture était supposée elle aussi donner à partager le chemin, les méandres et les accidents — surtout les accidents — du sens. Il s’agissait alors d’explorer des esthésies dans toute leur singularité, de retrouver l’impression éphémère que peut procurer un accident sensoriel ou émotionnel, et de retracer le chemin qui lui confère une signification. Là aussi : énoncer le sens d’une expérience et en produire la sémiose. Marsciani, à sa façon, ne procède pas autrement.
Pour ceux qui imagineraient que cette écriture remplace par facilité la théorie et la méthode qui en découle, il faut alors, au risque de les effrayer par la difficulté de l’exercice, examiner plus précisément le détail de la démarche. Que ce soit à propos des espaces de soins, de l’achat des chaussures, des manuels du Tarot ou des robinets, cette démarche obéit toujours à des règles récurrentes, exigeantes et soigneusement mises en œuvre. Au début est l’expérience. Non pas seulement l’expérience intime et introspective, mais aussi et surtout des expériences partagées, déléguées, rapportées, provoquées, recoupées et répétées. Marsciani reste le plus souvent discret, pour ne pas encombrer l’exposé des résultats obtenus, sur cette « composition » des expériences exploratoires, mais parfois il en donne toute l’épaisseur et la complexité : c’est notamment le cas à propos de la promenade Buozzi à Rome, où l’on voit, sous nos yeux, s’épaissir peu à peu les couches de données d’expérience : des scènes, des situations, des discours, des annotations, des descriptions, des micro-récits, des commentaires. Ensuite vient la comparaison et la différenciation : chaque objet, chaque situation est très vite confronté à d’autres, semblables ou dissemblables, pour faire émerger les catégories distinctives et les traits pertinents. Enfin seulement vient la proposition sémiotique, la reconstitution d’une signification sous-jacente. En somme, avant d’être ethnosémiotique, cette démarche est d’abord ethnographique.
On comprend mieux alors la spécificité de cette écriture sémiotique : la constitution des données est inséparable de l’analyse qui permet d’en sélectionner les propriétés et les catégories, d’autant que ce sera à partir de ces catégories et de ces propriétés que d’autres explorations seront relancées, pour recueillir d’autres données. Dès lors, l’écriture épousant le chemin d’exploration, elle prend un tour narratif : les « essais » de Marsciani « racontent » en même temps le recueil des données et leur analyse progressive. Il faut tout de suite préciser que ce « tour narratif » n’a rien à voir, en principe, avec la narrativité profonde que l’auteur peut découvrir dans les fragments de monde qu’il étudie. Mais pourtant, dans les faits, les deux finissent par se rencontrer : c’est ainsi que la « physique hydraulique » (à propos des robinets) devient une « sémiotique hydraulique », du seul fait que les propriétés physiques de l’eau (la chute et le jet) étant converties en propriétés narratives (au sens de la narrativité profonde), elles rencontrent alors la forme narrative du discours d’exploration lui-même. On pourrait en dire tout autant d’objets, de produits ou de lieux de vie, comme les crackers ou les salles de bains, qui sont examinés d’abord sous l’éclairage des contraintes et des choix techniques, sous lesquels on peut reconnaître des organisations narratives, qui à leur tour entrent en résonance avec le récit descriptif.
Nous vous invitons, lectrice ou lecteur, à prendre le risque de la défamiliarisation, pour emprunter les chemins du sens que propose Francesco Marsciani. Le risque en vaut la peine, puisqu’il s’agit d’une immersion dans une vie quotidienne habitée par des valeurs, des significations en mouvement, et, entre la subtilité des détails les plus infimes et l’ampleur des grands enjeux de société, tout ce pourquoi elle vaut d’être vécue.