Manar Hammad, Sémantique des institutions arabes II. L’instauration de la monnaie épigraphique par les omeyyades, Paris, Geuthner, 2018

Eric Landowski

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Ce compte rendu reprend l’essentiel de la préface que nous avons rédigée pour l’ouvrage de Manar Hammad.

Mieux que Sherlock Holmes1

Voilà un livre qui a tout pour surprendre ! Son objet, la monnaie — plus précisément les inscriptions coraniques figurant sur une série de dinars et de dirhams émis en Syrie peu avant l’an 700 — ne manquera pas, au moins dans un premier temps, de dérouter les lecteurs familiers des œuvres de l’auteur, chercheur connu de longue date comme pionnier de la sémiotique de l’espace et plus récemment en tant que sémioticien archéologue. Mais ce qu’ils retrouveront à coup sûr dès les premières pages, c’est son esprit de méthode, sa rigueur analytique et sa passion d’expliquer, quel que soit le champ d’investigation. Construit comme un théorème, ce livre administre une démonstration de part en part impeccable.

A tel point qu’il se pourrait que paradoxalement, à raison de la stricte démarche structurale qui le sous-tend, il prenne au dépourvu, plus que toute autre famille de lecteurs, celle des numismates, premiers connaisseurs en la matière mais en général enclins à privilégier plutôt les approches de type historique ou iconologique. L’intrusion de la sémiotique n’est probablement pas chose fréquente en leur domaine, et on peut imaginer qu’ils se demanderont ce que vient faire chez eux le représentant d’une discipline aux procédures et au langage aussi particuliers. Ce à quoi on pourrait répondre que la question du sens, préoccupation propre de la sémiotique, se pose à propos de tout, et qu’il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que les sémioticiens trouvent dans tous les produits de la culture matière à cerner, à expliciter, à approfondir les principes fondamentaux de notre compréhension du monde, indépendamment du type de matériau empirique pris en considération — textes ou images, comportements et pratiques, ou « objets » proprement dits. Des pièces de monnaie ne constituent à cet égard qu’un cas parmi d’autres, mais qui suscite tout spécialement l’attention compte tenu de la multiplicité des dimensions signifiantes qu’il imbrique — économique bien sûr, mais aussi politique, juridique, et, s’agissant de l’or des califes damascènes du premier siècle de l’Hégire, religieuse.

Note de bas de page 2 :

 De ce point de vue, l’auteur est le meilleur compère en sémiotique d’un autre grand résolveur d’énigmes (dans le domaine de la peinture, pour ce qui le concerne), à savoir Tarcisio Lancioni, dont on pourra lire en particulier « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence », Actes Sémiotiques, 116 (Pertinente impertinence), 2013.

A ces visées de compréhension générale communément poursuivies, l’originalité de Manar Hammad est ici, comme d’ailleurs dans l’ensemble de ses ouvrages, d’en ajouter par sa pratique une autre, particulièrement pertinente en l’espèce bien que procédant d’un geste en lui-même tant soit peu impertinent. Là où la plupart pensent avoir affaire à des choses qui vont de soi, il voit, lui, autant d’énigmes. Frappées en terre d’Islam, les pièces prises pour objet d’étude portent toutes des inscriptions tirées du Coran : pour beaucoup, pour un collectionneur moyen, peu importe de quelles formules il s’agit au juste, et comment elles sont agencées. Il en va tout différemment sous le regard scrutateur du sémioticien. Ce qu’il découvre à la faveur d’une méticuleuse analyse linguistique et plastique de ces inscriptions, et de leur mise en relation avec diverses données textuelles et extra-textuelles connexes, ce sont des combinaisons d’énoncés imprévues, en partie lacunaires, qui paraissent énigmatiques et pourraient être prises pour arbitraires. Et ce à quoi sert alors la sémiotique en tant qu’outil théorique et surtout méthodologique, c’est à dégager la logique sous-jacente à ces particularités étranges, et par là à démontrer qu’elles n’ont rien d’aléatoire. Cela en dépassant l’à-peu-près des idées convenues et le vague des réponses toutes faites, au risque de scandaliser ceux qui jusqu’alors s’en contentaient2.

Note de bas de page 3 :

 « L’architecture du thé », in M. Hammad, Lire l’espace, comprendre l’architecture, Paris-Limoges, Geuthner-Pulim, 2006, p. 50. L’idée est reprise dans le présent volume et y joue un rôle clef (§ 2.6, « Analyse énonciative de l’expression non verbale des monnaies épigraphiques »). Sur la négation non-verbale, voir aussi Massimo Leone, « Une iconographie paradoxale : les saints briseurs d’idole », Actes Sémiotiques, 118, 2015.

Note de bas de page 4 :

 Palmyre. Transformations urbaines, Paris, Geuthner, 2010, pp. 87-95.

Note de bas de page 5 :

 « Du pain », Aux racines du Proche-Orient arabe, ou Manarades, Paris, Geuthner, 2003, p. 17.

Note de bas de page 6 :

 « Vilniaus Universitetas, exploration sémiotique », Sémiotiser l’espace. Décrypter architecture et archéologie, Paris, Geuthner, 2015, pp. 345-348.

Pourtant, autre originalité qui se greffe sur la précédente, contrairement à ce qu’on attend en général d’un travail « scientifique », les principales questions posées au fil de cette recherche ne sont de l’ordre ni du quoi ni du comment mais du pourquoi. « Pourquoi ? » à propos de tout, c’est une constante chez notre auteur, y compris à propos de ce qui peut sembler — à tort — le plus trivial. Pourquoi, par exemple, dans un espace aussi raffiné que celui de la cérémonie japonaise du thé, objet d’une étude antérieure devenue classique, trouve-t-on une latrine ? « mieux : pourquoi doit-il y en avoir deux ? » Réponse du sémioticien : parce que montrer (en ce cas la saleté) sert à construire la forme non-verbale de la négation3.Pourquoi, sur le site de Palmyre, les nécropoles se trouvent-elles au dedans de la ville à une époque déterminée, et un peu plus tard à sa périphérie ?4 Pourquoi ici cette forme du pain et un peu plus loin cette autre ?5 Pourquoi des fresques dans cette antichambre d’université alors que les autres salles en sont dépourvues ? et pourquoi précisément ce type de fresques-là ?6 De même, dans le cas présent, pour quelle raison les espèces frappées par les omeyyades à partir des années 690 sont-elles couvertes d’inscriptions sur leurs deux faces alors que tout au long des siècles précédents le revers se distinguait de l’avers par le contenu et le format de ses figures (portraits, bustes ou images en pied d’un ou de plusieurs personnages) ? Et, autre mystère, crucial dans le présent contexte, à quoi tient le fait que pour qui y regarde de près les formulations qu’on y lit, extraites du Coran, sont incomplètes ?

En tout cela, avant la quête d’un sens, prime en permanence une interrogation qui porte sur la présence même d’éléments — tel matériau, telle forme, telle taille, tel emplacement, telle orientation ou, ici plus spécialement, tels enchaînements de « modules » textuels, d’ordre énonciatif ou énoncif, qui pourraient, a priori, être autres — et dont, le cas échéant, l’absence n’est pas moins à justifier. En d’autres termes, la préoccupation essentielle est de rendre raison de ce qui est. L’auteur est un questionneur infatigable dont la visée, face aux idiosyncrasies des diverses cultures et de leurs produits, se veut explicative avant d’être interprétative. Mais ce questionneur est en même temps, indissociablement, un rationaliste : « Ce n’est pas par hasard que… », cette formule, elle aussi, est chez lui récurrente. Ce dont il faut par suite rendre compte, c’est de la nécessité (sémiotique) de ce que nous avons sous les yeux — exigence qui relève, épistémologiquement, à la fois du postulat heuristique et du pari puisque la satisfaire suppose d’une part que pour toute chose humaine, indépendamment d’éventuelles déterminations d’ordre causal, il doit y avoir aussi, ou d’abord, des motifs, une raison d’être qui fasse sens, et d’autre part que corrélativement, à condition de savoir où et comment chercher, cette raison est accessible.

Or, s’il en va effectivement ainsi (en sorte que le postulat sera validé et le pari gagné), ce n’est nullement par miracle mais en l’occurrence parce que la conformation — « épigraphique » — de ces pièces d’or ou d’argent, avec ce qu’elle a pour nous, aujourd’hui, d’énigmatique, représente elle-même, empiriquement, la solution (« sémiotique » avant la lettre) d’un problème (également d’ordre sémiotique) auquel les instances qui ont fait frapper ces monnaies se sont trouvées un jour confrontées. Pour ne pas déflorer l’intérêt de l’enquête, disons seulement que le problème à résoudre naissait d’une contrariété (en forme, on le verra, de double bind) entre dogme théologique et fonction économique — entre le statut religieux de la monnaie et son pouvoir libératoire. Si bien que la résolution de l’énigme (cognitive) que pose puis dénoue Manar Hammad est au fond aussi remarquable « par son élégance et son économie » (§ 3.35, p. 95) que la solution (énonciative) du problème (pragmatique) inventée il y a quelques treize siècles par les califes de Damas face au dilemme (théologico-économique) dont la présente recherche s’emploie à reconstituer les données.

Mais reconstruire le dilemme originel dont la résolution devait produire la singularité du donné actuellement observable, n’était-ce pas déjà la démarche de Sherlock Holmes ? Manar Hammad, en somme, ne fait que suivre son exemple ! — A une nuance près toutefois, mais qui est décisive. Le héros de Conan Doyle n’était encore, à vrai dire, qu’un (très bon) sémiologue. Détective astucieux autant que consciencieux, il travaillait à partir d’indices ponctuels, par induction, ou dans le meilleur des cas par abduction, à la Peirce (comme Umberto Eco, entre autres, l’a montré). Notre auteur, lui, est décidément sémioticien. A aucun moment il ne s’en remet à des « signes » isolables que d’autres se complairaient à « interpréter » à leur gré ni ne se préoccupe de symboles qu’il s’agirait de « décoder » un à un. Au contraire, en pur greimassien qu’il est, il raisonne de bout en bout en termes de structure, ne faisant acception que d’ensembles signifiants aux dimensions souvent très vastes et où se trouve toujours impliquée une multiplicité de niveaux de pertinence.

A l’arrière-plan de ces approches non seulement différentes mais opposées sont en jeu deux interprétations divergentes d’un des principes fondamentaux de la démarche sémiotique, le principe d’immanence. La première, tenue pour la seule orthodoxe aux beaux jours du structuralisme « triomphant », conduisait à isoler en tant que « corpus » un objet empirique déterminé — un texte-objet —, et à s’y enfermer en l’hypostasiant : « Hors du texte, point de salut », tel était le slogan que la plupart prenaient alors à la lettre (et auquel malheureusement les plus dogmatiques se tiennent encore aujourd’hui). L’autre option consiste par contre à construire « l’objet » — un objet sémiotique par nature composite, dont les limites ne sont pas fixées d’avance. Car seule l’analyse elle-même permet d’établir progressivement les dimensions et les composantes pertinentes de cet objet en voie d’émergence, c’est-à-dire celles nécessaires à la délimitation d’un tout de signification stratifié et structurellement articulé. C’est ce à quoi on a ici affaire : un support fait de métal, qui sera pris en considération dans sa matérialité même ; gravés dans sa masse, deux textes qui, d’un flanc à l’autre, se répondent ; en rapport direct avec ces textes, un intertexte lui-même pluriel (l’écriture du Coran, les paroles de la prière) ; et, englobant le tout, un écheveau d’institutions et de pratiques (de l’échange économique au commandement religieux en passant par le prélèvement fiscal) : c’est tout cela ensemble qui constitue la configuration sémiotique immanente — la situation — à l’intérieur de laquelle prend sens la singularité surprenante de ces pièces aujourd’hui sans vie, réduites à l’état d’objets de collection, mais à leur époque véritables sujets de discours rendus, de par leur conformation même, « compétents » pour assumer, sur une scène interlocutive à plusieurs niveaux, une fonction énonciative, comme on le verra, remarquablement ambivalente.

Note de bas de page 7 :

 Principes forgés par Algirdas J. Greimas dans Sémantique structurale (Paris, Larousse, 1966, rééd. P.U.F., 1986) et extensivement pratiqués par lui sur le mode de la résolution de problèmes dans son Maupassant. La sémiotique du texte, exercices pratiques (Paris, Seuil, 1976).

Il ne fallait donc pas moins que la reconstruction de tout un monde — une société, une culture, une économie, une religion — pour rendre compte des spécificités de cette occurrence atypique que représente la monnaie « épigraphique ». Dégager (sur pièces, c’est le cas de le dire) des régularités, et corrélativement des irrégularités apparentes suscitant des questions précises, puis y répondre point par point en convoquant les éléments situationnels connexes pertinents, c’est ce qu’on peut appeler un travail d’authentique chercheur. A mille lieues des spéculations pseudo-philosophiques où la sémiotique se perd trop souvent aujourd’hui, le présent volume est à cet égard exemplaire. Au fil de sa lecture, l’austère numismatique s’évade des cabinets de collectionneurs et nous transporte au cœur de la vie sociale d’un autre temps. Lorsque la sémiotique, pratiquée de la sorte, honore ses principes heuristiques originels7, elle peut, on le voit, encore (ou de nouveau) servir à quelque chose !

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