Claude Zilberberg, Cheminement du poème : Baudelaire, Rimbaud, Valery, Jouve, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2010, 348 pages
Hédia Abdelkéfi
Université Tunis El Manar, Tunisie
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : poésie, sémiotique tensive
Auteurs cités : Gaston BACHELARD, Viggo Brondal, Ernst CASSIRER, Henri FOCILLON, Pierre FONTANIER, Gérard GENETTE, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Roman JAKOBSON, Maurice MERLEAU-PONTY, Heinrich WÖLFFLIN
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Presses Universitaires de Limoges, 2006, 246 pages.
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Successivement, 132, 41, 64, 69 et 12 pages.
Dans le même esprit d’analyse qui a produit « Eléments de grammaire tensive »1, Claude Zilberberg poursuit ses travaux de clarification sur la sémiotique tensive en publiant Cheminement du poème. Cevolume, réunissant des articles publiés sur la poésie moderne entre août 1996 et juillet 2006 comporte cinq parties de longueurs inégales2, les quatre premières étant centrées sur l’analyse de poèmes courts, de formes et de tonalités différentes comme : « La Mort des Pauvres » de Baudelaire, « Bonne pensée du matin » de Rimbaud, « Forêt » de Valéry et « Lamentation au Cerf » de Jouve et la dernière, la plus courte de tout le recueil, qui viserait à établir qu’il existe non seulement ainsi que Roman Jakobson le pensait une « poésie de la grammaire », mais également une poésie immanente de la langue, « en mesure de rendre compte, sinon de tous les processus sémiotiques, du moins de certains. » (p. 328).
Comme le souligne l’auteur dans son avant-propos, le choix des pièces poétiques n’a point obéi à une visée arbitraire : le critère de singularité dicte aussi bien la démarche sélective que la méthode analytique préconisée par le sémioticien. Aussi, si : « comment commencer ? Par où commencer ?» demeurent les questions cruciales auxquelles se heurte l’analyse, la démarche impliquée par l’objectif majeur énoncé par Zilberberg à l’entrée même de son livre consiste à faire valoir les propositions avancées dans sa théorie. De ce point de vue, Cheminement du poème s’inscrit dans la continuité des précédents écrits : en effet, tout en se démarquant de la grammaire poétique « universelle » qui ne tient pas compte de l’élasticité du discours, Claude Zilberberg s’attache à développer la grammaire dite tensive en puisant ses éléments de base aussi bien dans la linguistique que dans l’anthropologie et la tropologie aristotélicienne. La thèse défendue entend transcender la narratologie structuraliste de Genette et la sémiotique de Greimas car elle remonte jusqu’aux travaux de Hjelmslev pour explorer le concept de différence qui est au fondement de « Typologie des structures linguistiques ». Elle s’éclaire, également tout au long de son parcours, de l’apport diversifié d’une constellation personnelle de théoriciens phares : Bachelard, Baudelaire, Cassirer, Claudel, Valéry, et Wölfflin.
Sur le plan formel, quatre parties de l’ouvrage offrent, à peu près chacune, un même modèle de présentation avec, à l’ouverture, la reproduction du poème, suivie aussitôt d’une épigraphe. Quant à l’architecture globale de l’article, elle laisse aisément appréhender sa cohérence au travers d’un plan bien détaillé dont le développement va conforter la même impression. En effet, à l’essai pourtant de spécialité pointue, on se doit de reconnaître l’évident souci de clarté cognitive doublé de celui de rigueur scientifique affleurant au préambule de chaque article avant d’être renforcé, dans le continuum de l’analyse, par le recours à l’illustration dans ses multiples déclinaisons : aux citations et diagrammes qui parsèment le recueil, on ne peut supposer une fonction ornementale. Outre la représentation graphique conventionnelle de l’espace tensif, telle que définie dans le glossaire évoqué à la fin de l’avant-propos de Cheminement du poème, la visée est indéniablement l’explicitation simplifiée et structurée de termes notionnels et de points de vue clefs. De cette manière, sciences humaines et représentations scientifiques sont mises à contribution pour une démonstration consciente des nouveaux enjeux de la sémiotique.
Le premier article du recueil, « La Mort des pauvres » de Charles Baudelaire s’organise autour de quatre parties. L’examen, tour à tour, des grandeurs expansives et des grandeurs partitives constitue l’essentiel du propos encadré, à l’ouverture, par un bref exposé de la méthode d’analyse, et, à la clôture, par une courte synthèse.
Partant de la distinction hjelmslevienne des grandeurs constitutives d’un texte en exposants extenses (éléments verbaux) et exposants intenses (éléments nominaux), le sémioticien simplifie le discours en proposant une distinction homologue en expansifs vs partitifs. Lorsqu’il s’intéresse aux grandeurs partitives, c’est pour en examiner l’ancrage dans les quatrains et les tercets. Mais il choisit d’abord d’interroger le poème baudelairien sous l’aspect des grandeurs expansives et sur le double plan du contenu et de l’expression. Car leur analyse en ce qui concerne le schéma de cette dernière cible successivement l’architecture du sonnet, le travail de la rime, le réglage du vers symboliste et la rime comme projet. Le vers en tant que grandeur sémiotique amène Zilberberg à rappeler les points de vue de plusieurs poéticiens. A titre d’illustration sont cités, outre les « lanternes » du sémioticien, des poètes tels que Ronsard, Lamartine, Becq de Fouquières, Trannoy, Mallarmé, Banville, Aragon…
S’il est vrai que pour la plupart des poéticiens l’attention est accaparée par le ressort interne du vers − que les uns situent au niveau de la rime et les autres au niveau de la majuscule inaugurale −, il n’en reste pas moins que, dans ce cas, seule est prise en compte la dimension hyperotaxique du vers, celle qui conçoit ce dernier comme une unité, un tout. Pour Zilberberg, la problématique de la phrase poétique porte plutôt sur le traitement sémiotique d’une « intersection ». S’impose par conséquent la conciliation de l’hyperotaxie et de l’hypotaxie concevant, quant à elle le vers dans son appartenance au poème.
Tout en justifiant la préférence de Cheminement du poème pour le poème court, l’attention accordée à l’analyse du phonétisme dans l’ensemble du sonnet conduit le sémioticien à « suspendre l’hypothèse séduisante de Jakobson selon laquelle le poème baudelairien serait porté à anagrammatiser son titre » (p. 36). Pour le sémioticien, le titre « La Mort des Pauvres » n’est pas anagrammatisé sur le plan de l’expression. Si l’on se situe sur celui du contenu, la lecture est différente et ceci dans la mesure où le sonnet relève dans Les Fleurs du Mal de la section intitulée « La Mort ». Il est donc utile de souligner que la direction sémantique du thème s’affirme chez Baudelaire comme doublement concessive, la concession étant pour Zilberberg la figure grammaticale à promouvoir dans le cadre de son approche renouvelée de la sémiotique. En passant au plan du contenu, l’auteur de Cheminement procède d’abord à la description des deux grandeurs constitutives du titre. De ce fait, la quête du sens focalisée sur chacun des deux termes « mort » et « pauvres » n’hésite pas à emprunter plusieurs voies. Si la description sémiotique de « mort » interroge la pensée mythique, celle de « pauvres » recourt d’abord à la prospection lexicale avant d’élargir le champ de l’exploration à des appréciations en termes de condition humaine qui, « d’entrée intersubjective » (p. 44), engendre un large commentaire étayé par les points de vue de grands penseurs − tels que Cassirer, et d’éminents linguistes − tels que Brondal.
La quête de la signification se poursuit à partir d’un autre exposant du sonnet : le présentatif c’est. Sa répétition insistante dans le sonnet baudelairien ne peut être interprétée sans la référence aux Figures du discours. Zilberberg reprend certes les éléments d’analyse de Fontanier, mais n’hésite pas à s’en démarquer lorsqu’il affirme, par exemple, que la réduplication de c’est « tient à la fois de l’anadiplose et de la concaténation ». Abordé sur le plan de l’expression, et pour souligner la solidarité de deux problématiques, ce présentatifentraîne le propos autour de la dimension fiduciaire de l’énonciation : celle de l’énonciation et celle de la croyance. A ce stade de l’exposé, Tension et signification, les Pensées, Le Visible et l’invisible, La Philosophie des formes symboliques sont parmi les principaux textes dont se nourrit la lecture critique des systèmes sémiotiques mis en œuvre dans Cheminement du poème. L’interprétation de l’interjection « Hélas », qui ouvre le second hémistiche du premier vers baudelairien participe du même projet : en attestant de sa complexité, ce terme apporte sa contribution à la valeur d’événement inhérente au renversement des contenus conceptuels soutenu par les deux termes limitrophes du premier vers : « la mort » et « la vie ».
La troisième partie de l’article sur Baudelaire procède à l’analyse détaillée du sonnet en se focalisant sur les grandeurs partitives. L’approche se veut très sensible aux différentes commutations régissant l’articulation des quatrains et des tercets. Les contrastes relevés au niveau des styles existentiels, des visées, de l’actorialité et de la proprioceptivité concourent à mettre en évidence « l’omniprésence et la supériorité axiologique de la concession » dans la quête du sens (p. 145). Là est l’ultime objectif du premier article de Cheminement du poème.
Dans ce recueil, le deuxième article participe du même objectif. Comme le souligne l’auteur, il s’agit à quelques décennies d’intervalles de la relecture, de « Bonne pensée du matin » de Rimbaud, le poème ayant fait l’objet d’une première publication en 1971. L’approche se déploie sur huit sections avec en guise de préambule : « Le découpage » et « La méthode ». L’analyse qui suit s’emploie à interroger selon le point de vue tensif chacune des cinq strophes du poème afin de livrer ses conclusions dans « Pour finir ». Posée d’emblée comme obligéepar le paradigme des valeurs tensives, la quête du sens recommande la prospection des deux dimensions d’intensivité et d’extensitivité ainsi que des sous-dimensions qui s’en dégagent dans le poème. L’examen de la première strophe met en exergue l’identité morphologique des deux sous-dimensions de l’extensivité que sont la temporalité et la spatialité. Celui des deux suivantes commence par confirmer le déplacement des isotopies préfiguré par l’adversatif « mais » qui les ouvre, pour définir ensuite les différentes déterminations qui caractérisent les trois classes d’acteurs impliqués dans le poème et les principales tensions mises en œuvre, ce qui permet de conclure à l’assimilation des valeurs duliques aux valeurs universelles et ce dans le discours rimbaldien. Lorsque la quatrième strophe, « pivot » du poème, vient livrer son sens, le constat en termes d’accroissement des valences intensives se découvre de nouvelles preuves dans les strophes suivantes. Le travail analytique dans cet article débouche sur un résultat concluant : quoique traversé par le faire, l’univers du discours rimbaldien est entièrement dominé par l’être.
Dans Cheminement du poème, « Forêt de Paul Valéry » s’avère le troisième exercice auquel se livre Zilberberg La forme libérée du vers métrique ne s’affirme pas comme le seul trait qui démarque cette poésie des autres poèmes élus par l’essai : l’isotopie affirmée par le titre, la longueur toute relative du texte et l’affinité entre la brièveté et l’événement constituent autant de centres d’intérêt visant à articuler un propos en quatre parties : « La segmentation » rappelle les convictions de Valéry sur le faire esthétique et la relation de l’œuvre au langage. « Mise en place du motif » montre comment ce dernier terme dépasse le cadre du titre en empruntant plusieurs inflexions dont le déploiement, dans le poème, rappelle la prédilection de Valéry pour un faire esthétique fortement imprégné de morphogenèses végétales. Il incite ainsi à faire porter l’analyse sur le développement mélodique et non thématique du discours ; il en émerge trois phases A, B et C : « La forêt regardée », « La forêt regardante » − comportant chacune deux moments − et « La vision retrouvée ». Focillon, Wölfflin et Merleau-Ponty sont alors invoqués pour convenir du réseau de relations de dépendance englobant des styles artistiques et des catégories sémiotiques. Forts d’une complicité bien reconnue par la doxa, le silence et le regard se laissent alors appréhender dans le jeu des figures et des styles perceptifs qui traversent tout le poème. Plus particulièrement c’est dans la dernière phase du poème que la relation du faire percevant au sujet requiert le dispositif sémiotique de Zilberberg renforcé avec les considérations esthétiques de Wölfflin sur les styles de la Renaissance et du Baroque. Une trilogie d’attracteurs la présence, l’existence et l’efficience se dégagent alors des trois principaux moments du poème que sont, respectivement, « la forêt silence », « l’arbre-croissance » et « le sujet ». La conclusion est là :
« Forêt » nous montre un sujet qui, à l’écoute du silence, s’avance dans sa profondeur paradigmatique et sa circularité syntagmatique. Du point de vue paradigmatique, la présence est vue, puis perdue de vue, l’efficience est « entrevue », l’existence telle que Valéry l’appréhende demeure invisible. Du point de vue syntagmatique, le texte établit une circularité euphorique :
Voir net de près → voir floue → ne pas voir →
entrevoir → voir de très près, toucher.
La présence malmenée dans la phase A, anéantie dans la phase B, est rétablie « avec bonheur » dans la phase C ». (p. 255).
Le quatrième et dernier article de Cheminement du poème soumet à la sémiotique tensive un nouveau poème : « Lamentation au Cerf » de Jouve est composé de quatre parties : la première, intitulée « Partition », s’inspire du dispositif graphique du poème pour dégager trois séquences : le titre (S1), les deux premiers vers (S2) et le passage qui suit, les vers 3-14 (S3). La partition formelle donne lieu à une lecture distinctive de la relation séquentielle : il est établi qu’entre S1-S2, le rapport se formule en termes d’implication et qu’entre S2-S3 la relation devient concessive. Chaque séquence est traitée dans une partie autonome. Le titre, objet de la deuxième partie, se laisse d’abord appréhender dans ses deux traits : la concentration et le syncrétisme. L’analyse des deux unités qui le constituent rappelle les affinités de la pensée jouvienne avec la théorie psychanalytique. C’est ainsi qu’elle souligne la dimension symbolique du Cerf chez le poète. Là encore, la référence à l’œuvre de Cassirer s’impose. Si elle permet de moduler l’interprétation, elle atteste encore une fois de la confluence de deux disciplines : la sémiotique et l’anthropologie. Tout en progressant, la lecture reprend le point de vue tensif pour insister d’une part sur l’implication et sur la concession comme modes de jonction de la tensivité et d’autre part sur le survenir et le parvenir comme modes d’efficience de l’intensité. Elle met aussi l’accent sur les mises en relation qui en découlent.
La troisième partie se focalise sur les deux premiers vers du poème pour en explorer la configuration énonciative. Tout en soulignant l’ambiguïté de l’énonciataire, le propos développe la dimension éthique du contenu significatif : « faire mourir ». Partant de deux paradigmes à l’œuvre dans le poème, celui de la chasse et celui du sacrifice, l’auteur procède à une reconsidération de la relation de la culpabilité et du pardon chez Jouve. C’est ainsi qu’il est amené à envisager la morale du pardon dans le poème et à conclure à la densité concessive. Pour Zilberberg, la concession a plus d’un mérite : dans « Lamentation au Cerf », elle apporte la réponse à une question parmi tant d’autres : « comment passer d’une relation polémique, agnostique, mortelle à une relation fusionnelle ? » (p. 324).
Qu’en est-il du dernier article du recueil ? « Un poème doit être une fête de l’Intellect. Il ne peut pas être autre chose. » Placée à l’ouverture de l’avant-propos de Cheminement du poème, cette référence à Valéry n’est certes pas arbitraire. Si, quelques lignes plus loin, elle se justifie par « la pertinence intacte » des textes dont Zilberberg se sert comme autant de « lanternes qui facilitent la progression de l’analyse », elle ne laisse moins prévoir le thème sur lequel se penche le sémioticien dans la dernière partie de son ouvrage : « Poésie immanente de la langue ». Là aussi il s’agit d’une reprise, l’article ayant déjà été publié dans une revue italienne en décembre 1997. Une fois de plus, pour commencer sa première partie l’auteur se réfère au poéticien des Cahiers : « Formulation de la problématique ». Il précise alors clairement la teneur de son propos : « nous aimerions établir qu’il existe une poésie immanente de la langue, et pas seulement ainsi que R. Jakobson le pensait une « poésie de la grammaire », en mesure de rendre compte, sinon de tous les processus sémiotiques, du moins de certains. » (p. 328). Pour appuyer sa démarche, Zilberberg pose « la poétique immanente de la langue comme une activation des dimensions figurales immanentes aux lexèmes » (p. 330). Il se livre ensuite à des « analyses concrètes » avec pour support deux exemples : « velours » et « chemise », et pour ouvrages de référence deux dictionnaires : Grand Robert et Littré. La prospection se fonde sur la notion de « figure » telle que définie dans les Prolégomènes. Elle se déploie sur deux niveaux : le figuratif et le figural, qui se verront associés à une double distinction, respectivement le sens propre et le sens figuré. C’est donc une ouverture sur le langage et ses virtualités poétiques que nous propose Zilberberg à la fin de son essai. L’angle sous lequel est problématisée la poétique immanente ne peut que sensibiliser davantage aux développements récents de la sémiotique dans le sens, notamment, de son rapprochement avec la rhétorique tropologique.
Aux termes de ce parcours, un constat s’impose : l’ouvrage de Zilberberg se prête difficilement au compte rendu. Pour un enseignant de littérature, même rôdé dans ses pratiques textuelles à des approches d’inspiration linguistique, précisément structuraliste, il n’est certainement pas aisé d’entrer pleinement dans les arcanes du courant tensif. L’initiation est pourtant attrayante. C’est que cette étude comporte une kyrielle de qualités dont la plus saillante réside, de notre point de vue, dans la manière de faire dialoguer les disciplines au travers d’une panoplie d’exemples relevant d’époques différentes, mais tous très éloquents. Comment alors ne pas être séduit par une entreprise hautement profitable au savoir et savoir-faire de toute conscience acharnée à la quête du sens, à plus forte raison dans le contexte de la crise généralisée quidemeure au fondement de la condition postmoderne.