Les valeurs au marché.
Conflits d’interprétation et régimes de lecture

Maria Pia POZZATO

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.6083

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : ambiguïté, axiologie, description, interprétation, lecture, projection idéologique, texte littéraire, valeur

Auteurs cités : Jean-Claude COQUET, Umberto ECO, Jean-Marie FLOCH, Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI

Plan
Texte intégral

Nous allons ici comparer les résultats de deux analyses effectuées sur deux représentations différentes d’un espace de rencontre qui joue un rôle très important dans la définition des valeurs sociales : le marché. La première a été menée au début des années 1980 par Algirdas J. Greimas sur une nouvelle de Guy de Maupassant, La ficelle. La seconde, faite par nous, porte sur la description, dans un article du journal L’Espresso, d’un marché d’aujourd’hui, dans une petite ville de Pologne. Comme le montre l’analyse magistrale de Greimas, le texte de Maupassant met en scène un univers axiologique bien défini et cohérent. L’article du journal au contraire, comme l’ont montré les discussions animées auxquelles il a donné lieu lorsque nous l’avons soumis à un groupe d’étudiants à titre d’exercice de lecture sémiotique, présente un certain degré d’indécidabilité relativement aux valeurs en jeu, aspect qu’une analyse sémiotique approfondie permet de réduire mais non d’éliminer tout à fait.

Cette comparaison « intermarchés » si on peut dire nous donne l’occasion de réfléchir sur deux questions distinctes. La première concerne la pertinence des descriptions du point de vue narratif et axiologique, et leur niveau de cohérence structurale à l’intérieur des textes où elles apparaissent. Dans les romans à succès d’aujourd’hui il est de plus en plus courant de trouver des descriptions-fleuves, simples listes d’objets du monde qui visent uniquement à produire un effet de réel. La seconde question porte sur le degré de puissance et les limites d’une analyse textuelle de type sémiotique lorsque se posent des problèmes d’ambiguïté axiologique. L’expérience que nous avons conduite avec des étudiants à partir du texte consacré au marché polonais montre qu’il est possible de discuter un texte, à condition toutefois que ce ne soit pas « librement », c’est-à-dire en projetant sur lui ses propres valeurs, mais en se situant, pour l’interpréter, dans le cadre même des contraintes sémantiques qu’il pose.

1. Retour sur le statut sémiotique de la description

Note de bas de page 1 :

 Algirdas J. Greimas, « Description et narrativité dans La ficelle de Maupassant », Revue canadienne de linguistique romane, I, 1, 1973. Rééd. Actes Sémiotiques-Documents, II, 13, 1980 et Du sens II, Paris, Seuil, 1983. Accessible ici-même, rubrique « Réédité en ligne ».

Note de bas de page 2 :

 Du sens II, op. cit., p. 143.

Notre réflexion part donc de l’analyse classique conduite par Greimas sur La ficelle. Tout le monde se souviendra de cet essai de 1973, réédité dix ans plus tard dans Du sens II1. L’auteur y remet en question l’idée que, dans les textes littéraires, les descriptions auraient pour seule fonction de dépeindre l’arrière-plan des événements racontés. Il montre que les séquences descriptives du récit de Maupassant font au contraire partie intégrante de la narration parce que c’est là que se met en place le système de valeurs sur lequel l’histoire repose tout entière. Les descriptions qui concernent le contexte social sont particulièrement importantes du fait que, comme l’écrit Greimas, « les segments du texte traditionnellement désignés comme des “descriptions” sont, du point de vue narratif, chargés d’une fonction précise qui est celle de mettre en place et de faire agir l’actant collectif nommé société (ce qui reste encore à démontrer) »2.

La nouvelle commence par une longue description du marché du village de Goderville : les hommes et les femmes de la campagne avoisinante s’y rendent pour vendre et acheter des produits agricoles, après quoi, à la pause de midi, ils se rassemblent dans l’auberge du pays. Rappelons la trame de l’intrigue : un mardi, jour de marché, Maître Hauchecorne, un des paysans de Goderville, se penche pour ramasser un bout de ficelle trouvé par hasard, dans l’idée qu’il pourrait lui être utile. Par hasard aussi, ce jour-là, un portefeuille est volé à un certain monsieur Houlbrèque. Le sellier Malandain, depuis longtemps en mauvais termes avec Maître Hauchecorne et l’ayant vu ramasser quelque chose par terre le matin, l’accuse de s’être approprié le portefeuille disparu. Maître Hauchecorne se défend vivement en montrant à tout le monde le morceau de ficelle qu’il a ramassé en se penchant, puis tout semble se résoudre au moment où un gamin vient rapporter le portefeuille à son légitime propriétaire. Cependant, comme Maître Hauchecorne est connu pour être rusé et « roublard », les villageois se mettent à se moquer de lui en affirmant qu’il a volé le portefeuille et l’a ensuite rendu parce qu’il avait été pris sur le fait. Maître Hauchecorne, se sachant innocent, tente désespérément de rétablir la vérité en répétant à qui veut l’entendre l’histoire de la ficelle. À la fin, l’homme est tellement tourmenté par toute cette affaire qu’il en tombe malade et meurt.

Note de bas de page 3 :

 Cf. Jacques Geninasca, La parole littéraire, Paris, P.U.F., 1997.

Cette fable comporte plus d’une « morale », mais ce n’est pas cela qui intéresse Greimas. Son analyse, annoncée comme non exhaustive, procède par blocs structuraux selon une segmentation qui correspond aux espaces textuels définis par Jacques Geninasca3. Tout comme un poème, où la partition du texte en vers, strophes, alinéas, etc., a des répercussions sur le signifié, un texte littéraire en prose comporte des subdivisions significatives. Chacun de ces espaces a une ou plusieurs dominantes sémantiques, voire une certaine homogénéité interne de contenu identifiable sur la base d’isotopies présentant des traits de continuité à l’intérieur d’un même espace textuel et de discontinuité (disjonction sémantique) au passage d’un espace textuel à un autre.

Greimas procède ainsi à une première segmentation, en fonction de l’espace temporel : le récit se déroule sur deux journées, deux mardis successifs durant lesquels les déplacements du protagoniste se répètent de manière identique : chez lui → sur la route → en ville → sur la route → chez lui. Ces deux journées commencent dans un état de /santé/ et s’achèvent dans un état de /maladie/, d’abord psychologique, puis physique, qui le conduit à la mort.

La description initiale parle de l’être et du faire sociaux et de l’être et du faire individuels. Le portrait des personnages relève de termes complexes associant / humanité/ et /animalité/ : avec leurs chemises gonflées par le vent, les hommes ressemblent aux vaches qu’ils tirent par le licol, tandis que les femmes, avec leurs coiffes amidonnées, ressemblent aux volailles qu’elles transportent dans leurs paniers. La suite de la description, relative au marché proprement dit, présente aussi une nette opposition entre les deux sexes, en l’occurrence du point de vue du /faire économique/ : alors que les hommes achètent et s’agitent beaucoup mais n’aboutissent à rien parce que leur activité est fondée sur une méfiance systématique qui les conduit à interpréter comme mensonger tout ce qui semble vrai, les femmes, par contre, qui ont pour rôle de vendre, sont impassibles et parviennent à conclure les affaires.

Note de bas de page 4 :

 Quelques années plus tard, dans son analyse des Deux amis, il soulignera la teneur symboliste du texte de Maupassant, qui traite cette fois du thème de la guerre. Il écrit, dans l’Avant-Propos du livre : « Nos analyses, pour partielles qu’elles soient, en arrivent à la conclusion que Maupassant est presque tout autant un écrivain symboliste que ses contemporains ». A.J. Greimas, Maupassant. La sémiotique du texte. Exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976, p. 12.

Dans la seconde partie du récit, la description se concentre sur l’auberge où les paysans se pressent pour le déjeûner. Le thème ne concerne plus le /faire économique/ mais le /savoir social/ et le /savoir individuel/ : alors que Maître Hauchecorne (et avec lui le lecteur) sait comment les choses se sont véritablement passées, le groupe des paysans ne le croit pas. Cependant, plus que ce problème de véridiction, ce qui semble intéresser Greimas, c’est l’arrière-plan axiologique, de type social, sous-jacent à la description : dans ce segment et dans toute la présentation de la société paysanne, il semble n’y avoir place pour aucun actant Destinateur. Cette indication cruciale nous est donnée par la composante figurative : à l’auberge, les gens mangent dos au feu ; dans la cour, plusieurs charrettes sont décrites comme si elles levaient les « bras » en direction d’un ciel vide. Greimas y voit une figuration de l’absence totale de sens qui domine cette vie collective4. L’unique forme de destination semble être une auto-destination tournée vers la consommation de biens, à tel point que, par dérision, l’énonciateur qualifie anti-phrastiquement ces paysans d’« aristocratie de la charrue ».

Et Greimas de conclure :

La partie purement descriptive du texte de Maupassant est en fait organisée suivant les règles canoniques de la narrativité et représente, dans son déroulement syntagmatique, une structure narrative aisément reconnaissable (…)
(…) la séquence discursive dénommée « description » est en fait un micro-récit comportant l’histoire complète de la société (…). (p. 154)

Note de bas de page 5 :

 À ce propos, nous renvoyons en particulier aux essais « Composantes thymiques et prédicative du croire » et « Du texte au discours littéraire et à son sujet », tous deux dans La parole littéraire, op. cit.

Comme dans les célèbres analyses des textes de Stendhal menées par Jacques Geninasca, se dissimule ici aussi le problème, central dans le texte esthétique, de la mise en question de la valeur des valeurs, en l’occurrence celle d’une vision utilitariste et éthiquement vide, caractéristique d’une « société mercantile »5.

Note de bas de page 6 :

 Au sujet de l’interaction sociale fondée sur des jeux de simulacres, l’article d’Eric Landowski, « Simulacres en construction » (La Société réfléchie, Paris, Seuil, 1989) reste fondamental.

Note de bas de page 7 :

 Cf. Georg Simmel, Philosophie des Geldes, Leipzig, Duncker & Humblot, 1901.

Une analyse plus approfondie du texte de Maupassant est évidemment possible. Par exemple, il paraît évident que ce qui détruit Maître Hauchecorne, c’est sa mauvaise réputation, le simulacre social qu’il s’est construit au fil des ans dans un contexte culturel (surtout masculin) qui repose sur la méfiance réciproque6. La figure même de la « ficelle » est intéressante parce qu’elle renvoie typiquement à la pingrerie, une des passions de l’argent décrite par Georg Simmel7. Alors que l’avare a la passion d’accumuler l’argent parce qu’il lui attribue une valeur en soi et pour soi, le pingre s’attache, lui, à la moindre chose en étendant par là à tout objet une valeur d’ordre économique. Avec une ironie féroce, Maupassant semble vouloir nous dire, à travers la parabole de maître Hauchecorne, que si parfois la pingrerie tue, c’est parce qu’en donnant une valeur économique à tout et n’importe quoi, elle aboutit à ce que se perde la notion de la valeur, purement relative, qui naît dans l’échange.

Note de bas de page 8 :

 À l’intérieur des descriptions, les verbes sont en général conjugués à l’imparfait (« C’était un jour de marché... ») tandis qu’ils sont au passé simple dans les séquences de type événementiel (« Vers la fin de décembre, il s’alita. »).

Si brève soit-elle, l’analyse de Greimas met donc remarquablement en lumière la problématique de l’absence d’une instance destinatrice. Comme il l’affirme lui-même, plus que l’histoire individuelle du protagoniste, ce qui l’intéresse, c’est la représentation du contexte social qui donne un sens à ces péripéties. Dans cette perspective, les segments descriptifs, organisés plus souvent à partir d’aspects itératifs que de singularités événementielles, représentent le véhicule principal d’un être et d’un faire sociaux qui constituent non seulement l’arrière-plan mais aussi la matrice axiologique de l’être et du faire individuels8.

Note de bas de page 9 :

 De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

Note de bas de page 10 :

 « [Le rapport à l’ordre des valeurs en quoi consiste (peut-être) la valeur esthétique] constitue, sur le mode pathémique, le fondement de tout poiein. Le sentiment de manque, d’insuffisance radicale, suscite le refus de tout ce qui divise l’homme, le limite, l’émascule, le réduit à la portion congrue comme du carcan des images et des idées toutes faites. Il alimente l’aspiration positive à la “vraie » réalité, à une impossible plénitude du sens ». J. Geninasca, « Du texte au discours littéraire et à son sujet », La parole littéraire, op. cit., p. 100.

Cette mise en évidence de la pertinence narrative des segments descriptifs nous ramène à la question, très actuelle, du rôle des descriptions dans les œuvres littéraires en général. Dans les romans contemporains, qui, et ce n’est pas un hasard, atteignent parfois des dimensions considérables, les descriptions semblent de plus en plus souvent remplir une fonction de remplissage d’une part, et de création d’effets de réel d’autre part. Afin de montrer combien il est aisé de produire des morceaux de ce genre (bien qu’ils puissent passer pour le comble de la virtuosité aux yeux des lecteurs les plus ingénus), nous avons demandé aux étudiants de notre cours deSémiotique et littérature d’aller faire un tour en ville, munis d’un calepin, et de décrire, fidèlement et de manière détaillée, tout ce qu’ils voyaient autour d’eux à un moment et à un endroit de leur choix. A partir de cette expérience d’une simplicité extrême nous avons obtenu un recueil divertissant de descriptions que nous avons intitulé « Je suis Donna Tartt ». La fiction référentielle, ces « reliquats du monde » sous forme de description, nourrit l’illusion simpliste que le monde peut « parler de soi » et que la langue peut tout simplement montrer les choses « réelles ». Or, en réalité, lorsque la figurativité n’ouvre pas, comme dit Greimas dans De l’Imperfection9, « à un outre-sens », mais qu’au lieu de se mettre au service de ce que Jacques Geninasca appelle une sémiotique des systèmes de signification elle devient, à l’opposé, un pur exercice encyclopédique, une sémiotique du signe-renvoi, alors, selon Jacques Geninasca (à qui nous empruntons les deux expressions que nous venons de souligner), on se trouve, en fait, aux antipodes du discours littéraire10.

2. Conflits d’interprétation et régimes de lecture

Note de bas de page 11 :

 Cf. P. Violi et M.P. Pozzato (éds.), Sense and sensibility, Versus, 93, 2002, notamment « La messa in discorso delle passioni. Il caso di Segreti e bugie di Mike Leigh », pp. 51-92.

Note de bas de page 12 :

 M. P. Pozzato (éd.), Variazioni semiotiche. Analisi interpretazioni metodi a confronto, Rome, Carocci, 2007.

Bien que la sémiotique textuelle cherche, conformément à sa tradition et dans la mesure du possible, à analyser les textes dans leur immanence, il est toujours intéressant de « pimenter » expérimentalement aussi bien l’analyse sémiotique proprement dite que la lecture empirique des œuvres. C’est pour cela que ces dernières années j’ai mené diverses expérimentations qui m’ont donné la possibilité d’étudier la sémiosis en acte. Dans l’une d’entre elles, avec ma collègue Patrizia Violi, nous avons présenté une scène de film à un groupe d’environ trente étudiants en leur demandant de la décrire du point de vue de ses caractéristiques passionnelles. Nous avons alors obtenu des « traductions » linguistiques variées de cette scène, avec des interprétations et des rendus descriptifs très différents11. Dans une autre expérience, menée en collaboration avec deux autres collègues, Valentina Pisanty et Guido Ferraro, nous nous sommes donné pour mission d’analyser chacun d’entre nous, avec les outils sémiotiques, une même série de textes (quelques plaisanteries sur les Juifs et un film de Night Shyamalan), et cette fois les variations que nous avons obtenues, d’un chercheur à l’autre, ont été d’ordre aussi bien méthodologique qu’interprétatif12.

L’expérience que je vais maintenant rapporter a trait à l’interprétation des valeurs véhiculées par un texte — question dont au demeurant il n’est pas assuré qu’elle passionne aujourd’hui les plus jeunes ! Récemment, un collègue m’a en effet confié que ses étudiants, âgés d’une vingtaine d’années, à qui il avait demandé de parler du sens d’une histoire, s’étaient bornés à en faire un résumé, la signification des événements narrés se ramenant pour eux à leur simple succession. Dans le cas présent, il s’agissait d’étudiants plus avancés, ceux du master en sémiotique de l’université de Bologne et ceux du doctorat dirigé par Ugo Volli à l’université de Turin. Nous avons lu ensemble l’extrait qui suit — un article signé Andrzej Stasiuk paru dans L’Espresso le 21 mai 2009 —, ensuite de quoi j’ai demandé aux personnes présentes, y compris les professeurs dans le cas de Turin, quelles étaient à leur avis les valeurs proposées par le texte. Dans les deux cas, la discussion qui a suivi a été très animée et n’a pas manqué de surprises.

Il y a de tout dans mon marché

Je me souviens qu’il y a encore une dizaine d’années, dans la petite ville polonaise de Grenzstadt Slubice, sur la grand’place, le long du fleuve, le mardi était le jour du marché. C’était comme ça depuis dix, vingt, cinquante, peut-être cent ans. Le mardi, on pouvait trouver des cochons de lait, des veaux, des poules et des oies. Dans des sacs, on trouvait des céréales et du fourrage. On y vendait des harnais pour les chevaux, des outils agricoles et des objets d’usage quotidien indispensables dans toute exploitation agricole : des râteaux, des seaux, des pelles, des haches, des fourches et ainsi de suite. Une fois par semaine, de cet endroit en plein centre de la ville s’élevait le parfum de la campagne.
Il ne reste rien de tout cela aujourd’hui. La place du marché sent les étoffes chinoises. En émane, au soleil, une odeur de caoutchouc et de plastique. Les habitués, tel mon voisin, sont restés les mêmes, mais il n’y a quasiment plus rien qui puisse servir à leurs travaux des champs. Si on veut un animal, on peut trouver un chiot d’on ne sait quelle race raffinée, qui, en grandissant, deviendra un bâtard plus que commun. Sur les étals, par contre, on trouve une quantité illimitée de vêtements et de chaussures. Des centaines de styles et de couleurs. Des vestes d’hommes, des habits pour femmes, des jeans, des robes de mariée, des manteaux, de la lingerie intime, toute sorte de vêtements utiles à un être humain en toute occasion, du baptême à l’enterrement. Et le tout coûte peu. Jamais auparavant n’avait existé une marchandise aussi bon marché, aussi variée — et évidemment d’aussi mauvaise qualité. Cinquante centimes pour une paire de chaussettes est un prix qui s’approche de zéro. Des chaussures pour trois euros. Un costume pour trente. Et les acheteurs sont des personnes qui se rappellent encore l’époque où l’acquisition d’un vêtement ou d’une paire de chaussures constituait un effort financier très important. Ils se rappellent même l’époque où, l’été, ils allaient tout simplement nu-pieds.
Et, donc, il n’est resté aucune trace des animaux. Il n’est pas resté grand-chose non plus des marchandises liées au travail, à la production, à la fabrication. À leur place, il y a un étal avec des épices provenant du monde entier. Et un autre où l’on vend, à deux euros, des parfums aux noms qui rappellent étrangement des marques célèbres. Ou encore un éventaire avec des copies d’armes à feu.
Et puis de nombreux étals avec des bijoux de fantaisie couverts de feuilles dorées ou argentées et de petits verres multicolores ; il fut un temps où les voyageurs qui se rendaient dans des terres éloignées et inconnues ramenaient certainement avec eux des breloques du même genre. Ou bien des étals avec de la musique à mi-chemin entre disco et folk. Au milieu de cette infinie richesse de formes et de couleurs se promènent des foules de gens qui, jusqu’il y a peu, vivaient dans un monde de déficit chronique. Et maintenant, d’un coup, sans préavis, ces personnes ont été jetées au milieu d’un monde où le problème majeur est de choisir entre une marchandise et une autre. Leurs parents, ou peut-être eux-mêmes, se souviennent encore de l’époque où la faim était une expérience ordinaire et quotidienne. Maintenant ils doivent se confronter à l’expérience de la surabondance et de l’accès illimité à tout.
Quand je parcours ainsi mon marché, je n’arrive pas à ne pas avoir l’impression que nous sommes en train de nous diriger vers une époque où nous recevrons les choses gratuitement. L’utopie communiste se réalisera de manière perverse et post-capitaliste. La foule esclave sera finalement habillée, nourrie et menée vers le pays de l’abondance, règne de la pacotille chinoise, de l’étoffe synthétique et des bijoux fantaisie en plastique.
J’aime mon marché au bord du fleuve. C’est un lieu parfait pour méditer sur la manière dont le monde se transforme. Il y a encore une dizaine d’années, c’était un symbole du local, de l’autosuffisance, presque même de l’autarcie. Aujourd’hui, comme un tapis volant, il transporte les foules tout droit dans la postmodernité. Des campagnardes trapues mesurent leur décolletédoré, perchées sur des talons hauts de dix centimètres. De jeunes garçons, le crâne rasé, prennent en main des copies d’Uzi israéliens et répètent des gestes appris au cinéma.
Sur toute la place du marché s’élèvent des effluves de parfums contrefaits et d’épices exotiques. Comme sur tous les marchés du monde.

2.1. Les raisons du texte

Note de bas de page 13 :

 « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur », Langages, 31, 1973. Réédité dans Du sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 19-45.

Dans « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur », Greimas énumère les différentes modalités de circulation des objets dans un monde où tous partagent les mêmes valeurs : renoncements, attributions, spoliations, appropriations, échanges, dons réciproques et possessions participatives d’un même bien13. Sur le marché de Grenzstadt Slubice, du point de vue de la circulation des objets de valeur, les choses ne sont guère compliquées. Nous sommes dans un régime d’échange où on donne de l’argent en contrepartie de la marchandise. L’organisation narrative est syntaxiquement simple : nous voyons des sujets qui, aujourd’hui comme hier, entreprennent un « programme de déplacement » pour se rendre au marché et y effectuer quelques achats. Néanmoins, sur le plan modal, la situation actuelle présente des différences évidentes par rapport au passé. Autrefois, les marchandises étant plus rares, l’achat était plus problématique car les chalands n’étaient que très partiellement des sujets du pouvoir faire ; et comme ils n’achetaient que des marchandises nécessaires, ils étaient avant tout des sujets du devoir faire. L’invasion actuelle des étals par des produits de mauvaise qualité et, en grande partie, de fantaisie fait qu’inversement l’acheteur jouit d’un pouvoir faire presque total, parce que les prix sont bas ; et il achète plutôt ce qu’il désire, selon le vouloir faire que ce dont il a besoin, selon le devoir faire. Comme le souligne Jacques Geninasca,

Note de bas de page 14 :

 « Du texte au discours littéraire et à son sujet », La parole littéraire, op. cit., p. 102.

les régimes mercantiles et échangistes de l’interaction engagent, l’un et l’autre, un accord des vouloirs et un transfert de biens et de services. Ils correspondent toutefois à deux types d’interaction distincts que l’on rapportera schématiquement à deux modes de la communication intersubjective, caractérisés respectivement par la confrontation des pouvoirs et par l’accord des vouloirs.14

Si nous voulions prendre en considération une surmodalisation, nous pourrions considérer celle de la véridiction : beaucoup de marchandises sont en effet décrites comme contrefaites. Or, qu’il ne s’agisse que d’imitations ou de faux ne les dévalorise nullement. Dans ce marché moderne, les gens veulent acheter ce dont ils savent très bien que c’est du faux ou même de la camelote. Enfin, si nous voulions également chercher, sur le plan narratif, la catégorie thymique euphorie / dysphorie, c’est-à-dire en l’occurrence des indications relatives aux attractions et répulsions qu’éprouvent les protagonistes, nous verrions que les passions des clients du marché sont seulement suggérées à travers leurs actions et jamais lexicalisées comme telles. Ainsi peut-on, par exemple, déceler une nuance d’euphorie, au sens sémiotique du terme, dans le passage relatif à ces « campagnardes trapues (qui) mesurent leur décolletédoré, perchées sur des talons hauts de dix centimètres ».

Les passions de l’énonciateur sont, par contre, complètement absentes (aphorie) de cette longue description du marché. Le journaliste fait état des changements constatables d’une époque à l’autre sans du tout indiquer s’il en éprouve de la satisfaction ou du déplaisir, et cela jusqu’à l’avant-dernier paragraphe où un élément d’ordre thymique, euphorique, est lexicalisé : « J’aime mon marché au bord du fleuve ». De manière analogue, les clients semblent principalement aphoriques dans le passage qui concerne le marché agricole traditionnel, mise à part l’expression d’une certaine dysphorie due aux difficultés économiques (ils « se rappellent encore l’époque où l’acquisition d’un vêtement ou d’une paire de chaussures constituait un effort financier très important. Ils se rappellent même l’époque où, l’été, ils allaient tout simplement nu-pieds »). Dans le marché actuel, en revanche, les clients sont présentés comme habités par une euphorie toute irréfléchie qui ne débouche sur aucune passion spécifique. Nous reviendrons sur cette question dans l’analyse de la composante discursive (et non plus narrative), où elle pourra être traitée de manière plus pertinente.

2.2. La projection des valeurs du lecteur

Une analyse narrative au sens classique du terme ne poursuivrait pas beaucoup plus loin. Pourtant, cet extrait que j’ai donné plus d’une fois à analyser à des étudiants provoque régulièrement une erreur d’interprétation, signe qu’il y a quelque part dans son organisation quelque chose qui n’est pas simple et qui pose problème. Dans la plupart des cas, les lecteurs l’interprètent globalement comme suit : « Autrefois, dans ce marché, on vendait des choses utiles et de bonne qualité alors qu’aujourd’hui la situation a dégénéré et qu’on n’y achète plus que des babioles sans utilité et de mauvaise qualité. L’article fait donc la comparaison entre le monde campagnard à l’ancienne et la société postmoderne et globalisée d’aujourd’hui, où on trompe les gens pour leur faire acheter des choses fausses et qui, de plus, ne servent à rien ».

Dans l’essai précité sur les objets de valeurs, Greimas précise qu’il est très difficile, surtout dans un contexte ethno-littéraire, d’imaginer que de tels objets puissent venir de nulle part. Même quand leur provenance n’est pas spécifiée ou lorsque le sujet entre en leur possession par hasard, les objets de valeurs sont toujours perçus comme s’ils venaient de quelque part et provenaient de quelqu’un. L’interprétation de l’article donnée par les étudiants repose sur une structure de destination articulée comme suit. D’un côté, il y avait autrefois un Destinateur qui fournissait de la marchandise bonne et utile : sur le plan actoriel, il s’agit des artisans locaux — serruriers, menuisiers, tailleurs, cordonniers, éleveurs, etc. — qui fournissaient aux habitants du bourg des outils pour leur travail, les vêtements dont ils avaient besoin et des animaux pour leurs tables et leurs étables. De l’autre côté, dans le monde contemporain, il existerait un Anti-Destinateur trompeur qui a remplacé ces biens par des marchandises contrefaites, de la pacotille, des « breloques », des étoffes en plastique, des animaux sans aucune valeur ni utilité. Cet Anti-Destinateur est actorialisé sous la forme d’une série de figures non locales (« épices exotiques », « étoffes chinoises », « Uzi israéliens », etc.) qui, dans l’intention presque colonialiste de toujours conquérir de nouveaux marchés, écoulent leur marchandise à bas prix dans tous les pays du monde, sans aucun égard pour les exigences et les traditions locales. Quand le texte dit : « Il fut un temps où les voyageurs qui se rendaient dans des terres éloignées et inconnues ramenaient certainement avec eux des breloques du même genre », il compare les habitués du marché de Grenzstadt Slubice à ces « sauvages » faciles à duper, à qui les envahisseurs vendaient n’importe quoi.

Note de bas de page 15 :

 Voir notamment le chapitre « Dictionnaire versus encyclopédie » dans Sémiotique et philosophie du langage, Paris, P.U.F., 2006 (éd. originale, U. Eco, Semiotica e filosofia del linguaggio, Turin, Einaudi, 1984).

Les lecteurs que nous avons interrogés ne tirent donc pas leur interprétation de rien, mais bien d’indices sémantiques présents dans le texte. Ainsi du passage sur l’utopie communiste de la gratuité des marchandises pour tous, qui » se réalisera de manière perverse et post-capitaliste ». Le terme « pervers » a fait l’objet de beaucoup de discussions : presque tous tendaient à considérer cet adjectif comme intrinsèquement négatif. Certes, dire qu’une utopie se réalise de façon perverse, ce n’est pas la présenter sous un jour très favorable, de même que parler de « breloques » ne plaide pas en faveur des objets qualifiés de cette manière. Comme l’a souligné Umberto Eco, il existe parfois des marques inscrites dans la définition lexicologique d’un lexème qu’un contexte spécifique parvient difficilement à modifier15. Il n’en reste pas moins que, dans ce texte, l’adjectif « pervers » qualifie une transformation qui conduit à la réalisation d’une utopie : ainsi, le sémème /distorsion d’une norme juste/ est effacé en faveur d’un sémème /distorsion d’une norme prévisible/. En d’autres termes, bien que la transformation socio-économique actuelle emprunte des formes qui ont peu à voir avec l’utopie communiste, elle mène peut-être, par des voies différentes, au même résultat. « Pervers » perdrait en ce cas son sens axiologique négatif et deviendrait, de manière à la fois plus neutre et plus conforme à son étymologie, synonyme de « détourné », « dévié », qui a changé de direction.

Plus généralement, deux isotopies alternatives sur le plan des valeurs semblent coexister dans ce texte. D’abord celle de l’/inutile/, du /faux/, de l’/artificiel-synthétique/, de la /mauvaise qualité/, de l’/hybridation des genres/, qui implique une axiologisation négative et peut être subsumée comme configuration discursive du /dégradé/. Ensuite celle de la /variété/, de la /disponibilité/, de l’/affranchissement de la nécessité/ et de l’/affranchissement de la pauvreté/ (ils « vivaient dans un monde de déficit chronique », ils « se souviennent encore de l’époque où la faim était une expérience ordinaire et quotidienne »), qui comporte au contraire une axiologisation positive et peut être subsumée comme configuration discursive du /progrès/.

Note de bas de page 16 :

 Sur l’importance des constantes de genre dans la production et dans la réception des textes, voir François Rastier, La mesure et le grain, Paris, Champion, 2011.

Comme je chercherai à le montrer plus loin en prenant appui sur les structures discursives du texte, l’article donne la prééminence hiérarchique à l’isotopie du /progrès/. Dans ces conditions, il est intéressant de noter que, malgré cela, les lecteurs tendent en règle générale à conférer au contraire la prééminence sémantique et axiologique au thème de la ruse, de la fraude. Ils interprètent cette histoire dans les termes du schéma ethno-littéraire du genre trickster, qui, comme on sait, met en scène un héros trompeur, perturbateur et destructeur du bon ordre en ce monde16. Cette prééminence, probablement renforcée par l’impact des discours qui circulent dans les médias (qu’on pense par exemple au mouvement no global), fait en sorte que le lecteur projette ses attentes sur le texte en ne tenant pas compte de l’argumentation effective de l’énonciateur. Autrement dit, le lecteur normalise le signifié du texte, le rapporte au déjà connu, au déjà cru, se rendant du même coup aveugle face à toute construction de sens plus complexe et plus éloignée du sens commun.

2.3. Structures et stratégies discursives

Une des premières observations qui s’imposent sur le plan de l’organisation discursive du texte concerne l’aspectualisation, étant donné que le thème central du récit est la transformation radicale et imprévue de la société relativement à ses comportements de consommation. Au début de l’article, c’est à une aspectualisation de type itératif qu’on a affaire : pendant très longtemps, les choses se sont faites d’une certaine manière… tous les mardis, pendant des décennies, des siècles. A cet égard, le marché campagnard de Grenzstadt Slubice semble tout à fait pareil à celui de Goderville décrit par Maupassant. Pourtant, les deux descriptions donnent en réalité deux images très différentes de la société. Dans La ficelle, les paysans sont eux-mêmes des tricksters, constamment occupés à se duper les uns les autres dans un climat de méfiance réciproque. La société traditionnelle de Grenzstadt, par contre, est dépeinte plutôt comme pauvre, victime d’un manque de ressources endémique ; et la transaction économique y apparaît comme déshumanisée, dominée par la nécessité et sans possibilité de marchandage.

Le texte commence avec l’évocation d’un souvenir personnel (« Je me souviens qu’il y a encore une dizaine d’années, dans la petite ville polonaise (…). On y vendait (…) »). Ce débrayage énonciatif place l’énonciateur dans la position médiane — assez intégrée à la culture mais en même temps assez distanciée pour permettre de l’interpréter — considérée comme optimale pour un anthropologue. Cette position est renforcée par plusieurs débrayages actoriels : l’énonciateur, en effet, abandonne vite la perspective du souvenir personnel et opte pour un point de vue ambigu, en ce sens que les scènes semblent décrites surtout en fonction de la perception que peuvent en avoir les personnes présentes au marché. Par exemple, lorsqu’on nous dit que « la place du marché sent les étoffes chinoises (…) », il n’est pas possible de distinguer avec certitude s’il s’agit encore d’un souvenir de l’énonciateur ou d’une expérience partagée par quiconque se rend à ce marché.

Note de bas de page 17 :

 Jean-Claude Coquet, Le istanze enuncianti. Fenomenologia e semiotica, Milan, Mondadori, 2008.

Note de bas de page 18 :

 Le texte ne dit pas explicitement si le narrateur vit encore à Slubice ou s’il réside désormais ailleurs. Le fait qu’il ne parle pas de son expérience personnelle du marché actuel mais l’attribue à un voisin et aux habitués nous incite à penser qu’il y a autrefois habité mais qu’il ne s’y trouve à présent que de passage.

Outre les positions énonciatives formelles, qui installent dans le discours un narrateur, il est utile de prendre en considération ce que Jean-Claude Coquet appelle les instances énonçantes, de caractère non plus grammatical mais existentiel17. De ce point de vue, il est particulièrement important de relever le fait que tandis qu’au début et à la fin du texte l’énonciateur adhère pleinement à ce qu’il dit, en donnant à ce qu’il rapporte un statut de souvenir personnel ou, à la fin, celui d’un jugement d’ensemble, dans la partie centrale il devient au contraire un observateur externe par rapport à la réalité décrite. Cela a bien entendu des conséquences notables sur la mise en place des valeurs18.

Dans une grande partie de la description abondent des formes impersonnelles (« on pouvait trouver », « on y vendait », « on trouvait ») ou objectivées (« le marché sent »), qui produisent une zone d’indétermination à propos de l’instance qui assume l’expérience, à savoir ou bien l’énonciateur ou bien certains habitants du village. Les effets de sens se greffent ici directement sur le niveau de la manifestation linguistique : même la forme majoritairement parataxique de toute la première partie du texte, avec de brèves phrases descriptives interrompues par un point sans que l’énumération des objets ne débouche sur un verbe contribue à l’effet d’objectivation du discours. Il semble en somme que le narrateur se limite à constater ce qui se passe en se tenant à distance ou en suspendant son jugement. À la production de cet effet de sens contribuent tant les mécanismes discursifs formels (les débrayages actoriels et temporels) que les positions « existentielles » des sujets (souvenirs ou expérience actuelle, par opposition à la délégation des points de vue ou à leur indétermination), et que les structures linguistiques (formes impersonnelles, parataxe).

Note de bas de page 19 :

 Jean-Marie Floch, Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes les stratégies, Paris, P.U.F., 1990, notamment le chapitre « J’aime… j’aime… j’aime… Publicité automobile et système des valeurs de consommation ».

Pour ne pas projeter sur le texte ses propres croyances et attentes de lecteur, il faut, dans ces conditions, avoir un profond respect à l’égard de tout ce qui concerne ses divers niveaux d’organisation. Si on adopte une telle attitude, l’idée d’un narrateur sujet de la nostalgie, ancré dans le souvenir du bon vieux temps et critique envers la modernité, apparaît en l’occurrence comme une interprétation aberrante. Car il n’y a à vrai dire dans ce texte aucun Anti-Destinateur trompeur : comme nous l’avons montré, c’est de bon cœur que la clientèle du marché achète des choses inutiles, de mauvaise qualité et souvent contrefaites — et qui plus est en sachant ce qu’il en est. Cela tout simplement parce que les gens investissent d’autres types de valeurs dans ces marchandises en elles-mêmes médiocres : comme l’a formulé Jean-Marie Floch dans sa célèbre typologie des valeurs de consommation, il ne s’agit ici nullement de « valeurs pratiques » mais seulement de pures valeurs « ludiques-esthétiques »19.

Selon Greimas, comme on le sait, l’objet de valeur ne peut être saisi en soi étant donné que seul l’investissement d’une valeur de la part du sujet lui confère son statut sémantico-narratif : la pacotille vendue au marché ne peut sans doute pas être valorisée comme /précieuse/ ou /utile/ mais les chalands ne l’en investissent pas moins d’une énorme valeur, toute différente, à savoir celle de l’émancipation par rapport à la pauvreté, à la pénurie des marchandises, au manque de communication avec le reste du monde, à la monotonie d’une vie liée aux cycles immuables du travail agricole. La structure polémique qui articule ce texte n’est donc pas celle qui opposerait un « bon Destinateur selon la tradition » à un « mauvais Anti-Destinateur selon la modernité », mais celle qui met face à face un univers aux ressources limitées et un univers aux ressources illimitées. En dépit du fait que les lecteurs tendent massivement à lire cette page comme un éloge de la vie rurale, on chercherait en vain la figure d’un Destinateur positif dans la présentation qui y est donnée du marché de jadis. Mise à part une allusion au « parfum de la campagne » qui émanait du marché d’autrefois, il n’y a rien dans ce texte qui puisse faire penser à une valorisation euphorique du passé. Jusqu’à quel point est-il possible de considérer comme « intrinsèquement euphoriques » des objets comme des sacs remplis de grains, des petits cochons, des râteaux, des fourches et ainsi de suite ? Et jusqu’à quel point peut-on considérer comme « intrinsèquement dysphoriques » des étoffes qui sentent le plastique, des verres multicolores, des décolletés dorés, des parfums et des chaussures bon marché ?

Quelques étudiants ont observé avec perspicacité qu’un élément unit les habitués du marché du temps jadis et ceux d’à présent : autrefois hétéro-dirigés sous l’empire d’une pénurie à laquelle ils ne pouvaient rien changer, les habitants du village le sont aussi, aujourd’hui, face à une abondance qui ne résulte pas d’un développement de l’économie locale mais du bouleversement mondial des conditions de production et de circulation des produits (« Et maintenant, d’un coup, sans préavis, ces personnes ont été jetées au milieu d’un monde où le problème majeur est de choisir entre une marchandise et une autre »). L’expression « la foule esclave », citation de l’Internationale, paraît évoquer une masse de sujets encore loin d’être devenus maîtres de leurs propres décisions mais, comme l’article le précise dans son troisième paragraphe, cette même foule « sera finalement habillée, nourrie et menée vers le pays de l’abondance ». Alors qu’à l’époque précédente la nécessité emprisonnait la vie, les gens se trouvent maintenant au contraire « jetés au milieu d’un monde (…) ». Le devoir faire de la vie rurale s’exerçait dans le cadre d’un interminable statu quo, et c’est grâce à sa rupture qu’a été gagné le pouvoir faire ou ne pas faire propre à la modernité, cette liberté de « choisir entre les marchandises », comme l’affirme aussi le résumé en tête de l’article, signe qu’il s’agit d’un point jugé crucial.

Note de bas de page 20 :

 Même si la transformation du marché instaure une nouvelle durativité, exprimée par des verbes à l’indicatif présent (« Sur les étals, par contre, on trouve une quantité illimitée de vêtements », « tout coûte peu », « il y a un étal avec des épices provenant du monde entier », etc.).

De nouveau, les aspectualisations sont intéressantes : la vie rurale était tissée de nécessité et de durativité alors que le changement actuel est singulatif et intense (« d’un coup »)20. La valorisation substantiellement positive de l’époque actuelle, suggérée vers la fin de l’article (« J’aime mon marché au bord du fleuve »), ne serait pas compréhensible si elle n’avait été préparée par cette stratégie. Si la possibilité de choisir entre un grand nombre de biens de consommation apparaît comme un fait positif, c’est avant tout parce que cela libère de deux horizons aspectuels négatifs, l’un spatial, par le dépassement du /localisme/, de l’/autarcie/, de la /fermeture/, l’autre temporel, par la remise en cause de l’/immuable/.

3. Pour conclure

Note de bas de page 21 :

 Umberto Eco, Lector in fabula, Milan, Bompiani, 1979.

Nous avons vu que le texte analysé se laisse parfois emporter dans des sortes de petits tourbillons lexicaux qui poussent vers une interprétation dévalorisante du marché tel qu’il se présente de nos jours. Le fait de parler de « pacotille » ou de phénomène « pervers » autorise le « lecteur ingénu », comme l’aurait sans doute appelé Umberto Eco21, ou le lecteur idéologiquement engagé, à lire l’article de Stasiuk comme une critique de l’univers mercantile d’aujourd’hui.

Mais nous n’avons pas encore considéré le titre de l’article : « On trouve de tout à mon marché ». Le possessif lie à l’énonciateur la réalité dont il parle, et cette réalité semble merveilleusement positive, car qui ne rêverait d’un marché où on trouve de tout ? Mais précisément, le caractère hyperbolique de la phrase doit nous mettre en garde : faut-il vraiment la prendre à la lettre ? Cette ambiguïté est confirmée par l’article même, qui, comme on l’a vu, a tout l’allure d’une description neutre, informative, parfois ironique, parfois personnelle, mais le plus souvent détachée, en particulier vis-à-vis de la forme actuelle du marché de cette petite ville. De fait, l’énonciateur s’abstient de donner une évaluation bien définie du changement qu’il constate : cette profusion nouvelle de marchandises est-elle un vrai progrès pour les gens du village ?

Cependant, au début du troisième paragraphe, quelque chose change. Laissant de côté tant ses souvenirs que la position d’observateur distancié, l’énonciateur parle maintenant de ses propres impressions : « Quand je parcours ainsi mon marché, je n’arrive pas à ne pas avoir l’impression que nous sommes en train de nous diriger vers une époque où nous recevrons les choses gratuitement ». Le discours devient interprétatif, c’est un discours du savoir, qui pourtant ne repose pas sur une conviction raisonnée mais sur une impression éprouvée, presque imposée (« je n’arrive pas à ne pas avoir l’impression »). Dès lors, le statut de l’objet-marché change : de marché-phénomène, il devient un marché-symptôme, le symptôme d’une tendance plus ample, qui va au-delà du souvenir personnel de l’énonciateur ou de l’expérience du voisin. Et c’est en tant que marché-symptôme que finalement (avant-dernier paragraphe) il plaît à l’énonciateur : c’est le « lieu parfait pour méditer sur la manière dont le monde se transforme progressivement (…) comme un tapis volant, il transporte les foules tout droit dans la postmodernité ».

La distance ethnographique est devenue encore plus grande que précédemment : si l’énonciateur apprécie le nouveau marché, c’est comme un point de départ de sa réflexion et comme un dispositif qui libère la population locale d’une vie faite d’immobilisme et de privations. Certes, ce qui a de la valeur, ce ne sont pas les nouvelles marchandises en elles-mêmes — c’est ce qu’elles représentent, à la fois, pour les gens, en termes de changement, et, pour l’énonciateur, en termes de réflexion socio-politique. En sorte que dans les derniers paragraphes de l’article, les programmes narratifs deviennent modaux : il ne s’agit plus pour les habitants du village d’acquérir des marchandises mais d’acquérir un pouvoir, et pour l’énonciateur un savoir.

Bien que les lecteurs auxquels j’ai soumis ce texte aient été des étudiants qui suivaient des cours de sémiotique et qui étaient donc avertis quant au statut axiologique de l’objet « de valeur », ils ont analysé les marchandises en vente comme s’il s’agissait d’objets réels, comme dans les descriptions du petit corpus « Je suis Donna Tartt ». En réalité, ces pauvres produits se trouvent non pas sur les étals mais à l’intérieur d’un texte où ils acquièrent leur sens uniquement en fonction d’un réseau de relations sémantiques. L’énonciateur, comme nous l’avons vu, crée des zones de suspension axiologique, et ce sont elles que le lecteur se précipite de combler en y projetant ce qu’il pense par avance à propos de la globalisation, du rapport entre tradition et innovation, etc.

L’unique jugement proprement dit, de la part de l’énonciateur, nous le trouvons au moment où il déplace le discours sur un plan cognitif. Tout se passe alors comme s’il déclarait : « La valeur intrinsèque de ces objets ne m’importe pas et je ne sais pas si tout ce changement est positif dans l’absolu, mais je sais que les miens sont sortis de la pauvreté et que moi, journaliste, moi lecteur du monde contemporain, en regardant mon marché d’à l’heure actuelle, je découvre un point d’observation optimal pour comprendre ce que je dois raconter ».

Note de bas de page 22 :

 Pour la commodité du lecteur, je cite ici de nouveau cette synthèse : « Autrefois, dans ce marché, on vendait des choses utiles et de bonne qualité alors qu’aujourd’hui la situation a dégénéré et qu’on n’y achète plus que des babioles sans utilité et de mauvaise qualité. L’article fait donc la comparaison entre le monde campagnard à l’ancienne et la société postmoderne et globalisée d’aujourd’hui, où on trompe les gens pour leur faire acheter des choses fausses et qui, de plus, ne servent à rien ».

Si on compare ce résumé à la synthèse interprétative donnée par les étudiants, il est facile de mesurer l’énorme distance qui les sépare22. Seule une patiente analyse des structures linguistiques, discursives et modales, toutes en interrelation réciproque, peut amener à une interprétation textuellement attestée de l’article. Au niveau profond, il s’agit d’un texte qui neutralise deux catégories — /ni bonne marchandise ni mauvaise marchandise/, /ni progrès ni dégénérescence/ — en déplaçant le discours vers une autre catégorie : « /être conscient du changement social/ versus /subir le changement social/ ».

En définitive, la leçon qui ressort de ces analyses et des expériences qui s’y sont greffées, c’est une confirmation de la nécessité absolue de tenir compte correctement du tournant textuel de la sémiotique, dont l’un des principaux apports a été de mettre l’accent sur cette configuration sémantico-axiologique spécifique qu’est chaque texte. Sans cela, nous ne ferons jamais que projeter sur les textes, quels qu’ils soient, le déjà dit et nos propres convictions, souvent en essayant de les faire passer pour la « réalité ».

Traduction par Mathilde Flumian
et Eric Landowski

bip