Aspectualité et stratégies transmédia dans l’art
le cas de Brancusi

Francesca Polacci

Université de Sienne
Centre de Sémiotique et Théorie de l’Image « Omar Calabrese »

https://doi.org/10.25965/as.6062

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : aspectualité, espace, figurativité, hors-champ, photographie, point de vue, sculpture

Auteurs cités : Jacques AUMONT, Omar CALABRESE, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Manar HAMMAD, Claude LÉVI-STRAUSS, Antonio SOMAINI, Félix THÜRLEMANN

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

 Andrea Pinotti et Antonio Somaini, Cultura visuale. Immagini, sguardi, media, dispositivi, Turin, Einaudi, 2016, p. 160 (c’est moi qui traduis).

Un des apports de Greimas est, entre autres, d’avoir étendu le concept d’aspectualité au-delà de son acception restreinte à la temporalité. Je voudrais ici interroger cette extension par rapport au domaine artistique ainsi qu’aux stratégies « transmédia » dans l’art. Si, en suivant Andrea Pinotti et Antonio Somaini, on entend par « transmédialité » la « transposition ou la migration, d’un médium à un autre, d’images, figures, motifs, procédures de composition ou formes de vision », alors on peut reconnaître que ce concept est déjà actualisé par des œuvres réalisées au début du XXe siècle1. Tout particulièrement, une partie de la production de Brancusi est pertinente à ce propos, puisque l’auteur réalise des œuvres en croisant sculpture, photographie et tournage. J’engagerai l’analyse de ces œuvres en portant une attention particulière à l’acception greimassienne de l’aspectualité, qui nous permettra de mettre en relief certains dispositifs de vision.

Note de bas de page 2 :

 Cf. Nelson Goodman, L’art en théorie et en action, Paris, Gallimard, 2009.

Note de bas de page 3 :

 Dans l’original anglais, Goodman utilise le substantif « function » et le verbe « to work », respectivement traduits en français par « fonction » et « fonctionner ».

Note de bas de page 4 :

 Je reviendrai plus bas sur le concept de « hors champ » (§ 3).

La problématique de l’aspectualité permet de reconnaître trois axes dans la production de Brancusi. Le premier concerne certaines photographies faites par lui-même et ayant pour objet ses propres sculptures, où la tension aspectuelle générée par la prise de vue contribue à créer une image nouvelle. On se demandera dans quelle mesure l’actant observateur, présupposé par la photo, peut avoir une fonction poïétique pour de nouvelles formes. Le second axe concerne des œuvres où le dispositif de vision mis en place réalise une fonction d’« implémentation ». Par implémentation, je fais référence à Nelson Goodman, qui distingue la « réalisation » d’une œuvre de son « implémentation »2. Tandis que le premier processus comprend la production d’un objet d’art, le second recouvre tout ce qui permet à une œuvre de « fonctionner », par exemple sa publication ainsi que son exposition devant un public3. Le concept d’aspectualisation permettra ici de mettre en lumière certains dispositifs de vision que Brancusi prévoit pour ses sculptures au stade de leur exposition. Le troisième axe sera centré autour du film que Brancusi consacre à l’une de ses sculptures, Léda. Lorsque l’artiste filme une sculpture, les questions qui se posent sont autres que dans les deux cas précédents car ce qu’il faut alors envisager, c’est comment le mouvement de l’image est valorisé pour obtenir, comme on le verra, à partir du film, une photographie. Brancusi réalise en pareil cas un processus transmédia par excellence : il obtient des épreuves photographiques en sélectionnant des photogrammes dans la continuité du film. La tension aspectuelle qui sous-tend le mouvement du film est synthétisée par ces photogrammes : ils saisissent l’instant et ils énoncent, sur la surface de l’image, le « hors champ » de la sculpture4.

2. Le point de vue en tant que générateur d’images

Note de bas de page 5 :

 A propos de ce débat, cf. Charles Baudelaire, « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse », Curiosités Esthétiques (1846), Paris, Calmann-Lévy, 1921, pp. 184-188 ; Heinrich Wölfflin, « Wie man Skulpturen aufnehmen soll », Zeitschrift für bildende Kunst, VII, 1896, pp. 224-228, et VIII, 1897, pp. 294-297 ; Rudolf Wittkower, Sculpture. Processes and principles, Harmondsworth, Penguin Books, 1977 ; Anthony Hughes et Erich Ranfft (éds.), Sculpture and its Reproductions, Londres, Reaktion Books, 1997. Je reviendrai par la suite (§3) sur la différence entre unicité et pluralité de points de vue respectivement en photographie et en sculpture.

Etant donné que le spectateur peut, ou, mieux, doit tourner autour de l’objet sculpté, une sculpture peut, par construction, être regardée selon une multiplicité de points de vue. En revanche, la prise de vue d’une sculpture par un appareil à photo ne peut que choisir un point de vue spécifique dans l’espace. Cette contrainte, d’ordre esthétique, a été au centre d’un large débat critique qu’il n’est pas possible aborder ici en tant que tel5. Mais il faut souligner que d’un point de vue sémiotique, cette contrainte est décisive par rapport à l’aspectualité. De fait, la traduction d’une sculpture en photographie implique, dans l’image même, la présupposition d’un sujet observateur. A cet égard, la séquence de photos consacrées à Femme se regardant dans un miroir (1909, figures 1, 3 et 4) présente un très grand intérêt si on la met en rapport avec la sculpture Princesse X (fig. 2), dont nous ne pouvons voir qu’une unique photo.

Fig. 1. Brancusi, Femme se regardant dans un miroir (1909),épreuve gélatino-argentique 39 x 30 cm,vers 1909, PH 407 A, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 1. Brancusi, Femme se regardant dans un miroir (1909),
épreuve gélatino-argentique 39 x 30 cm,
vers 1909, PH 407 A, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 2. Princesse X, marbre (1909-1915),épreuve gélatino-argentique 39,8 x 29,8 cm,1916 circa, PH 411 B, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 2. Princesse X, marbre (1909-1915),
épreuve gélatino-argentique 39,8 x 29,8 cm,
1916 circa, PH 411 B, Legs Brancusi, MNAM.

La sculpture Femme se regardant dans un miroir n’existe plus : elle a été transformée en Princesse X. Brancusi a donc retravaillé l’œuvre en marbre pour obtenir une seconde sculpture, apparemment toute différente de la première. Avant de retravailler Femme se regardant dans un miroir, il réalise cette séquence de photos qui est décisive pour la mise au point de Princesse X. Mon hypothèse est en effet que cette dernière est produite à partir de la précédente, et cela selon le point de vue du sujet observateur présupposé par et dans les photos.

Fig. 3. Femme se regardant dans un miroir (1909), épreuve gélatino-argentique 25,5 x 19,2 cm,après 1909, PH 408 D, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 3. Femme se regardant dans un miroir (1909),
épreuve gélatino-argentique 25,5 x 19,2 cm,
après 1909, PH 408 D, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 4. Femme se regardant dans un miroir (1909),épreuve gélatino-argentique 31,4 x 24,7 cm,après 1909, PH 408 E, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 4. Femme se regardant dans un miroir (1909),
épreuve gélatino-argentique 31,4 x 24,7 cm,
après 1909, PH 408 E, Legs Brancusi, MNAM.

Note de bas de page 6 :

 A propos du sujet observateur et des régimes de vision, cf. Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur, Paris, Hachette, 1989. Pour ce qui concerne l’aspectualité, cf. Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, « Aspectualisation », Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979 pp. 21-22 ; Françoise Bastide, « Aspectualisation (a) », in A.J. Greimas et J. Courtés (éds.), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vol. II, 1986, pp. 19-20 ; Francesco Marsciani, « Aspetto », in Lucia Corrain (éd.), Il lessico della semiotica. Controversie, Bologne, Esculapio, 1994, pp. 135-145.

La première image (fig. 1) met en valeur la torsion du cou, et c’est la même torsion qu’on peut remarquer dans la forme du phallus. De plus, il faut souligner la transformation chromatique qui marque le passage de la figure 3 à la figure 4 : du lumineux au non lumineux, le changement a pour effet d’obstruer le regard. Plus précisément, du fait de la luminosité, la figure 3 fait l’objet d’une accessibilité du regard, d’un pouvoir observer ; inversement, la figure 4, en vertu du changement chromatique, présente une transformation du régime de visibilité qui aboutit à ne pas pouvoir observer, autrement dit à l’obstruction de la vision6. Cette transformation a une implication aussi sur la configuration de Princesse X (fig. 2). Chacune des prises de vue photographiques met donc en relief certains des traits plastiques de Femme se regardant dans un miroir, configuration plastique qui donne forme à Princesse X.

La sculpture est par conséquent mise au point en travaillant le niveau plastique de Femme se regardant dans un miroir, alors que le résultat — une sculpture en forme de phallus — est, lui, d’ordre figuratif. Ce processus nous invite à une réflexion sur le rapport entre plastique et figuratif. Il nous montre en effet que les deux niveaux sont strictement imbriqués : un trait plastique de Femme se regardant dans un miroir devient figuratif dans la sculpture. C’est donc la configuration qui qualifie en tant que plastique ou que figuratif un trait donné du plan de l’expression.

Note de bas de page 7 :

 Pour ce qui concerne la traduction intersémiotique, cf. Omar Calabrese, « Lo strano caso dell’equivalenza imperfetta», Versus, 85-87, 2000, pp. 101-120 ; Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa, Milan, Bompiani, 2003 ; Nicola Dusi, « Intersemiotic Translation : Theories, Problems, Analysis », Semiotica, 206, 2015, pp. 181-205. Sur la traduction en tant que processus biunivoque, cf. Paolo Fabbri, Elogio di babele, Rome, Meltemi, 2000.

Les photos obtenues sont des objets esthétiques qui ont une vie autonome par rapport à la sculpture de départ. Mais on peut en même temps reconnaître là un processus de traduction intersémiotique, en ce sens que des traits relevant de la substance de l’expression sont transposés de la sculpture à la photographie, et vice versa. Plus spécifiquement, on a affaire ici à une traduction en tant que processus biunivoque qui transforme les deux systèmes sémiotiques impliqués, et pas seulement celui d’arrivée7. Par la photographie, Brancusi, si on peut dire, re-sculpte conceptuellement ses œuvres.

Note de bas de page 8 :

 Nous faisons référence à l’acception structurale du mythe (cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1964) qui, dans le domaine des études visuelles, a été reprise notamment par Felix Thürlemann (cf. Paul Klee. Analyse sémiotique de trois peintures, Lausanne, L’Age d’Homme, 1982). A propos du mouvement d’hybridation sous-tendu par Princesse X, cf. Anna Chave, Costantin Brancusi. Shifting the Bases of Art, New Haven, Yale University Press, 1993, pp. 93-96.

Cette transformation de la sculpture par la photographie débouche aussi sur une indistinction en termes de différence sexuelle : une jeune fille se trouve transformée en phallus. Le masculin qui s’engendre du féminin : voilà qui dépasse l’opposition fondatrice de la culture occidentale tout en réalisant une figure mythique qui, selon l’acception lévi-straussienne, synthétise les termes opposés d’une catégorie sémantique8. Le phallus a mémoire de la femme, non pas seulement sur le plan plastique, mais jusque dans son titre : cette princesse « X » est une in-connue.

3. Filmer l’instant, photographier le mouvement

Passons maintenant à l’examen de la sculpture Léda (fig. 5) ainsi que des photos et du film que Brancusi lui a consacrés. Mon intérêt porte en premier lieu sur ceux des aspects du dispositif de vision mis au point par l’artiste pour remplir une fonction d’implémentation.

Léda convoque à nouveau l’indistinction entre féminin et masculin. Si, dans les Métamorphoses d’Ovide, Léda est la jeune fille qui est séduite par Jupiter transformé en cygne, ici Brancusi nomme Léda le cygne dont on peut reconnaître les formes stylisées. Il propose de la sorte une synthèse entre les deux figures.

Fig. 5. Léda (1926), épreuve gélatino-argentique 17,1 x 22,9 cm, vers 1929, PH 392 A, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 5. Léda (1926),
épreuve gélatino-argentique 17,1 x 22,9 cm,
vers 1929, PH 392 A, Legs Brancusi, MNAM.

Note de bas de page 9 :

 Brancusi réalise pour Léda ce dispositif tournant pour l’exposition du 1933 à la Brummer Gallery de New York. La photo ici reproduite (fig. 6) est celle qui a été envoyée Outre-Atlantique en même temps que la sculpture dans le but de donner, par la photo, des indications concernant la façon d’exposer l’œuvre.

Une première version de cette sculpture a été faite en marbre et une seconde en bronze poli. Au début des années 1930, Brancusi pose la version en bronze sur un disque d’acier qui a pour fonction d’intensifier les reflets de l’œuvre et qui permet aussi la rotation sur son socle9 (fig. 6).

Fig. 6. Léda (1926), épreuve gélatino-argentique, 17,9 x 12,9 cm, octobre1933, PH 406 A, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 6. Léda (1926),
épreuve gélatino-argentique, 17,9 x 12,9 cm,
octobre1933, PH 406 A, Legs Brancusi, MNAM.

Note de bas de page 10 :

 Cf. Elizabeth A. Brown, Brancusi Photographs, New York, Assouline, 2004, p. 4.

Il s’agit d’un dispositif qui n’implique pas le mouvement de la sculpture en tant que telle mais celui d’un sujet observateur tout autour de l’œuvre. Se trouvent ainsi engagées à la fois la structure de réception — un regard qui fait le tour — et celle de production, car le disque qui tourne semble reproduire les anciennes sellettes de sculpteur qui permettaient aux artistes de travailler autour d’une œuvre sans bouger. On le voit par là, Brancusi était extrêmement attentif aux modalités d’exposition de ses œuvres. Même quand il n’utilise pas cette base tournante, il donne des indications précises pour que les sculptures puissent être vues à 360 degrés10.

Vers le milieu des années 1930, il développe davantage le dispositif de la base tournante en installant un petit moteur qui permet d’entraîner la pièce dans un mouvement perpétuel. Le régime de vision est ainsi modifié : le disque automatisé peut être qualifié en tant que sujet informateur qui suggère un faire savoir, auquel correspond un ne pas pouvoir ne pas observer de la part du sujet observateur. L’œuvre est ainsi placée dans un régime d’exposition.

Note de bas de page 11 :

 Cf. Manar Hammad, « Le bonhomme d’Ampère », Actes-Sémiotiques Documents, VIII, 33, 1985, pp. 37-45 ; id., « Présupposés sémiotiques de la notion de limite », Documenti di lavoro e pre-pubblicazioni, 330-332, Urbino, Centro Internazionale di Semiotica e Linguistica, 2004, pp. 36-49.

A côté de cet aspect, il convient de considérer aussi la position du sujet phénoménique qui regarde, entité anthropomorphe orientée entrant en relation avec l’œuvre. Sur ce point, les réflexions de Manar Hammad sont capitales11. Il montre comment la description de l’espace, faite sur la base des référentiels galiléens ainsi que de la physiologie de notre corps, détermine les trois axes que sont la verticalité (haut / bas), la latéralité (droite / gauche) et la prospectivité (devant / derrière).

Les objets, dès le moment où ils sont exposés dans un musée ou une galerie d’art entrent dans ce système de repères : ainsi la distinction entre le haut et le bas est-elle valorisée par le simple fait de placer une œuvre sur un socle à la hauteur des yeux du visiteur ; de même, la distinction entre le devant et l’arrière peut être marquée quand un objet est adossé contre un mur.

Note de bas de page 12 :

 Cf. Manar Hammad, « Il museo della centrale Montemartini a Roma. Un’analisi semiotica », in I. Pezzini et P. Cervelli (éds.), Scene del consumo : dallo shopping al museo, Rome, Meltemi, 2006, pp. 203-279.

Alors que l’orientation est souvent considérée comme une qualité de l’objet, c’est au contraire, nous montre Hammad, le regard du sujet et sa projection anthropomorphe qui déterminent l’orientation des objets observés. L’orientation est donc le résultat d’un débrayage du sujet observateur12.

Les aménagements muséaux concernent aussi la mise en lumière. L’éclairage est un opérateur déictique qui valorise la face avant ou arrière d’un objet, notamment en faisant ressortir ce qui est forme par rapport à ce qui est fond.

Léda, posée sur un socle rotatif, rend centrale la relation entre celui qui regarde et l’objet observé. Par comparaison avec une modalité traditionnelle d’exposition, l’axe haut / bas reste le même alors que l’axe horizontal (devant / derrière) n’est plus valorisé en tant que tel. En même temps, la mise en lumière change de fonction : l’éclairage ne marque plus une hiérarchie au sein de l’objet exposé (forme vs fond) mais, grâce aux reflets sur le disque d’acier, a pour effet de démultiplier les facettes de l’objet. La relation entre sculpture et visiteur change par conséquent en fonction à la fois du mouvement de l’une et de la position de l’autre : il s’agit de deux systèmes en mouvement qui s’entrelacent dans l’espace.

Note de bas de page 13 :

 A l’époque où Brancusi utilise la Kinamo n° 25, beaucoup de ces appareils « hybrides » sont utilisés par les photographes pour des portraits en ville ou pour photographier des passants en mouvement. Cf. Clément Chéroux, « Mobilis in mobili », in Q. Bajac, C. Chéroux et Ph.-A. Michaud (éds.), Brancusi, film, photographie : images sans fin, Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 2011, pp. 27-28. Pour ce qui concerne les appareils techniques possédés par Brancusi et à propos de l’état de conservation du tournage originel, cf. Alexis Costantin, « Brancusi cinéaste : un état des lieux », ibid., pp. 220-226.

Et c’est selon ce régime de vision que Brancusi filme la sculpture à l’aide de sa caméra, une Zeiss Ikon Kinamo n° 25. Il s’agit d’un appareil hybride qui permet de filmer mais aussi de faire une séquence de photos13.

Note de bas de page 14 :

 Modulateur Espace-lumière a été exposé pour la première fois à Paris, au Grand Palais, en 1930.

Note de bas de page 15 :

 Lásló Moholy-Nagy, Malerei, Photographie, Film, Munich, Albert Langen Verlag, 1925 (tr. fr. Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, 2007).

Note de bas de page 16 :

 Cf. Antonio Somaini, « Fotografia, cinema, montaggio. La “nuova visione” di Lásló Moholy-Nagy », in L. Moholy-Nagy. Pittura, fotografia, film, nouvelle édition sous la direction de A. Somaini, Turin, Einaudi, 2010, pp. XXXVII-XLIV.

Note de bas de page 17 :

 Le tournage cinématographique, lui aussi, se sert d’une séquence de photogrammes discontinus, et la continuité n’est donc que l’effet obtenu par la projection de la pellicule. Au début du XXe siècle, en vertu aussi de la chronophotographie, la relation entre photographie et cinéma est en même temps historique et structurelle. Cf. sur ce point : Maria Tortajada, « Photographie / cinéma : paradigmes complémentaires du début du XXe siècle », in L. Guido et O. Lugon (éds.), Fixe / animé. Croisements de la photographie et du cinéma au XXe siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010, pp. 48-49. S’il est vrai que le photogramme est une photographie de l’instant, il est vrai aussi qu’une photo n’est plus telle à partir du moment où elle est intégrée dans le dispositif cinématographique. Ce que réalise Brancusi est particulièrement significatif dans la mesure où, en faisant ressortir, par la photo, une qualité propre du cinéma, son travail met en valeur un lieu d’indistinction entre ces deux médias.

Avant de concentrer mon attention sur un de ces photogrammes, remarquable par la tension aspectuelle qu’il comporte, il faut souligner que le tournage consacré à Léda a des points communs avec un film assez connu, de Lásló Moholy-Nagy, Modulateur Espace-lumière, qui est antérieur a celui de Brancusi : l’un et l’autre filment une sculpture en mouvement en montrant les éclats lumineux qui entourent l’œuvre14. Mais à cet élément factuel et évident il faut en ajouter un second, qui concerne la conception que Moholy-Nagy se fait des nouveaux média optiques, conception qu’il présente dans son livre de 1925, Malerei, Photographie, Film15. Il y souligne la capacité de la photographie et du film d’affiner la vision de notre œil : ces nouveaux média optiques augmentent nos possibilités de connaissance16. C’est justement cette capacité inédite de voir plus et mieux que nos yeux que Brancusi met en valeur par son film. Le tournage lui permet d’enregistrer une œuvre en mouvement, puis d’en extraire des photogrammes qui impliquent le mouvement dans une image fixe. S’ouvre donc ici une question qui concerne strictement l’aspectualisation. Brancusi met en tension la durativité du tournage et la ponctualité de la photo. Autrement dit, les photogrammes qu’il extrait du continuum filmique sont des photos qui condensent le mouvement dans un instant17.

Dans ce photogramme extrait du film (fig. 7), nous voyons qu’ilchoisit un cadrage suffisamment large pour que Léda capte tous les éclats lumineux environnants et réfracte la lumière autour d’elle.

Fig. 7. Léda (1926), photogramme, épreuve gélatino-argentique, 17,9 x 23,9 cm, vers 1936, PH 403 A, Legs Brancusi, MNAM.

Fig. 7. Léda (1926),
photogramme, épreuve gélatino-argentique, 17,9 x 23,9 cm,
vers 1936, PH 403 A, Legs Brancusi, MNAM.

Les reflets renvoyés sur le mur et qui se mélangent avec l’ombre tout autour du cou contribuent à installer le mouvement dans l’image. Si ce photogramme est décisif à nos yeux, c’est parce qu’il thématise des questions qui, là encore, concernent le mouvement, mais d’une manière tout autre que le dispositif qui servait précédemment à faire tourner la sculpture. Ce qui était alors en jeu, c’était le mouvement de l’œil d’un sujet observateur parcourant le pourtour de l’œuvre. Ici, il s’agit au contraire de créer l’effet du mouvement à partir d’un support planaire. Pourtant se posent dans les deux cas des questions analogues à celles, plus traditionnelles, qui concernent le traitement de la temporalité en peinture : comment rendre le temps d’une narration ou d’une action lorsque le plan de l’expression (en l’occurrence planaire) n’est pas coextensif à la linéarité temporelle ?

4. Le hors-champ de la sculpture

Le second ordre de questions thématisées par ce photogramme concerne la relation entre le mouvement impliqué par l’image et la multiplicité de points de vue qu’autorise (ou suppose) une sculpture. Selon l’hypothèse que je voudrais développer, les reflets tout autour du cou du cygne présupposent en négatif, dans l’image, la pluralité de points de vue dont la photo, en raison de ses contraintes, fait l’économie.

Note de bas de page 18 :

 Cf. Jacques Aumont, « Où s’arrête la sculpture? », in M. Frizot et D. Païni (éds.), Sculpter-Photographier. Photographie-Sculpture, Paris, Marval, 1993, pp. 133-144.

Note de bas de page 19 :

 Nous synthétisons ici une argumentation bien plus complexe. Par exemple, à propos du Bernin, Wittkower ne nie pas que dans certaines œuvres il y a des points de vue subordonnés à celui qui est le principal, mais il souligne le fait que Le Bernin, surtout dans celles de ses œuvres qui comportent un cadrage architectural, construit un système de forces et de lignes qui suggèrent au spectateur le point de vue privilégié. Cf. R. Wittkower, Sculpture. Processes and principles, op. cit.

Cette hypothèse peut, je crois, être soutenue en s’appuyant sur ce que Jacques Aumont appelle le « hors champ » de la sculpture. Dans son essai « Où s’arrête la sculpture ? », il s’interroge à propos des limites d’une œuvre tridimensionnelle et se demande quel est son périmètre, s’il coïncide avec l’espace qu’elle occupe, ou bien s’il s’étend au-delà de ses contours physiques18. Il reprend à ce sujet la distinction proposée par Wittkower entre deux conceptions de l’espace sculptural, l’une selon laquelle les sculptures imposent un point de vue privilégié, l’autre qui postule qu’une œuvre n’impose pas un point de vue préétabli mais en admet plusieurs, tous potentiellement corrects. Selon Wittkower, le représentant incontesté de la première tendance est Le Bernin, et Giambologna celui de la seconde. Le Bernin impose un point de vue privilégié par un cadrage architectural qui oblige le spectateur à regarder la sculpture à partir d’une position préétablie dans l’espace, alors que Giambologna invite le spectateur à tourner autour de ses sculptures de façon à pouvoir apprécier la multiplicité des vues, toutes également intéressantes et pertinentes19.

L’espace occupé par une sculpture est complexe non pas seulement du fait qu’elle se trouve placée dans le même espace phénoménologique que celui qu’occupe le spectateur, mais aussi en raison de la multiplicité de points de vue dont il vient d’être question — multiplicité dont résulte ce que Jacques Aumont appelle l’« espace imaginaire » de la sculpture. C’est précisément cet espace qui s’étend au-delà de l’œuvre et qui doit être actualisé moyennant la « coopération » du sujet observateur qu’Aumont propose d’appeler le « hors champ » de la sculpture.

Note de bas de page 20 :

 Cf. Noël Burch, Praxis du cinéma, Paris, Gallimard, 1969.

Bien que J. Aumont ne le cite jamais de façon explicite, il adapte ainsi, à la sculpture, ce que Noël Burch avait déjà théorisé à propos du cinéma en définissant le hors champ filmique précisément comme « espace imaginaire »20. En résumant considérablement la réflexion théorique de Burch, disons qu’au cinéma le hors champ peut être impliqué par les regards off, par les entrées et les sorties de champ, ou par un geste déictique qui renvoie à, et donc présuppose ce qui se trouve hors cadre.

Note de bas de page 21 :

 Dans le domaine des théories du cinéma, les formulations de Burch on été reprises, quitte à être en partie revues. Gilles Deleuze soutient que la distinction entre espace imaginaire et espace concret ne suffit pas mais qu’il faut prévoir deux aspects qualitativement différents qui spécifient le hors champ, l’un, « relatif », pour lequel le hors champ implique un ensemble plus large qui l’étend dans l’espace, l’autre, « absolu », par lequel le hors champ s’ouvre à un « Ailleurs » plus radical, en dehors du temps et de l’espace. A partir de la réflexion de Deleuze, Hubert Damisch a proposé de penser le hors champ comme quelque chose qui insiste sur le champ de l’image et n’est donc pas un prolongement du champ mais son antithèse, un « tout » qui s’oppose à un autre « tout ». Cf. G. Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983 ; H. Damisch, « Trouer l’écran », La Dénivelée. A l’épreuve de la photographie, Paris, Seuil, 2001, pp. 168-191.

Autre élément indiqué par Burch et très intéressant pour nous, la possibilité que l’espace imaginaire du hors champ devienne, rétrospectivement, « concret » à partir du moment où il vient à être inclus dans le cadrage du film. Une telle transformation — passage de l’ « imaginaire » au « concret » — peut en effet contribuer à expliquer certaines photos de sculptures. Certaines photographies ont effectivement le pouvoir de transformer en « concret » le hors champ imaginaire de la sculpture dans la mesure où elles l’énoncent en l’inscrivant sur la surface expressive de la photo même21. Dans le cas de la photo de Brancusi que nous examinons, le hors champ prend forme, selon mon hypothèse, à travers les reflets de lumière et les jeux d’ombre qui installent, en négatif, la multiplicité de points de vue prévue par la sculpture mais que, du fait de ses contraintes propres, la photo neutralise.

Mais on pourrait pousser plus loin l’interprétation de cette photo : ce que Brancusi nous semble mettre en discours, c’est en définitive la « vision » même — une vision médiée par un appareil à photo qui en met en valeur la profondeur. Le rapprochement avec la description, par Merleau-Ponty, dans L’œil et l’esprit, des reflets de l’eau dans une piscine, paraît ici s’imposer :

Note de bas de page 22 :

 Cf. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 43.

Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique.22

En d’autres termes, le travail effectué par Brancusi à l’aide de différentes substances de l’expression (la photo, la sculpture, le film) paraît répondre à l’exigence fondamentale de « multiplier les systèmes d’équivalences » pour « rompre l’adhérence à l’enveloppe des choses » :

Note de bas de page 23 :

 Ibid.

L’effort de la peinture moderne n’a pas tant consisté à choisir entre la ligne et la couleur, ou même entre la figuration des choses et la création de signes, qu’à multiplier les systèmes d’équivalences, à rompre leur adhérence à l’enveloppe des choses, ce qui peut exiger qu’on crée de nouveaux matériaux ou de nouveaux moyens d’expression, mais se fait quelquefois par réexamen et réinvestissement de ceux qui existaient déjà.23

5. Pour conclure

Menée à partir d’œuvres représentatives d’une partie de la production de Brancusi où s’impose une conception de l’art transmédia par excellence, cette étude montre, nous semble-t-il, que la recherche de l’artiste ne porte pas séparément sur la sculpture, la photographie ou le tournage en eux-mêmes, mais que ce qui l’intéresse, ce sont certains dispositifs de vision transversaux à plusieurs substances expressives relevant d’une « grammaire du regard ». Cette grammaire, on peut en dégager les principes en termes d’aspectualité, concept dont on voit du même coup le pouvoir heuristique dans le domaine visuel.

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