Note préliminaire. Eléments pour une sémiotique des objets (matérialité, interaction, spatialité)

Eric Landowski

https://doi.org/10.25965/as.6133

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Mots-clés : espace, fonctionnalté, interaction, matérialité, objet, spatialité

Texte intégral

A titre de complément aux six articles qui précèdent, nous proposons ci-après une recension des principaux travaux produits par les sémioticiens qui s’interrogent sur la part des choses dans la construction d’un monde signifiant. Entre spécialistes, c’était naguère ce qu’on appelait la « sémiotique du monde naturel ». Aujourd’hui, on parle plus usuellement d’une « sémiotique des objets ». Le terme se justifie par le fait que les choses — les choses proprement dites, artefacts ou éléments plus ou moins « naturels » du monde qui nous entoure — n’accèdent au statut de grandeurs sémiotiquement pertinentes, c’est-à-dire qui font sens, qu’à une condition : il faut au minimum les envisager en tant qu’actants-objets en relation avec des actants-sujets qui, en interagissant avec eux, les reconnaissent ou les construisent comme tels, ou même, par leur manière de les pratiquer au lieu de seulement s’en servir, les placent au rang de véritables « co-sujets ».

Mais à partir de là, un problème de frontière, ou du moins de chevauchement entre perspectives s’est immédiatement posé. Car il existe une autre branche de la discipline qui s’occupe aussi de nos rapports de sens avec les éléments matériels de ce monde : c’est la sémiotique topologique, la sémiotique de l’espace. Fallait-il ou non inclure dans notre recension les travaux qui en relèvent ? « Sémiotique des objets », « sémiotique de l’espace » : il est vrai que ces étiquettes désignent deux familles de chercheurs assez différentes. Cependant, sur le plan conceptuel, ne se rejoignent-elles pas ? Ne traitent-elles pas au fond toutes les deux de la même chose, vue sous deux angles complémentaires ?

Selon le sens commun, tout « objet », quelles qu’en soient la matière, la forme, la taille et les autres qualités, nous apparaît comme un élément qui, en raison de sa matérialité (de sa solidité relative, de son degré d’opacité), nous résiste plus ou moins tout en jouant un rôle déterminé à l’intérieur de la « portion d’espace » qu’il « occupe », soit immobile soit en s’y déplaçant, et parfois ni l’un ni l’autre mais en bougeant sur place, tout entier comme le colibri au-dessus de la fleur (et le drone guettant sa proie), ou bien en ne mettant en mouvement qu’une portion de lui-même, comme l’horloge son balancier et le moulin ses ailes. Un objet se compose effectivement de parties qui elles aussi entretiennent, les unes par rapport aux autres, des relations spatiales, statiques ou dynamiques. C’est donc toujours en tant qu’entités spatialement caractérisées que les « objets » se détachent, se configurent, se transforment, et aussi qu’ils opèrent entre eux ou coopèrent avec nous. Il en va de même sur un plan plus abstrait, où l’espace apparaît comme le présupposé épistémologiquement nécessaire de toute sémiotique desdits objets, entités secondes par rapport à lui, dérivées un peu de la même manière que le sont, selon l’optique structurale, les unités du langage, termes aboutissants de réseaux de relations vues comme premières. Autant que la matérialité (quant à elle redevable de problématiques esthésiques), la spatialité est en somme constitutive de l’objet puisque ce qui le fait être, ou en tout cas apparaître, c’est l’espace. Les études qui concernent la dimension spatiale doivent par conséquent entrer dans le champ que nous voulons couvrir.

Mais une fois entendu que « l’espace » constitue à la fois un présupposé sémiotiquement nécessaire et, au regard de la philosophie, une condition transcendantale de l’expérience (tout comme le temps), reste pour nous sémioticiens à comprendre comment il signifie. Or, de ce point de vue, il ne peut en tout cas pas être considéré comme par avance donné de manière catégorique et uniforme pour tous. Durant très longtemps, on l’a imaginé figurativement sous l’apect d’une immense surface servant de support à tout ce qui est — aujourdhui il semble qu’on se le représente plutôt comme un volume illimité, et même en expansion, qui englobe toute chose. Mais l’espace empirique vécu au jour le jour est encore différent. Sur ce plan, même si les objets ne « créent » certes pas l’espace (puisqu’il est toujours déjà présupposé), ce sont eux qui pour le moins, à raison des types de rapports qu’ils tissent entre eux et avec nous, confèrent à la spatialité de nos lieux de vie des significations spécifiques, susceptibles de prendre les formes les plus diverses. Par exemple, un espace encombré d’objets en position contiguë comme les fils d’un tissu ou les entrailles d’une bête n’a rien à voir avec un espace-réseau où les objets qui focalisent l’attention sont séparés par du vide. Plus généralement, de la manière dont nous pensons les rapports inter-objectifs émergent des « régimes d’espace » distincts. Si bien que toute sémiotique empirique visant les objets et leurs rapports entre eux, ou avec nous, est virtuellement porteuse (entre autres choses) d’une sémiotique de l’espace : voilà une justification de plus en faveur d’une conception extensive du champ à couvrir ici.

Dans ces conditions, c’est en connaissance de cause que nous avons décidé d’ignorer la frontière, plus empirique que conceptuelle, qui fige traditionnellement, à la manière de deux territoires séparés, d’un côté la sémiotique des objets et de l’autre celle de l’espace. Au regard d’une sémiotique générale de l’interaction, elles ne font qu’un. L’ « interaction », c’est le processus, à la fois pragmatique, cognitif et pathémique, de confrontation entre un « je » et un « ça », un quelqu’un et un quelque chose, que suppose la transformation de déterminations matérielles et spatio-temporelles qui de prime abord ne relèvent que des sciences physiques, en traits pertinents définissant des figures chargées de sens. La chose, en devenant alors objet, se met à « servir à quelque chose », à « avoir de la valeur », à « plaire » ou à « déplaire » en fonction de la variété des intérêts et des goûts, c’est-à-dire des diverses manières dont les sujets (les cultures ou les individus) sélectionnent et thématisent certaines des propriétés inhérentes aux composantes de l’environnement. De la sorte, l’interaction constitue le lieu d’émergence d’une troisième dimension — par delà la matérialité et la spatialité —, quant à elle purement « humaine » : celle de la fonctionnalité de l’objet. S’ouvre du même coup la voie pour une sémiotique de ce que Montaigne (suivi par l’écrivain François Bouvier) appelait « l’usage du monde », usage dont les divers régimes s’étagent entre la simple utilisation, qui réduit l’objet à un statut actantiel strictement instrumental (ou à une pure fonction cosmétique), et des pratiques interactionnelles créatrices de sens et de valeur, qui supposent au contraire la promotion de l’objet au statut de co-sujet.

Seul compromis face au clivage usuel entre spécialités, qu’en son principe nous récusons, tandis que nous avons cherché à recenser de manière aussi complète que possible les travaux qui se placent conventionnellement à l’enseigne de la « sémiotique des objets », nous nous sommes volontairement restreint (ne serait-ce que pour ne pas allonger démesurément cette liste) à un petit nombre de références fondamentales pour ce qui concerne les recherches se réclamant plutôt de la « sémiotique de l’espace ». Cela sans prétendre, même dans le premier cas, à une impossible exhaustivité, en sorte que nous devons espérer l’indulgence des auteurs dont les travaux auraient été omis. — Ensuite, par contre, c’est dans une section à part que nous avons regroupé, in fine, une série de références à des travaux qui ne proviennent pas de la sémiotique mais de disciplines voisines — philosophie, anthropologie, sociologie — et constituent néanmoins des bases essentielles pour toute réflexion sur la manière dont le sens émerge, en acte, de nos rapports aux objets, c’est-à-dire en premier lieu aux matières dont ils sont constitués et à la spatialité qu’ils présupposent mais aussi qu’ils impliquent et informent.

Cela dit, un tout autre principe de repérage et de classification, peut-être d’usage plus pratique que celui retenu ici, était aussi envisageable. Il aurait pris pour modèle le vénérable catalogue de la Manufacture d’Armes et Cycles de Saint-Etienne. Biscottes, bureaux, caddy, caméras de surveillance, caractères d’imprimerie, cardigans, cartes bleues, chaises et fauteuils, chaussures et sandales, cigarettes, coquilles et autres volutes, corsets pour dames, couteaux et lames pour tout faire (de boucher, de bricoleur, de scarificateur), crackers, dentelles, fritures, hameçons, haricots, jeux de cartes, lettres, listes de mariage, livres, lunettes, machines en tous genres (à café, à vapeur, à écrire), maisons (et jardins), mangeailles de tous ordres, marteaux, masques, miroirs, mobilier urbain, montres et horloges, moulins à vent, ordinateurs, pantoufles (chaussées ou ôtées), pièces de monnaie, pièges à souris, portes (et fenêtres), poteries et vanneries (néolithiques), poupées, radars, robinets, robots, rollers, serliennes, skis, soupes, soutiens-gorge, stylos, tables, tamis et tapis (roulants), téléphones, tire-bouchons, tournevis, tuiles, vêtements et articles de mode (de 1830 à nos jours), voiles, voitures, wagons de chemins de fer, et bien d’autres encore — dont divers dispositifs plus complexes tels qu’une salle de bains, un arrêt d’autobus ou une station de métro, la plage ou le cabinet du dentiste, un salon de thé (japonais), une librairie ou un hypermarché —, tout cela figure en effet au catalogue des études sémiotiques les plus sérieuses et les plus approfondies. Sans oublier, bien sûr, le pain et le vin, ni le café et le tabac qui vont de pair. Leur index à la Prévert ne manquerait pas de charme. Il reste à mettre au point.

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