Le robot androïde de Steven Spielberg

Didier TSALA EFFA

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6067

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : intelligence artificielle, programmation, régime d’interaction, robot, simulacre, style sémiotique

Auteurs cités : Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Notons toutefois que selon le site de veille de l’intelligence artificielle futura-sciences.com les roboticiens tendent aujourd’hui à préférer le terme d’« anthropoïde ». Voir https://www.futura-sciences.com/tech/def initions/robotique-androide-8427/.

La réflexion que nous voudrions mener ici porte sur la nature des relations concevables entre les robots androïdes (ou humanoïdes, ou encore anthropoïdes — les trois adjectifs ont également cours1), et leurs utilisateurs dans des contextes relevant de la vie quotidienne. Pour ce faire, nous nous appuierons non pas sur l’analyse sémiotique d’interactions entre hommes et robots observables dans la vie réelle mais sur l’étude succincte d’un film qui met en scène de telles confrontations. Il s’agit du film écrit et réalisé en 2001 par Steven Spielberg, sur une idée de Stanley Kubrick, Artificial Intelligence.

1. Le texte-objet

Cette œuvre de science-fiction — mais on peut dire qu’avec les développements actuels de la robotique humanoïde elle a perdu une bonne part de son caractère « fictif » — raconte l’histoire d’un robot programmé non pas uniquement pour être performant sur le plan de l’intelligence et de la capacité à simuler les comportements humains, mais de plus doté d’« esprit », capable de mener un « raisonnement auto-motivé » et même d’« aimer ». Les problèmes sémiotiques que posent la définition et la poursuite de tels objectifs sont formulés de manière quasi explicite dans le préambule du film. Nous en avons transcrit et traduit de l’anglais l’essentiel, que nous reproduisons ci-dessous. Nous nous appuierons par la suite sur ce fragment (§3), après avoir introduit un petit nombre de notions sémiotiques qu’appelle son interprétation (§2).

Devant une assemblée composée de spécialistes et d’autres personnes particulièrement intéressées, le professeur Hobby, un scientifique qualifié, constructeur de robots androïdes, expose son projet. Et très vite s’engage une discussion.

Pr Hobby — Créer un être artificiel, voilà le plus grand de tous les rêves de l’humanité depuis l’avènement de la science. Et pas seulement depuis le début des temps modernes. A l’époque, nos prédécesseurs avaient déjà étonné le monde avec la création des premières machines pensantes. Ce n’étaient pourtant que des monstres encore assez primitifs, capables tout au plus de jouer aux échecs. Que de chemin nous avons fait depuis ! Aujourd’hui, nous avons des êtres artificiels qui épousent le rythme de la vie réelle, qui ont des bras et des jambes articulés comme de véritables êtres humains, qui maîtrisent la parole et font preuve de vraies réactions humaines.
(Avec une aiguille, il pique la main d’une « robote », prénommée Ellia, qui se trouve assise à proximité. Aussitôt, elle pousse un cri).
Pr Hobby — Qu’est-ce que ça déclenche en toi ? La colère ? la douleur ?
Ellia — Je ne comprends pas.
Pr Hobby — Est-ce que j’ai heurté tes sentiments ?
Ellia — Vous avez piqué ma main.
Pr Hobby — Voilà le problème ! Ici, dans le New Jersey, l’être artificiel a atteint son apogée. Il est universellement adopté sous le nom de Méca, base de centaines de modèles au service du genre humain pour une multitude de tâches.
(Applaudissements dans la salle).
Pr Hobby — Mais nous n’avons aucune raison de nous féliciter, croyez-moi. Nous sommes à juste titre extrêmement fiers, mais cela nous a servi à quoi ?
(Le visage d’Ellia s’ouvre, tel un hublot, laissant apparaître sa structure interne. Le professeur Hobby en extrait un boîtier).
Pr Hobby — De quoi s’agit-il ? Nous avons là un jouet sensoriel avec des circuits de comportement intelligents qui utilisent une technologie à base de neurones séquentiels aussi vieille que moi. Je pense que le travail que j’ai fait en interconnectant différents réseaux d’impulsion dans un neurone unique va nous permettre de construire un méca d’un niveau qualitatif très différent. Je propose que nous passions au stade de la fabrication d’un robot capable d’aimer.
Un participant dans l’assemblée — Aimer ? Mais des modèles faits pour l’amour, nous en livrons déjà des tas chaque mois, non ?
Un autre participant — Bien sûr ! et pour ça tu es d’ailleurs le meilleur de nos clients, n’est-ce pas ? (Rires. Puis, ironiquement :) Les contrôles de qualité sont très importants ! (Rires encore).
Pr Hobby (s’adressant à Ellia) — Dis-moi, qu’est-ce donc que l’amour ?
Ellia (avec un débit rapide et sur un ton très mécanique) — L’amour, c’est d’abord agrandir la pupille de mes yeux et puis accélérer ma respiration, ensuite réchauffer ma peau et ensuite…
Pr Hobby — … etc. C’est ça, merci ma jolie. (Applaudissements). Mais je ne voulais pas parler de simulation de sensualité, le mot que j’ai utilisé était l’« amour » : comme celui d’un enfant pour ses parents. Je propose que nous fabriquions un robot enfant, un robot enfant qui sache aimer, un robot enfant qui soit capable d’aimer ses parents, qui puisse sincèrement aimer son père et sa mère, ou celui des deux à l’égard duquel il éprouvera une affection qui ne finira jamais.
Un participant — Un méca substitut d’enfant…
Pr Hobby — En effet, et doté d’un esprit, avec un feedback neuronal. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce que je propose, c’est que l’amour devienne la clé grâce à laquelle nous ferons naître un subconscient, chose qu’autrement un robot ne pourrait jamais avoir. Un monde intérieur fait de métaphores, d’intuitions, de raisonnements auto-motivés, de rêves !
Un participant — Un robot qui rêve ! ?
Pr Hobby — Exactement.
Un participant — Et comment est-ce que nous allons pouvoir fabriquer ça ?
Une participante (l’air préoccupé) — Vous savez, j’étais en train de penser qu’avec toute cette animosité qui monte actuellement de plus en plus contre les mécas, la question qui se pose n’est pas tellement de savoir comment créer un robot qui puisse aimer — le gros problème, c’est plutôt l’inverse : est-ce qu’il y aurait des gens capables de les aimer, eux ?
Pr Hobby — Notre robot à nous sera un enfant parfait — comme dans un arrêt sur image, toujours aimant, jamais changeant. Avec tous ces couples sans enfant qui attendent en vain un permis de grossesse, notre petit méca va non seulement ouvrir un nouveau marché mais en même temps il répondra à un vrai besoin humain.
La participante (toujours préoccupée) — Mais vous n’avez pas répondu à ma question : si un robot pouvait sincèrement aimer quelqu’un, quelle responsabilité aurait à son tour cette personne envers ce méca ?
(Silence).
La participante — C’est une question morale, n’est-ce pas ?
Pr Hobby — La plus ancienne de toute, mais au départ Dieu n’a-t-il pas créé Adam pour qu’il l’aime ?
(Fin de la séquence).

Ce que le film raconte après ce préambule est censé se passer deux mille ans plus tard. C’est l’histoire de la quasi-transmutation de David, le robot-enfant produit par le professeur Hobby, en un vrai petit garçon. Sa particularité tient à la capacité qu’il a de manifester un amour infini envers ses parents et plus particulièrement envers sa mère. Ce sera son unique « destin » — jusqu’à l’extrême — et c’est autour de cela que se noue la trame narrative du film.

Sa mère, Monica, lasse de sa présence envahissante, avait fini par se débarrasser de lui en le jetant près d’une décharge pleine de robots abandonnés parce que cassés ou complètement usés. Mais David, avec l’aide d’un autre robot androïde (qui servait, lui, d’objet sexuel pour femmes) réussit à s’en échapper. Son compagnon le conduit auprès d’un personnage mystérieux qui, moyennant finance et au risque d’une escroquerie, lui permettra de rencontrer la Fée bleue, laquelle, connaissant le secret de son origine, le ramènera à ses parents. C’est grâce à une mèche de cheveux mise de côté deux mille ans plus tôt par Teddy, son ancien robot-peluche, qu’il parviendra, par un clonage, à faire revenir sa mère à la vie, rien que pour pouvoir l’aimer, comme un enfant doit aimer ses parents.

Ce film, on le voit, est traversé d’un bout à l’autre par diverses questions existentielles : la question de la relation fusionnelle d’un enfant face à sa mère ; la question de l’histoire de l’humanité, où l’homme se prend pour un démiurge ; la question de l’évolution de l’humanité, où machines humanoïdes et êtres humains se confondront ; la question philosophique et poétique de la recherche des origines ; ou encore la question de la magie du souvenir, de la mélancolie, et aussi du rêve, sûrement seuls et derniers ressorts qui resteront à l’homme pour vivre son humanité alors qu’il ne cesse d’aspirer « au bonheur et à l’immortalité ».

Mais surtout, dans son déroulement, ce film est rythmé par toutes sortes de dénégations, de rejets, de reniements ou de renversements, à commencer par le refus de David par rapport à lui-même et à ce qu’il est. Alors qu’il est parfaitement identifié comme un robot et qu’il se reconnaît lui-même comme tel, il ne cesse de renier cette identité, cherchant obstinément à devenir un « vrai petit garçon ». Après avoir été désiré comme un véritable enfant, il est aussi renié par ses parents, d’abord et surtout par son père, puis par sa mère, qui, en fin de compte, l’abandonnera de peur qu’il ne devienne un danger pour Martin, son fils en chair et en os. De même, alors que David ne cesse de se plier à toutes les demandes dudit Martin dans l’espoir de mériter à côté de lui sa place de frère, il ne cesse d’être rejeté par lui. Par exemple, Martin le soumet à une mission risquée en lui demandant d’aller couper une mèche de cheveux (celle évidemment qui resurgira deux mille ans après) à sa mère pendant son sommeil, péripétie qui tournera mal. Mais rien n’y fait, il ne parviendra jamais à se faire reconnaître comme un frère. Et à la fin du film, ultime retournement, dernière déconvenue, désillusion finale, David, qui jusqu’alors se croyait unique, se trouve tout à coup face à une série de robots qui lui sont tous physiquement identiques.

Récurrents et intervenant sur tous les plans, ces pataquès, quiproquos et dénégations de toutes sortes constituent ce qui sous-tend la forme sémiotique du film dans son ensemble. David est pris dans une sorte de double bind. C’est un être dual : un robot, mais androïde, une mécanique, mais programmée pour « aimer ». Chacune de ses caractérisations nie l’autre. Et c’est précisément, si on peut dire, sa qualité foncièrement oxymorique, son humanité machinique, qui lui vaudra toutes les formes de rejet dont il fait l’objet.

2. De l’androïdité et du simulacre

Un robot, fût-il androïde, est une mécanique, un ordinateur puissant, capable de calculs complexes, ce qui lui permet de reproduire formellement différentes sortes d’attitudes et de comportements. Le film en tire une trajectoire pour simuler une humanité : un robot capable d’aimer comme un enfant. Dès lors, la question qui se pose est celle du fondement et par la suite du processus qui permettent et révèlent ces traits d’humanité. Or, en considérant strictement les éléments du préambule, et la puissance créative conférée à l’intelligence artificielle dans le film, on voit bien que cette question est posée presque de façon paradoxale, ce qu’indique la question posée par la participante préoccupée : avec toute cette animosité qui existe à l’heure actuelle contre les mécas, y a-t-il des gens capables de les aimer ?

Note de bas de page 2 :

http://www.cnrtl.fr/definition/andro%C3%AFde.

D’emblée se dessine le cadre d’effectuation en jeu, et ce cadre est fondamentalement intersubjectif. Peut-être serait-ce même une des bases fortes, sinon la base première pour définir ce qu’est un androïde. Voici la définition lexicale et encyclopédique qu’en donne le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales2 :

Androïde, Andréide, subst. et adj.

A.− Emploi subst. Automate à figure humaine qui, au moyen d’un mécanisme intérieur, reproduit certains mouvements d’un être humain :
1. Sous le titre : Androïdes, on trouvera dans l’Encyclopédie d’Édimbourg une liste complète des principaux automates des temps anciens et modernes. Ch. Baudelaire, Nouvelles histoires extraordinaires, trad. de E. Poe, 1857, p. 383.
2. Il suppose que M. Edison a fabriqué une femme électrique, une andréide (...) dont l’aspect, les mouvements et les paroles produisent l’illusion complète de la vie. A. France, La Vie littéraire, t. 3, 1891, p. 127. Rem. L’attest. sous laforme andréide et au fém. est unique.
B.− Emploi adj., MÉD. Qui ressemble à l’homme ou qui présente des caractères masculins. Obésité androïde (d’apr. Garnier-Del. 1958 et Méd. Biol. t. 1 1970).

Le présupposé référentiel, ou représentationnel, de cette définition ne fait aucun doute. Un robot « androïde » n’est pas reconnaissable comme tel, « en soi ». Il l’est seulement dans la mesure où il « reproduit certains mouvements d’un être humain ». En d’autres termes, un robot ne se définit sémiotiquement comme « androïde » que par référence à quelque chose de préexistant et de reconnaissable, à savoir l’être humain, qui fait par rapport à lui fonction de « modèle » de référence et dont il n’est que le « simulacre ».

Note de bas de page 3 :

 La Socité réfléchie, Paris, Seuil, 1989. Cf. en particulier les chapitres 9, « Sincérité, confiance et intersubjectivité », et 10, « Simulacres en construction », pp. 202-217 et 218-229.

Rappelons à ce sujet la définition qu’Eric Landowski donnait de cette notion en 1986, dans le second volume du Dictionnaire de Greimas et Courtés, conception qu’il a par la suite précisée et abondamment illustrée dans La Socité réfléchie3 :

Note de bas de page 4 :

 E. Landowski, « Simulacre », in A.J. Greimas et J. Courtés (éds.), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vol. 2, Paris, Hachette, 1986, p. 206 (souligné par nous). Suit au passage reproduit ci-dessus un point 2 relatif au statut épistémologique « simulacral » (par opposition à ontologique) revêtu par les « modèles » sémiotiques (par exemple le parcours génératif). Ce point ne nous concerne pas ici et nous le laissons par conséquent de côté.

Simulacre. 1. De façon quelque peu métaphorique, on emploie le terme de simulacre, en sémiotique narrative et discursive, pour désigner le type de figures, à composante modale et thématique, à l’aide desquelles les actants de l’énonciation se laissent mutuellement appréhender une fois projetés dans le cadre du discours énoncé. Du point de vue de leur contenu, ces figures peuvent être considérées comme représentatives des compétences respectives que s’attribuent respectivement les actants de la communication. De ce fait, la construction de tels simulacres intervient comme un préalable nécessaire à tout programme de manipulation intersubjective.4

Note de bas de page 5 :

 P. Fabbri, « Simulacres en sémiotique : programmes, tactiques, stratégies », Actes sémiotiques, 112, 2009 (Actes du colloque « En quête de Greimas » tenu en 2007 à l’université de Vilnius), http://epublications. unilim.fr/revues/as/2889 ; id., « Sémiotiques, stratégies, camouflage »,
Semiotica on line, http://www.paolof abbri.it/traduzioni/semiotique_strategies_camouflage.html#.

Il nous faut revenir aussi sur un article de Paolo Fabbri mis au point pour les Actes Sémiotiques à partir d’une communication orale faite à Vilnius en 2007, « Simulacres en sémiotique : programmes, tactiques, stratégies ». Ce texte sera ultérieurement repris par Fabbri de façon plus développée sous le titre « Sémiotiques, stratégies, camouflage », accessible sur la page personnelle de l’auteur5.

Fabbri part d’un projet de discours pour stabiliser des éléments de définition qui permettraient de parler du « rapport de la sémiotique greimassienne avec la personnalité de Greimas ». La communication originelle avait en effet été préparée, en 2007, dans le cadre d’une réunion en hommage à l’œuvre mais aussi à la personne de Greimas, disparu quinze ans plus tôt. Choisissant de situer la question dans le champ du sens en phénoménologie, il pose l’interdéfinition comme une des singularités marquantes qui permet de traduire ce rapport : « On peut (…) reprendre du projet passé de Greimas cette thèse : il faut mettre le sens phénoménologique en “condition de signifier”, sémiotiquement. Pour cela, nous ne devons pas définir des concepts mais les interdéfinir ».

Il s’appuie sur une figure pathémique abondamment commentée par Greimas et qui, selon lui, le décrirait « en personne » : l’obstination (vue comme une passion qui serait typiquement lithuanienne). Selon ce qu’en dit Greimas, l’obstination n’est pas une propriété subjective : elle suppose bien plutôt une configuration syntaxique intersubjective ou plus précisément interactantielle. D’où la définition retenue par Fabbri : « L’obstiné est celui qui continue de faire ce qu’il fait quand tout démontre qu’on ne peut pas le faire ». On y trouve les deux instances impliquées dans la relation d’intersubjectivité. La première opère sur la dimension cognitive : « On ne peut plus faire X » et la seconde sur la dimension pragmatique : « Donc je vais le faire ». « Sur le plan cognitif, l’obstiné sait que c’est impossible ; au niveau du désir, il veut l’impossible », résume Fabbri. C’est ainsi qu’il conduit sa définition de l’idée sémiotique de simulacre. Il s’agit d’un jeu interne de modalisations qui prend appui sur une modalité fondamentale. L’obstiné est d’abord un sujet de vouloir, mais son vouloir ne se mue en obstination que par ce jeu de modalisations dont on voit qu’il n’est tel que parce qu’il s’inscrit dans une disposition particulière caractérisée par son caractère itératif et duratif.

Note de bas de page 6 :

 Cf. A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Seuil, 1991, p. 68

Note de bas de page 7 :

 Op. cit., p. 77.

On en arrive de la sorte à ce que Greimas et Fontanille, dans Sémiotique des passions, appellent un style sémiotique6. Il s’agit de la dynamique interne qui caractérise toute disposition pour une passion particulière. Cette dynamique est faite de divers mouvements, mais qui ne sont le fait que d’un devenir particulier du sujet. Comme le notent les deux co-auteurs, il peut s’agir d’une série de chevauchements et d’approximations, de glissements et de syncopes à l’intérieur d’un parcours existentiel donné, mais à condition que tous ces mouvements obéissent « à un principe d’orientation tensive qui homogénéise en quelque sorte une forme superficielle du “devenir” du sujet »7. Voici une des illustrations qu’ils en donnent :

Note de bas de page 8 :

 Ibid.

On a pu constater par exemple que, si la connaissance de son échec ou de l’obstacle pouvait susciter ou raffermir le vouloir de l’obstiné, ce ne pouvait être qu’en vertu d’un style sémiotique « résistant » et « duratif » (un « continuer malgré X ») qui a pour effet, grâce à une sorte de chevauchement du ne-pas-pouvoir et du vouloir, de modifier celui-ci en fonction de celui-là ; en d’autres termes, si les transformations entre modalisations incompatibles n’apparaissent pas comme de véritables fractures internes mais comme de simples transitions paradoxales, c’est qu’elles sont conditionnées et contrôlées par une protomodalisation tensive homogénéisante (…), qui n’est autre que l’effet de la convocation discursive des modulations du devenir.8

Note de bas de page 9 :

 P. Fabbri, « Simulacres en sémiotique », art. cit.

Fabbri en tire une première mise au point. La première opération du simulacre est « une autodéfinition du sujet » et cette opération s’exécute à l’intérieur d’un parcours, c’est-à-dire d’une trajectoire orientée, soit la « protomodalisation » de Greimas et Fontanille. Il s’agit de l’ensemble des préliminaires qui définissent tout sujet. Fabbri propose de rapprocher une telle nécessité de ce que les sociologues appellent « habitus » ou de ce qu’on désigne parfois en sémiotique du nom d’« hexis », c’est-à-dire « un style sémiotique, une manière de se (com)porter qui est une disposition en même temps physique, passionnelle et cognitive »9. Fabbri évoque à titre d’exemples deux « simulacres nationaux ayant affaire avec le physique, le gestuel, le corporel : les Italiens ont la tête chaude mais le cœur froid, les Américains les bras toujours ouverts mais ils ne les serrent jamais ».

Note de bas de page 10 :

 Ibid.

Une seconde mise au point concerne la nature proprement intersubjective et interactionnelle du simulacre. Cette particularité opère fondamentalement sur la dimension cognitive. En réalité, c’est la définition que retenait déjà Landowski, pour qui, on l’a vu, le simulacre intervient principalement comme « préalable nécessaire à tout programme de manipulation intersubjective ». Fabbri épouse résolument cette manière de voir, allant jusqu’à en tirer la définition même de la communication : « Toute communication est communication entre simulacres et interférence dans l’attribution réciproque des simulacres »10.

3. Le robot androïde : une équivoque

Après ce détour, nous pouvons revenir à notre film. L’antagonisme auquel on assiste du début à la fin découle d’un malentendu ou de quelque chose qu’on pourrait décrire plus subtilement comme une équivoque. Programmé pour aimer comme un enfant pourrait aimer ses parents, David arrive dans sa famille avec cette seule compétence et il l’exerce systématiquement, sans aucune nuance ni la moindre réserve.

Par exemple, quand il joue à cache-cache avec sa mère (parce qu’elle l’a initié à ce jeu comme constituant l’expression primaire et la plus ludique des rapports entre une mère et son enfant), il ne mesure pas les limites d’un tel jeu. Manquant de toute intuition relativement aux situations, il va notamment jusqu’à la surprendre aux wc. Ou bien, à table, il se met à rire aux éclats pour détendre l’atmosphère à un moment où règne un climat pesant entre Monica et Henri, son compagnon. Par contre, il ne rit plus dès qu’il s’aperçoit que ses parents sont à leur tour pris de fou rire rien qu’à le voir. Un jour, alors que Martin, son frère » réel », s’amuse à manger goulument des épinards pour attirer l’attention, il fait de même. Or sa mécanique ne tolère pas les matières organiques, en sorte qu’il faut le porter d’urgence à l’atelier pour l’en débarrasser. Une autre fois, comme on l’a déjà relevé, pour prouver sa complicité de frère et en même temps, imagine-t-il, « accroître l’amour » de sa mère à son égard, il se soumet à un défi que lui lance Martin : « Je veux une mèche de cheveux de maman et je la partagerai avec toi ». David s’exécute, va donc couper ladite mèche de sa mère assoupie, et manque lui crever un œil. Tout cela exacerbe la méfiance de son père, qui désormais se pose de plus en plus la question de son maintien parmi eux.

Un jour, étant allé à la piscine avec son frère, les autres enfants, qui le réduisent volontiers à son état d’« enfant-méca » (vs « enfant-orga »), le somment, de manière menaçante, de se déshabiller pour qu’on puisse voir comment il est fait. Manifestant une sensibilité pour le coup bien « humaine », il demande à son frère de le protéger et se cache derrière lui. Mais en cherchant à échapper à toutes ces brimades, agrippé à son frère, il trébuche, l’entraîne au fond de la piscine et manque de peu de le noyer. Sa mère intervient et en sort très effrayée. Ce sera le dernier méfait qui scellera la décision de le remiser à la décharge des robots, puisque même sa mère le juge désormais dangereux.

Pourtant, malgré cette suite d’antagonismes qui ponctuent les rapports interactionnels de David avec son entourage, malgré tous ces ratés et incompatibilités, il ne dévie en aucun cas de ce qu’on peut logiquement attendre de lui. Il joue bien à cache-cache, mais du fait qu’il poursuit ce jeu sans limite, cela devient vite un problème. Comme on l’a vu, il se conforme jusqu’au bout au pacte conclu avec son frère, et cela aussi devient un problème dès lors que son père l’interprète comme un acte d’agression. De même, dans la scène de la noyade, c’est parce qu’il fait confiance à son frère, contre les autres enfants, qu’il finit par risquer de le noyer. Etc. Ses actions sont en somme d’autant plus systématiquement catastrophiques qu’elles sont toutes programmatiquement tendues vers cet unique objectif : se rendre « aimable », « aimer », se faire « aimer ». Se dessine de la sorte une configuration modale qui permet de définir un « style sémiotique ». Quel que soit le champ d’activité (en termes plus savants, la « scène pratique ») où elles s’exercent, d’une manière ou d’une autre toutes les actions de David pèchent par excès. Cela n’apparaît, bien sûr, que par comparaison avec le même parcours tel qu’il serait suivi dans les mêmes circonstances par un être humain. C’est du moins ce que le parti pris du film semble chercher à souligner : entre excès et insuffisance, excédent et manque, les actions d’un robot androïde ne parviennent jamais à la bonne, à la juste mesure.

Note de bas de page 11 :

 Sur l’articulation entre les principes dits de régularité, de disponibilité, d’aléatoriété et d’intentionnalité, qui sont à la base d’autant de régimes interactionnels spécifiques (les deux premiers fondant respectivement la « programmation » et de l’« ajustement », ici principalement à l’œuvre), cf. E Landowski, « Populisme et esthésie. Présentation », Actes Sémiotiques, 121, 2018 (§ 4.2. « Des régimes de sens aux régimes d’interaction »). A propos du modèle interactionnel en général, cf. id., Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005.

Or la raison en est sémiotiquement assez simple : c’est que, du fait qu’un robot n’a, jusqu’à preuve du contraire, les moyens ni de sentir les autres dans leur complexité ni de saisir les situations en tant que touts de signification ouverts mais ne peut qu’exécuter des algorythmes pré-programmés, déclenchés à partir de signes-stimulus ponctuels, il ne peut y avoir aucun processus d’ajustement mutuel entre lui et ceux avec qui il interagit. Alors que toute interaction humaine suppose un minimum de jeu dans l’application des « règles du jeu » social, y compris à l’intérieur de cadres fortement ritualisés (comme la vie de famille) ou institutionnellement réglementés (comme la vie politique), l’enfant-robot David ne sait pas et ne peut pas « jouer » avec la règle : il ne peut que l’appliquer aveuglément. En termes de sémiotique interactionnelle, nous dirions qu’il est guidé exclusivement par un principe de régularité. Toutes ses balourdises, tous ses faux-pas, toutes ses incongruités de comportement tiennent à ce que le principe opposé, à savoir le principe de disponibilité face à l’autre et au contexte situationnel, n’a et ne peut avoir aucune place dans la grammaire qui commande sa conduite11. Pourquoi ?

Note de bas de page 12 :

 Sur ce point, voir notamment les travaux de l’Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique (ISIR) de l’université Pierre et Marie Curie (Paris), et en particulier ceux de son directeur, Raja Chatila. Pour un très rapide aperçu, mais formulé en des termes extrêmement voisins de ce que nous suggère l’optique socio-sémiotique, voir l’entretien avec R. Chatila paru dans Le Monde, cahier « Science & médecine » du 14 mars 2018, p. 8.

Note de bas de page 13 :

 Sur l’acception sémiotique des concepts de « lecture » et de « saisie » auxquels nous faisons ici allusion, voir E. Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004 (chap. 5, « La rencontre esthétique », spécialement pp. 94-96).

Ce n’est pas ici le lieu pour entrer dans une discussion sur les pouvoirs et les limites de l’intelligence artificielle mais on devine où se trouve, sémiotiquement parlant, le nœud du problème. David, robot très sophistiqué, est à même de lire toutes sortes de choses — les expressions physionomiques par exemple, à partir du moment où leur codage a été intégré dans son software ; et à partir de là il est à même aussi de calculer des réponses formellement adéquates (sinon situationnellement satisfaisantes). C’est le propre même de l’« IA », et c’est d’ailleurs aussi le « propre de l’homme », bien qu’à un degré qui peut-être est devenu depuis peu inférieur à celui dont la machine est capable, puisqu’à présent Big Blue peut battre les meilleurs joueurs d’échec ou de go. Mais un être humain n’est pas que cela. L’intelligence humaine, c’est, en plus, une forme d’expérience qui ne peut venir que de la présence vécue au monde réel12. La capacité de « jeu » qui en découle (et qui ne se limite pas aux jeux régis par des règles) dépasse le savoir-lire comme le pouvoir-calculer : elle comporte de plus (et s’articule avec) l’aptitude à la saisie et au sentir : à saisir une situation comme totalité signifiante, à sentir l’autre en tant que présence irréductible à une simple collection de parties ou de « signes » lisibles13. C’est le fait que David ne dispose pas de ce type de compétence à base essentiellement esthésique qui explique les innombrables ratés de sa part tout au long de ce film.

Note de bas de page 14 :

 Mori, Masahiro, « La vallée de l’étrange », Gradhiva, 15, 2012, pp. 26-33. « b »

Note de bas de page 15 :

 Cf. « Interactions (socio-)sémiotiques », Actes Sémiotiques, 119, 2017 (I.3 « Apprendre, comprendre »).

Nous avons là affaire à un des statuts sémiotiques possibles du robot androïde : une machine d’apparence humaine, mais lacunaire, présentant des étrangetés, des failles. Or, « lorsqu’un objet atteint un certain degré de ressemblance anthropomorphique apparaît une sensation d’angoisse et de malaise », écrivait dans les années 1970 le roboticien japonais Masahiro Mori. Faut-il parler de « monstre » ? ou peut-être de « zombie » ? se demandait-il14. De quelle forme d’existence sémiotique s’agit-il ? Se pose alors la question du parcours sémiotique qui conduit vers telle ou telle forme d’existence. La réponse est, nous semble-t-il, à concevoir de nouveau en termes de style sémiotique, et plus précisément selon la définition modale qu’en donne Paolo Fabbri dans l’article déjà mentionné : « Un style sémiotique, c’est une organisation de simulacres existentiels modalisée par la potentialisation ». Et il nous rappelle que, « de la potentialisation, Greimas dit que c’est un trou noir et un lieu de création du possible ». Le « potentiel », c’est aussi une des notions chères à Landowski, qui voit dans la reconnaissance des potentialités de l’autre une des conditions de l’« accomplissement » mutuel des interactants à la faveur d’une création de sens commune15. On comprend mieux alors la portée des excès ou des insuffisances qui marquent toutes les actions de David. Une des divergences d’appréciation entre Henri et Monica semble trouver ici sa justification.

A mesure que le temps passe et que les déconvenues et catastrophes se multiplient, Henri voit de plus en plus en David une créature qui fait preuve de réactions humaines, au point de devenir un danger à la manière d’une personne hostile : « S’il a été créé pour aimer, il est aussi concevable qu’il puisse haïr », dit-il, alors que Monica tente de le rassurer. De son côté, elle continue en effet à voir en David un robot et non pas un monstre. Même s’il se comporte de plus en plus comme un « vrai » petit garçon, pour elle, il ne s’agit que de simulation, ce qui d’ailleurs n’empêche pas qu’il puisse parfois émouvoir affectivement. Il en découle une véritable discontinuité entre ce que semble promettre son comportement de David et le statut existentiel que présuppose ce comportement. L’espace ainsi induit est fait de multiples possibles et laisse planer les plus grandes incertitudes. Il peut même devenir un espace de phantasmes et de peur, comme on vient de le voir avec Henri.

Note de bas de page 16 :

 Cf. Les interactions risquées, op. cit., pp. 73-80.

Note de bas de page 17 :

 Op. cit., pp. 86-92 (« En deçà de l’interaction, la coïncidence »).

Car paradoxalement, bien que Dadid soit un pur artefact programmé — ou sans doute, plus justement, parce qu’il n’est que cela —, son comportement tend sans cesse à sortir du cadre de ce à quoi on s’attend et finit même par paraître imprévisible sinon tout à fait aléatoire. En termes de régimes de sens et d’interaction, deux principes opposés — la rassurante régularité programmatique et son contraire l’inquiétante imprévisibilité due à l’irrégularité absolue du hasard (effectif ou seulement apparent) — semblent ici non pas s’exclure réciproquement comme on pourrait s’y attendre, mais au contraire se superposer en jouant sur des plans distincts, comme d’ailleurs le modèle en prévoit aussi la possibilité16. En l’occurrence, ce qui pour David entre strictement dans l’ordre d’une programmation qu’il ne peut qu’appliquer à la lettre, aboutit, du point de vue des proches qui l’observent, à des comportements qui paraissent aussi insensés qu’inquiétants. Rappelons quels sont les quatre régimes qui, à raison de leur interdéfinition, permettent, selon le modèle auquel nous faisons allusion, de saisir de quelle manière et selon quelles conditions l’Autre contribue à la construction du sens : la programmation, la manipulation, l’ajustement et l’accident. Parmi eux, le régime de l’accident présente un statut que l’auteur caractérise comme relevant de la coïncidence entre des parcours distincts et autonomes plutôt que de l’interaction proprement dite17. Face aux trois autres régimes, l’accident est très précisément celui de la discontinuité, composante sémique traduisible en surface, pragmatiquement, sous la forme de l’« accident », et, cognitivement, par l’« inattendu », l’« inexplicable », l’« absurde ».

Dans le film, on observe un robot androïde dont chaque action surprend. Tout ce qu’il entreprend est en tension, comme en irruption permanente dans sa sphère d’apparition. Le fait qu’il fasse irruption se justifie non pas en prenant telles quelles les actions de David, qui sont des plus logiques (rien de plus normal, par exemple, que de rire à table pour détendre l’atmosphère). Le fait d’irruption opère dans la mesure où il y a à chaque fois non concordance entre ces actions, autrement dit les simulacres qu’elles induisent et leur lieu ou conditions d’avènement. Pour le dire de manière synthétique, quoi qu’il en soit, on attend de David qu’il agisse comme un « méca », or dans la mesure où ce qu’il fait traduit un tant soit peu un faire attendu de l’humain, cela devient incongru et étrange : c’est l’accident. A croire qu’en réalité c’est précisément ce qu’on attend de lui, qu’il ne soit pas conforme, qu’il soit enfermé dans une logique qui est uniquement la sienne. En somme, il est donc normal ou plutôt attendu que toute action émanant de lui dans le but de traduire un faire humain soit vécu comme un trouble, une incertitude malheureuse ou heureuse. Il faut de la non-concordance. C’est en effet, nous semble-t-il, un trait définitoire du robot androïde, son style de vie.

En complément, on pourrait bien se poser la question de ce qui justifierait une telle nécessité ou non nécessité logique. La réponse apportée par le film et qui correspond encore à une des définitions du robot androïde est la contrainte de sa spécialisation et même de son hyperspécialisation. Spielberg qui projette pourtant la vie de David 2000 ans plus tard n’y déroge pas. David a été créé pour aimer comme un enfant pourrait aimer ses parents et il n’exécute que cette fonction, à merveille, comme beaucoup d’autres robots androïdes créés pour autre chose : exécuter uniquement des actions conatives, répondre à tout type de questions quel qu’en soit le contenu. Les actions d’un robot ne deviennent en somme « androïdes » que dans la mesure où leur registre d’interaction intègre en même temps les incertitudes de l’action humaine.

Le film date de 2001. Et pourtant, est-ce que ce ne sont pas, pour l’essentiel, les mêmes questions qui se posent encore aujourd’hui ?

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