Óscar Quezada Macchiavello, Mundo Mezquino. Arte semiótico filosófico,
Lima, Fondo Editorial de la Universidad de Lima, 2017, 576 pages.
Juan Alonso Aldama
Université Paris Descartes
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Disons-le d’emblée : Óscar Quezada est un sémioticien courageux et cela à triple titre. Il faut du courage pour se lancer dans l’étude d’un monument comme l’œuvre de Quino, auteur d’humour graphique argentin que tous les lecteurs de langue espagnole connaissent et aiment pour son intelligence, son sens de la surprise comique et sa vision critique à la fois aigüe et tendre. Il faut également du courage pour être aussi exhaustif dans l’analyse, étudier un si grand nombre de ces petites « historiettes » de Quino et en proposer une typologie sémio-thématique (par « airs de famille », précise Quezada). Et il faut au surplus bien de l’audace pour se lancer dans l’étude de l’humour, genre discursif des plus glissants et insaisissables qui donne souvent lieu à des travaux tellement sérieux qu’ils « anesthésient » l’effet humoristique. Evitant cet écueil, Óscar Quezada sait au contraire rendre dans ses analyses la vivacité de l’original au point de nous faire pour ainsi dire revivre sur le mode sémiotique l’expérience même de l’étincelle d’humour si caractéristique de ce dessinateur.
Mundo MezQUINO (Monde mesquin), cette œuvre qui déconstruit un monde autant qu’elle le construit — entre « futilité » et « désespérance » —, Quezada fait le pari de l’étudier sous l’angle d’une sémiotique du sensible associée à la fois à la sémiotique des pratiques (et de la praxis énonciative) et à la sémiotique tensive. La forme syntaxique de l’humour de Quino est en effet pour Quezada, selon la formule de Claude Zilberberg, essentiellement « concessive » : « Bien que ce ne soit pas drôle, j’en ris ».
La première caractéristique de l’analyse, c’est donc son ancrage dans une perspective sensible qui fait du corps le lieu même de la signification. Ici, le comique et le rire ne peuvent être entendus que sur le plan d’un vécu incarné. L’humour, selon Quezada, se joue dans la « motion des chairs », et la spécificité de la bande dessinée de Quino est de se présenter comme un syncrétisme de deux langages : d’un côté, celui de l’intelligible, un monde narratif, de l’autre, celui du sensible, un univers figuratif qui actualise un mode de signifiance que l’auteur désigne, à la suite d’Eric Landowski, comme celui de la « saisie » : c’est à travers l’expérience esthésique que le monde fait sens.
En convoquant ainsi la dimension d’un sentir partagé, le comique fait entrer le lecteur « en résonance » avec les traits figuratifs et figuraux propres aux personnages, intégrant du même coup l’humour graphique dans une structure intersubjective qui oscille entre « inclusion » et « exclusion ». Dans ce cadre, les effets d’intercorporalité produits par l’historiette et son graphisme doivent également beaucoup, comme le souligne encore Quezada, à l’effet de surprise, au choc de la formule aphoristique et à la brièveté de l’énoncé, le tout produisant une fulguration dont l’efficience « est celle du survenir intense ».
Parallèlement, l’analyse s’appuie sur les acquis de la sémiotique des pratiques proposée par Jacques Fontanille, approche fondée, on le sait, sur l’articulation entre plusieurs niveaux de pertinence, depuis l’expérience perceptive jusqu’à l’apparition de l’éthos et des formes de vie. En suggérant un passage (une « descente ») de niveaux en niveaux, ce modèle permet à l’auteur d’intégrer dans son parcours analytique de petits détails à première vue d’importance mineure (par exemple une reproduction de La Joconde dans une des histoires analysées) en les rattachant à toute une forme de vie (une « vision esthétique et juste du monde »), syncope sans doute caractéristique de la sémio-rhétorique de l’humour.
Par ailleurs, l’auteur montre comment les « traces » énonciatives repérables au fil du texte et les différentes formes de la praxis énonciative manifestées par le cadrage de l’image produisent deux formes syntagmatiques différentes : d’une part celle de la « concomitance », manifestation temporelle de « l’art de la syncope » (ou de l’ellipse), responsable des effets d’instantanéité et d’éclat inhérents au comique, et d’autre celle de la « non-concomitance », autrement dit d’une narrativité qui s’articule selon l’axe de la consécution. Productrice de l’effet de « scènes », cette dimension omniprésente au fil du corpus étudié contribue elle aussi, en termes de logique syntagmatique, à l’expérience d’un « vécu » qui, selon Quezada, définit les historiettes de Quino.
- Note de bas de page 1 :
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On trouvera un aperçu de la démarche analytique d’Óscar Quezada dans « Un encuentro no esperado : “Mundo Mezquino” », Actes Sémiotiques, 116, 2013, et « Mundo Mezquino : ¿remedio al miedo? », Actes Sémiotiques, 118, 2015.
En fin de compte, moyennant une analyse sémiotique très minutieuse mais qui n’exclut aucunement une « vision philosophique (éthique et esthétique »), Óscar Quezada réussit à restituer un « vécu de l’expérience », celui de la lecture d’un partie très étendue de l’œuvre de Quino1.