Saisies gastronomiques ou La nostalgie au futur

Gianfranco Marrone

Université de Palerme

https://doi.org/10.25965/as.6247

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : esthésie, goût, goûteux vs savoureux, nostalgie

Auteurs cités : Victor B. CHKLOVSKI, Algirdas J. GREIMAS, Vladimir JANKÉLÉVITCH, Eric LANDOWSKI

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.

Cet article porte sur deux questions : sur la transposition de l’opposition conceptuelle plastique / figuratif de la dimension visuelle à celle du goût, et sur la passion qu’on appelle la nostalgie, considérée dans ses rapports avec les processus de figurativisation de l’expérience gustative et son évaluation par la critique gastronomique. Pour en traiter, nous nous appuyons notamment sur la reprise cinématographique du discours gastronomique proposée par un film d’animation intitulé Ratatouille, et en particulier sur la saisie esthétique que ce film met en scène. Ainsi, la question sémiotique de la médiation visuelle (et, en général, figurative) va nous intéresser non seulement en elle-même, comme fait de norme (plutôt que comme « écart ») mais aussi comme terrain privilégié pour aborder une problématique que la sémiotique n’a pas encore suffisamment approfondie : celle qui concerne le rôle du goût dans la « coalescence des sensations ». Greimas l’évoque dans De l’Imperfection, lorsqu’il s’efforce de repenser la conception phénoménologique de la primauté de la synesthésie dans les termes d’une articulation syntagmatique, narrative et discursive, de l’expérience sensorielle comme lieu de production du sens1. La discussion de ces questions passera, comme il est d’usage en sémiotique, par un Gedankenexperiment, une expérience de pensée comparable à celle qui a cours dans des sciences dites dures, et qui se traduira en l’occurrence par une brève analyse d’un fragment cinématographique.

1. La coalescence des sensations

Note de bas de page 2 :

Op. cit., p. 72.

On se souvient qu’avec De l’Imperfection Greimas avait lancé un programme de recherche à la fois très précis et très complexe consistant à étendre du domaine visuel à toutes les sensations du corps le principe de la séparation — et de l’entrelacement — des dimensions plastique et figurative. L’analyse des textes de Tournier, Calvino, Rilke, Tanizaki et Cortázar (qui occupe la première partie du livre) fait apparaître la difficulté d’expliquer ce phénomène, nouveau pour la sémiotique, appelé saisie esthétique, cet « autre état de choses » qui arrive « soudain » « ni beau, ni bon ni vrai, mais tout cela à la fois » —, cette « fracture de la vie », « cognitivement insaisissable » et qui, « après coup », est « susceptible de toutes les interprétations »2. Pour ce faire, Greimas proposait d’aborder la perception en général selon les mêmes principes que ceux de la sémiotique visuelle :

(…) si la sémiotique visuelle réussit, tant bien que mal, à proposer une interprétation cohérente de la double lecture — iconisante et plastique — des objets du monde, encore faut-il, pour rendre compte du fait esthétique, étendre ce genre d’analyses, en les généralisant, à l’ensemble des canaux sensoriels. (pp. 77-78)

C’est pour cela, écrit encore Greimas, que

la figurativité n’est pas une simple ornementation des choses, elle est cet écran du paraître dont la vertu consiste à entr’ouvrir, à laisser entrevoir, grâce ou à cause de son imperfection, comme une possibilité d’outre-sens. Les humeurs du sujet retrouvent alors l’immanence du sensible. (p. 78)

Note de bas de page 3 :

Actes Sémiotiques-Documents, VI, 60, 1984.

Il y aurait donc une sorte d’analogie semi-symbolique de type véridictoire entre le figuratif et le plastique, d’un côté, et le paraître et l’être, de l’autre. L’explication de cette suggestion repose sur deux principes posés dans l’article de 1984, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique »3. Premier principe : le figuratif et le plastique ne sont pas les plans de l’expression et du contenu de l’image mais deux langages différents et autonomes, dont chacun comporte un plan de l’expression et un plan du contenu. Second principe : le plastique, en conséquence, arrive après le figuratif, quand on réussit à mettre entre parenthèses la « grille de lecture » sémantique du monde et qu’on découvre d’autres articulations possibles de la matière visuelle, telles celles qui relèvent des catégories éidétiques, topologiques, chromatiques, etc.

Il faudrait par conséquent trouver pour les autres domaines sensoriels quelque chose d’analogue à ces deux langages qu’on a identifiés dans l’image, et selon la même hiérarchie, c’est-à-dire en posant d’abord le figuratif, réglé par des Gestalten culturelles en rapport direct avec la langue (et donc dicibles), et ensuite le plastique, qui, grâce à une sorte d’epoché de la « grille de lecture » figurative, ouvre d’autres possibilités d’articulation de la matière sensorielle, et donc d’autres significations (en quelque sorte indicibles verbalement, sauf dans un métalangage de description spécifique).

A ce propos Greimas évoque l’exemple de l’odeur :

Le parfum de l’œillet et le parfum de la rose sont bien, dans un premier temps, identifiables comme des métonymies de l’œillet et de la rose : ils ne se distinguent pas, de par le mode de leur formation, des gestalten visuelles lues par quelqu’un qui connaît un peu les fleurs. Encore faut-il que des harmonies parfumées, cachées sous ces appellations d’origine, dévoilent au sujet leurs coalescences et leur correspondances pour le guider, par des fascinations atroces et exaltantes, vers de nouvelles significations que procure une conjonction intime, absorbante avec le sacré, charnelle et spirituelle à la fois. (p. 78)

Note de bas de page 4 :

Cf. Victor B. Chklovski, L’Art comme procédé (1917), Paris, Allia, 2008.

Note de bas de page 5 :

De l’Imperfection, op. cit.

La notion de saisie esthétique rend compte non seulement de cette sorte d’« éblouissement heureux » que les philosophes évoquent métaphoriquement à propos de la réception artistique (ou, si on veut, esthétique), mais aussi d’un procès très précis qui transforme le sujet en profondeur (sur le plan des « méta-valeurs »), et cela non pas sur la dimension narrative mais sur la dimension sensorielle. En d’autres termes, la saisie esthétique n’est pas un événement ponctuel puisqu’il s’agit d’une organisation syntagmatique qui se manifeste à des moments très divers, chaque fois que le plastique sensoriel surgit (ce qui ne peut advenir qu’à condition d’oublier préalablement le figuratif). Il s’agit donc d’un procès qui, en suspendant les formes discursives de l’espace, du temps et des acteurs, double la cognition et la constitution même de la subjectivité énonciative, faisant ainsi surgir « un autre état de choses », un autre sens qui n’est pas un simple changement d’isotopie mais une véritable fracture dans la vie quotidienne — en quelque sorte une distanciation (plus chklovskienne que brechtienne4) — qui provoque, après coup, un sentiment d’imperfection et un « arrière-goût de nostalgie »5.

On peut schématiser ce procès de la saisie esthétique en y distinguant des étapes presque canoniques :

  1. perception standardisée par une grille de lecture (le figuratif) ;

  2. rupture des schémas perceptifs, mise entre parenthèses de la cognition et de la discursivité ;

  3. émergence du sensible « pur » (le plastique) ;

  4. pressentiment d’un nouvel état des choses ;

  5. retour à la cognition, au discours et à la perception standardisée, mais avec un arrière-goût de nostalgie et un sentiment d’imperfection ;

  6. transformation du sujet au regard des « valences » (ou « valeur des valeurs »).

2. Goûteux et savoureux

Note de bas de page 6 :

Cf. Eric Landowski, « Pour une sémiotique sensible » et « Le goût des gens, le goût des choses », Passions sans nom, Paris, PUF, 2004 (ch. 2 et 12) ; Pour une sémotique du goût, São Paulo, Centro de Pesquisas Sociossemióticas Sociossemióticas, 2013 (rééd. Actes Sémiotiques, 122, 2019).

Note de bas de page 7 :

Gianfranco Marrone, Sémiotique et critique de la culture, Limoges, Pulim, 2017, pp. 201-219.

En reprenant certaines questions déjà soulevées par Landowski relativement à l’esthésie, au plastique et à une sémiotique du goût6, j’ai proposé en 2017 de distinguer en ce domaine deux niveaux de signification, deux langages différents : d’une part le goûteux, qui correspond au figuratif, d’autre part (avec l’inévitable arbitraire terminologique de tout métalangage de description) le savoureux, qui correspond au plastique7. En anglais, j’ai proposé les termes de tasty et flavourful ; en italien on pourrait parler de gustoso et saporito. — De quoi s’agit-il ?

Le goûteux est un système de signification qui s’instaure sur la base de la reconnaissance des figures du monde déjà culturalisées et dicibles au moyen de la langue. C’est ainsi qu’en goûtant quelque chose, on est porté quasi naturellement à dire : « Oui, il s’agit d’un plat du chef de ce restaurant-là, d’une viande du Limousin, d’un vin de Bourgogne, etc. », avec des compétences variables en fonction des spécialisations éventuelles du mangeur ou du buveur. Il s’agit donc d’un procès qui va du sensoriel au cognitif et à sa traduction linguistique.

Le savoureux apparaît au moment où, une fois mis entre parenthèses le travail intellectuel, c’est-à-dire le savoir préalable sur le goût, on commence à percevoir (s’il y en a) des contrastes de saveurs, de températures, de consistances, etc., toutes dimensions spécifiques de la cuisine (encore à classifier par l’analyse sémiotique) qui sont susceptibles de produire des significations nouvelles par des codifications de type semi-symbolique. Il y a donc, à ce moment-là, prise en charge des qualités sensibles de la matière alimentaire à des fins qui peuvent être, notamment, d’ordre gastronomique. Il y a bien sûr la possibilité de verbaliser aussi ce niveau de perception gustative, mais seulement en recourant à des langages spécialisés, tel celui des experts en dégustation de vin. En général, comme dans la saisie esthétique de Greimas, le savoureux implique une inversion actantielle : l’objet devient sujet, et le sujet, qui s’en trouve envahi, devient lui-même objet. Par rapport au discours usuel sur la nourriture, discours de l’incorporation (avec ses implications anthropologiques et philosophiques), c’est un renversement syntaxique et actantiel. Comme quand on s’écrie : « Ce plat-là m’a conquis ! » : voilà certes une expérience, mais au sens hégélien du terme (Erfharung) et non selon l’acception triviale du marketing.

3. Goût et nostalgie

Autre élément digne d’intérêt, la nostalgie, ingrédient aujourd’hui quasi obligé du discours médiatique sur la cuisine. Les « histoires de vie » des critiques et des chefs, des bloggeurs et des journalistes, des héros de la télévision culinaire ou des personnages de « films gastronomiques », mais aussi les propos de simples gourmets ou gourmands font constamment appel aux souvenirs de l’enfance et du pays natal, à une sorte de temps perdu généralisé (avec la « madeleine » qui y donne accès). D’où, sur le plan de l’imaginaire individuel, la question de la place des traditions culinaires et notamment de cette figure, à la fois mythique et pathétique, récurrente dans les histoires de vie : celle de la grand-mère, et plus rarement de la mère (à condition qu’elle soit très âgée). Alors que jusqu’aux années 1990 on constatait une association insistante entre nourriture et eros, entre plaisirs gastronomiques et plaisirs sexuels, on observe aujourd’hui le retour inattendu à une intimité plus personnelle. Le corps vieilli et assagi de la grand-mère — qui cuisine les « choses simples » et « vraies » de l’enfance — a pris la place du corps érotique de l’amant(e) sur lequel on venait goûter les dernières préparations exclusives d’un chef étoilé de la restauration parisienne.

Par exemple, dans un film de 2012 intitulé Les Saveurs du Palais, le président Mitterrand demande à une femme (native du Périgord) qui exerce dans les cuisines de l’Elysée de lui préparer des plats comme les faisait sa grand-mère. De même, dans Une gourmandise, roman de Muriel Barbery paru en 2000, un grand critique gastronomique arrivé à un âge canonique se demande quelle est la meilleure de toutes les saveurs qu’il ait connues durant toute sa vie. Eh bien ! c’est celle de la viande en sauce de sa « première cuisinière de prédilection », sa grand-mère :

Note de bas de page 8 :

Muriel Barbery, Une gourmandise, Paris, Gallimard, 2000, p. 17.

Je ne saurais dire avec précision quelles furent mes premières extases gastronomiques mais l’identité de ma première cuisinière de prédilection, ma grand-mère, ne laisse pas subsister beaucoup de doutes à ce sujet. Au menu des festivités, il y eut donc de la viande en sauce, des pommes de terre dans la sauce et de quoi saucer tout ça. Je n’ai jamais su par la suite si c’était mon enfance ou les ragoûts que je ne parvenais plus à revivre, mais jamais je n’ai dégusté plus avidement — oxymore dont je suis spécialiste — qu’à la table de ma grand-mère des patates gorgées de sauce, petites éponges délectables. Serait-ce cette sensation oubliée qui affleure dans ma poitrine ?8

La gourmandise, péché capital mais aussi extrême raffinement des mœurs, ne se cacherait-elle pas dans cet oxymore ? Contradiction insoluble entre familiarité et expertise, tradition et haute cuisine, mémoire de l’enfance et culture, qui se traduit (sur un plan épistémologique plus général) dans l’opposition, maintenue active comme dans un terme complexe, entre langage et goût, savoir et saveur, dicible et indicible. Cela sans même soupçonner, comme l’aurait pourtant fait quiconque aurait lu Merleau-Ponty, que le second terme de toutes ces oppositions puisse être la condition de possibilité du premier. Voilà sans doute l’idée de la gourmandise de masse.

Note de bas de page 9 :

« De la nostalgie », Actes Sémiotiques-Bulletin, XI, 39, 1986.

La lecture du texte de Greimas sur la nostalgie (« française ») apporte des réponses partielles à ce phénomène socio-sémiotique qui associe, thématiquement et narrativement, goût et nostalgie9. En analysant la définition que le Petit Robert donne de ce terme, Greimas remarque qu’il s’agit d’une passion ambivalente, passion du corps autant que de l’âme ; mais surtout passion dysphorique et euphorique en même temps, avec un objet de valeur indéterminé, et un temps passé qui devient du temps en général. Pour Greimas, chacune des deux définitions fournies par le dictionnaire permet de distinguer trois niveaux sémantiques. Soit, pour la première :

  • état de dépérissement et de langueur

    • causé par le regret obsédant

      • du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu

et pour la seconde :

  • mélancolique

    • regret

      • d’une chose révolue ou de ce qu’on n’a pas connu

Greimas fait remarquer que selon ces définitions la nostalgie n’est pas un état d’âme mais un procès à la fois indéterminé et complexe, « un enchaînement d’états et d’opérations » où les trois paliers sont mis en relation hiérarchique de présupposition.

Pour ce qui concerne notre propos, il faut souligner tout d’abord que le dépérissement, la langueur et la mélancolie sont à interpréter comme des états d’âme qui dérivent d’une passion du corps. Les parasynonymes de « dépérissement » sont clairs à cet égard : « affaiblissement », « amaigrissement », « anémie », « épuisement ». Ainsi se constitue un champ sémantique où domine une sorte de « diminution » physique, et donc un passage graduel, aspectualisé (/durativité/ et /détensivité/) de la vie à la mort. Ce n’est pas un hasard si les antonymes de « langueur », remarque Greimas, sont « animation », « activité », « ardeur », « chaleur », « force », « vie ». Et pour nous qui sommes en train d’analyser la relation entre goût et nostalgie, il est intéressant de rencontrer ici ces métaphores relatives au corps, à l’alimentation et à la faim. Car le goût n’est pas du tout le besoin de manger (la fonction nutritive) mais exactement le contraire : c’est le plaisir d’une ouverture au monde et au futur comme va le montrer la suite de ce procès ambigu qu’on appelle la nostalgie.

Ensuite, autre point à souligner, en ce qui concerne le deuxième palier, celui du « regret » parfois « obsédant », on est en présence d’un état de conscience et plus précisément d’un état douloureux. D’une part, l’état de conscience met en place un sujet métacognitif, qui connaît sa propre cognition relative à la perte de l’objet de valeur (le « pays natal », etc.) « avec lequel il était précédemment conjoint » ; contrairement à toutes les définitions traditionnelles (médicales et littéraires) de la nostalgie, ce n’est donc pas la spatialité qui domine mais la temporalité, plus précisément le passage entre le passé (où on était en conjonction) et le présent (où on est en disjonction) ; et c’est justement cette conscience de la perte qui procure une certaine dysphorie. D’autre part, et plus intéressant, doit aussi d’être relevé l’état douloureux qui, en intensifiant la dysphorie, produit un passage du sujet d’état à un véritable sujet du faire « doté de la modalité du pouvoir, mais non programmé en vue de la récupération de l’objet de valeur » ; le regret obsédant a donc un caractère actif (il « tourmente », « s’impose », « torture », etc.). Ainsi le sujet de la passion, d’un coté, se dédouble et, de l’autre, instaure dans le procès narratif une dimension thymique autonome qui permet précisément le passage du sujet d’état au sujet du faire.

Enfin, le troisième palier sémantique de la définition du dictionnaire est celui relatif à l’objet de valeur, ou mieux à son simulacre dans la conscience du sujet métacognitif. Greimas remarque que l’objet de valeur du nostalgique est « à la fois complexe et vague ». Si, à partir de la première définition, qui parle du « pays natal » ou « du lieu où l’on a longtemps vécu », on peut prévoir des figurativisations relativement précises (paysages familiers, personnes aimées, moments de bonheur, etc.), en ce qui concerne la seconde, on rencontre l’éthique et l’esthétique. Ici, l’objet de valeur est soit « une chose révolue » (donc accomplie), soit « ce qu’on n’a pas connu » (donc un objet seulement imaginaire, voulu mais jamais possédé). Toujours pas de lieux, mais seulement un imaginaire qui concerne le temps.

Un examen plus attentif du /regret/ peut aider à mieux comprendre ce passage : qu’est-ce qu’un regret ? Il s’agit d’« un état moralement douloureux » dû au souvenir « d’avoir fait ou de n’avoir pas fait (quelque chose) dans le passé ». On a donc un objet de valeur qui est un programme narratif, accompli ou pas. S’il est accompli, l’isotopie est éthique : il s’agit probablement d’un remords (« regret accompagné de honte ») ou d’un repentir (« désir d’expiation et de réparation »), ou en tous cas d’une impuissance à réactiver le programme narratif d’autrefois. S’il n’est pas accompli, c’est-à-dire si l’objet est quelque chose que le nostalgique n’a jamais connu, on a affaire à l’imaginaire et à la rêverie, et donc à l’esthétique et non à l’éthique :

Note de bas de page 10 :

« De la nostalgie », art. cit., p. 9.

Ce genre de PN — présent dans la dernière définition de « nostalgie » sous forme de notation succincte de « désir insatisfait » — comporte une connotation euphorique : le sujet du vouloir, ayant un projet de vie et un programme d’action esquissé, se trouve dans un état d’attente heureuse. Le programme euphorique, tout en butant contre le non-pouvoir et le non-savoir de la conjonction avec l’objet de valeur souhaité, garde toutefois la trace du bonheur entrevu et manifeste, dans la formulation d’un « regret mélancolique », le terme complexe « euphorie + dysphorie » où se conjuguent le désir revivifié, l’impuissance de la réalisation et la douleur de l’inachèvement.10

Note de bas de page 11 :

Ibid., p. 11.

De ce point de vue, conclut Greimas, on a une « suspension du lien temporel qui l’attache au passé » et une indétermination de l’objet de valeur, qui « devient susceptible de recevoir des investissements axiologiques quelconques ». La nostalgie devient ainsi, comme le disait Saint-Exupéry, « le désir d’on ne sait quoi », ou, comme le disait Victor Hugo à propos de la mélancolie, « le bonheur d’être tristes ». Le sujet de la passion, en tout cas, « jouit d’une certaine liberté dans le choix des valeurs dont il nourrira son imaginaire »11.

Note de bas de page 12 :

Vladimir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974. A.J. Greimas, « De la colère. Étude de sémantique lexicale », Actes Sémiotiques-Documents, 27, 1981 (rééd. in Du sens II, Paris, Seuil, 1983).

Vladimir Jankélévitch s’est lui aussi occupé, sinon de la nostalgie en elle-même du moins de ses prolongements syntagmatiques, voire narratifs, c’est-à-dire de ce que Greimas appelle (à propos, il est vrai, de la colère et non de la nostalgie) son « aval »12. Qu’arrive-t-il quand le nostalgique cherche à retrouver son objet de valeur, par exemple en retournant dans le lieu aimé ? Il se produit une petite catastrophe, psychologique et axiologique : le temps a transformé ce lieu, tout comme les personnes qui y sont restées : quand Ulysse retourne a Ithaque, Pénélope n’est plus la même ! C’est la raison pour laquelle, selon Jankélévitch, qui confirme ici l’analyse de Greimas, la nostalgie n’est nullement le mal du pays : c’est en fait le sentiment de l’irréversibilité du temps. Le nostalgique vit un décalage entre le présent (où apparaît un manque indéterminé) et le passé (où la présence d’un objet aimé était seulement probable), ce qui le conduit à une autre mise en rapport temporelle — à la comparaison entre un passé imaginé et un futur encore à vivre. La nostalgie se définit alors comme une passion du futur.

4. A propos de ratatouille

Venons-en enfin à Ratatouille, film d’animation de Disney/Pixar qui met en scène une caricature du monde de la gastronomie française envisagée selon le point de vue de la culture américaine. L’histoire est connue des amateurs : si dans beaucoup de films récents la narration culinaire conduit à une polémique interculturelle (Le Festin de Babette, Soul Kitchen, Big Night, Cous Cous, etc.), ici la confrontation entre dispositifs culinaires se situe entre êtres humains et non-humains, l’élément non-humain étant en l’occurrence un animal jugé particulièrement repoussant, à savoir un rat — d’où le jeu de mots (de bon goût ?) du titre : Rat/atouille.

Dans ce film, la dichotomie entre le goûteux et le savoureux est figurée par l’opposition entre un Sujet et un Anti-sujet. D’un coté, Skinner (patronyme significatif emprunté au psychologue américain qui faisait de terribles expériences sur des rats) incarne l’Anti-sujet sur le plan des valeurs : reniant la tradition de la haute cuisine française (qui sera tout de même maintenue grâce au rat Rémy, chef très expert), il vend à une entreprise de fast food la marque du restaurant à l’enseigne évocatrice de « Gusteau ». De l’autre côté, le personnage d’Anton Ego, un critique gastronomique très exigeant, n’est pas intéressé par la confrontation entre les valeurs culinaires, mais entre les méta-valeurs. Il est l’Anti-sujet sur le plan des valences. Alors qu’au début de l’histoire il réfute l’idée selon laquelle n’importe qui peut cuisiner, à la fin il admet tout à fait le contraire : « Anyone can cook » (thèse à laquelle se ramène le « message » du film). Comme dans les mythes analysés par Lévi-Strauss, à l’issue de l’histoire le contenu inversé est nié et remplacé par le contenu posé. D’où vient cette profonde transformation cognitive et axiologique ?

Note de bas de page 13 :

Sur les notions de régularité et de disponibilité, cf. E. Landowski, « Populisme et esthésie. Présentation », Actes Sémiotiques, 121, 2018, §4.

Si on regarde le film non pas du point de vue du protagoniste, c’est-à-dire du rat, mais de son antagoniste, le critique Ego, le lieu textuel de la transformation est très clair. Il s’agit exactement d’une saisie esthétique, ou, si on veut, d’une catharsis, au cours de laquelle le critique va goûter — ou plus exactement savourer — la ratatouille préparée par le chef Rémy (dont il ignore l’identité). Examinons de plus près cette scène où nous allons retrouver la question de la nostalgie. Il ne s’agit que de quarante-cinq secondes mais il s’y passe beaucoup de choses. Une distinction radicale y est clairement à l’œuvre : d’un côté, Skinner, héros selon le goûteux, reconnaît dans ce plat une chose qui a une physionomie répertoriée et un nom (c’est de la « ratatouille… ») mais qui, en tant que telle (parce que relevant de la cuisine de tous les jours), ne peut pas faire partie de la haute cuisine d’un restaurant comme celui du vieux Gusteau (« … they must be joking ! ») ; de l’autre, au contraire, Ego, héros selon le savoureux, ne se pose pas le problème car (il l’a dit par avance au serveur) il est pour sa part à la recherche d’une « perspective » nouvelle, c’est-à-dire d’une façon originale de penser la nourriture et surtout la cuisine, par delà les oppositions entre tradition et expérimentation, populaire et artistique, familial et social, chez soi et au restaurant. En d’autres termes, par delà les régularités strictement codifiées qui pour Skinner conditionnent la reconnaissance du goûteux, Ego, par sa disponibilité, est au contraire prêt à découvrir les infinies potentialités du savoureux13.

Cependant, en se mettant à table, Ego tient d’une main (la droite) un stylo, et de l’autre sa fourchette. Bien tenus entre ses doigts, ces deux objets sont l’un et l’autre prêts à entrer en action. Mais le stylo et la fourchette n’ont évidemment pas la même valeur. Le fait même qu’ils soient présents ensemble, à cette table de restaurant, transforme ladite table en quelque chose d’autre : un bureau. Et l’acte de manger, d’utiliser la fourchette, se trouve du même coup subordonné à l’acte d’écrire : un critique gastronomique ne mange pas pour le seul plaisir de la dégustation, mais pour en parler, pour écrire, pour donner une évaluation, négative le cas échéant. Si le goût est donc, comme chacun sait, à la fois plaisir et jugement, perception et interprétation, ici la balance penche vers le second terme de la relation. Le goût d’Ego est tout à fait abstrait, intellectualisé, rationalisé.

La tension générale monte aussi pour cette même raison. Dans le brévissime instant où le critique porte la fourchette à sa bouche, observé par toutes les personnes présentes, le silence s’installe sur la bande sonore en même temps que s’effectue un gros plan sur la bande image. Pendant cet instant qui paraît très long et très intense, toute autre présence est suspendue : l’espace du restaurant, les gens qui étaient là, Ego, et même la ratatouille ont disparu. Reste seulement une bouche ouverte qui va recevoir, du bout de la fourchette, un petit morceau de nourriture. A la vérité, il n’y a plus même ni homme ni nourriture en tant qu’acteurs narratifs ou que figures du monde bien définis mais uniquement une petite partie du corps (devenu actant Objet) qui va recevoir une petite partie du monde (devenue Sujet). C’est cet acte pur du manger qui va rééquilibrer la balance du goût en mettant momentanément entre parenthèses les valeurs. Le terrible critique gastronomique est effectivement réduit à une bouche, une bouche quelconque ! Et il n’y a plus sur la table un plat à juger comme une œuvre mais, en l’air, rien qu’une simple bouchée colorée.

C’est alors que commence un flash-back, un débrayage temporel et spatial sur la dimension pragmatique de la narration, auquel fait suite un récit sur la dimension cognitive, passionnelle et sensorielle. La fonction sémiotique de ce flash-back consiste à figurativiser le goût, manifestation textuelle de la saveur de la ratatouille mangée par Ego. Le souvenir qui va être mis en scène est celui du goût comme tel, un goût, pourrait-on dire, qui, en abandonnant le goûteux pour retrouver ou découvrir le savoureux, réintroduit le temps et la mémoire, l’enfance et les sentiments familiaux. Qui plus est, Ego écarquille les yeux en regardant la caméra, c’est-à-dire l’énonciataire, produisant ainsi une interpellation filmique tout à fait typique, manière de nous faire entendre que ce qui va se passer ne sera pas seulement une affaire à la troisième personne (ou non-personne) et soi-disant objective mais quelque chose qui nous est propre : c’est de nous que le film parle, c’est le goût qui est le nôtre qui est raconté dans ce moment précis, très court et pourtant crucial ; la coïncidence décisive entre saveur et savoir, corps et culture, goût et mémoire est actualisée, et elle est à la fois subjective et collective, intime et sociale, au-delà des rôles thématiques stéréotypés (le critique, le chef, le serveur…) et des luttes de pouvoir (Skinner vs Linguini) et du marché (Gusteau vs Skinner). L’égoïsme — ou égotisme — d’Ego se transforme ici en une subjectivité généralisée et diffuse.

Mais à ce moment partagé de la première « dégustation » de la ratatouille, voilà Ego soudain projeté en avant vers un monde autre avec un bruit de fond qui évoque celui d’un vaisseau spatial. Apparaît alors, sur le seuil d’une maison, un petit garçon qui ressemble beaucoup à notre critique. Derrière lui, une bicyclette dont la roue tordue est encore en mouvement. Il est tombé. Il pleure, mais sur le fond d’une musique d’accompagnement douce et sereine. Loin de l’image idyllique d’une enfance heureuse, voilà donc un gamin triste, malheureux, solitaire. Exactement comme son avatar actuel, le solitaire et ombrageux critique gastronomique Anton Ego avec son air toujours en peine et mal à l’aise. En somme, tout le contraire d’un âge d’or ! Mais sa mère vient le consoler, comme toujours ! (Du point de vue de ce que Genette appellerait la fréquence, la scène présente un caractère très itératif, comme racontée à l’imparfait). La femme jette un regard compatissant sur l’enfant, qui n’en garde pas moins la même expression affligée. Alors, encore une caresse, un sourire… et une portion de ratatouille ! A table, dans la cuisine, l’enfant se tourne vers sa mère, la remercie, esquisse un sourire mais reste bougon. Il prend pourtant la cuillère et porte une bouchée à ses lèvres. Comme on s’y attendait depuis un bon moment, l’expression du visage semble, enfin, changer. Serait-ce un début de satisfaction ? Mais la caméra se dirige alors sur les yeux du petit garçon, ce qui enclenche le flash forward, l’embrayage spatio-temporel qui, avec la même poussée en avant et le même bruit de vaisseau spatial que précédemment, nous ramène au critique. Et voilà Ego de retour, assis au restaurant, qui nous regarde maintenant avec une expression de surprise et de perplexité comme s’il imaginait quelque chose de flou, d’indéterminé, d’un peu brouillé.

Avec ce retour au présent, la balance du goût penche de nouveau de l’autre côté, celui du plaisir et de la mémoire, du corps et de ses sensations immédiates. La main n’a plus la force de tenir le stylo et le laisse tomber en oubliant sa fonction sociale. Ego a encore le regard absent, perdu dans ses souvenirs ou (aurait pu dire le Petit Robert revu par Greimas) dans quelque chose qui n’a jamais eu lieu. Mais une idée semble traverser son esprit, quelque chose de très important : un plaisir remémoré, une passion nouvelle, un système de valeurs perdu et retrouvé… De fait, le voilà qui regarde son assiette et commence à goûter à cette ratatouille, avec délectation et de plus en plus vite, comme poussé par une jouissance imprévue. Il n’a pas perdu seulement son stylo, et avec lui le moyen de coucher par écrit ses évaluations gastronomiques — c’est le langage lui-même qu’il a perdu ! Plus un mot… mais quels gémissements de plaisir ! Presque des soupirs inspirés par le goût retrouvé — ou, probablement, rencontré pour la première fois…

Les jeux sont faits. La catharsis est arrivée, et terminée : il est devenu un autre. Pas seulement pour ce qui concerne son évaluation de ce restaurant-là ou de son chef, mais bien plus généralement à propos de tout en matière de gastronomie, de cuisine, de goût en tant que tel. Toute la scène s’est déroulée dans un silence absolu. Mais quand il apprend qui est l’auteur de la ratatouille et retourne chez lui pour écrire son article, il est en pleine euphorie verbale, comme s’il avait récupéré, après coup, toute sa compétence langagière, intellectuelle, gastronomique, philosophique. Le langage, qui avait été aboli au moment du plaisir gustatif « pur », retrouve alors toute sa puissance communicative. Et l’article d’Ego sera une confession publique. C’est là qu’il reconnaît que tout le monde peut cuisiner, reniant par là ses conceptions gastronomiques antérieures (« both the meal and its maker have challenged my preconceptions about fine cooking »). Son expérience savoureuse chez Gusteau a été, déclare-t-il enfin, « une nouveauté absolue » qui a ébranlé les fondements de son être (« they have rocked my core »).

Note de bas de page 14 :

De l’Imperfection, op. cit.

De quoi est-il donc question dans cette curieuse petite scène d’un film « grand public » ? Répétons-le, et précisons : il s’agit d’une saisie esthétique qui a pour effet une parfaite catharsis, non pas au sens banal de purification des passions mais au sens, plus exceptionnel, d’une complète transformation du sujet, telle qu’en sortant de lui-même il se trouve en définitive fortifié, amélioré, en tout cas fort diffèrent. (A propos de la catharsis tragique, Gadamer parlait au contraire de « continuité avec soi-même »). Et comme l’écrivait Greimas, cette transformation passe par une époché des Gestalten figuratives relevant de la grille de lecture cognitive, suivie par une épiphanie inattendue du plastique, du sensoriel « pur »14. Cette transformation a pour ressort une expérience esthétique, ou esthésique, qui est ici d’ordre culinaire : au-delà du goûteux se découvre le savoureux, petite catharsis capable d’« ébranler les fondements de l’être du sujet », de modifier non seulement ses idées sur la gastronomie (les valeurs), mais aussi ses préconceptions concernant la cuisine et ses acteurs (les méta-valeurs). Dès ce moment, Ego ne sera plus un critique gastronomique triste et solitaire mais un individu comme un autre, qui va déjeûner un peu dans toutes les brasseries de Paris dans l’espoir d’y trouver une cuisine de tradition authentique.

Mais comment tout cela a-t-il pu se produire ? Se régaler d’une ratatouille identique à celle de sa mère a-t-il suffi pour qu’Ego retrouve le vert paradis de son enfance ? Non, ce n’est pas cela puisqu’étant encore un enfant il était déjà aussi triste et sombre qu’il devait le rester toute sa vie, précisément jusqu’à cette ratatouille anonyme. C’est que la saveur présente et le souvenir se sont fondus métaphoriquement dans la douceur d’une caresse, celle d’une mère toujours prête à donner quelque chose de bon à cet enfant perpétuellement mécontent. Il y a là comme une superposition entre l’expérience de la saveur et celle du souvenir : le flashback figurativise la saveur en l’entremêlant de musique, d’affects, de tendresse, c’est-à-dire d’un sens que le langage à lui seul ne peut pas dire. La scène exprime ainsi l’indicibilité du goût.

Et en même temps, tout se passe comme si les deux tristesses, celle de l’enfant et celle du critique, face aux plaisirs du goût, aux moments de jouissance franchement éprouvés, se renversaient (exactement comme dans la catharsis classique) dans leur contraire : dans une sorte de joie floue, indistincte, indicible mais tout à fait réelle. Du reste, on le sait bien, la catharsis est constituée de deux moments : identification et renversement, sortie hors de soi et changement profond de son propre être. C’est ainsi que la tristesse devient bonheur, capacité d’apprécier les véritables saveurs de la table, mais aussi, bien plus généralement, bienveillance envers autrui, ouverture vers le monde, préfiguration de l’avenir.

D’où l’idée, peut-être généralisable, que le goût n’est pas la projection en arrière vers un âge d’or perdu, vers une enfance insouciante et heureuse à retrouver dans le moment rapide d’une sensation ineffable. Il est plutôt une projection en avant, comme la figurativisation du débrayage et de l’embrayage du film, vers un ailleurs encore à préciser, où se retrouver et savoir se renouveler, savoir se découvrir différent. Au-delà de la madeleine de Proust désormais stéréotypée et banalisée, cette petite scène est sans aucun doute un chef-d’œuvre d’esthétique gastronomique, philosophique, et sémiotique bien qu’il ne théorise évidemment qu’avec ses propres moyens, en l’occurrence cinématographiques.

Nous sommes donc loin de l’idéologie selon laquelle bien manger serait retrouver une enfance heureuse. De même, nous nous écartons de l’interprétation scientiste aujourd’hui assez à la mode, selon laquelle le goût serait un retour à l’enfance parce qu’il relèverait d’une expérience originaire, naturelle, biologique, antérieure aux apprentissages socio-culturels, donc partout la même et toujours vérifiée — comme si l’enfance était hors de la culture ! Nous nous sommes en revanche laissé porter, presque involontairement, vers le thème de la nostalgie. Nous savons à présent qu’Anton Ego serait d’accord avec Hugo et avec Greimas, eux pour qui la nostalgie, c’est le bonheur d’être triste. Tristesse et bonheur ensemble, l’une cause et effet de l’autre. Exactement comme pour Ego qui, en se rappelant son enfance, réactive le sentiment de son malheur existentiel, et, grâce à la médiation gustative, en est heureux. Il a compris, grâce à la rat/atouille, que pour se retrouver et se transformer soi-même il est nécessaire d’exécuter un double mouvement, en arrière et vers l’avant — les deux en même temps. C’est pour cela qu’il a de la nostalgie, mais au futur.

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