Fake news : une mise au point sémiotique 

Angelo Di Caterino

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6445

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : croire, faire croire, fake news, populisme, post-vérité, véridiction

Auteurs cités : Umberto ECO, Clifford GEERTZ, Algirdas J. GREIMAS, Daniel KAHNEMAN, Eric LANDOWSKI, Claude LÉVI-STRAUSS, Anna Maria LORUSSO, Youri LOTMAN

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Cet article constitue une version largement révisée de la communication « Tout le monde est d’accord. Le rôle des fakes news dans le processus (de signification) démocratique » présentée à la table ronde Post-vérité et démocratie organisée par Jacques Fontanille au congrès de l’Association Française de Sémiotique tenu à Lyon du 11 au 14 juin 2019.

Introduction1

Note de bas de page 2 :

E. Landowski, « Populisme et esthésie. Présentation », Actes Sémiotiques, 121, 2018.

Dans un précédent numéro des Actes Sémiotiques, Eric Landowki définit le « populisme » comme « une étiquette appliquée à divers courants à forte teneur nationaliste qui ont en commun de se présenter comme les défenseurs des intérêts du “peuple” (sous-entendu, celui de chez soi) et de préconiser (ou de prendre) à cet effet des mesures qui (…) vont souvent à l’encontre des principes du jeu démocratique (…) »2. On ne peut expliquer la prégnance de ce mouvement sans rendre compte de ses formes expressives, parmi lesquelles la mise en circulation de fausses informations — de « fakes news » — joue un rôle de premier plan, que ce soit dans le discours d’un Trump aux Etats-Unis, de Grillo et Salvini en Italie, de Farage en Grande-Bretagne ou de Marine Le Pen en France. Au moyen du Web, ces personnalités construisent leur identité dans le cadre d’un scénario narratif qui oppose, comme on sait, la figure d’un peuple moralement pur à celle des élites corrompues de la politique, scénario à l’intérieur duquel l’« infox » est un élément important. On mesure donc l’intérêt d’étudier ce phénomène et de chercher, comme nous le ferons ici, à définir par rapport à lui un angle d’attaque pertinent du point de vue sémiotique.

1. Pourquoi et comment les fake news ?

1.1. Contre l’approche subjective

Le débat sur les fake news a été ouvert, grosso modo, au lendemain de l’élection présidentielle de 2016 aux États-Unis et du référendum sur le Brexit en 2017. Dans les deux cas, la diffusion de fausses informations aurait joué un rôle important en affectant l’opinion publique et ses choix politiques. De fait, les fake news paraissent constituer un instrument très puissant, en mesure d’influencer la collectivité, voire de manipuler les électeurs par une distorsion de la perception du monde.

Mais il s’agit là à vrai dire d’une vision hautement apocalyptique du phénomène, qui trouve son ressort dans les « théories du complot » que les fake news contribuent elles-mêmes à nourrir. La première question à se poser est donc de savoir ce qu’est au juste une fake news. Il n’existe aucune définition univoque. La difficulté consiste à identifier le phénomène dans sa spécificité, en tant que fait de communication éventuellement doté de certaines caractéristiques propres. On affirme souvent, assez naïvement, qu’il s’agit de nouvelles caractérisées par la fausseté de leurs contenus. Mais cette définition se heurte à l’objection évidente que le faux est inhérent à toutes sortes de formes de communication et qu’il existe depuis toujours. De plus, si on s’en tient à l’idée de fausseté, il faudrait pouvoir mesurer la quantité et la qualité de la « fausseté » nécessaire pour identifier une « véritable » fake piece of news. Les nuances du faux sont multiples, si bien que lorsqu’on parle de fake news on se réfère souvent, d’un cas à l’autre, à des choses profondément différents : une nouvelle partiellement vraie peut-elle être considérée comme fake news ? Un titre accrocheur mais trompeur peut-il être considéré comme fake news ? Les résultats approximatifs, un moment avancés, puis retirés, d’une nouvelle recherche scientifique peuvent-ils être considérés comme des fake news ? L’erreur de bonne foi d’un journaliste qui n’a pas vérifié la source d’une « rumeur » peut-elle être une fake news ? Ou encore, une fausse nouvelle inventée délibérément pour être démasquée dans le but de rappeler à l’opinion publique que notre époque est celle des fake news est-elle elle-même une fake news ? Tous ces exemples montrent que les nuances multiples du « non vrai », dans certains cas tendant vers un « non faux », rendent impossible d’établir le « pourcentage » ou le « degré » de fausseté nécessaire pour décider s’il y a, ou non, fake news. Le choix ne peut dans ces conditions qu’être arbitraire, et probablement provisoire, ce qui montre la faiblesse d’une approche subjective en la matière.

Note de bas de page 3 :

Cf. A.J. Greimas, « Le contrat de véridiction », Du Sens 2, Paris, Seuil, 1980.

Admettons néanmoins un moment la possibilité d’établir le « bon dosage » de fausseté permettant d’identifier une fausse nouvelle. L’attention se déplace alors en direction des sujets impliqués dans l’échange communicationnel et la question pertinente devient : faux pour qui ? Du point de vue de l’auteur de la nouvelle ? Ou pour le destinataire, supposé capable d’évaluer qu’il s’agit d’un faux ? Ou encore pour une instance tierce, étrangère au processus de communication ? Cette piste, qui amène à s’interroger sur le rôle des actants dans le processus de communication, conduit à l’idée que la production d’une fake news relève de la compétence du sujet énonciateur, responsable d’une manipulation mensongère consciente et voulue3. Selon la même perspective, les sujets-énonciataires manipulés se transforment eux-mêmes, à leur tour, en énonciateurs manipulateurs en « partageant » toutes sortes de contenus sur les différents supports de propagation numérique, et donc, à l’occasion, en relançant les mêmes fake news.

Note de bas de page 4 :

De nombreux articles de presse ont fait connaître l’existence de centres de production des fakes-news ayant pour mission d’influencer les électeurs. Voir entre autres, L. Vinogradoff, « Le spectre de la désinformation russe derrière les fake news sur Internet », Le Monde, 30 novembre 2016 (https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2016/11/30/le-spectre-de-la-desinformation-russe-derriere-les-fake-news-sur-internet_5040983_4832693.html.

Une autre perspective conduit à expliquer les fake news en se concentrant sur les raisons cachées de leur production. Dans cette optique, la vulgate dit qu’il s’agit de fausses nouvelles forgées pour émouvoir l’opinion publique ou distraire son attention dans le cadre de quelque vaste complot. Cette hypothèse ne manque certes pas de fondement4 mais elle laisse de côté de multiples autres sources de diffusion de nouvelles non moins douteuses bien que non nécessairement politiques ou « complotistes ». Nous pensons notamment à des tactiques commerciales telles que le « piège à clics » (clickbait) des sites Web qui, par différentes formes de faux, visent à attirer le maximum de passages d’internautes afin de toucher des revenus publicitaires. Nous pensons aussi aux titres et aux images sensationnalistes de certaines chaînes de Youtube qui essaient d’attirer le plus de visiteurs possible, soit pour des raisons commerciales, soit pour camoufler l’absence de contenus intéressants. On peut aussi inclure parmi ces exemples certaines formes de piratage informatique, notamment les cas d’attaque de pages Facebook par la publication de contenus faux ou interdits dans le but d’obtenir leur fermeture — cas qu’il serait toutefois possible d’envisager aussi bien comme de simple formes d’amusement. Dans le même ordre d’idées, les « mèmes » construits, publiés et diffusés sur internet sont parfois pris pour des informations réelles.

1.2. Contre la réduction au socio-technologique

Note de bas de page 5 :

Cf. U. Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.

Comme il arrive souvent face aux différentes formes de communication, le parcours pseudo-analytique entrepris jusqu’ici souffre de la partialité des points de vue adoptés. On passe de la simple description extérieure du phénomène (tout en jugeant pertinent son caractère » faux ») aux compétences encyclopédiques et aux volontés des actants de la communication, ce qui rappelle les positions interprétatives de l’intentio auctoris, intentio operis, intentio lectoris5. Toute tentative de définition des fake news suivant ce chemin se heurte, comme nous l’avons vu, à des exemples allant dans des directions différentes. Pour ces raisons, la recherche doit aller plus loin en envisageant les fake news comme un phénomène à interpréter dans son intégralité.

Note de bas de page 6 :

Vu l’actualité du thème de la post-vérité, une longue bibliographie serait possible mais nous nous limiterons à la perspective sémiotique adoptée par Anna Maria Lorusso dans son livre, Postverità, Rome-Bari, Laterza, 2018.

Note de bas de page 7 :

« Relating to or denoting circumstances in which objective facts are less influential in shaping public opinion than appeals to emotion and personal belief » (https://en.oxforddictionaries.com/).

Note de bas de page 8 :

Ce qui nous renvoie en même temps, d’une part, à la sémiotique des passions (cf. A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, P.U.F., 1991), d’autre part à celle de l’esthésie et du sensible (cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F., 2004).

Note de bas de page 9 :

Nous traiterons très brièvement le rôle manipulateur des algorithmes. Vu les évolutions innombrables des algorithmes, on pourrait renvoyer à de très nombreuses références disponibles en ligne. Pour abréger, mentionnons seulement le classique de Donald Knuth, The art of computer programming, Reading, Addsison-Wesley, 1969-2015.

C’est dans cette direction que semble aller l’idée, aujourd’hui à la mode, de post-vérité, qui situe le phénomène dans le cadre plus général d’une sorte de transformation sociale en cours. Selon cette perspective, la quotidienneté des fake news, leur propagation massive et surtout le taux de croyance et d’adhésion qu’elles suscitent nous ont fait entrer dans une nouvelle ère, celle dite de la post-vérité6. Néologisme figurant désormais dans l’Oxford English Dictionary, le terme « fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles »7. Le réel, l’empirique, le vérifiable, seraient donc des facteurs secondaires dans la construction du sens commun, les émotions, les sensations et les passions passant au contraire au premier rang8. Ce changement serait la conséquence de la présence massive des nouvelles formes de communication numérique et des supports technologiques correspondants. Notamment, le rôle de plus en plus considérable des réseaux sociaux, soutenus par la puissance des algorithmes9 qui sélectionnent les contenus, aurait déterminé cet important changement des mécanismes d’évaluation et d’interprétation des événements.

Dans ces conditions, à en croire beaucoup d’observateurs et d’analystes, le taux de propagation et de croyance aux fake news, jamais vu auparavant, devrait être, et même ne pourrait être envisagé que dans les termes d’une problématique socio-technologique concernant la nouvelle communication numérique. Seul le facteur technologique serait adéquat pour définir notre objet en tant que forme de communication caractérisant notre existence « à l’époque de la post-vérité ». Selon cette optique et face à ce panorama en apparence inextricable — entre fake news, algorithmes, réseaux sociaux et post-vérité — la sémiotique n’aurait en somme aucune place.

Tel n’est évidemment pas notre point de vue ! En réalité, la sémiotique s’occupe de thèmes similaires depuis longtemps, et si nous continuons de l’envisager comme une théorie générale de la signification indépendante des substances qui manifestent les objets à étudier, alors ses principes d’analyse restent pleinement pertinents face aux phénomènes les plus avancés du temps présent. D’où les quelques propositions qui suivent.

2. Propositions sémiotiques

2.1. Formes de radicalisation dans la construction du sens

Note de bas de page 10 :

Cf. A.J. Greimas, « Conditions d’une sémiotique du monde naturel », Langages, 10, 1968.

En procédant par ordre, soulignons d’abord un paradoxe. On croirait en effet que c’est seulement aujourd’hui, peut-être à cause du bruit suscité par les fake news, qu’on se rend compte que la communication peut être utilisée pour mentir alors que de toute évidence le faux et toutes ses nombreuses nuances existe depuis toujours dans toutes les formes de communication. Le premier pas à faire est donc de se débarrasser de l’idée selon laquelle les fausses nouvelles naissent aujourd’hui du fait de la révolution numérique. Au contraire, les fake news, à l’ancienne et analogiques ou nouvelles et numériques, sont le produit de mécanismes sémiotiques que nous connaissons assez bien et par lesquels, depuis toujours, les hommes non seulement perçoivent et évaluent la réalité mais aussi la construisent en tant qu’univers de sens en édifiant ce que nous appelons un « monde naturel », ou si on préfère, un monde « naturellement » sensé10. Pour cette raison, la thèse à soutenir est que ces nouvelles formes de communication ne changent pas les mécanismes propres à la construction du sens mais tout au plus, comme nous essayerons de le montrer, les radicalisent.

Dans cette direction, en mettant provisoirement de côté les changements sociaux déterminés par la révolution numérique, on peut considérer que la pratique consistant à croire aux fausses nouvelles relève tout simplement d’un processus, sémiotiquement parmi les plus connus, de construction du « vrai » en tant qu’effet de sens. Il s’agit là d’une affirmation presque triviale. Nous ne faisons en effet que rappeler que, sémiotiquement parlant, la première raison d’être de toute communication est de faire croire en produisant du sens. Fondamentalement, tous les processus de communication, de quelque nature qu’ils soient, ont pour premier but de « manipuler », c’est-à-dire de « faire croire » à quelque chose (de vrai ou de faux). Pour cette simple raison, une approche sémiotique de la communication, y compris la plus contemporaine, reste pertinente et même centrale.

2.2. De nouvelles formes du faire croire

Note de bas de page 11 :

Voir principalement A.J. Greimas, « Le contrat de véridiction » et « Le savoir et le croire : un seul univers cognitif », Du Sens 2, Paris, Seuil, 1980.

Le regard sémiotique nous permet donc de reconsidérer les fake news selon une perspective moins sensationnelle mais sans doute plus efficace. Il est également possible d’en étendre le champ en y incluant la post-vérité. Nous avons affaire à un contexte social particulier où la vérité n’est pas déterminée par des opérations à caractère expérimental de vérification factuelle face à la réalité empirique. Au contraire, conformément à la tradition sémiotique, la vérité se configure comme un effet de sens conditionné par divers éléments, entre autres passionnels, qui manipulent constamment la pratique de croyance des énonciataires11. Autrement dit, le vrai n’est pas défini par adéquation au réel mais en fonction de ce que nous croyons être vrai, c’est-à-dire de jugements épistémiques qui sont à la base de la construction du sens. Dans cette perspective, la vérité est une construction sensée, un savoir déterminé par la pratique du croire, qui a comme unique référent un monde déjà doté de sens, élaboré, partagé et transmis socialement.

Note de bas de page 12 :

Beaucoup de travaux relativement récents de sémiotique de la culture et d’ethno-sémiotique ont déjà souligné la pertinence sémiotique de la pensée de C. Geertz. Cf. par exemple T. Lancioni et Fr. Marsciani, « La pratica come testo. Per una etnosemiotica del mondo quotidiano », in G. Marrone et al. (éds.), Narrazione ed esperienza : intorno a una semiotica della vita quotidiana, Rome, Meltemi, 2007 ; A.M. Lorusso, Semiotica della cultura, Bari, Laterza, 2010 ; J. Fontanille et N. Couégnas, Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique, Limoges, Pulim, 2018.

Cette conception greimassienne du discours sur le monde naturel est, nous le savons12, très similaire à l’idée de culture élaborée par l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz.

Note de bas de page 13 :

C. Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, p. 5 (notre traduction).

Le concept de culture auquel j’adhère (…), écrit-il lui-même, est essentiellement sémiotique. Croyant (…) que l’homme est un animal pris dans les réseaux de signifiance qu’il a lui-même tissés, je considère la culture comme assimilable à ces réseaux, et par suite son analyse comme relevant non d’une science expérimentale en quête de loi mais d’une science interprétative en quête de sens.13

Note de bas de page 14 :

Nous faisons allusion au livre de Lévi-Strauss sur le totémisme, où il montre qu’il s’agit de l’un des principaux exemples du fonctionnement de la pensée humaine à matrice symbolique, responsable principal de la construction des systèmes sensés d’appréhension du monde, et par suite de croyance. Cf. C. Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F., 1962.

Ces assertions, à cheval entre sémiotique et anthropologie, décrivent parfaitement la condition d’existence socio-sémiotique de l’espèce humaine. L’idée majeure est qu’il n’existe pas une réalité objective et différents points de vue la percevant plus ou moins de la même manière mais plutôt de multiples réalités, c’est-à-dire différents « discours » sur le monde, socialement construits et partagés par différents groupes qui luttent entre eux pour imposer aux autres leur propre modèle, leur propre système de valeurs, comme les tribus qui luttent pour imposer leur propre totem14, leurs propres croyances par rapport à la nature, ou, si on préfère, par rapport au monde.

Note de bas de page 15 :

La recherche actuelle a accordé une grande place à ces trois domaines : technologique, cognitif et social, responsables, de manières différentes, de l’avènement de la post-vérité et du phénomène des fake news. Une perspective essayant de les rassembler se trouve dans le livre de G. Veltri et G. Di Caterino, Fuori dalla bolla, Milan, Mimesis, 2017.

Suivant notre hypothèse, la révolution numérique a simplement lâché la bride à ces processus et les a rendus plus extrêmes en nous projetant tout à coup dans cet univers dit de la post-vérité. Avant internet, le processus social de construction de la réalité était pour une large part pris en charge, élaboré, mûri, contrôlé et véhiculé par les structures intermédiaires des médias classiques (presse, télévision, radio). Les sociétés construisaient leur propre sens commun principalement au moyen de ces canaux. La révolution numérique a favorisé ce qu’on appelle la « crise des organes intermédiaires » et ainsi facilité la recherche d’information directe en conférant à l’individu le pouvoir d’obtenir l’information de façon active en « naviguant » dans l’univers d’internet. Malheureusement, cette pratique de recherche n’est pas neutre mais fortement influencée par des mécanismes technologiques, cognitifs et sociaux15 qui démultiplient et accélèrent les processus sémiotiques de construction du sens sans pour autant modifier les principes fondamentaux qui les règlent.

Note de bas de page 16 :

Il semble que les différents « biais cognitifs » jouent un rôle fondamental par rapport aux « erreurs de croyance » des fake news. Cf. D. Kahneman, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2011.

Ce n’est pas un secret que l’expérience sur internet est technologiquement manipulée par des algorithmes. Il s’agit de filtres qui sélectionnent les contenus les plus appropriés à soumettre à chaque usager. En fait, internet, dans ses différentes déclinaisons entre réseaux sociaux numériques et moteurs de recherche, n’offre pas à tous les mêmes contenus. Au contraire, la distribution des informations est calibrée sur les préférences supposées des usagers, leurs intérêts, leurs goûts, leurs tendances, leurs identités, leurs valeurs. Plus spécifiquement, les algorithmes tendent à fournir des informations qui s’accordent, de manière générale, avec les croyances de chacun. En outre, la pratique du croire à un monde déterminé va de pair avec une attitude individuelle de recherche de contenus confirmant les croyances déjà installées — ce que les sciences cognitives appellent « biais de confirmation »16. D’où ce paradoxe : plus nous communiquons, plus nous cherchons (et obtenons) des informations que nous possédons déjà, ce qui renforce nos croyances, mais surtout celles du « totem » de notre société. Sachant que le monde naturel du sens commun, pour exister, doit être construit, partagé et transmis socialement, le sens du monde se constitue comme une sorte de promesse sociale à laquelle nous faisons confiance pour évaluer et interpréter les différentes manifestations sensées. Nous pourrions presque dire que le sens du monde est le produit d’un processus de signification « démocratique » qui met tout le monde d’accord, ou quasiment, en étant déterminé par la compétence modale d’un actant collectif constamment renégociée.

2.3. Les réseaux sociaux, non-lieux de la construction du sens

Note de bas de page 17 :

On voit là comment la construction d’une identité culturelle repose sur les principes de la différence et de l’opposition spéculaire. Ces processus ont été analysés en détail par plusieurs auteurs. Cf. notamment E. Landowski, « Sens et diférence », Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997, pp. 15-17 ; J.M. Lotman, La sémiospère, Limoges, Pulim, 1999.

Internet, et plus spécialement les réseaux sociaux, sont les lieux virtuels où les nouveaux actants collectifs, les nouvelles « tribus », s’auto-construisent en partageant des connaissances qui serviront à sanctionner de nouvelles croyances sur le monde. L’adhésion à des valeurs déterminées auxquelles on « croit » détermine la constitution de groupes dont l’identité se construit de manière spéculaire par rapport à ceux qui « ne croient pas » et ne possèdent donc pas les compétences nécessaires pour en faire partie. A partir de là, les « dissidents » sont mis « démocratiquement » en minorité et parfois privés de toute possibilité de réplique. Au contraire, les « adeptes » se retrouvent rassemblés dans un espace clos, à l’abri des invasions et des contaminations externes, en renforçant du même coup leurs croyances17. En d’autres termes, nous assistons à un véritable phénomène de masse, où la majorité est en définitive la seule détentrice du savoir véridique. Il s’agit d’une polarisation extrême de ce que nous pourrions envisager comme débat démocratique, à ceci près qu’en réalité il n’y a pas de positions intermédiaires, de médiation, de dialogue, de nuances. Il n’existe que des adhésions complètes qui mettent tout le monde d’accord, ou des expulsions radicales — assimilation ou exclusion sans moyen terme.

Ces mécanismes, vus dans leur ensemble, constituent, à raison leur nature dualiste, des dispositifs parfaits en vue de construire et d’alimenter la narration populiste. Les différents actants collectifs pensent être, au-delà de tout doute, du bon côté, et partager les mêmes valeurs morales, les bonnes connaissances et compétences. Mais cette forme du croire, comme nous l’avons vu, n’est qu’une illusion déterminée par une série de facteurs qui, en s’appuyant sur les principes de construction du sens, garantissent l’auto-renforcement des croyances du fait qu’elles ne trouvent jamais que des confirmations.

Conclusion

Les idées, assez générales, que nous venons de présenter, montrent à notre sens que la sémiotique est en mesure de suivre et d’analyser les nouvelles formes de la communication numérique. En tant que théorie générale de la signification, elle ne nécessite pas d’aménagements spécifiques en fonction des particularités de chaque nouvel objet d’étude. Le faux et le vrai restent des effets de sens déterminés par des jugements épistémiques par rapport à un monde déjà sensé. Bien que les formes de communication aient évolué en bouleversant les habitudes des sociétés, nous voyons que la signification continue d’être la résultante de processus différentiels. Dans la Babel des modes et des perspectives concernant les fake news ou la post-vérité, la sémiotique conserve donc sa spécificité et à notre sens se présente même, à ce jour, comme le seul instrument en mesure d’y mettre de l’ordre en décrivant de façon pertinente les mécanismes sous-jacents à la construction du sens.

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