Passions et présence dans le populisme numérique brésilien

Yvana Fechine

Université fédérale du Pernambouc

https://doi.org/10.25965/as.6545

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : appartenance, haine, passions, populisme, présence, réseaux sociaux, urgence

Auteurs cités : Alessandro DAL LAGO, Paolo DEMURU, José Luiz FIORIN, Jacques FONTANILLE, Carlos GARCIA FILHO, Algirdas J. GREIMAS, Richard HOFSTADTER, Ahmed KHARBOUCH, Eric LANDOWSKI, Thaís OYAMA, José J.C. SAMPAIO, Franciscu SEDDA, Georg SIMMEL

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Texte intégral

Introduction : le « bolsonarisme » 

Le cas du président brésilien Jair Messias Bolsonaro peut être appréhendé comme une rupture exemplaire avec les pratiques politiques rationnelles. Elu tandis que déferle une vague anti-système qui a ouvert un espace aux forces d’extrême droite, il s’est distingué surtout par la confusion semée au cours de sa première année de gouvernement. Il a détérioré les relations avec d’importants partenaires commerciaux, s’est mis à dos les dirigeants européens par son manque d’engagement envers les politiques de protection de l’environnement et s’est soumis, comme un vassal, au président américain. Ses prises de position lui ont valu d’être internationalement dénoncé pour avoir violé les droits de l’homme, prêché l’autoritarisme et imposé la censure. En politique intérieure, il a autorisé des coupes drastiques dans les droits et les investissements sociaux sans pour autant faire diminuer sensiblement le chômage et approuvé des réformes compliquant le droit à la retraite ; il a insulté et menacé opposants et journalistes, attaqué les universités et les organismes culturels, persécuté des minorités, stimulé la violence policière et prôné le port d’armes. Il a rompu avec ses alliés politiques, a été confronté à des allégations de corruption mettant en cause ses fils et des membres de son gouvernement ainsi que le parti qui l’a mené au pouvoir. Il a entravé les enquêtes judiciaires impliquant le nom des Bolsonaro dans l’assassinat d’une conseillère municipale de Rio de Janeiro, noire, lesbienne et défenseur des droits de l’homme. Face à un tel bilan, on est amené à se demander comment ce président parvient à conserver la fidélité d’une très large part de son électorat, qui pourtant, comme le reste de la population, subit les effets délétères de sa politique économique néolibérale.

1. Interférences du passionnel et du sensible

Note de bas de page 1 :

Cf. A.J. Greimas et J. Fontanille, Sémiotique des passions, Paris, Seuil, 1991, ch. 2, « L’avarice » et 3, « La jalousie ».

Note de bas de page 2 :

Formulation empruntée à Georg Simmel, « La philosophie de l’aventure », in id., Mélanges de philosophie relativiste, Paris, l’Arche, 2002, p. 86. D’où le recours à l’expression de passions « sans noms » : cf. E. Landowski, Passions sans nom, Paris, P.U.F, 2004, p. 9 et passim.

Note de bas de page 3 :

Cf. A. Dal Lago, Populismo digitale. La crisi, la rete e la nuova destra, Milan, Raffaello Cortina, 2017.

La réponse sémiotique susceptible de rendre compte de ce phénomène est à chercher du côté des passions, certaines nommées, d’autres non. Le schéma pathémique permet d’expliquer les passions relevant de la syntaxe modale et de la manipulation, telles que l’avarice, la colère, la jalousie ou, on le verra, le ressentiment et le haine1. Mais dans le cas présent reste alors à rendre compte de fluctuations thymiques qui ne résultent pas à proprement parler de combinaisons ou de conflits modaux mais qui, relevant plutôt de l’humeur et d’une sensiblité esthésique « à fleur de peau », « ne font pas partie des formations pures auxquelles la langue prête un nom »2. En exploitant ce second type d’affects, essentiellement par l’établissement de relations « directes » avec les électeurs sur les réseaux sociaux, les leaders populistes qui émergent dans le moment actuel de crise de la démocratie défient nos outils d’analyse. Sémiotiquement parlant, la démocratie représentative classique constitue le domaine par excellence de la manipulation, régime d’interaction mobilisant la compétence cognitive des parties (faire persuasif du candidat, faire interprétatif de l’électeur) et débouchant sur le contrat (engagement sur un programme / délégation du pouvoir). Mais tout en visant, à titre de programme de base, l’accord des volontés, fondé sur le principe d’intentionnalité, les stratèges politiques recourent de plus en plus à des programmes d’usage, inspirés des stratégies de marketing, qui consistent en l’établissement de liens émotionnels et affectifs entretenus par un contact continu, quotidien entre l’homme politique et ses électeurs, mobilisant avant tout un principe de sensibilité. Cette évolution n’est certes pas nouvelle mais elle est devenue de plus en plus évidente, et décisive, depuis que des « plateformes » telles que Facebook, Twitter, Instagram et Whatsapp ont commencé à jouer un rôle crucial dans la communication politique. De là l’apparition de ce qu’on appelle le « populisme numérique »3.

Note de bas de page 4 :

Sur l’énonciation en acte, cf. Y. Fechine, Televisão e presença. Uma abordagem semiótica da transmissão direta, Estação das Letras de Cores-CPS, São Paulo, 2008 ; « Televisão e estesia : considerações a partir das transmissões da Copa do Mundo », Revista Significação, Universidade de São Paulo, 29, 2002.

Note de bas de page 5 :

Sur les deux formes possibles de l’ajustement en politique, dont celle « dévoyée » qui fonde la démagogie populiste, cf. E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », Rivista Italiana di Filosofia del linguaggio, 13, 2, 2019, pp. 21-22.

De fait, les réseaux sociaux ont instauré un nouveau mode de co-présence. Bien entendu, il ne s’agit aucunement d’une interaction « face à face », mais les partenaires de la communication ne s’en rencontrent pas moins dans un même « lieu », où des rapports quasi interpersonnels peuvent s’établir. Ce « lieu », ce sont les profils et/ou les groupes créés sur les plateformes numériques. Ceux qui y participent y nagent dans un temps « vivant », dans l’ici-maintenant de l’énonciation en acte4. Participer activement à un réseau social implique effectivement un état de communication continu, tel que même momentanément « hors ligne », chacun est en permanence virtuellement présent aux autres. Ainsi s’établit le simulacre d’une réciprocité énonciative qui finit par donner l’impression de se sentir ensemble, d’être en contact « direct ». Ce sentiment, forme particulière (et dévoyée5) d’« ajustement » entre dirigeants et électeurs, constitue, nous semble-t-il, la condition sémiotique préalable et nécessaire au faire politique manipulatoire par lequel Bolsonaro nourrit le « bolsonarisme », ce courant idéologique de masse mêlant autoritarisme et conservatisme qui s’articule autour de sa personne même.

Note de bas de page 6 :

Sur la constitution de l’actant collectif, cf. A.J. Greimas, « Analyse sémiotique d’un discours juridique », Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976.

Quand une position actantielle déterminée est assumée par une pluralité d’acteurs qui partagent certains traits communs, et à ce titre forment un ensemble, on a affaire à un actant sujet collectif : c’est en ces termes que ce que les politologues appellent le « bolsonarisme » peut être décrit sémiotiquement. La constitution d’un tel sujet collectif nécessite la démarcation de limites moyennant un principe de différenciation au sein de l’espace social, ce qui à son tour suppose un objet-valeur commun dont la quête garantisse le processus d’identification entre individus6. Quel pourait être en l’occurrence cet objet commun ? Élu sans réel programme gouvernemental, Bolsonaro se maintient au pouvoir grâce à un arrangement instable d’intérêts, entre capital financier et entrepreneurial, et groupes religieux néo-pentecôtistes ou catholiques conservateurs. Au côté du gouvernement et du noyau que constitue le clan Bolsonaro (le président et ses trois fils détenteurs de mandats parlementaires) se tient une partie notable de l’armée. Les programmes des trois principaux courants affichant des affinités avec le chef de l’État — parlementaires dits « de la Bible », liés aux Églises, députés liés à la très puissante agro-industrie, caste militaire (et anciens policiers partisans de l’autorisation générale du port d’armes) — ne coïncident que partiellement entre eux et avec ceux du gouvernement. Le projet ultra-conservateur du bolsonarisme trouve donc ses appuis auprès de groupes sociaux dispersés à l’extrême. Pour cette raison, plutôt que d’aborder la question à partir d’un référent politique empirique (tâche qui incombe à d’autres disciplines), nous estimons avoir affaire à un actant-sujet collectif dont le mode d’existence est purement sémiotique et dépend avant tout du sentiment de « faire corps », lui-même construit, pour l’essentiel, sur les réseaux sociaux à partir de profils dédiéés à le soutenir — cela bien sûr à l’aide, aussi, d’une véritable armée de robots internet.

Le président Bolsonaro entretient des profils sur tous les principaux réseaux sociaux numériques. A l’instar de nombreux autres dirigeants populistes, il utilise intensément Twitter, la plateforme préférée des politiciens. Son compte Twitter atteignait 5,5 millions de « followers » à la fin de sa première année de gouvernement. Mais Bolsonaro se distingue plus encore par son utilisation de Facebook. Fin 2019, sa page Facebook était suivie par 11,5 millions de fidèles. Il y diffuse quotidiennement des vidéos, des photos, des déclarations, et, depuis mai 2019, chaque jeudi soir, une retransmission en direct (un « live ») pour, selon ses propres mots, « donner les nouvelles de la semaine », « rendre compte » et « répondre » aux doutes ou suggestions exprimés sous forme de commentaires « postés » sur le même réseau. En outre, ses retransmissions informelles et quasi quotidiennes depuis le palais de l’Alvorada, sa résidence officielle devant laquelle il a pris l’habitude de converser avec le public et les journalistes, sont devenues routinières.

Note de bas de page 7 :

Nous avons suivi le profil de Bolsonaro sur Facebook par des relevés quotidiens du 7 mai 2019 (jour de l’inauguration des lives hebdomadaires) au 31 décembre 2019.

Ces multiples interventions sur Facebook ayant été la forme de communication privilégiée tout au long de la première année de gouvernement, c’est sur cette plateforme que nous avons fixé notre attention7. L’accompagnement systématique du profil du président nous a permis d’observer comment ce réseau a été utilisé pour entretenir les deux types de passions auxquelles nous faisions allusion plus haut : d’un côté des « passions lexicalisées », suscitées par diverses manipulations pathémiques, de l’autre de pseudo-ajustements esthésiques, moins facles à cerner (et à dénommer). Du fait même qu’on assiste à des chevauchements et imbrications constants entre ces deux composantes de la stratégie de communication présidentielle, la distinction de principe entre ce qui relève du « passionnel » stricto sensu et ce qui renvoie plus spécifiquement à la dimension du « sensible » et de l’esthésie nous est nécessaire en vue de rendre compte de la manière dont ils s’articulent.

2. La manipulation des passions

2.1. Le ressentiment et la peur

Une caractéristique unanimement soulignée par les analystes politiques du bolsonarisme est le comportement induit par le ressentiment. La trajectoire personnelle du président lui-même reflète en partie ce sentiment. C’est parce qu’il avait été obligé de mettre fin à sa carrière militaire, pour cause d’infraction au règlement disciplinaire de l’armée, qu’il est entré en politique. Ses mandats parlementaires successifs ont été ponctués non seulement par des déclarations racistes, misogynes et homophobes, mais aussi par l’éloge de la dictature militaire, la défense de la peine de mort et du port d’armes. En tant que député, il n’a jamais présenté de projet notable et ne semble pas avoir été pris très au sérieux par ses collègues, d’autant moins qu’il s’est toujours tenu en marge des tractations parlementaires entre partis et gouvernements… ce qui en revanche, après coup, l’a aidé à construire son image d’outsider malgré trente ans de présence à la Chambre des députés. Tout se passe comme si le discours agressif et radical qu’il adresse à la partie la plus conservatrice de l’électorat était l’expression de ses propres frustrations et de son ressentiment à l’égard de la « classe politique ».

Note de bas de page 8 :

Sur la sémiotique du ressentiment, cf. J.L. Fiorin, « Semiótica das paixões : o ressentimento », Alfa. Revista de Linguística, Universidade Estadual de São Paulo, 51, 2007.

Note de bas de page 9 :

Cf. Juan Alonso, « Le social instable », Nouveaux Actes Sémiotiques, 71-72, 2000.

Le ressentiment, sentiment aigu et réitéré d’un manque, présuppose une attente fiduciaire8. Un sujet d’état croit pouvoir compter sur un sujet du faire pour concrétiser ses désirs et lui accorde sa confiance pour ce faire. L’expectative du sujet d’état implique donc l’attribution d’un devoir faire au sujet supposé agir. Lorsque ce devoir faire n’est pas suivi d’effet, à l’insatisfaction due au manque objectal (l’absence de l’objet attendu) s’ajoute la déception résultant du manque fiduciaire (défiance à l’égard du sujet d’action et auto-accusation ou remords relatifs à une crédulité mal placée). Comme il arrive souvent, cette déception s’est trouvée renforcée de manière décisive, dans le cas brésilien, par un facteur circonstanciel et globalement déstabilisateur9, l’opération « Lava Jato », enquête de grande ampleur déclenchée par le Ministère Public en 2014 et qui, en ciblant préférentiellement le Parti des Travailleurs (PT) et son principal leader, l’ancien président Lula, a révélé le financement illégal de campagnes électorales et le versement de pots-de-vin à des personnalités politiques. En même temps que cette enquête a abouti à l’incarcération du leader du PT (ainsi empêché de se présenter à l’élection présidentielle), sa couverture médiatique à grand spectacle a directement contribué à discréditer l’ensemble des institutions, ouvrant la voie au discours anti-système et moralisateur du candidat Bolsonaro.

Ce manque fiduciaire, facteur fondamental dans la course présidentielle de 2018, n’aurait toutefois pas été aussi déterminant s’il ne s’était associé à une autre forme d’attente dysphorique, la peur, en l’occurrence particulièrement manifeste sous deux formes : peur d’une baisse du pouvoir d’achat et du déclassement social en raison de la crise économique, et peur d’une violence croissante, reflet du chaos urbain et des carences des politiques de sécurité. Dans les deux cas, la peur découle de l’association entre un pouvoir être (une éventualité) et un ne pas vouloir être (le refus de cette éventualité).

Par ailleurs, en même temps que l’opération Lava Jato, le Brésil a connu un coup d’État parlementaire dont est résulté la destitution de la présidente Dilma Roussef sur la base d’une accusation fragile et controversée d’irrégularités fiscales, mais soutenue par le pouvoir judiciaire et la quasi totalité des médias. Dans ce cadre, le ressentiment et la peur ont agi comme des pivots passionnels conduisant à une autre passion directrice de la campagne électorale de Bolsonaro, la haine.

2.2. La haine

Note de bas de page 10 :

À propos de la relation entre le récit populiste et le conte populaire, voir A. Kharbouch, « Manipulation et contagion : le discours ambivalent du populisme politique », Actes Sémiotiques, 118, 2019.

Face au manque, un sujet d’état peut théoriquement ou bien se résigner (ce qui renverrait au régime interactionnel dit de l’« assentiment », qui n’a pas sa place dans le présent contexte), ou bien, comme dans le conte populaire, chercher un sujet du faire, un « homme d’action », un sujet-héros capable de le combler10. Contrairement à la résignation, le ressentiment et la peur conduisent à la malveillance, à un « vouloir du mal » à l’anti-sujet auquel le manque est attribué. Et l’anti-sujet du bolonarisme présente de très nombreux visages. Il a d’abord été figurativisé par la personne des ex-présidents Lula et Dilma, et bientôt par l’ensemble des membres du PT, les petistas, globalement tenus pour « corrompus ». Puis, très rapidement, la position d’anti-sujet, l’étiquette d’« ennemi » a englobé tous les « gauchistes » et « communistes », tous les militants des mouvements sociaux, et enfin, comme partout aulleurs en pareille circonstance, les intellectuels, les enseignants, les artistes.

Note de bas de page 11 :

Exemples de « post » sur Facebook : « C’est logique, son nom l’annonce déjà : Messias. Il est venu pour sauver le pays, les gauchistes pétistes et les médias s’acharnent sur lui, mais croyez-vous qu’il va abandonner ? Non non non, ce serait encore un président qui ne fait rien, mais les choses ont bien changé » (JS). « Dieu contrôle tout. Ce nom, Messias, ce n’est pas un hasard. Que Dieu lui accorde sa sagesse pour guider le destin du Brésil » (LB).

Note de bas de page 12 :

Publications de J. Bolsonaro accompagnant une vidéo où il se tient sur un brancard à l’hôpital après avoir été poignardé : « Je dois ma vie à Dieu », « Merci pour les prières et la confiance », « La mission de récupérer le Brésil nous incombe à tous » (7 septembre 2018).

La rhétorique du sujet-héros réparateur du manque, Bolsonaro, combine l’attaque contre ces « ennemis » (avec une agressivité qui va jusqu’à inciter les sympathisants à la violence, y compris physique, contre leurs adversaires) et la construction de son image d’« envoyé de Dieu » pour ce combat, ou de « nouveau messie », qualification mythique que favorise son second prénom, Messias11. L’attentat dont il a été victime pendant la campagne électorale et auquel il a survécu « par miracle » a contribué à le présenter comme un « élu »… du sort, sans doute, de Dieu peut-être !12 L’épisode de cette agression par un homme souffrant de troubles mentaux a été évoqué à maintes reprises au cours de sa première année de gouvernement, connotant le caractère « missionnaire » de son élection. Ses principaux alliés à cet égard sont les leaders néo-pentecôtistes, qui, paradoxalement, brandissent l’étendard des valeurs chrétiennes tout en appuyant l’intolérance et la violence bolsonaristes. Les publications du président sur Facebook lors d’événements ou de célébrations religieuses ainsi que sa défense appuyée des « bons citoyens » et de la famille traditionnelle mettent aussi en relief cette dimension « missionnaire ».

Dans son étrange parcours pathémique, le rôle de Bolsonaro étant celui d’un sujet dont la compétence d’envoyé de Dieu est paradoxalement de vouloir et de pouvoir faire du mal, il n’est guère étonnant de le voir pratiquer systématiquement la provocation et recourir aux « théories du complot ». Pointé du doigt pour des problèmes que son gouvernement est incapable de résoudre, il en rejette la faute sur l’héritage laissé par le PT. Tout auteur de commentaires critiques est aussitôt traité de « gauchopathe » ou de « pétiste » et se trouve balayé par les habitués les plus fanatiques de son profil. Face aux difficultés auxquelles il se heurte pour l’approbation de mesures anticonstitutionnelles, sa réponse consiste invariablement à prôner la résistance contre les « conspirations » du Congrès et du Tribunal fédéral suprême (STF), ce qui donne généralement lieu à des commentaires de soutien appelant à la dissolution de ces institutions. Pour montrer qu’il a toute la compétence nécessaire pour de tels « combats », il se complaît à évoquer sa condition d’ex-militaire. Ses « fan » le désignent d’ailleurs souvent comme « le Capitaine ».

Note de bas de page 13 :

Cf. https://www.youtube.com/watch?v=tGrukTfoPAg.

Note de bas de page 14 :

Cf. https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/533820083864876/.

Le président en est venu à partager sur ses réseaux sociaux une vidéo qui le présentait comme un lion attaqué par des hyènes représentant divers partis, des journaux, des associations, et le STF. Une réaction très ferme du pouvoir judiciaire l’a obligé à supprimer ce « post »13. Afin de masquer son inaptitude à proposer des solutions effectives à la crise sociale et économique — d’où un vrai un manque objectal —, le président publie sur son profil Facebook, outre des insultes et des déclarations déconcertantes, de fausses et de pseudo-nouvelles. Par exemple, face aux critiques des dirigeants européens à l’égard de son gouvernement à propos de la multiplication alarmante des incendies en Amazonie et de la déforestation qu’il encourage au moins en sous-main, il a choisi d’accuser, dans son live hebdomadaire, l’acteur Leonardo Di Caprio de soutenir des organisations non gouvernementales censées déclencher ces incendies en vue de le compromettre14.

De fait, Bolsonaro et les bolsonaristes entrent rarement dans l’analyse des problèmes qui dominent l’agenda public (dégradation de l’environnement, chômage, récession, réformes des retraites et de la fiscalité, etc.). Ils saisissent en revanche toutes les occasions pour se lancer dans des considérations dilatoires qui ne servent qu’à renforcer leurs croyances et réaffirmer leurs valeurs. L’affrontement avec le président Emmanuel Macron, en août 2019, l’illustre bien. Signalé pour son manque d’engagement dans les politiques de sauvegarde de l’Amazonie et de lutte contre le réchauffement climatique, Bolsonaro a cherché à détourner l’attention en relayant le commentaire machiste d’un de ses partisans sur Facebook qui expliquait que la critique de Macron était motivée par la jalousie, son épouse n’étant pas aussi jeune et belle que celle du président brésilien. De même face à une autre catastrophe environnementale : une gigantesque marée noire sur le littoral avait eu lieu à la fin août 2019, touchant 997 localités, dont plusieurs grandes stations touristiques. En réponse aux critiques relatives à l’inaction du gouvernement pour en chercher l’origine, arrêter sa progression et remédier aux dommages économiques et environnementaux, Bolsonaro insinua qu’un navire de Greenpeace, ou bien peut-être le président vénézuélien Nicolas Maduro pourraient être impliqués dans cette « marée noire criminelle » provoquée pour nuire à son gouvernement.

S’investissant dans son rôle de sujet réparateur de la crise fiduciaire, le président s’est consacré, dès sa première année de gouvernement, à alimenter une « guerre » contre le soi-disant « marxisme culturel » et la « dépravation », le « désordre » et la « criminalité », faisant pratiquement une fin en soi de son rôle actantiel de promoteur de la haine. Ainsi a-t-il facilement dérivé vers les oppositions identitaires les plus élémentaires, du type « nous » / « eux ». Ce comportement favorise une fois de plus le renforcement des conflits et la logique conspiratrice face à un prétendu « ennemi » désigné, selon les situations, comme « les Français » ou « les Vénézuéliens », quand ce ne sont pas les organisations non gouvernementales ou les militants des mouvements sociaux, les défenseurs des droits de l’homme et des causes environnementales, les journalistes, les enseignants « gauchistes », voire les autres pouvoirs (en particulier judiciaire) de la République.

Note de bas de page 15 :

Exemple : « Jair Messias Bolsonaro fait un sondage. — Êtes-vous favorable au retour des radars mobiles sur les routes fédérales ? — Oui — Non — Ce sondage se termine dans 6 jours » (12 décembre 2019). Commentaire : « Merci de demander, Bolsonaro meilleur Président du Brésil » (MB).

Note de bas de page 16 :

Publication accompagnant une photo du président, tout souriant : « Après avoir lu sur ma page Facebook la demande de M. Teles Vennicios de réduire les taxes sur les jeux électroniques, j’ai décidé de consulter notre équipe éconmique » (27 juillet 2019). Commentaire : « Félicitations, Vennicios ! Ta demande sera entendue ! Merci Président d’écouter ton peuple et d’interagir de manière humble, intelligente et moderne avec tes électeurs. Un nouveau pays s’annonce » (JS).

En somme, l’ensemble du parcours passionnel de Bolsonaro relève d’une rhétorique démagogique fondée sur le ressentiment, la peur et la haine, et visant, apparemment avec succès, à conforter son image de leader combattant contre les ennemis du « peuple brésilien ». L’expression « le peuple comme patron » revient comme un refrain dans ses publications. Il organise de simili-sondages15 pour recueillir l’opinion de ses followers, accueille plaintes, doléances et dénonciations, et, en réponse à des demandes plus spécifiques les unes que les autres reçues sur Facebook, annonce des mesures ponctuelles censément réparatrices16. Ce discours mêlant à l’image du héros combatif et salvateur les gestes de provocation et la pure et simple désinformation ne serait cependant pas aussi efficace sans « l’esprit de corps » qui sédimente les bolsonaristes sur la base du « sentir » et de ce que nous appelons ici les passions « sans noms ».

3. Stratégies de la présence sensible

3.1. L’appartenance

Note de bas de page 17 :

Exemple de post : « Nous sommes avec vous, merci. Que Dieu vous bénisse ainsi que votre famille et tout le gouvernement du Brésil. Capitaine, aucun soldat n’a renoncé à la bataille. Nous sommes à fond avec vous » (SS).

Note de bas de page 18 :

Cf. E. Landowski, « Les corps conducteurs », Passions sans nom, op. cit., pp. 113-124.

Se sentir ensemble et sentir ensemble relève en son principe du régime interactionnel de l’« ajustement » et repose sur le sentiment de la présence sensible d’un sujet dans son rapport avec un autre. Il nous faut par conséquent tenter de décrire les modes de manifestation de cette « présence », à partir de l’effet de contact promu par la configuration des réseaux sociaux. Le sentiment de coprésence établi entre le président et ses followers, ainsi qu’entre ces derniers, garantit un « esprit de corps », un sentiment d’appartenance qui jamais n’est plus fort que lorsqu’il se trouve confronté à la critique ou attaqué17. « Faire corps », se sentir faire partie d’une dynamique partagée, ce mode de présence des uns aux autres implique des états d’âme qui, s’ils se prêtent mal à être décrits en termes de parcours modaux, procèdent d’effets de sens qui relèvent purement de l’ordre du sentir. Le jeu démocratique ne s’en trouve pas seulement radicalement transformé mais tendanciellement aboli, puisque la relation entre dirigeant et électeurs, jusqu’à présent fondée sur la relation contractuelle propre à la logique de la représentation juridico-politique et de la délégation du pouvoir, en vient ainsi à être remplacée par la logique d’une addition de semblants de rapports interpersonnels directs, fondés sur des liens de nature émotionnelle et esthhésique tels que l’un sent l’autre — son humeur, son propre sentir —, sent comme l’autre (par « contagion »), et si on peut dire se sent senti de même par l’autre18.

Bolsonaro, on s’en doute, ne néglige rien en vue de créer une telle dynamique de proximité et d’identification moyennant sa présence quotidienne sur les réseaux sociaux numériques. On peut même dire qu’il s’est agi là de la « fonction présidentielle » de loin la plus marquante tout au long de sa première année de gouvernement. Face aux situations les plus diverses, l’actualité politique s’est constamment calquée sur ses déclarations quotidiennes sous forme de publications et de lives. Les journalistes ont dû chaque jour patienter pour saisir le moment où le président viendra converser avec la claque bolsonariste amassée devant l’entrée de sa résidence pour le saluer et le prendre en photo. Ces moments ont dans la plupart des cas été eux-mêmes publiés dans des vidéos enregistrées ou diffusées en streaming. C’est par ce canal que le président s’est régulièrement adressé aux Brésiliens, en dehors de tout protocole et en ignorant les médias officiels et institutionnels.

Note de bas de page 19 :

Exemples de commentaires en réponse à ce type d’interventions : « Je n’aurais jamais cru pouvoir dire bonjour à un président du Brésil » (MT). « Parle-nous directement, oublie 90 % des médias... tu as été élu grâce à ton portable et ici tu es chez toi » (AS). « Garde un canal direct avec nous, hebdomadaire et sans intermédiaires » (RMPN). « C’est ça qu’il faut pour le Brésil... Un président avec la population... Nous serons ensemble jusqu’au bout » (JPS). « Continue sur les réseaux sociaux, nous ne croyons pas à ces médias menteurs, c’était beau notre campagne sur Facebook » (DD).

Venant s’ajouter aux lives, vidéos et autres publications pouvant donner l’impression (trompeuse, faut-il le souligner ?) d’accompagner son « quotidien » de président, et même, d’une certaine façon, d’y participer, son profil Facebook n’a cessé d’afficher ses photos, parfois accompagnées d’une simple et familière salutation — « Bonjour le Brésil », « Bonne fin de dimanche à tous ! », « Bonne nuit ! » — dont le but évident n’est autre que de faire acte de présence. Ces posts dépourvus de tout contenu n’en donnent pas moins lieu à des commentaires pléthoriques, pour la plupart affectueux, qui rappelent tout à fait les messages habituellement adressés entre proches sur les réseaux sociaux. Cette proximité est aussi entretenue par les réponses que le président donne à tel ou tel des milliers de commentaires qu’il reçoit, manière complémentaire de manifester, et en même temps de créer précisément un « état de communication » continu, un « état de présence » permanent19.

Note de bas de page 20 :

Publication accompagnant cette vidéo où il chevauche sa moto au bord d’une plage (https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/2139736676134528/) : « Une petite virée en moto à Guarujá ». Un commentaire : « Port du casque style favela. Quel homme ! » (RAM). Autre commentaire : « Président, je vous adore ! ! ! Trop modeste, c’est bien ! ! ! Que Dieu vous bénisse ! » (AL).

Note de bas de page 21 :

https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/418087512379216/ (auprès de sa mère) ; (https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/355715561762368/ (avec le chanteur Amado Batista).

Note de bas de page 22 :

Exemples : « Rien de mieux qu’un président qui parle directement au peuple » (OSS) ; « Génial le live. Il parle comme nous ! Même les gens les plus modestes, sans un grand niveau d’études, comprennent ce qui est en train de se passer au Brésil. Il n’y a jamais eu au Brésil et il n’y aura jamais un président aussi proche du peuple que B17 » (BC). (B17 est un surnom donné par les followers à Bolsonaro et fait référence au numéro de son parti lors de l’élection présidentielle).

Avec ses correspondants, Bolsonaro met également en scène un simulacre de parité de statut et de réciprocité. Les commentaires l’invitant à des mariages, des fêtes, des barbecues ou des visites personnelles sont fréquents, et de son côté le président rend volontiers visite à des personnes âgées (en particulier aux anciens militaires), ce genre de rencontre ne manquant pas, bien sûr, d’être dûment publié sur Facebook. Ses followers savent qu’ils peuvent échanger avec lui des opinions sur tout et rien, parler aussi bien de parties de pêche que de matchs de football — « Monsieur le président, quel est votre pronostic pour le match Corinthians-Palmeiras ce dimanche ? » (RB) — et même plaisanter à propos des « reproches » que, peut-être, lui adresse la première dame lorsqu’il pose à côté de belles femmes. Bolsonaro lui-même encourage ces réactions par des publications où il s’affiche en train de se divertir en des lieux et des situations bien caractéristiques du « Brésilien moyen ». Les lives hebdomadaires le montrent vêtu de faux maillots d’équipes de football, faisant des astuces machistes ou parlant grossièrement. Une vidéo à grand succès ainsi qu’une série de photos publiées sur sa page le présentent au guidon d’une moto du type utilisé ordinairement par les coursiers20. Une autre le « surprend » en train de déjeuner dans un restaurant pour routiers, d’autres encore en train de jouer à des jeux vidéo, d’assister à des programmes télévisés humoristiques et populaires, de recevoir d’anciens camarades de l’armée, de chanter en chœur avec sa mère ou tel idole des classes populaires21. Les publications de cette nature produisent l’effet d’un président « accessible à tous », ce qui correspond à une acception du terme « présence » parmi d’autres. Bolsonaro suscite l’affection en déclarant tacitement : « Je suis un des vôtres » — ce à quoi la réponse ne peut être que : « Tu es un des nôtres ». Au point qu’un de ses jeunes affidés se vante d’avoir donné à son fils le prénom et le nom du président. De tels lives donnent lieu à une pléthore de commentaires le louant pour sa simplicité, son « langage du peuple » et sa disponibilité sur les réseaux22. Cette mise en scène de la proximité renforce clairement le sentiment d’appartenance qui maintient la cohésion de ce mouvement fondé sur une identification personnelle, et passionnée, avec une figure individuée qui, paradoxalement, se présente à la fois comme unique, par sa fonction et plus encore son « aura », et égale à tous, par son apparente accessibilité.

Note de bas de page 23 :

Sous réserve de la relativité de ce type d’évaluation. Cf. J.L. Fiorin, « De gustibus non est disputandum ? Para uma definição semiótica do gosto », in J.L. Fiorin et E. Landowski (éds.), O gosto da gente, o gosto das coisas. Abordagem semiótica, São Paulo, Educ, 1997.

Note de bas de page 24 :

Exemples : « Bolsonaro n’a pas été élu pour se comporter comme un Lord, il a été élu pour mettre la main à la pâte et en finir avec ce bordel » (MC). « On le critique pour certains propos controversés, mais ce type a un cœur énorme ! Félicitations, président » (AP). « Bolsonaro est comme ça, c’est sa manière d’être. C’est ça que j’aime chez lui » (IS). « Est-ce possible de ne pas aimer ce cinglé ? Avec tout mon respect, monsieur le Président » (AG).

Note de bas de page 25 :

Cf. https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/396196017719671/

Note de bas de page 26 :

Exemples : « Bonsoir, monsieur le Président. S’il vous plaît, achetez un meilleur microphone. Avenue 25 de Março ils en vendent des pas chers. Le son est trop bas ! » (LM). « Faites un live plus professionnel avec un meilleur son et un meilleur équipement, maintenant vous avez de l’argent. Ahahaha ! » (AB).

Ce processus comporte un autre élément important, la promesse d’« authenticité ». Le côté intempestif de cette personnalité — la grossièreté de ses manières, son langage fruste, ses comparaisons offensantes — joue, de ce point de vue, en sa faveur. Dans le même ordre d’idées, une de ses facettes, virile et guerrière, consiste à mettre un point d’honneur à maintenir la posture — l’hexis — du militaire « dur à cuire ». Ses phrases sont alors brèves, prononcées sur un ton rude et autoritaire, comme s’il donnait des ordres à un soldat à la caserne. Sur le même registre, très souvent ses déclarations officielles sont désastreuses, au point qu’il assume publiquement le fait de ne pas avoir la « langue liée » mais de dire « ce qu’il pense », « sans calcul politique ». Toutes ces « mauvaises manières », étonnantes sinon incongrues eu égard à la fonction occupée, favorisent en contrepartie la dynamique affective d’appartenance qui (é)meut ses « suiveurs ». Les commentaires relatifs à ses publications font régulièrement l’éloge de ce qui par ailleurs pourrait être qualifié de pure et simple « vulgarité »23, et d’une manière générale expriment un engouement extrême pour son tempérament et son style de président « tout simple »24. De fait, en matière de « simplicité », on note par exemple qu’en dépit de tout l’appareil de communication que sa fonction met à sa disposition, ses transmissions sur Facebook semblent faire — délibérément — preuve d’amateurisme : images mal cadrées25, son de mauvaise qualité26, etc., qui gardent le même caractère d’improvisation que les lives de la campagne électorale — ce qui renforce d’autant le simulacre de l’homme « authentique » et l’image de politicien non professionnel.

Note de bas de page 27 :

A propos de l’image du corps, voir Franciscu Sedda et Paolo Demuru, « Formes d’expression politique à l’ère du populisme numérique », Carte Semiotiche-Annali, 6, 2018. Egalement la contribution des auteurs au présent dossier.

Note de bas de page 28 :

Publication de Bolsonaro (avec une photo de lui, dans sa chambre d’hôpital) : « Encore une opération ! Cette fois, plus de 5 heures. Mais nous allons bien. Merci à tous pour le soutien et les prières. Merci à Dieu pour ma vie ! Bientôt je serai de retour aux affaires ! Houra ! » (08 septembre 2019).

Note de bas de page 29 :

Cf. https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/2416956185297692/.

Note de bas de page 30 :

Exemples : « Mon Dieu ! Le président en récupération, et il fait un live ! Bolsonaro, c’est pour ça qu’on t’appelle LE MYTHE ! Dieu te bénisse ! » (EJB). « Ma gratitude pour vouloir malgré votre état communiquer avec la Nation ! Paix et santé, monsieur le Président ! (MAC).

Un épisode particulier mérite d’être souligné : l’ensemble des publications de la première quinzaine de septembre 2019, période où Bolsonaro eut à subir une nouvelle intervention chirurgicale à raison des séquelles de l’agression dont il avait été victime un an auparavant. Non content d’évoquer fréquemment l’épisode pour prouver à quel point il est victime de persécutions et de complots, Bolsonaro réussit à faire de ce séjour à l’hôpital un grand moment d’émotion. Se mettant en scène à demi-dévêtu dans sa blouse de patient, l’air abattu, une sonde dans le nez et le bras relié à des appareils médicaux, il publie des vidéos quotidiennes sur son traitement, sur les étapes de sa récupération, sur sa vie quotidienne à l’hôpital27. Grâce à Facebook, ses adeptes ont ainsi pu l’accompagner de jour en jour, pour ainsi dire comme s’ils étaient « de la famille ». Tous font évidemment preuve d’empathie pour la souffrance du patient mais certains commentateurs vont plus loin, lui recommandant les soins qu’il devrait prendre ou lui proposant de partager leur propre expérience vécue dans des situations similaires28. Qui plus est, pendant cette période, l’alité ne renonce pas à son live hebdomadaire : coûte que coûte il lui faut encore « rendre compte »29. Depuis sa chambre d’hôpital, c’est l’occasion de renouveler son engagement auprès du « peuple patron », provoquant du même coup des commentaires chaleureux à l’éloge de sa considération pour les électeurs, de sa disposition acharnée au travail, et de son invincible combativité, malgré son état30.

3.2. L’urgence

Note de bas de page 31 :

Le livre Tormenta. O governo Bolsonaro : crises, intrigas e segredos, de la journaliste Thaís Oyama (São Paulo, Companhia das Letras, 2020) présente Bolsonaro comme un politicien paranoïaque, se méfiant même de ses plus proches alliés, et qui vit si angoissé par les « complots de palais », réels ou imaginaires, qu’il préfère tenir certaines conversations en plein air par peur des mises sur écoute. Elle rapporte également que ses angoisses de persécution l’ont conduit, lorsqu’il séjournait dans son appartement de fonction à Brasilia (avant qu’il ne devienne président), à boire de préférence l’eau du robinet, de peur que celle en bouteille ne soit empoisonnée.

Mais à la logique de la confrontation permanente s’associe une autre dimension, non moins favorisée par la coprésence établie par les réseaux sociaux : le sentiment d’urgence. Dans le présent contexte, ce sentiment est lié à l’expérience d’un perpétuel état d’attente de quelque chose qui peut ou doit survenir, ou de quelqu’un qui doit apparaître. En ce sens, l’urgence peut, elle aussi, être considérée comme un mode de la présence. Ce qui spécifie ce mode est la complicité qui s’établit entre ceux qui sont dans l’attente les uns des autres, ou qui, ensemble, attendent un tiers, ou encore, qui « s’attendent » à quelque chose de plus ou moins déterminé. Cet état d’attente mutuelle s’apparente à la disponibilité à la rencontre qu’offrent et/ou que suscitent les plateformes numériques elles-mêmes, notamment en permettant la communication en ligne. Sur un réseau social comme Facebook, à tout instant, du seul fait d’avoir sur la plateforme son « profil », son « être là », chacun est par principe prêt à interagir. Participer activement à un réseau social équivaut par conséquent à adhérer à l’« état de communication » déjà mentionné, à être en permanence, au moins virtuellement, à la portée d’autrui. Pour ceux qui, de plus, se sentent sous la menace permanente et diffuse d’un « ennemi », cette attente implique plus spécifiquement un état d’alerte par rapport à ce qui les menace et qu’ils vont devoir affronter ensemble. Entre les partisans du bolsonarisme, ce sentiment de devoir être constamment prêt face au risque de l’imprévisible, cet « état d’urgence » proche de la paranoïa, est renforcé par l’attitude personnelle du président31.

Note de bas de page 32 :

Cf. en particulier R. Hofstadter, Paranoid Style in American Politics, New York, Harper’s Magazine, 1964. Des dizaines d’éditions de l’ouvrage ont été publiées. La version consultée pour cet article est celle disponible à l’adresse : http://users.clas.ufl.edu/burt/spaceshotsairheads/HofstaderparanoidstyleHarpers.pdf.

Note de bas de page 33 :

A.J. Greimas, De l’Imperfection, Périgueux, Fanlac, 1997.

Note de bas de page 34 :

Exemples : « Appelle-nous à descendre dans la rue président ! Nous sommes prêts ! Le 26 mai, tous dans la rue ! » (EL). (Le 26 mai 2019 était le jour de l’appel des groupes bolsonaristes à des manifestations de soutien au président, en réponse aux manifestations organisées contre les coupes budgétaires dans l’éducation). « Toujours prêts pour mettre en pratique ce que nous avons appris à l’armée ! » (MC). « Président, ouvre les yeux. Les mouvements sociaux, syndicaux et étudiants se mobilisent déjà et annoncent des grèves et des manifestations. Il faut les stopper et les responsables doivent être punis en vertu de la loi sur la sécurité nationale. N’attends pas qu’ils mettent le feu aux poudres pour agir. Nous sommes avec toi ! » (VM). « Sois ferme président nous sommes dans la lutte ! » (JES).

Note de bas de page 35 :

Dans leurs études sur la santé mentale au travail, Saúde mental : política, trabalho e cuidado (édition numérisée, Fortaleza, Editora da UECE, 2015), J. Sampaio et C. Garcia Filho utilisent l’expression « urgence paranoïaque » pour désigner un syndrome associé à l’état de tension permanente causé par un climat de compétition qui n’autorise ni l’erreur ni le retard. Nous employons ici un terme dérivé, mais en maintenant sa corrélation avec la tension et le temps. Sur ce point, et en particulier à propos de la fébrilité de la « Mouche-du-coche », cf. E. Landowski, « Etat d’urgence », in V. Estay et al. (éds.), Sens à l’horizon ! Essais en l’honneur de D. Bertrand, Limoges, Lambert-Lucas, 2019.

Une étude de son comportement, conduite à la lumière des travaux de psychologie sociale publiés depuis les années 1950 à propos du « style paranoïaque » en politique, ne manquerait certes pas d’intérêt32. Des chercheurs américains ont repris ce thème à propos du président Donald Trump, autre populiste adepte des « théories du complot » et dont Bolsonaro est un admirateur déclaré. Dans la perspective socio-sémiotique, la conjugaison entre urgence et paranoïa donne lieu à un état d’incitation (en l’occurrence par la haine) et d’excitation (par l’expectative) qui, à certains égards, rappelle l’« attente de l’inattendu » décrite par Greimas dans De l’imperfection33. Toutefois, dans le contexte que nous analysons, cette attente se débouche pas sur une soudaine « fracture » éblouissante mais s’installe comme une anxiété durable et une tension vers un être-à-venir : rien ne s’est passé ni ne se passe, mais quelque chose de menaçant peut survenir à tout instant. « Grâce à Dieu », Bolsonaro tout le premier « est là », présent, en contact dans l’ici-maintenant des réseaux sociaux, prêt à (ré)agir instantanément s’il le faut. Et l’armée de ses followers en alerte n’attend de lui qu’un mot pour se mettre en marche : « Toujours prêts ! »34. L’appel à ce genre de sentiment est observable dans de nombreux messages où Bolsonaro invoque toutes sortes de menaces imaginaires, telle sa référence insistante, lors du « Fórum de São Paulo », à une prétendue alliance entre dirigeants de gauche pour imposer des « dictatures communistes » dans les pays d’Amérique latine, y compris le Brésil. Vécu collectivement sur un mode paranoïaque, ce sentiment d’urgence contribue bien sûr, fortement, lui aussi, à consolider l’« esprit de corps » qui assure la cohésion du mouvement bolsonariste35.

Note de bas de page 36 :

Cf. https://www.facebook.com/jairmessias.bolsonaro/videos/558804064888548/.

Un autre épisode est à cet égard instructif. Dans un reportage de son téléjournal, le Jornal Nacional, Globo (chaîne de télévision la plus importante du pays) a révélé un témoignage donné à la police de Rio de Janeiro par un portier, selon lequel l’un des mis en cause à propos de l’assassinat de la conseillère municipale Marielle Franco, représentante du parti PSOL, se serait rendu chez Bolsonaro le jour même de l’assassinat. Bolsonaro a promptement réagi la nuit même en transmettant un live sur Facebook depuis l’Arabie Saoudite, où il était en voyage officiel36. Le président y apparaît complètement hors de contrôle, insultant par exemple la chaîne Globo pour son « sale journalisme ». Dans ce discours exalté, il se défend comme d’habitude des dénonciations et des critiques en accusant la chaîne de propager des fake news et, contre toute vraisemblance, de servir le PT. Sans prendre la peine de cacher son exaltation (lui-même s’en excuse à la fin de la transmission), il affirme de nouveau l’existence d’un complot fomenté par la gauche, par la chaîne Globo, voire par le gouverneur de Rio, son ancien allié, pour nuire à sa famille. Émus par les paroles du président, ses followers ont promptement réagi en exprimant leur solidarité par des milliers de commentaires faisant totalement abstraction de la gravité de l’accusation. Outre l’éclairage qu’il projette sur le côté paranoïaque du président, le fait majeur est que cette vidéo, par les répercussions et les réactions qu’elle a provoquées, a mis en évidence le rôle décisif que joue dans la communication présidentielle le sentiment d’appartenance et celui d’une urgence fébrilement partagée face à l’anti-sujet.

De tels épisodes aident, nous semble-t-il, à mieux comprendre la popularité dont ce dirigeant jouit jusqu’à présent, même si elle semble désormais légèrement en déclin. Ils illustrent un type de stratégie politique articulant la manipulation pathémique et une des composantes du rapport d’ajustement, à savoir la dimension sensible. Cette imbrication entre régimes interactionnels joue sur les limites extrêmement ténues qui séparent des états d’âme déjà connus et d’autres que nous ne savons pas encore très bien comment nommer. L’approche que nous proposons nous a néanmoins permis de mettre en évidence une condition fondamentale du succès de populistes tels que Bolsonaro : les effets de sens générateurs de liens émotionnels et affectifs produits par une stratégie de présence permanente sur les réseaux sociaux. Le simulacre de relations interpersonnelles qui en résulte explique, au moins partiellement, comment de larges segments de la société, y compris parmi ceux le plus directement attaqués par l’extrême-droite — les plus pauvres, les Noirs, les femmes notamment —, adhèrent au bolsonarisme, en reniant du même coup, jusqu’à un certain point, leur condition de classe, de race ou de sexe.

Conclusion

La principale et presque l’unique fonction du président Bolsonaro aura consisté durant cette année 2019 à être ce qu’il est. C’est dans cet être que semble résider son faire politique, qui lui-même se ramène pour l’esssentiel à éveiller les passions qui pavent la voie au projet néolibéral des forces qu’il représente. De ce point de vue, si une compétence doit être reconnue à cette personnalité trop souvent regardée par les opposants comme un politicien non préparé et déséquilibré, c’est bien une compétence sémiotique. Le considérer que comme un personnage ridicule serait tout à fait erroné. Considérer ses déclarations et son comportement insensé comme un « écran de fumée » destiné à masquer les vrais problèmes serait tout aussi stérile. Et il est vain de parier, comme le fait une partie de la gauche, sur une perte progressive de sa popularité à raision des mesures prises par son gouvernement. Que ce soit par intuition ou par stratégie, ou les deux, les processus interactionnels qu’il privilégie sur les réseaux sociaux ont garanti la popularité qui lui a permis d’écraser ses adversaires et de défier la démocratie brésilienne. Il nous incombe donc impérativement de mieux saisir les modalités de son style d’interaction où se mêle le passionnel et le sensible, et de viser à ce que sur le plan politique — comme c’est déjà le cas dans d’autres domaines de la communication tels que la publicité, le marketing ou le design — la description et l’analyse puissent déboucher au plus vite sur la préconisation.

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