Un dialogue imaginaire entre Claude Zilberberg et Eric Landowski : autour de l’événement, de l’aléa et de l’accident

Jacques Fontanille

Université de Limoges (CeReS)
Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.6473

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : accident, aléa, événement, incidence syntagmatique, interactions, modulation tensive, passions, régimes de sens, tensions

Auteurs cités : Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Etienne SOURIAU, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Ce texte est la version originale, mais légèrement modifiée, d’un chapitre publié en portugais sous le titre « Um diálogo imaginário entre Claude Zilberberg e Eric Landowski : em torno do acontecimento, da álea e do acidente », dans Glaucia Muniz Proença Lara et Conrado Moreira Mendes (éds.), Em torno do acontecimento : uma homenagem a Claude Zilberberg, Curitiba, Appris, 2016.

1. Préambule1

Note de bas de page 2 :

J. Fontanille et Cl. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Mardaga, 1986.

A la suite de Tension et signification, qui proposait une synthèse de la sémiotique des passions et des approches tensives, Claude Zilberberg a développé sa propre conception de la sémiotique tensive, dont il a fait un modèle général pour l’épistémologie, la théorie et la méthode sémiotiques2. Il a su ainsi transformer un ensemble d’hypothèses, d’analyses et de modèles divers en une véritable grammaire homogène, présentant à la fois une très forte cohérence conceptuelle et de nombreuses déclinaisons méthodologiques. Au cœur de cette cohérence, se trouve la théorie de l’événement.

Note de bas de page 3 :

E. Landowski, Passions sans nom, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

Parallèlement, Eric Landowski concevait et développait sa théorie des interactions, dont l’ambition synthétique était tout aussi englobante et cohérente. Elle visait notamment un élargissement du champ des analyses passionnelles (qui aboutira à Passions sans nom), où la sémiotique des passions antérieure se trouvait située (du côté de la programmation, de la manipulation et de l’intentionnalité), et faisait place à une autre approche des passions, articulée autour des notions d’accident, d’aléa, d’ajustement et de sensibilité esthésique3. A l’occasion de cette redistribution des cartes théoriques, Landowski met en évidence ce qui constitue une véritable découverte pour la sémiotique issue des travaux de Greimas et de ses successeurs, à savoir les propriétés et le rôle de l’aléa et de l’accident.

Au-delà de la différence (évidente, et donc… aveuglante) entre leurs styles de pensée respectifs, leurs références théoriques et leurs champs d’application, il nous paraît utile de confronter ces deux approches de ce qu’on pourrait appeler, comme problématique commune, l’« incidence syntagmatique » : d’un côté, l’événement selon Claude Zilberberg et de l’autre, l’aléa-accident selon Eric Landowski. L’un comme l’autre se caractérisent en effet par le fait qu’ils « arrivent » dans la chaîne syntagmatique sans qu’on ait pu les anticiper, qu’il est particulièrement difficile d’en imputer l’origine à un actant identifiable, et qu’ils constituent un problème à résoudre pour l’organisation syntagmatique du cours des choses, tel qu’il était engagé avant cette incidence syntagmatique.

Note de bas de page 4 :

Cl. Zilberberg, Eléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006. E. Landowski, Les interactions risquées, Limoges, Pulim, 2005. — Par la suite, respectivement, « Éléments » et « IR » puis numéros de pages dans le texte.

Pour une telle confrontation, nous avons choisi de nous référer à deux essais qui sont presque contemporains : Eléments de grammaire tensive pour ce qui concerne l’événement selon Claude Zilberberg, et Interactions risquées pour ce qui concerne l’aléa-accident selon Eric Landowski4.

2. De quelques usages des notions d’événement, d’aléa et d’accident

Comme le rappelle Claude Zilberberg (Eléments, p. 142), le dictionnaire Littré assimile l’événement à « tout ce qui peut arriver », et glose « arriver » par « advenir » et « survenir », et c’est à partir de cette définition élémentaire que Zilberberg dérive ensuite la conception tensive de l’événement. Mais les usages de cette notion sont quelque peu divergents, voire déroutants.

Si on focalise par exemple la question de la programmation, la plupart de ces usages peuvent admettre une programmation préalable, sans en faire pourtant un élément requis, et même, pour la plupart, en supposant qu’elle reste inaperçue : en effet, ce qui fait événement s’apprécie principalement en amont, par la solution de continuité qui caractérise l’incidence syntagmatique, et en aval, au regard de l’étendue de ses conséquences. Pour identifier un événement historique, par exemple, il faut d’abord avoir repéré un ensemble de faits adjacents et subséquents qui attestent de la puissance transformatrice de ce qui est « arrivé », laquelle incitera éventuellement en retour à une recherche des « causes » qui auraient permis, si elles avaient été identifiées au préalable, de prévoir l’événement : la programmation, si elle existe, n’est donc reconstruite qu’à partir des conséquences, ce qui est un aveu d’imprévision et d’occultation, au moment même où l’événement sollicite et capte l’attention de l’observateur.

En informatique, on peut parler de « programmation événementielle » dès lors qu’une seule occurrence d’information (par exemple, une action de l’utilisateur ou une information émise par un autre élément logiciel) peut donner lieu au déclenchement d’un traitement par un logiciel : l’événement est alors réduit à une conjoncture, une interaction élémentaire susceptible de déclencher un traitement automatisé. Si le traitement est prévisible et programmé, ce n’est pas le cas, en revanche, de l’événement déclencheur ; on en connaît la nature à l’avance, mais on ne peut prévoir son apparition en tant qu’occurrence singulière. Ce qu’on peut programmer, c’est donc le contenu de l’événement et de ses conséquences, mais pas la position de son incidence dans la chaîne syntagmatique.

Cette propriété (c’est la portée et l’étendue des conséquences qui fait événement) est tout particulièrement exploitée en littérature dans des ouvrages de fiction dits « uchroniques », qui substituent un événement divergent à un événement attesté historiquement, et dont l’intérêt principal réside dans la manière dont ils déploient, à partir de cette substitution, une chaîne de conséquences et une réécriture de l’histoire. En somme, l’événement se donne ici à saisir comme une provocation à reconfigurer un contexte et un ensemble de conséquences, et il se caractérise donc à première vue par ce qu’il n’est pas : une reconfiguration extensive de son environnement sémiotique, qui témoigne de sa puissance de transformation.

Si on focalise maintenant sur la rupture ou la bifurcation de la chaîne syntagmatique, on peut identifier plusieurs propriétés complémentaires. Dans les sciences expérimentales, on parle d’événement quand un changement d’état ou de contexte apparaît lié à une modification substantielle de la valeur d’un paramètre, dans un intervalle de temps bref à l’échelle de l’expérience. On retrouve ici l’advenue d’un changement (modification d’un paramètre) qui se manifeste par ses conséquences (changement d’état et/ou de contexte), mais on y ajoute une condition qui doit retenir l’attention : la concentration dans le temps, sous une condition d’échelle. C’est plus précisément le processus en cours (l’expérience) qui fournit l’échelle et qui sert de référentiel pour apprécier la concentration temporelle.

Si on revient au discours historique, on comprend que la même contrainte s’applique, puisque l’identification d’un événement y implique tout autant le choix d’une échelle temporelle de référence : la période d’un événement historique peut être très longue à l’échelle d’une vie humaine, mais son référentiel est alors nécessairement d’une très large portée, et, pour les acteurs impliqués dans les faits historiques, l’événement reste insaisissable. Inversement, ce qui fait événement à l’échelle individuelle passera en général inaperçu en référence à une échelle temporelle de plus large portée. La condition d’échelle porte un autre présupposé : l’incidence syntagmatique n’est un événement que si elle affecte un spectateur dont le référentiel d’observation est congruent avec celui du processus modifié par l’incidence elle-même.

Si on peut parler d’événements dans la vie quotidienne, événements artistiques ou sportifs, événements de la rue ou sur la place publique, c’est parce que chacun est en mesure d’en être potentiellement le spectateur, et que d’aucuns l’ont été ou le seront bientôt. L’événement ne peut être instauré qu’en présence d’un corps sensible, qu’il met en mouvement, qu’il affecte et qu’il met au défi de reconfigurer son champ de présence sensible autour d’un centre subjectal, à partir de l’éclat ou du choc ressenti.

L’aléa, en revanche, ne présuppose pas directement de spectateur, puisqu’il est défini dans le dictionnaire de langue (Larousse) comme le « tour imprévisible et le plus souvent défavorable pris par les événements, lié à une activité ou une action » ; mais il suppose au moins un interprète, qui apprécie l’improbabilité (« tour imprévisible ») de ce qui advient. En outre, l’aléa étant défini comme une inflexion des événements eux-mêmes, son interprète épistémique (celui qui apprécie les probabilités) peut se confondre avec le spectateur de ces événements. Pour les statisticiens, l’aléa est défini comme une erreur qui ne peut se déduire du résultat obtenu à partir de données observées ; par ailleurs, la théorie des probabilités dénomme « événement » le résultat d’une expérience aléatoire : la spécificité épistémique de l’aléa se confirme.

Quant à l’accident, il est défini en langue (Larousse) comme « un événement non souhaité, aléatoire et fortuit, qui apparaît ponctuellement dans l’espace et dans le temps, suite à une ou plusieurs causes, et qui entraîne des dommages vis-à-vis des personnes, des biens ou de l’environnement ». Les définitions et les usages manipulent toutes les mêmes propriétés : un cas particulier d’événement, une improbabilité, un hasard, et un spectateur — un corps affecté et un évaluateur épistémique.

L’aléa se présente donc, dans les usages les plus répandus, comme une propriété commune de l’événement et de l’accident. Il permet de caractériser une sous-catégorie d’événements, évalués comme imprévisibles, ce qui impliquerait qu’il existe au moins deux types d’événements : ceux qui ne sont pas prévus en raison de l’incapacité cognitive des acteurs, et ceux qui ne sont pas prévus parce que personne n’aurait pu le faire, parce qu’aucun calcul de probabilité ne les aurait identifiés parmi ses résultats. Toutefois, si on considère l’aléa du seul point de vue de la réception et de l’interprétation par les acteurs eux-mêmes (c’est grosso modo le point de vue adopté par Landowski), alors les deux types se confondent dans le même effet global d’imprévision.

La différence essentielle, entre l’aléa-accident et l’événement, tient au déplacement de la focale : avec l’événement, on prend en considération à la fois les propriétés de l’incidence, propriétés toutes concentrées sur un temps bref et intense, et ses effets et conséquences en extension ; avec l’aléa-accident, on focalise uniquement sur les propriétés de l’incidence, jusqu’à dénier même parfois l’existence de conséquences significatives. L’analyse conduite par Landowski consiste justement, entre autres, à différencier les régimes de sens qui caractérisent ces différentes manières de traiter les conséquences de l’aléa.

Ce parcours cavalier permet au moins de montrer, dans les usages les plus divers, la forte parenté et complémentarité entre les notions d’événement et d’aléa-accident : selon le cas, on focalise sur i) l’absence ou l’imperceptibilité de la programmation, ii) la rupture ou la bifurcation de la chaîne syntagmatique, iii) l’imprévisibilité et/ou l’improbabilité, ou iv) la force transformatrice et l’extension des conséquences. Ce qui incite à penser que le champ de leur analyse sémiotique commune devra comprendre i) une dimension épistémique, fiduciaire et passionnelle, ii) une dimension syntagmatique et aspectuelle, iii) une dimension tensive (intensité et extension).

3. L’événement au cœur de la sémiotique tensive

Dans son livre, Claude Zilberberg revient à trois reprises sur l’événement. Au tout début, dans la section « Préalables généraux » (Éléments, pp. 16-22) , l’événement est impliqué dans le principe même de la modulation tensive, comme le point de départ de la modulation dite « décadente » ; soit :

[Événement (sommation) > modulation > état (résolution) > décadence]

La modulation inverse, rappelons-le, est dite « ascendante » :

[Vacuité (résolution) > modulation > acmé (sommation) > ascendance]

La modulation décadente obéit au tempo de la soudaineté et de la précipitation du « survenir », suivies du ralentissement qui conduit à la phase de résolution, alors que la modulation ascendante est d’abord soumise à la lenteur et à l’effort du « parvenir », avant de se clore sur l’intensité maximale de la sommation. L’événement n’est à ce stade défini que par la position initiale de la phase de sommation dans l’une des deux modulations tensives.

La portée de cette première approche doit alors être appréciée au regard de l’ambition affichée dans ces « préalables généraux » : il s’agit de rendre compte des deux types de « vécus » immédiats, et des soubassements d’une théorie du sens entièrement assise sur l’affectivité associée à l’orientation (décadente ou ascendante) des tensions. L’événement est donc l’un de ces deux vécus immédiats, l’un des deux ressorts de l’affectivité généralisée, l’autre étant la vacuité. Quand un modèle théorique comporte une alternative, et que l’une des deux branches de l’alternative commence par rien (cf. la vacuité), et que l’autre commence par quelque chose qui advient (cf. l’événement), on peut comprendre que les lecteurs pressés ne retiennent que la seconde, plus facile à saisir intuitivement, et qu’ils fassent de l’événement le cœur de toute l’affaire ; mais justement, ils sont trop pressés et insuffisamment attentifs !

Note de bas de page 5 :

E. Souriau, Les différents modes d’existence. Suivi de l’Œuvre à faire (1943), Paris, Presses Universitaires de France, 2009.

Cette première étape est essentielle pour comprendre la nature de la « grammaire » déployée par Zilberberg : tout comme dans la tradition philosophique reprise par Etienne Souriau5, que Zilberberg n’évoque jamais, sauf erreur de ma part, la grammaire de l’expérience est une grammaire des « modulations » et des « altérations » du flux de l’expérience, c’est-à-dire, en termes sémiotiques, des modulations et modalisations de la chaîne syntagmatique. Chez Souriau cette grammaire des modulations de l’expérience prend même pour plan de l’expression les prépositions, conjonctions et autres locutions relationnelles des langues naturelles. Chez Zilberberg, le plan de l’expression est constitué des différentes figures du tempo assignées aux modulations, mais on sait qu’il fait appel lui aussi à des conjonctions (notamment « bien que … » dans son approche de la concession), pour désigner les objets de sa grammaire relationnelle et tensive.

En conséquence, ce serait commettre un contresens que de faire de l’événement la seule figure centrale de la sémiotique tensive, car ce qui est au centre, c’est la modulation tensive toute entière, et non pas l’une de ses deux versions seulement. La modulation est un enchaînement de la sommation suivie de la résolution, ou de la résolution suivie de la sommation, c’est-à-dire de deux phases dans l’inflexion d’un processus soit décadent, soit ascendant. A cet égard, l’événement n’est que le nom que prend la première phase quand la sommation est en tête de l’inflexion (Éléments, p. 22). Mais même ainsi situé et relativisé, il n’en figure pas moins comme l’étendard d’une autre sémiotique possible, car, du point de vue tactique et non plus seulement théorique, c’est l’événement qui servira de pivot argumentatif et d’intuition originelle pour l’innovation.

Note de bas de page 6 :

E. Souriau, op. cit., p. 153.

Le même principe est à l’œuvre quand Zilberberg analyse la composante temporelle de l’événement : il ne s’agit pas stricto sensu du temps de l’événement, mais de la tension temporelle au sein du couple « événement / état » (Éléments, p. 110-111). Dès lors, en bon lecteur de Gustave Guillaume, Zilberberg scinde le « maintenant » de l’incidence syntagmatique en deux versants, le versant décadent de l’interruption, dans le sens [événement > état], et le versant ascendant de l’inauguration, dans le sens [état > événement]. Et il confirme le caractère fondamentalement relationnel de sa grammaire en associant chacun de ces deux versants à des locutions conjonctives : « jusqu’à » pour le versant décadent, et « à partir de » et « désormais » pour le versant ascendant. On croirait lire Etienne Souriau, qui manipule et exploite de son côté des expressions relationnelles comme « et alors », « ensuite », « malgré », « avant tout », « pour », etc.6.

Note de bas de page 7 :

Cl. Zilberberg, « Pour saluer l’événement », Nouveaux Actes Sémiotiques, 111, 2008.

Et pour finir, Zilberberg consacre un long développement aux approches figuratives et figurales de l’événement, où l’on retrouve toutes les propriétés modales, affectives et de tempo associées à cette notion. L’accélération du tempo, le renforcement de la tonicité, l’étonnement ou la stupéfaction en sont des figures bien connues. On retiendra en particulier cette formulation : « la réalisation soudaine et extatique de l’irréalisable » (Éléments, p. 148), qui condense à la fois les propriétés modales (irréalisable), aspectuelles (soudaine) et affectives (extatique), ainsi que celles du tempo et de la structure concessive (bien que irréalisable, … quand même réalisé). Dans un article ultérieur, Claude Zilberberg fera la synthèse de sa conception de l’événement, en ces termes : « le survenir pour le mode d’efficience, la saisie pour le mode d’existence, la concession pour le mode de jonction »7. Cette synthèse, comme la formule qui la précède, semble ne se focaliser que sur les propriétés de l’incidence, et oublier l’étendue des conséquences ; mais ce serait ne pas tenir compte de la stricte dépendance, dans la modulation tensive décadente (cf. supra), entre l’événement-sommation (le problème à traiter) et l’état-résolution (la réponse et la solution au problème).

4. L’aléa au cœur de la socio-sémiotique

L’ensemble de la réflexion de Landowski sur les interactions conduit à un modèle des « régimes d’interaction » (programmation, accident, manipulation, ajustement) qui sont convertis en « régimes de sens » (insignifiant, insensé, avoir de la signification, faire sens) (IR, p. 72). La mise en place progressive de ce modèle prend sa source dans la notion de risque : construire le sens de la vie tout en la vivant, c’est d’abord en accepter les risques, et apprendre à les gérer selon différents régimes d’interaction, qui sont alors fondés sur des régimes de risque spécifiques : la sécurité, le risque pur, le risque limité et l’insécurité (IR, pp. 10-15).

Le modèle général, aboutissant à un diagramme complet de tous ces régimes, procède par homologation des trois catégories de régimes (interactions, sens, risques) sur chacune des quatre positions du carré sémiotique. Mais il ne faudrait pas que cette compilation synthétique masque le processus d’engendrement des notions : tout commence avec le risque, traverse les interactions, et aboutit au sens ; la diversité des modes de gestion du risque engendre les deux autres types de régimes. Non seulement Landowski commence par le risque parce que c’est le point de départ du raisonnement et de l’exposé, mais il confirme en outre ce point de départ en mettant la présentation du modèle général final sous l’intitulé « Au risque du sens » (IR, p. 71). Commencer par le risque, c’est inviter le lecteur d’une part à rechercher la configuration originelle qui engendre tout le système, et d’autre part, à s’interroger sur la conception de l’expérience et de l’existence qui est à l’œuvre dans ce projet de structuration conceptuelle.

Sur le premier point — la configuration originelle —, le modèle final apporte une réponse sans ambiguïté : seul le régime de l’aléa-accident accepte le « risque pur », et tous les autres présupposent en revanche une plus ou moins grande maîtrise (anticipée, négociée ou adoptée) du risque ; la figure de l’aléa-accident, qui conduit à ce régime du « risque pur » est donc celle à partir de laquelle se déploie toute la cohérence des autres positions. L’organisation de l’exposé des différents régimes dans l’essai de Landowski signale bien cette place à part de l’aléa-accident : les trois autres régimes sont traités d’abord, successivement, puis repris et confrontés sous plusieurs points de vue tous trois ensemble, sans que le régime de l’aléa-accident ne soit encore évoqué, et ce n’est qu’après cette présentation détaillée et globale à la fois des régimes de la programmation, de la manipulation et de l’ajustement que Landowski passe au quatrième régime, comme s’il s’agissait d’un « reste » difficile à intégrer.

Mais ce traitement spécifique montre bien au contraire qu’il ne s’agit pas d’un reste, mais du régime le plus « pur » de toute l’élaboration, et qui fonde et justifie l’inter-définition de tous les autres. Quelle que soit la lecture que nous en faisons, reste final ou point d’origine, le modèle général en est affecté d’une certaine dissymétrie : comme un trou noir dans le cosmos, le régime de l’aléa semble pouvoir aspirer et rejeter chacun des trois autres, les définir ou les anéantir.

Sur le second point — la conception de l’existence —, la lecture des vingt premières pages d’Interactions risquées montre bien que le risque est le ressort principal de la démarche qui conduit les humains à instaurer le sens de leur propre existence. Il y est question en effet de la vie quotidienne, de l’expérience vécue et de notre existence en ce monde. On pourrait partir du postulat suivant : du point de vue sémiotique, exister, c’est persister, continuer à exister ; et le sens de l’existence serait alors à construire à partir des différentes manières de persister. Mais la formulation même de ce postulat présuppose quelque chose qui serait une difficulté à continuer à exister, une difficulté inhérente à toute existence en cours, projetée en extension (dans le temps et dans l’espace). Cette difficulté qu’il faudrait surmonter pour continuer à exister, qu’on la formule comme vulnérabilité, précarité, ou instabilité, est toujours celle du risque de non continuation. Fonder la construction du sens des interactions sur la gestion du risque, c’est en somme la situer sur l’horizon des différents modes d’existence qui nous permettent de persister dans l’existence.

5. Un dialogue imaginaire

Pour tenter de faire dialoguer ces deux ensembles conceptuels, il faut commencer par neutraliser leurs différences les plus évidentes, qui incitent de nombreux sémioticiens à les ériger trop vite en « paradigmes » inconciliables. L’un manipule des structures tensives en arcs de cercle, l’autre, des carrés sémiotiques qui supportent des parcours cycliques en « ailes de papillon » ; l’un schématise abondamment dès les premières pages, l’autre patiente jusqu’à la toute fin de son exposé ; l’un puise très largement dans la tradition linguistique, l’autre se nourrit de la tradition socio-anthropologique et philosophique ; l’un construit une grammaire des relations tensives, l’autre une systématique des relations interactionnelles. Peut-être sont-ils en effet inconciliables, et à l’impossible nul n’est tenu.

Néanmoins, ces deux conceptions ont en commun quelques positions qui méritent notre attention, car c’est sur le fond de ces positions communes que les différences pertinentes pourraient être dégagées. Et le fait que nos deux auteurs s’ignorent réciproquement et superbement dans l’élaboration de l’événement d’un côté et de l’aléa-accident de l’autre n’est pas une raison suffisante pour s’abstenir d’en comprendre les parentés conceptuelles, tactiques et stratégiques. Ce serait en outre une bonne occasion de montrer que les mœurs parfois étranges de la tribu sémiotique ne l’empêchent pas (bien que…, quand même…) d’apporter des réponses complémentaires et cohérentes aux nouvelles questions qui se posent.

La première de ces positions partagées tient au périmètre des notions examinées : que ce soit du point de vue de l’incidence syntagmatique (événement ou accident), du point de vue de la modalisation (imprévisibilité, probabilité voisine de zéro) ou du point de vue de l’affect (étonnement, déstabilisation, perte de repères, frayeur ou excitation) on peut, sans prendre de risque inconsidéré, eu égard aux intentions supposées des deux auteurs, considérer qu’ils traitent de la même problématique. Il s’agit de comprendre comment on peut trouver du sens à des phénomènes qui semblent résister, au moins provisoirement, à toute interprétation, et qui bouleversent néanmoins l’ordre des choses et qui affectent celui qui en est le spectateur.

La deuxième est la reconstitution d’une chaîne explicative. La résistance à l’interprétation stimule l’interprète. Chez Claude Zilberberg, l’événement ininterprétable est une question qui appelle comme réponse un état, qui pourra être cognitivement interprété ; le passage de l’un à l’autre exige un abaissement d’intensité, un déploiement dans l’étendue, un ralentissement du tempo : le temps des explications est venu, c’est la phase de résolution. Chez Eric Landowski, l’aléa pur est vite corrompu, soit par le recours à des formes de nécessités d’ordre supérieur, qui peuvent être soit de nature scientifique, soit de nature mythique, soit par la transformation dans un autre régime d’interaction : c’est le retour, plus ou moins masqué, à la programmation, à la manipulation ou à l’ajustement. Et quand il reste un « pur aléa », un pur fruit du hasard, tout le raisonnement qui en accompagne la définition doit se cantonner dans des formulations négatives : ce n’est pas un actant compétent, ce n’est pas un destinateur au sens où il est entendu en sémiotique narrative, et son rôle ne peut être caractérisé que négativement : il est l’origine (faute d’en être l’instigateur) d’une catastrophe.

La troisième position commune consiste en une tactique de dépassement de la sémiotique greimassienne proprement dite. L’argumentation de Landowski est constante sur ce point : la sémiotique narrative et passionnelle de Greimas n’occupe que deux des positions du modèle général, celles de la programmation et de la manipulation (IR, pp. 94-96) ; le dernier livre de Greimas, De l’imperfection, ouvrait sur un autre régime, celui de l’« accident esthétique » ou de l’« événement esthésique », que Landowski propose de dissocier en deux autres : celui de l’ajustement esthésique d’un côté, et celui de l’aléa pur, de l’autre côté (p. 65). A ce stade, le dépassement est consommé, la sémiotique greimassienne est située et régionalisée dans un ensemble plus vaste, et le résultat est assumé finalement comme exhaustif et indépassable : « Pour des raisons d’ordre structurel, et sauf erreur, la liste est close ! » (p. 97).

La démarche de Zilberberg est à cet égard de même nature. Après avoir affirmé en maintes occasions que Greimas s’occupait de narrativité et que lui, Zilberberg, s’occupait d’affectivité, ce qui les rendrait strictement complémentaires, la problématique de l’événement est pour notre auteur l’occasion d’effectuer lui aussi une grande manœuvre de dépassement et d’englobement. En effet, il oppose fréquemment la sémiotique narrative et la sémiotique tensive au motif que la première ne fait aucune place à l’événement, à la différence de la seconde. Il en appelle même à l’autorité d’Aristote sur ce point : « Si la sémiotique a rendu justice à Propp, elle a méconnu la leçon d’Aristote dans la Poétique, à savoir que l’événement [… est] l’une des avenues possibles du sens » (Éléments, p. 144).

Mais ce ne serait tout au plus qu’un argument supplémentaire pour justifier une complémentarité entre les deux approches. Il en va tout autrement quand Zilberberg identifie le seul événement que, selon lui, la sémiotique narrative a traité, à savoir le manque (ibid.). Il y aurait donc d’un côté le manque, dont s’occupe la sémiotique narrative, et de l’autre côté, tous les types d’événements possibles (donc y compris le manque), dont s’occupe la sémiotique tensive : à ce point aussi, le dépassement et l’englobement sont accomplis, la sémiotique tensive reconfigure l’ensemble des problématiques du sens, et cantonne la sémiotique narrative à l’un de ses secteurs.

La quatrième position partagée est la généralisation de l’affectivité et des passions. Nous n’insisterons pas sur la position de Zilberberg à ce propos, puisqu’elle a été précisément mentionnée plus haut : les modulations tensives et les affects sont les deux faces du même problème, les premières comme face formelle, et les seconds comme face substantielle, voire expressive, si l’on suppose que les expressions affectives ont pour corrélat des modulations tensives au plan du contenu. Il en résulte qu’il n’y a plus de champ spécifique pour les passions, puisque l’affect est à la source même de toutes les relations élémentaires de la grammaire tensive.

La position de Landowski est de même nature : après avoir cantonné les résultats de la sémiotique des passions greimassienne aux régimes de la programmation et de la manipulation, il montre sans difficulté que les deux autres régimes, celui de l’accident et celui de l’ajustement sont tout aussi productifs en matière affective : « douleur et ennui, horreur du chaos, hystérie programmatique de l’ordre et frénésie du rangement, sentiment du confort ou au contraire lassitude et vague à l’âme engendrés par la routine, angoisse, confiance ou excitation face à l’aléatoire, sentiment général de sécurité ou d’insécurité, … (etc.) » (IR, p. 94). Et il poursuit en récusant l’autonomie des passions comme « objet sémiotique à proprement parler ». Les passions sont alors, non pas la source de toutes les catégorisations sémiotiques, comme chez Zilberberg, mais les effets diffus et multiformes des régimes d’interaction et des régimes de sens qui sont adoptés.

La généralisation est de même ampleur, mais l’orientation explicative est inverse : chez Zilberberg, l’affect est explicatif, alors que chez Landowski les passions sont expliquées ; il n’en reste pas moins que, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a plus de champ identifiable pour une analyse spécifique des passions, et que leurs effets sont supposés émerger en quelque sorte spontanément, sans aucun effort supplémentaire, de la construction des relations tensives ou de celle des relations interactionnelles.

6. Conclusion

L’événement et l’aléa-accident apparaissent chez Landowski et Zilberberg comme un même levier pour transformer l’économie générale de la théorie sémiotique, et pour dépasser, englober et localiser la sémiotique construite par Greimas. Que ce levier soit appliqué à la redéfinition des catégories sémantiques et syntaxiques élémentaires (Zilberberg) ou aux différents types d’interactions constitutifs d’un projet socio-sémiotique (Landowski), il produit le même effet : il déplace l’attention méthodologique et théorique, il relativise les concepts et procédures établies par Greimas, et il sert de point d’ancrage pour le redéploiement d’un nouvel ensemble conceptuel, à l’intérieur duquel ces premiers concepts et procédures seront englobés et cantonnés. L’événement et l’aléa-accident apparaissent alors à la fois comme la zone aveugle et le point de bifurcation d’une stratégie d’innovation dans le champ des recherches sémiotiques.

Au-delà ou en-deça des préoccupations de nos deux auteurs, on peut s’interroger sur les implications d’une telle tactique et des réorganisations qui en découlent. Toutes proportions gardées, cela reviendrait par exemple à repenser la cohésion textuelle, traditionnellement portée par l’isotopie, à partir des seuls hapax textuels, des singularités incidentes et uniques en leur genre. Ou, dans un tout autre domaine, cela reviendrait à reconsidérer, à partir des seuls accidents et incidents de la vie collective, les explications sociologiques et anthropologiques qui, traditionnellement, reposent sur l’élaboration de schèmes intégrateurs des collectifs et de leurs pratiques. Dans tous les cas de figure, qu’il s’agisse des déploiements narratifs, de la cohésion textuelle ou des schèmes intégrateurs des pratiques collectives, il faut alors les imaginer plongés dans un cours d’existence qui comporte des risques : risque d’interruption, risque de dévoiement, risque de bifurcation, etc. C’est précisément, comme nous l’avons rappelé, le point de départ de Landowski, qui par ailleurs n’a pas été directement identifié par Zilberberg.

Car si l’événement et l’aléa-accident doivent jouer un rôle générateur, pour une autre conception de la narrativité, de la cohésion ou de la schématisation des pratiques et des formes de vie, il faut bien d’abord postuler que ces dernières sont toujours menacées de quelque manière ; et pour qu’elles soient menacées, il faut qu’elles soient partie prenante des modes d’existence et de persistance. Sans cette condition, il n’y aucune raison d’imaginer que la pertinence de l’isotopie, des schémas narratifs et des routines pratiques serait remise en cause par des incidences qui en menaceraient ou compromettraient la pleine réalisation : les incidences perturbatrices ne s’engendrent pas d’elles-mêmes ; les incidences perturbatrices ne peuvent venir que du fait que les schèmes et les régulations ne sont pas isolés dans une sorte de bulle théorique, mais qu’ils sont directement impliqués dans le cours d’existence et dans le flux des « vécus », où ils affrontent les risques des cours d’existence.

On voit bien alors que tous ces phénomènes que l’on pourrait ranger sous l’appellation d’« incidence syntagmatique » ne changent rien aux propriétés et aux formes des isotopies, des schèmes et des formes de régulation des modes d’existence. En d’autres termes, malgré la tentative de dépassement et d’englobement, la mise en avant de l’événement ou de l’aléa-accident ne dispense pas d’établir des isotopies, des schémas narratifs ou des schèmes pratiques. Mais en revanche, ils en changent entièrement la portée car ils expliquent « pourquoi il y a du sens ». Sous cet éclairage, le sens n’est pas donné d’emblée dans les isotopies et dans les schèmes, dans la narrativité et dans la régulation des pratiques collectives ; le sens est conquis à la fois contre et avec le risque, contre et avec la menace de l’interruption ou du dévoiement, et grâce à la mise en œuvre de ces schèmes et de ces régulations qui permettent de persister bien que… quand même.

Et à ce point, on retrouve la profondeur des propositions de Zilberberg, qui fait écho à la forte suggestion de Landowski : le sens est la réponse que nous apportons au problème posé par un cours d’existence qui ne peut perdurer que de manière concessive (bien quequand même) ; le sens est la solution que nous projetons sur le risque pour en faire le ressort d’une continuation de l’existence qui se nourrit de ses réaménagements périodiques.

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