Complexité et écologie sémiotique.
Remarques à propos de l’ouvrage de Pierluigi Basso Fossali, Vers une écologie sémiotique de la culture

Valeria De Luca

Université de Limoges

Jacques Fontanille

CeReS, Université de Limoges

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Jacques Fontanille et Valeria De Luca.

Mots-clés : complexité, écologie sémiotique, hétérogénéité, renormalisation, simplexité

Auteurs cités : Alain BERTHOZ, Antonino BONDÌ, Francesco CONIGLIONE, Umberto ECO, Paolo FABBRI, Louis HJELMSLEV, Tim INGOLD, Francesco LA MANTIA, Eric LANDOWSKI, Jean LASSÈGUE, Giuseppe LONGO, Edgar MORIN, Claudio PAOLUCCI, Charles Sanders PEIRCE, Victor ROSENTHAL, Jacob von UEXKÜLL, Paolo VIRNO, Yves-Marie VISETTI, Claude ZILBERBERG

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

A ce sujet, l’ouvrage de Basso Fossali s’inscrit de plein droit dans une ligne de réflexion interne à la sémiotique française qui a été exprimée par Jacques Fontanille dans les pages de cette même revue (« La sémiotique face aux grands défis sociétaux du XXIe siècle », Actes Sémiotiques, 118, 2015) et prolongée notamment par Eric Landowski en termes d’engagement (Dialogue « Sémiotique et engagement », Actes Sémiotiques, 120, 2017) puis d’organisation (dossier « Sémiotique et organisations. Critique, réforme, dépassement », Actes Sémiotiques, 122, 2019).

Les observations qui suivent répondent à un double défi posé par l’ouvrage de Pierluigi Basso Fossali, Vers une écologie sémiotique de la culture. Perception, gestion et réappropriation du sens (Limoges, Lambert Lucas, 2017). En premier lieu, il s’agit de fournir au lecteur quelques éléments généraux pouvant s’avérer utiles pour appréhender un ouvrage de grande ampleur et découvrir l’infrastructure de la pensée de l’auteur ; en second lieu, il s’agit en même temps d’interroger certaines de ses propositions théoriques et épistémologiques non seulement par rapport à la sémiotique post-greimassienne mais également par rapport aux chemins actuels et à venir que la sémiotique pourrait emprunter1. Dans une approche transversale, on s’attardera d’abord sur quelques aspects relatifs à son architecture textuelle, qui nous permettront ensuite d’aborder quelques-uns des thèmes ou des grands axes de réflexion.

Notre interrogation portera tout particulièrement sur trois dimensions qui soutiennent la démarche épistémologique de Pierluigi Basso Fossali : i) le parti pris de la complexité en sémiotique, aussi bien du point de vue théorique que méthodologique, ii) la mise en valeur qui en découle de la notion d’hétérogénéité, iii) la proposition d’une véritable écologie sémiotique (des cultures), telle qu’elle est explicitement affirmée dès le titre de l’ouvrage.

Vers une écologie sémiotique de la culture. Perception, gestion et réappropriation du sens est le premier ouvrage de l’auteur conçu et écrit en langue française. Il recueille aussi bien des textes précédemment publiés ailleurs que plusieurs parties inédites. Cette précision initiale n’est pas anodine : le remaniement de certains travaux antérieurs en langue italienne permet au lecteur francophone de retracer et de resituer sa démarche et son parcours théoriques dans leur globalité, et d’observer ainsi d’éventuelles inflexions et variations conceptuelles ou méthodologiques.

Note de bas de page 2 :

On pourrait peut-être parler même d’aventure, terme que l’auteur introduit et décrit au sujet des formes de vie et du « Héros sans Peur » de Greimas, comme coïncidant « avec la recherche d’instauration de relations inédites, sans crainte d’un défaut de sens » (p. 415).

L’organisation générale de l’ouvrage, d’un volume imposant (590 pages), est très élaborée et hiérarchisée : trois parties comportant chacune deux chapitres aux multiples sections et paragraphes et dont chacune est précédée par un « Encadrement général »), et un index thématique raisonné. La présence d’un index thématique si riche ne répond pas seulement à la nécessité de donner au lecteur des repères pour naviguer dans un ouvrage aux dimensions considérables : elle témoigne également d’une activité fertile d’invention conceptuelle qui est elle-même thématisée dans l’introduction, et qui est le reflet d’un objectif théorique précis. Conscient de l’envergure de son projet intellectuel et théorique, Basso apporte, dès l’introduction, des précisions sur certains aspects qui demandent quelques précautions, et de nombreuses explications concernant le statut même de son entreprise2.

Note de bas de page 3 :

La métaphore de l’« effervescence », qui a l’avantage très original de convertir un principe de production théorique et méthodologique en posture figurale, en éthos de la pluridisciplinarité, ou même en caractère psychologique du chercheur créatif, a toutefois quelques inconvénients connotatifs. L’effervescence au quotidien n’est pas, en effet, toujours aussi clairement laudative : les vins effervescents invitent et participent certes à la fête mais ne concernent presque jamais les grands crus, qui demandent des élaborations et des conditions de consommation plus tranquilles. A manipuler, donc, avec modération…

Le constat de départ est le caractère « périphérique et peu influent » (p. 9) de la sémiotique d’aujourd’hui, qui nécessiterait à la fois un peaufinage des analyses et des corpus choisis, et un véritable effort de réinterrogation et de refonte conceptuelles. C’est précisément cette deuxième voie que l’auteur emprunte lorsqu’il affirme que l’ouvrage n’est « ni traité de sémiotique, ni monographie sur des objets d’analyse spécifiques » (ibid.), et qu’il se conçoit plutôt comme « un large chantier de conceptualisation, de mobilisation et d’effervescence de la théorie sémiotique » (p. 10)3. La vocation ouvertement théorique de l’ouvrage se reconnaît également dans les explications que l’auteur fournit à propos de la « complexité argumentative » (p. 12) qui traverse le texte : c’est par elle que l’on peut, selon lui, construire un « cadre plus facetté et solide, capable, comme les organismes complexes, de répondre de manière plus adaptive et explicative aux sollicitations critiques provenant d’autres paradigmes » (ibid.).

2. La complexité est-elle un défi pour la sémiotique ?

Note de bas de page 4 :

Rappelons très brièvement que, par « science de la complexité », on entend un ensemble de réflexions s’inscrivant dans la théorie dite « des systèmes non-linéaires » ou « théorie des systèmes dynamiques », qui a au cours de son histoire intégré la « théorie du chaos » et la « géométrie fractale » et « s’est développée jusqu’à englober les processus émergents, les théories dissipatives système-environnement ainsi que des aspects décisifs de la théorie de l’information ». F. Coniglione, « Complessità del reale, semplicità del pensiero », Introduction à I. Licata, I gatti di Wiener. Riflessioni sistemiche sulla complessità, Bonanno, Acireale, 2015, p. 8 (notre traduction).

La complexification ou, pour mieux dire, la complexité4 constitue le fondement épistémologique à la fois du projet théorique de Basso Fossali, de sa conception des objectifs et du statut de la sémiotique, tout comme de son propre style et de sa vaste production terminologique. Des différents modèles et théories de la complexité élaborés au fil du temps — de la cybernétique à la sociologie —, il tire trois grands principes-guides : i) l’appréhension analogique (p. 13), qui rend compte de l’activité interne d’un système en vue de son autonomisation (cette activité pouvant être lue comme une « prise de forme »), ii) la récursivité de l’activité de différentiation, qui engendre une activité réflexive d’un système sur lui-même, iii) l’auto-émergence, à savoir une des manières suivant lesquelles un « système » peut effectivement s’organiser et parvenir à une forme de totalité, que l’auteur identifie dans ce qu’il dénomme après d’autres, comme Von Foerster, order from noise (l’ordre du bruit) (ibid.). Ces postulats animent les échanges entre différents types de médiations sémiotiques et rendent compte d’au moins trois types de complexité propres aux cultures : i) leur complexité systémique, ii) leur complexité en tant que systèmes culturels par rapport aux formes de vie humaines, et iii) la complexité des médiations sémiotiques ayant lieu dans chaque culture.

Qu’implique donc l’adoption d’un paradigme de la complexité et d’une stratégie de complexification systématique en sémiotique ? On le sait, l’idée n’est pas neuve en sciences sociales. Edgar Morin, citant lui-même les modèles cybernétiques, ainsi que Von Foerster ou Varela, avait déjà très clairement décrit le bouleversement qu’engendre une pensée de la complexité. Tenant ensemble sciences physiques, sciences biologiques et sciences sociales,

Note de bas de page 5 :

E. Morin, Science avec conscience, Paris, Seuil, 1990, p. 164.

l’ambition de la complexité est de rendre compte des articulations qui sont brisées par les coupures entre disciplines, entre catégories cognitives et entre types de connaissance. En fait, l’aspiration à la complexité tend à la connaissance multidimensionnelle (…) la pensée complexe, tout en aspirant à la multidimensionnalité, comporte en son cœur un principe d’incomplétude et d’incertitude. De toute façon, la complexité surgit comme difficulté, comme incertitude et non pas comme clarté et comme réponse. Le problème est de savoir s’il y a une possibilité de répondre au défi de l’incertitude et de la difficulté.5

Il en découle deux conséquences majeures : (1) la nécessité — ou en tout cas l’intention — d’étoffer les outils théoriques et méthodologiques afin de couvrir des aires plus larges de cette multidimensionnalité ; et (2) l’inclusion dans la modélisation du regard que la théorie — et, partant, du point de vue du chercheur — porte réflexivement sur elle-même. En effet, comme Morin l’explique, le noyau de la complexité, qu’on retrouve chez Basso dans la dialectique entre indétermination et gestion du sens, s’articule autour du « tétragramme » ordre-désordre-interaction-organisation, qui gère la formation de totalités (systèmes), la relation et les rétroactions entre les parties et les totalités (organisation), les relations avec l’entour (environnement). Dans ce cadre, l’ordre et le désordre sont interdépendants dans l’activité de configuration d’un système (physique, vivant, socio-culturel). L’émergence de « qualités » — à l’instar des relations entre priméité, secondéité et tiercéité chez Peirce — qui tendent vers la stabilisation d’une configuration (de sens) s’avère contingente : la modélisation et les articulations conceptuelles permettraient d’« extraire » ces qualités afin de cartographier les pressions dispersives qui produisent le désordre, tout comme les contraintes inverses assurant la « tenue » d’une configuration et des valeurs dans le temps.

C’est précisément ce que Basso cherche à restituer par exemple à travers la multiplication d’espaces (des instances et des opérations) dans le continuum entre perception et énonciation (espaces d’énonciation, d’implémentation, d’intégration, d’instanciation — § 1.2), ou lorsqu’il décrit la dialectique entre parcours et passage au sein d’une forme de vie singulière, ou encore lorsqu’il déploie à propos des médiations plusieurs rétroactions entre des macro-espaces (phénoménal, linguistique, institutionnel, technologique — § 5.1).

Note de bas de page 6 :

E. Morin, op. cit., pp. 169-170.

Plus profondément, l’adoption d’une véritable complexité sémiotique implique, comme l’écrit Morin, « qu’on abandonne un type d’explication linéaire pour un type d’explication en mouvement, circulaire, où l’on va des parties au tout, du tout aux parties pour essayer de comprendre un phénomène » si bien que « le processus social est une boucle productive ininterrompue où en quelque sorte les produits sont nécessaires à la production de ce qui les produit »6. L’introduction de termes tels que possibilisation, tissages paradigmatiques, scénarisations, semble répondre finalement à la nécessité de combler des interstices — des vides, comme Basso les appelle — de la sémiose, qui s’avèrent le produit même des boucles rétroactives créées par les médiations sémiotiques dans une culture donnée. En d’autres termes, cette activité d’invention conceptuelle semble viser à rendre compte des marges de manœuvre en vue de la reconfiguration d’un paysage de significations et de valeurs attestées, que ce soit en termes de créativité et d’autonomisation d’un système ou d’une niche de signification, ou bien d’institutionnalisation ou de domanialisation d’une sphère d’activité. Cet aspect de la complexification évoque le dialogisme — tel que le définit Morin — entre ordre et désordre et entre ouverture et clôture des systèmes. Le sociologue affirme à ce sujet que

Note de bas de page 7 :

Ibid., pp. 176-177.

le terme « dialogique » veut dire que deux logiques, deux principes sont unis sans que la dualité se perde dans cette unité (…) la dialogique comporte l’idée que les antagonismes peuvent être stimulateurs et régulateurs. Le mot dialogique n’est pas un mot qui permet d’éviter les contraintes logiques et empiriques comme l’a été si souvent le mot dialectique7.

Note de bas de page 8 :

P. Fabbri, Le tournant sémiotique, Paris, Lavoisier, 2008, p. 142.

Cette courte relecture de la complexité sémiotique promue par Basso Fossali, sous l’éclairage des positions exprimées par Edgar Morin, nous permet d’aborder maintenant les questions qu’elle pose à la sémiotique générale actuelle. Tout d’abord, on pourrait se demander si cette vaste production conceptuelle-terminologique est réellement en adéquation avec l’épistémologie de la complexité qui est visée. Le questionnement de l’adéquation se pose également par rapport aux objectifs méthodologiques et analytiques de la sémiotique en tant qu’organon, préconisé autrefois par Paolo Fabbri comme « une espèce d’art rationnel, non universel, qui fournit des modèles et des maximes pour le fonctionnement des connaissances cognitives et discursives locales »8, et dans la suite duquel le présent projet semble s’inscrire.

En effet, une partie de la tradition sémiotique, notamment la sémiotique greimassienne antérieure au « retour au sensible », a été bâtie sur un principe d’homogénéisation, d’exclusion des phénomènes parasites, ou marginaux, ou insolubles ; son format génératif a justement permis, en outre, de distribuer la complexité sur des niveaux d’analyse et de pertinence hiérarchisés (le parcours génératif, où chaque niveau est « simple », c’est-à-dire réduit à un petit nombre de catégories). En linguistique et en sémiotique, le principe génératif prend en charge la complexité des objets à connaître, certes, mais dans une stratégie qu’on pourrait caractériser comme une distribution hiérarchisante et simplificatrice. On imagine assez bien que la stratégie inverse, qui renoncerait à la fois à la distribution et à la hiérarchisation, produirait ipso facto une surcomplexité.

Claude Zilberberg, au fondement même de la sémiotique tensive, choisit la complexité comme principe directeur. Mais il s’agit d’une complexité qui fonctionne comme défi méthodologique : que peut-on dire qui soit simple et saisissable de la complexité des objets sémiotiques ? Et s’il faut inventer pour cela de nouveaux concepts, où et comment les situer dans un ensemble globalement intelligible ? Au début de l’analyse, il y a la complexité, l’enchevêtrement des tensions en tous genres, le brouhaha confus d’un univers de sens où pullulent et prolifèrent différences et dépendances. Mais le fait même de parvenir à identifier les unes comme relevant de l’intensité, et les autres comme participant de l’extensité, est déjà une élaboration simplificatrice, une classification qui réduit quelque peu la complexité, sur le plan méthodologique, de ce qui est de fait plus ou moins aperçu dans le brouhaha pré-sémiotique.

Note de bas de page 9 :

Cl. Zilberberg, Éléments de grammaire tensive, Limoges, Pulim, 2006.

Note de bas de page 10 :

Op. cit., p. 26.

Note de bas de page 11 :

Ibid., p. 32.

Autre simplification : la distinction entre plans et niveaux hiérarchique de la complexité elle-même. Zilberberg compte « quatre “espèces” de complexité » : (a) la complexité discursive, qui tient à la diversité et à l’intrication des rapports que les discours installent ad libitum entre les figures ; (b) la complexité de composition, selon laquelle n’importe quel objet n’est, du point de vue de l’analyse, qu’un faisceau de rapports différentiels ; (c) la complexité de constitution, obtenue par associations et combinaisons entre les termes de la structure élémentaire (les méta-termes) ; (d) la complexité de développement, obtenue par contacts et interactions9. Or, dans les commentaires et usages de ces types de complexités, Zilberberg réduit encore la voilure en ne retenant que la complexité de développement, celle qui fonde la sémiotique tensive10. Et pour finir, la stratégie de réduction aboutit à une distribution : la complexité de composition relève de l’extensité et celle de développement, de l’intensité11. La complexité est donc, pour la sémiotique tensive, un problème méthodologique résoluble, dont Zilberberg n’a jamais imaginé qu’il ne pourrait pas être résolu un jour. Le mouvement de réduction progressive qu’il opère témoigne de cette ambition intellectuelle : la dernière en date est celle qui consiste à placer la seule intensité et le seul affect au point d’origine de toute construction de sens.

Face au parti pris de la complexité (et d’ailleurs aussi de l’hétérogénéité), la question n’est donc pas celle de la possibilité de résolution, mais de l’objectif épistémologique : connaître, est-ce augmenter la complexité par élargissements progressifs, ou la diminuer par étapes successives ?

Note de bas de page 12 :

Voir à ce sujet les travaux d’A. Bondì (La parola e i suoi strati, Bonanno, Acireale, 2011; « Hjelmslev and the Stratification of Signs and Language. The Morphodynamical Approaches to Semiotic Complexity », in F. La Mantia et al. (eds.), Language in complexity, Cham, Springer, 2017). Au sujet de Hjelmslev et d’une réévaluation de la complexité en sémiotique, Claudio Paolucci a récemment (2017) proposé une version à la fois « encyclopédique » et saussurienne de la complexité en sémiotique, en récupérant le double statut de la valeur chez Saussure, et en rapprochant la conception de « système » de ce dernier des formulations d’Edgar Morin (cf. Cl. Paolucci, « System and Structure. Semiotics as Encyclopedic Theory of Complexity », in F. La Mantia et al., Language in complexity, op. cit.). Loin de se présenter uniquement comme une entité de dépendances internes d’où découle la détermination de la valeur, le « système » saussurien-morinien, fort différent de la conception standard de la structure, appelle aussi une détermination externe (et transcendante) de la valeur, ce qui ipso facto implique la prise en compte de l’hétérogénéité des parties aussi bien que du tout. Le modèle de l’encyclopédie d’Umberto Eco s’avère pour Paolucci un bon candidat à la fois en ceci qu’il est un modèle sémiotique de la logique de la sémiose, et en vertu de sa nature contradictoire, de son ouverture et de sa non-cohésion. Dans ce cas, comme dans les exemples qui suivent, il s’agit d’un modèle relativement simple, prévoyant un appareillage analytique agile, où cohabitent différentes logiques d’articulation des relations entre les significations.

Note de bas de page 13 :

Bien que le concept de général soit issu de la sémiotique peircienne (remontant à son tour à la philosophie de Jean Duns Scot), il nous semble qu’il peut s’appliquer également à la sémiotique d’orientation structurale telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, et notamment dans sa déclinaison « anthroposémiotique ». Les auteurs du récent ouvrage Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique (Limoges, Pulim, 2018), Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas, en s’appuyant sur les avancées de l’anthropologie contemporaine, soulignent que « ce ne sont plus les structures non conscientes qui sont universelles, mais les principes à partir desquels les collectifs humains se différencient » (p. 35) ; c’est pourquoi ils relèvent sémiotiquement le défi de la « diversité et complexité des collectifs humains, constitutives au plus haut niveau de généralité du “vivre avec” » (p. 33). De ce fait, c’est la prise en compte même de la diversité et de la complexité des « vies » des collectifs humains qui change en quelque sorte le statut et la tâche des schématisations produites par la méthode ; il ne s’agit plus de la recherche d’une Ur-structure primaire (cf. U. Eco, La struttura assente, Milan, Bompiani, 1968, tr. fr. La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Paris, Mercure de France, 1972), mais de modes d’organisation à la fois situés et généraux : situés car issus d’un terrain singulier, et généraux car ils affichent des tendances qui promeuvent précisément des comparaisons éloignées à partir de boucles de répétition / variabilité de régimes d’expression.

Note de bas de page 14 :

P. Virno, Et ainsi de suite. La régression à l’infini et comment l’interrompre, Paris, L’éclat, 2013.

Note de bas de page 15 :

Cf. E. Landowski, Les interactions risquées, Actes Sémiotiques, 101-103, 2005 ; J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, P.U.F., 2008.

D’autres courants, de la morphogenèse thomienne et petitotienne aux mille plateaux deleuziens, ont eux aussi cherché à élaborer des modèles — mathématiques ou qualitatifs — à même de rendre compte de l’épaisseur de la stratification du sens, entamée jadis par Louis Hjelmslev12. En particulier, les notions de continuité, de saillance-prégnance, de catastrophe, tout comme les idées de déterritorialisation-reterritorialisation et de synthèse disjonctive — celle-ci s’opposant chez Deleuze dès 1969 à la logique classique du tiers exclu —, constituaient déjà une batterie conceptuelle relativement « simple » en mesure de concilier, théoriquement et méthodologiquement, une visée « homogénéisante » — ou, pour mieux dire, généralisante13 — et l’incessante variation (et hétérogénéité) du sens. De même, les traits de régression à l’infini, de négation et de modalité du possible que le philosophe du langage Paolo Virno identifie dans l’activité proprement humaine de pensée et de langage, traduisent l’enchevêtrement et par là même la complexité de la forme de vie humaine dont le milieu est à la fois incomplet, biologique et culturel14. Finalement, la réhabilitation de problématiques phénoménologiques (la corporéité, la sensorialité, la contagion), ainsi que la focalisation majeure sur les interactions et la praxis par la sémiotique post-greimassienne ont permis de réintroduire progressivement des éléments lacunaires, imprévisibles ou aléatoires qui sont à l’œuvre dans les interactions humaines, intersubjectives et collectives15.

En d’autres termes, la question qui se pose est la suivante : l’adoption de la perspective de la complexité doit-elle se traduire nécessairement en une démultiplication conceptuelle dont le but serait d’identifier chaque petite phase des boucles ordre-désordre, gestion-indétermination, différenciation-stabilisation des valeurs, des significations, des pratiques sémiotiques ? Cette démarche ne courrait-elle pas le risque inverse, à savoir celui d’un morcellement — au moins méthodologique — de la complexité du tout et des parties qui est prônée ? En somme, la prise en charge de la complexité par la complexification de la méthode et surtout du discours de description est-elle la meilleure stratégie pour améliorer, par la seconde, la connaissance de la première ?

Cette même question en engendre une autre, tout aussi générale, et qui concerne la mise au point éventuelle d’une véritable « méthodologie » complexe au-delà et par-delà la production terminologique-conceptuelle. Basso revient à plusieurs reprises sur les thèmes de la configuration, de la diagrammatisation et sur le statut même du diagramme dans le processus théorique. A ce sujet, on peut observer, comme nous le disions plus haut, une activité schématisante originale de type spatial (aussi bien relativement à la perception qu’à l’énonciation), qui est accompagnée également par l’emploi de schémas tensifs, voire de carrés sémiotiques et d’autres schématisations ayant plutôt une fonction d’exemplification. Or, comment cette alternance entre des représentations afférentes à des paradigmes théoriques complémentaires mais concurrents peut-elle être justifiée à l’intérieur de cette épistémologie de la complexité sémiotique ? N’y a-t-il pas le risque d’une rupture entre la portée heuristique d’un diagramme quelconque et son fondement théorique ? En outre, l’adoption de ce type de conception de la complexité en sémiotique impliquerait-elle une certaine équivalence — ou indifférence — des diagrammatisations, ou bien pourrait-elle à la limite se passer de la motivation réciproque entre présupposés théoriques et procédés de visualisation graphique ? Nous savons bien que la question est légèrement provocatrice, mais elle nous fait entrevoir un autre aspect de la confrontation entre cette conception de la complexité et la sémiotique générale.

En effet, on serait amené à se demander si, en sémiotique, la complexité ainsi conçue (a) peut ou doit concrètement produire des modélisations qui seraient tout aussi complexes, (b) peut ou doit plutôt servir de toile de fond épistémologique pour des modélisations et des schématisations forcément plus locales ou réduites, ou encore (c) ne change pas la « forme » même de l’enquête. Par rapport au premier point, et dans la perspective dessinée par Basso Fossali, on pourrait dès lors soutenir que la démultiplication des espaces doit s’accompagner d’une modélisation du temps, de régimes temporels, voire de régimes du devenir qui ont déjà été discutés en sémiotique et dont on trouve des traces dans l’ouvrage. Il s’avère tout simplement impossible de concevoir l’événement (cf. § 1.2) et de viser la saisie de qualités émergentes sans disposer non seulement d’un modèle de la temporalité, mais surtout des phases de développement des sémioses.

Note de bas de page 16 :

Cf. note 13. Rappelons à ce sujet que les travaux d’autres chercheurs s’inscrivant dans ce qu’on appelle le courant de l’anthropologie sémiotique vont dans cette même direction en raison des fondements continuiste, phénoménologique et dynamiciste de leurs recherches. Dans ces travaux, la recherche des lignes de force, des phases d’émergence et de stabilisation temporaire de la sémiose, tout comme la focalisation sur l’imbrication entre les dimensions incarnée, sociale, langagière et culturelle du sens témoignent explicitement da la présence d’un arrière-plan complexe à la base de cette approche. Cf. entre autres, J. Lassègue, V. Rosenthal et Y.-M. Visetti, « Économie symbolique et phylogenèse du langage », L’Homme, 192, 4, 2009, pp. 67-100.

Concernant le deuxième point, il nous semble que cet appel à la complexité (mais pas nécessairement à la complexification) est, d’une autre manière, pris en considération aujourd’hui aussi par l’orientation anthropologique actuelle de la sémiotique16, tout comme par les courants qui s’interrogent de plus près sur les relations écologiques stricto sensu entre humains et non-humains (la biosémiotique, mais aussi une partie de la sémiotique post-greimassienne contemporaine). Cet aspect sera davantage visible dans la discussion autour de l’écologie sémiotique promue par Basso Fossali.

Finalement, quant au troisième point, nous serions conduits à nous interroger sur le statut « scientifique » même de la sémiotique. La réfutabilité des modèles et des théories, leur historicité, l’abandon de positions exclusivement déterministes en sciences « dures », en somme la leçon générale que l’on peut tirer de la pensée complexe globalement conçue, change inévitablement la manière selon laquelle la « scientificité » de la sémiotique peut être pensée. C’est à ce sujet qu’il serait nécessaire d’éclairer le statut de l’enrichissement conceptuel et terminologique avancé par Basso, bien qu’il donne quelques indications dans l’index thématique à la fin de l’ouvrage. Un déplacement vers un appareillage purement « descriptif » — s’éloignant donc d’une inter-définition métalinguistique et abstraite des termes, propre à une certaine tradition structuraliste d’inspiration hjelmslevienne — est certainement envisageable, mais à une condition au moins. Celle-ci consisterait à prendre au sérieux la vocation phénoménologique de la sémiotique et, dans le même temps, à accepter la nature foncièrement « narrative » de la modélisation et de l’explicitation scientifiques, à savoir leur nature de « récits » contrôlés.

3. Hétérogénéité et gestion du sens

La promotion de la complexité en sémiotique a comme première conséquence la mise en valeur de l’hétérogénéité et, corrélativement, de la nécessité de formes et de dispositifs de gestion du sens et de son indétermination (boucles ordre-désordre / système-organisation). L’hétérogénéité concerne tout d’abord l’imbrication entre des références provenant de différents champs disciplinaires. Dans l’ouvrage que nous commentons, on relève notamment les études de quelques théoriciens de la perception (entre autres Paolo Bozzi et Ruggero Pierantoni), des références au domaine de l’esthétique (en particulier celle de Nelson Goodman), l’apport fondamental de la sociologie systémique de Niklas Luhmann, l’approche écologique de Gregory Bateson, la phénoménologie husserlienne, la linguistique et l’anthropologie telles que pratiquées par Kenneth L. Pike, et bien d’autres encore. Cette variété de références endo- et exo-sémiotiques intéresse également deux points originaux de la proposition de Basso : d’une part le rôle joué par le binôme indétermination-gestion dans les articulations entre les régimes et les médiations sémiotiques, d’autre part la mise en perspective de l’immanence vis-à-vis de l’hétérogénéité constitutive des médiations sémiotiques.

Par rapport au premier point, les va-et-vient entre l’indétermination constitutive de plusieurs environnements (psychique, social, culturel, sémiotique) et la nécessité d’identifier des instances ou des dispositifs de gestion, constituent le pilier fondamental de l’infrastructure bâtie par Basso. Ce couple conceptuel est actif dès les premières phases de l’expérience perceptive (cf. « Premier encadrement général ») — où la différentiation du semblable et du dissemblable est déjà perturbée par l’avènement du fictif — et assure la transition de celle-ci vers l’ouverture d’espaces d’énonciation qui la surplombent et relancent sa capacité de multiplier les traces et de distinguer des foyers identitaires. Comme l’écrit Basso Fossali,

l’énonciation commence par l’intégration de l’action dans la configuration fictive : de l’écologie des valeurs sensibles, normalement au profit d’un projet d’action (régime perceptif), on passe à des actes instaurateurs, donc performatifs, qui utilisent des scénarisations substitutives afin d’évaluer des relations et des dynamisations qui seraient insaisissables dans l’espace réel de la bataille. (p. 72)

Dans ce cadre, la belle et riche étude sur l’extension des valeurs et des valences (chap. 3) nous apparaît comme une tentative de combler les interstices et les intervalles (cf. p. 222) qui se creusent, d’un côté, entre le sujet et ses propres fronts internes de constitution identitaire, et de l’autre, entre celui-ci et les configurations attestées et héritées, les miroitements identitaires induits par les opérations d’institutionnalisation du sens, les appartenances et les rôles multiples, les contraintes morales et finalement les aspirations éthiques qui soutiennent un projet et une forme de vie quelconques. Dans cette perspective, l’implication, l’engagement, la négociation à l’œuvre dans des espaces de jeu, mais aussi la créativité et l’invention constituent autant de dispositifs conceptuels et d’outils qui fabriquent et retravaillent les produits, les résidus, les restes en tant qu’effets provisoires ingérables des institutions, des organisations et des échanges entre paradigmes, c’est-à-dire de tous les moyens dont se dote la culture à la fois pour s’émanciper de l’environnement et pour persister et se transmettre. Il est clair ici que, dans cette perspective, la sémiodiversité est un facteur de persistance et de résilience culturelles.

Note de bas de page 17 :

Cf. J. Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008. Notons à cet égard que les plans d’immanence que nous avons distingués sont eux aussi motivés par une démarche de simplification (distributive et hiérarchisante), et qu’il est facilement compréhensible qu’ils soient inadaptés aux orientations retenues par Basso.

Ces constats nous permettent d’aborder le deuxième point évoqué plus haut, à savoir une prise de position forte qui réévalue la notion d’immanence à la lumière de celle d’hétérogénéité. Le choix effectué est celui de l’identification de trois différents types d’immanence opérant localement dans une sémiotique-objet. La tripartition distingue (p. 180) l’immanence de configuration, de médiation, et de couplage ; elle se poserait finalement — mais il nous semble que l’ouvrage ne donne pas de réponse définitive à ce sujet — comme transversale aux plans d’immanence que nous avons nous-même proposés et mis en œuvre17, en focalisant surtout les retombées identitaires et les actions sur l’environnement plutôt que des formats discriminants de hiérarchisation et de description des différentes manifestations sémiotiques.

Si on assumait entièrement les conséquences d’une théorie de la diversité, de ses principes de constitution et du « traitement du global et (…) du local » (p. 181), aussi bien que le constat d’une impossible « reconduction au semblable » (p. 183), à savoir l’affirmation du primat de l’hétérogénéité — et par là même, de la nécessité de formes et espaces de gestion du sens — alors on pourrait formuler avec Basso un vœu pour l’avenir de la sémiotique : la sémiotique devrait être « diabolique » et « critique ». A partir de cette aspiration, ainsi que de la dramatisation du principe polémologique hérité de la sémiotique greimassienne, de l’emboîtement de systèmes et de médiations, de leur rétroaction réciproque en termes de diffraction des possibilisations du sens, et de la perturbation des centres identitaires, des brèches d’identité et d’action peuvent s’ouvrir dans le cheminement des acteurs ainsi que de la théorie elle-même : tous ces éléments qui découlent de l’affirmation de l’hétérogénéité sémiotique semblent inspirer à Basso une tonalité inquiète et quelque peu tourmentée de la sémiotique générale qu’il appelle de ses vœux : vulnérabilité des actants, polémiques diffuses et insistantes, résistances, défaites ou résilience, une passion « tragique » anime en sourdine cette sémiotique de l’hétérogénéité et de la complexité. Une sémiotique « tragique » aurait ainsi à risquer l’éventualité de l’échec d’une interprétation et du sens, à affronter l’insensé, les spectres et les fantômes de la mémoire, ainsi que l’oubli.

4. Quelles conditions pour une écologie sémiotique ?

Note de bas de page 18 :

Pourrait-on établir une équivalence entre les formules « écologie sémiotique » et « sémiotique écologique » ? Seraient-elles interchangeables et, si oui, sous quelles conditions ? C’est un des questionnements que l’ouvrage fait apparaître immédiatement, notamment si on rapproche les hypothèses formulées de certains travaux récents et très récents, faisant tous appel à une dimension « écologique » de la sémiose globalement conçue. On se réfère en particulier au numéro 5 (2017) de la revue Cygne noir, consacré au thème « sémiotique et écologie » ainsi qu’à deux contributions très récentes de J. Fontanille sur le même sujet (« Para una semiótica ecológica », Tópicos del seminario – Semiótica ambiental, 39, 2018, et « La sémiotique des mondes vivants. Du signe à l’interaction, de la téléologie à la structure », Actes Sémiotiques, 122, 2019). Voir également, pour une approche plus stratégique : E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique en l’honneur et à l’attention du camarade sociologue Pekka Sulkunen », in E. Landowski (éd.), Sémiotique et engagement, Actes Sémiotiques, 120, 2017.

Le thème écologique, ainsi que les différentes déclinaisons de ce que pourrait être une écologie sémiotique18, traversent l’intégralité de l’ouvrage, dès la toute première page et jusqu’aux conclusions. Comme le titre l’indique, l’écologie sémiotique envisagée est en réalité une écologie sémiotique de la culture. Cette précision s’avère cruciale pour comprendre en premier lieu de quel type d’écologie on parle, en deuxième lieu pour appréhender les limites sémantiques de la notion même de culture, et en troisième lieu pour savoir par conséquent quels sont les phénomènes, les manifestations ou les interactions relevant d’une sémiose quelconque qui seraient exclues de l’investigation. La réponse à ces interrogations préliminaires n’apparaît pas de prime abord — et cela constitue peut-être l’un des enjeux majeurs d’un débat à poursuivre à partir de cet ouvrage —, et ne semble pas se présenter sous forme unitaire. Par conséquent, il est nécessaire d’en rassembler les multiples traces textuelles afin de reconstituer une vue d’ensemble.

Le début et la fin de l’ouvrage nous fournissent deux indications de base qui s’avèrent utiles pour notre propos. On rencontre une première déclinaison de l’écologie en tant qu’écologie perceptive lors de l’examen du passage de la perception à l’énonciation, et plus particulièrement au sujet des valeurs fictives dont profite le plan d’existence à partir de l’ambiguïté du plan de l’expérience. Il s’agit de l’exemple célèbre des multiples apparences d’un bâton selon qu’il est immergé ou retiré de l’eau. L’auteur propose d’ajouter d’autres exemples,

comme les ombres ou les reflets, qui semblent tomber dans l’insignifiance, notamment si l’on adopte une écologie perceptive liée à la survivance — comme chez les animaux — où la restriction des valeurs relève de la coprésence actorielle et de la compétition éventuelle. Au-delà des précisions nécessaires sur les limites d’une zoosémiotique, les apparences fictives semblent se proposer comme un plan régulateur de relations alternatives. (pp. 67-68)

Note de bas de page 19 :

Cf. entre autres, Tim Ingold, « Prêter attention au commun qui vient. Conversation avec Martin Givors et Jacopo Rasmi », Multitudes, vol. 3, 68, 2017, pp. 157-169.

Ce court passage semble nous indiquer, sauf mésinterprétation de notre part, que l’écologie sémiotique, même culturelle, telle qu’elle est envisagée par Basso, ne se configure ni comme une écologie générale des sémioses humaines et non-humaines, ni non plus comme une écologie des cultures humaines pouvant éventuellement inclure des interactions ou des représentations d’autres formes d’êtres. L’argument perceptif revient lorsque sont évoqués certains des chefs de file de l’anthropologie contemporaine, dont Philippe Descola et Tim Ingold, qui, dans leurs recherches, ont pourtant précisément contribué de manières différentes à élargir le champ couvert aussi bien par l’anthropologie en tant que science de l’Homme que par la culture elle-même en tant que participant d’une vie à part entière19.

Note de bas de page 20 :

J. Von Uexküll, Milieu animal et milieu humain (1934), Paris, Payot, 2015 (trad. Charles Martin-Fréville ; introduction de Dominique Lestel, « De Jacob Von Uexküll à la bio-sémiotique »).

Dans cette perspective, il serait bien utile de préciser si l’environnement en question est seulement le milieu où cohabitent des hommes et des objets, et où sont distribuées les affordances perceptives ou la factitivité des figures du monde naturel, ou plus audacieusement, à la manière déjà ancienne de Jacob Von Uexküll, un Umwelt où l’ensemble des êtres qui interagissent se sélectionnent, se schématisent et s’identifient réciproquement20. Dans le premier cas, on a besoin de faire appel à la « fiction » pour décrire ce qui semble échapper au couplage de base entre perception et action, alors que dans le second cas, c’est la « tonalité » globale de l’Umwelt — son régime de sens, comme dirait Landowski —, fondée sur une ou plusieurs prégnances biologiques, qui suscite des scènes ou des scénarios où s’ajustent des entités pouvant appartenir à plusieurs modes d’existence différents, notamment perçus ou imaginaires, conformes ou non conformes aux saillances biologiques.

Une deuxième déclinaison de l’écologie sémiotique est affichée clairement dans les conclusions de l’ouvrage, où notamment le lien entre écologie, gestion et hétérogénéité du sens est explicitement affirmé. Les propos principaux qui clôturent l’ouvrage sont (pp. 589-590) :

a) « l’idée fondamentale (…) est qu’au fond une écologie de la culture se présente comme une précondition de la compréhension plus vaste et urgente de la condition environnementale »,

b) « l’écologie doit traiter de la différentiation entre système et environnement »,

c) « un programme sémiotique “écologique” n’a pas besoin de résoudre l’hétérogénéité, de trouver une logique profonde du sens (…) l’idée est d’étudier le sens “à plein régime” »,

d) « la vision écologique n’est pas irénique et l’équilibre n’est pas une valeur incontestable ».

A ceux-là il s’ajoute un dernier propos suivant lequel l’écologie serait au demeurant conçue comme un ensemble de ressources non encore exploitées — une possibilisation — à l’intérieur d’une culture donnée. L’exploitation autonome de ces ressources dans des modalités inédites ou non évaluables moralement rendrait enfin compte de la complexité des stratégies de vie, d’auto-organisation, de « maintien » (résistance à la dégénération) et de transmission des cultures.

De ce fait, une écologie sémiotique de la culture pourrait être définie comme étant à la fois le modèle extrait et la trame concrète des imbrications entre les différentes médiations sémiotiques, les multiples forces qui agissent dans les déterminations identitaires, ainsi qu’entre la variété des contraintes contingentes et héritées qui s’imposent dans la détermination et dans la transformation des valeurs tout au long de pratiques données. En d’autres termes, l’écologie — qui aurait ici une valeur plus analogique que méthodologique — reviendrait à affirmer un primat résolument sémiotique de la différentiation et de la diversification des manifestations et des productions culturelles humaines.

Note de bas de page 21 :

Cette remarque pourrait être éventuellement lue comme une invitation à définir et à stabiliser (de manière tranquille et un peu moins effervescente) les traits communs et les traits distinctifs entre écologique, hétérogène et complexe. On comprend néanmoins que la perspective écologique ajoute à la complexité et à l’hétérogénéité une motivation pour résister à la tentation de réduire ces dernières. En somme, l’écologie comme dissuasion théorico-méthodologique.

Comme Basso affirme lui-même (cf. supra) qu’« un programme sémiotique “écologique” n’a pas besoin de résoudre l’hétérogénéité, de trouver une logique profonde du sens », on est tenté de considérer que le caractère « écologique » de cette sémiotique serait précisément ce qui justifie ou motive le refus de l’homogénéisation et de la mise en cohérence du sens, ou, en d’autres termes, le choix de la complexification du complexe et de l’hétérogénéisation de l’hétérogène. Ce serait en quelque sorte un autre nom pour le primat accordé à l’hétérogénéité et à la complexité21.

Une interprétation interprétation « gestionnaire » de la notion d’écologie semble toutefois également s’affirmer : la rationalité écologique est explicitement définie comme « cogestion d’un environnement commun » (p. 235). De surcroît, une telle interprétation est repérable également lorsque l’auteur développe son propre modèle de l’organisation et de la dynamique des différentes formes de médiation entre des espaces sémiotiques constitués. En effet, « chaque espace propose une écologie spécifique des relations inter-actancielles, en réglant la circulation des identités et donnant une proportion précise aux prises d’initiative » (p. 425). Finalement, partagée entre un volet perceptif permettant un premier positionnement identitaire, et un volet gestionnaire impliquant des répartitions, des proliférations et des échanges énonciatifs divers et variés, la perspective écologique adoptée par Basso Fossali ne vise pas « une culture qui reproduit la “mesure” naturelle (…) ou bien qui se limite à trouver des formes de commensurabilité capable d’activer des relations synergiques avec la matière. La culture est inquiète, pluralisante » (p. 496). Du reste, précise-t-il,

l’organisation systémique n’est pas une invention de la culture ; en revanche, cette dernière transpose des couplages, des affordances, des écologies de relation déjà instaurées selon un principe de pluralisation et d’émancipation (…). C’est pourquoi la recherche écologique de la culture oblige chaque énonciation à gérer un hiatus entre un espace à configurer et un environnement à témoigner, selon une reproduction (…) des regards réflexifs et des projections immersives. (p. 497)

Les variations d’échelle et d’empan de cette conception de l’écologie sémiotique vont de pair avec une démultiplication des acceptions de son corrélat, l’environnement. D’un côté, une diversité thématique : l’environnement est tantôt social, tantôt expérientiel, mais aussi psychologique, linguistique, sémiotique, voire assimilé à la sémiosphère (cf. « Deuxième encadrement général », pp. 235-236 et suiv., chap. 4), ce qui témoigne, nous semble-t-il, de la difficulté constitutive d’un encadrement à proprement parler « sémiotique » de cette notion, notamment lorsqu’on la compare avec, par exemple, celles de monde(s) et de milieu(x). Cette même difficulté semble découler de la spécificité culturelle de l’écologie sémiotique telle qu’elle est prônée dans l’ouvrage, en ceci que la comparaison avec l’environnement humain et non-humain, ainsi qu’avec les milieux et les mondes animaux, aurait peut-être permis de mieux cerner la spécificité des productions typiquement humaines. De l’autre côté, cette pluralisation nous indique en revanche la volonté de l’auteur de promouvoir toujours la même dynamique de différentiation et de repliement récursifs que les déclinaisons de l’écologie permettent de mettre en relief.

Quoi qu’il en soit, l’environnement semble osciller entre une vision qui le conçoit comme un dehors, un horizon d’indétermination qui est aussi le point de fuite des déterminations systémiques et des médiations sémiotiques, et une autre qui tend vers une conception en tant qu’espace globalement entendu, doté d’une capacité d’agence aussi bien en termes perceptifs que de pouvoir contraignant. Cette double thématisation nous paraît rimer avec le caractère double des systèmes complexes, à savoir, comme nous le disions plus haut, des systèmes qui sont à la fois opérationnellement clos et ouverts.

Basso Fossali soutient clairement que l’environnement

Note de bas de page 22 :

Notons au passage que cette distinction était déjà clairement posée par Von Uexküll : l’environnement est asémiotique, certes, mais l’Umwelt est une part de l’environnement qui a été configurée par les interactions perceptives, actionnelles, tonales et imaginaires qui en font un objet sémiotique à part entière. Cf. Milieu animal et milieu humain , op. cit.

est une sémiosphère qui ne peut pas être traitée comme un système, vu qu’elle se propose, au contraire, comme l’enveloppement hétérogène et indéterminé de toute organisation systématique. On peut bien soutenir que l’environnement est seulement une manière asémiotique de concevoir l’espace et que, finalement, ce qui est vraiment important, c’est de comprendre le primat d’un principe de configuration. (p. 485)22

Note de bas de page 23 :

T. Ingold, « Back to the future with the theory of affordances », HAU: Journal of Ethnographic Theory, vol. 8, 1-2, 2018, pp. 39-44. Il est vrai que cet article d’Ingold est postérieur à la parution du livre de Basso Fossali. Il serait intéressant de prolonger ce débat précisément à la lumière de ces nouveaux éléments. D’une certaine manière, Ingold y est un peu moins gibsonnien et un peu plus uexkullien.

Note de bas de page 24 :

T. Ingold, Marcher avec les dragons, Bruxelles, Zones sensibles, 2013, p. 139.

Cette affirmation revendique le rôle des jeux de langage et d’une perspective culturelle anthropique stricto sensu dans l’approche des divers environnements. Cette revendication se pose notamment à l’encontre de la réduction présumée de l’exercice de la culture opéré par des anthropologues contemporains proches de la sémiotique. En particulier, la lecture que Tim Ingold fait des affordances gibsoniennes, ainsi que son idée de perception directe, autorisent Basso à soutenir que dans ces anthropologies « le rapport avec le monde ne commence pas à travers une prise phénoménale qui détournerait les relations vers les jeux de langage, mais avec une pratique qui établit et dynamise le couplage avec l’environnement, au fil des actions / réactions » (p. 484). Or il faut préciser à cet égard au moins deux choses : d’un côté, Ingold a lui-même rectifié très récemment sa propre conception des affordances en la dirigeant beaucoup plus clairement vers l’idée d’une coparticipation et d’une coprésence au moment de l’émergence et de la prise de forme23 ; et de l’autre côté, le caractère non immédiatement essentiel — pour qu’il y ait découverte et action dans l’environnement — de la traduction linguistique des expériences perceptives ne signifie pas, chez Ingold, l’abolition de toute médiation sémiotique et culturelle. Au contraire, comme il l’affirme à propos des outils, « dans la mesure où ils permettent d’étendre les affectivités de leurs utilisateurs, [ils] peuvent transformer radicalement la perception de l’environnement »24.

Enfin, comme Basso le résume dans un énoncé où on pourrait se demander si la notion d’environnement ne change pas de sens entre le début et la fin de la phrase, « l’environnement peut donc émerger partout, comme lieu imprévu de réinitialisation des valeurs modales ou comme perte locale d’une scénarisation stable, d’un ancrage de l’initiative (…) en négatif, l’environnement est le produit de la culture même » (p. 486).

5. En guise de conclusion

Au vu des différents éléments de discussion que nous avons cru pouvoir dégager tout au long de ces pages, nous souhaitons pour finir récapituler les points les plus saillants en vue de relancer le débat sur un plan plus général.

Nous avons cherché à cerner les implications de l’adoption du parti pris épistémologique de la complexité et de l’hétérogénéité, notamment lorsque la sémiotique s’aventure dans les contrées de l’écologie ainsi que du vivant globalement conçu. Ce faisant, nous avons tenté également de distinguer cette option épistémologique générale des stratégies de « complexification » et d’« hétérogénéisation » de la théorie, de la méthode et du discours de la recherche. Nous avons tout particulièrement insisté sur le fait qu’elle est une option stratégique parmi d’autres (déjà existantes ou à venir) et par ailleurs suggéré qu’au vu des risques qu’elle induit, elle mériterait au moins quelques précautions, vis-à-vis précisément d’une écologie interne à une communauté scientifique, celle de la sémiotique. Quels seraient ces risques ?

Premièrement, il s’agit d’éviter ce qui pourrait constituer un revers de la complexification de la théorie, de la méthode et du discours sémiotiques, à savoir le risque d’une haute « spécialisation » de la discipline, comme il advint aux sciences lorsqu’elles étaient « réductrices ». Edgar Morin lui-même évoquait déjà ce risque en retraçant l’histoire des sciences de la Modernité jusqu’au XXe siècle en soulignant que cette réduction, ce principe de simplification

Note de bas de page 25 :

E. Morin, op. cit., p. 27.

a conduit aux plus admirables découvertes, mais ce sont ces découvertes mêmes qui, finalement, ruinent aujourd’hui toute vision simplificatrice. (…) les sciences physiques, en cherchant l’élément simple et la loi simple de l’univers ont découvert l’inouïe complexité du tissu microphysique et commencent à entrevoir la fabuleuse complexité du cosmos.25

En d’autres termes, à l’heure précisément où la sémiotique peine à retrouver sa digne place dans les sciences sociales et fait les frais d’un héritage terminologique considéré comme encombrant, peu transposable ou traduisible dans d’autres disciplines — malgré sa vocation assurément transdisciplinaire —, la complexification de la théorie, de la méthode et du discours risque de compromettre l’ouverture que la complexité implique par définition. Car ouverture signifie à la fois « importation » conceptuelle et capacité d’« exportation » du capital de savoir produit. Ensuite, il est nécessaire de s’interroger sur les possibilités de circulation « interne » de ce même capital (au sein de la communauté sémiotique) que la complexification peut permettre ou entraver.

De fait, ce ne seront pas seulement les éventuelles « applications » dans des analyses concrètes à venir qui décideront de la viabilité d’un tel projet : c’est avant tout le débat et la mise en perspective des différentes voix existant dans notre communauté de recherche. En d’autres termes, et eu égard à la nature « diabolique » de la sémiotique telle qu’elle est revendiquée par Basso Fossali, cela revient à s’interroger sur la possibilité de fédérer et de créer une véritable koinè théorique et méthodologique, tout en évitant d’hypostasier les modèles construits.

Note de bas de page 26 :

G. Longo, M. Montévil, A. Pocheville, « L’incompressible complexité du réel et la construction évolutive du simple », in A. Berthoz et J.-L. Petit (éds.), Complexité-Simplexité, Collège de France, 2014 (https://books.openedition.org/cdf/3363).

Note de bas de page 27 :

Ibid.

Deuxièmement, nous devons mettre en regard de notre discussion de la « complexification » un examen critique de ce que nous avons évoqué comme « réduction » théorique ou « simplification » méthodologique. Dans les sciences de la complexité, nombre de chercheurs ont souligné, même par rapport à la physique newtonienne (jugée « réductrice » par Morin), que la réduction à « un prétendu “élémentaire et simple” (…) n’existe pas à l’intérieur de la physique elle-même », comme le rappellent G. Longo et ses collaborateurs en commentant Edgar Morin26. Les mêmes rappellent aussi la tendance à rechercher plutôt des « fondements autonomes à différents niveaux phénoménaux, ainsi que des unifications de grande originalité »27 ; en d’autres termes, quand on distribue les éléments d’analyse sur plusieurs plans différents, ce qu’on pourrait « perdre » en complexité locale est d’une certaine manière « récupéré » au moment de la généralisation et de la recherche des connexions entre des résultats produits localement.

Note de bas de page 28 :

Dans un dispositif expérimental et un article scientifique dédiés aux propriétés des matériaux, par exemple, il est fréquent d’observer un tel « balayage » méthodique des échelles macroscopique, microscopique, et nanoscopique, et si ce n’est pas le cas, l’échelle choisie est clairement précisée et distinguée des autres échelles.

Note de bas de page 29 :

G. Longo et al., op. cit. La référence à A. Berthoz et à sa notion de simplexité est présente chez Basso Fossali, et elle est précisément évoquée vis-à-vis de la nécessité d’une « restructuration des pertinences et donc des conditions d’observation » (p. 15).

Cela ne va pas de soi pour les sciences dites « dures », mais, notamment en physique, la nécessaire « connectivité » entre des résultats obtenus séparément peut s’appuyer, pour le dire très sommairement, sur la validation d’équations et de modèles mathématiques transversaux. De même, lorsque l’analyse d’un phénomène aboutit à des résultats incompatibles, l’incompatibilité peut être levée dès lors que ces résultats peuvent être affectés à des échelles différentes : c’est alors le regard qui se déplace et qui balaie ainsi les niveaux d’échelle au sein du phénomène lui-même28. Dans ce sens, comme le rappellent aussi G. Longo et ses collaborateurs, le simple, au moins en physique et dans les sciences du vivant, relève toujours d’une simplexité telle qu’Alain Berthoz la conçoit : « c’est le simple qui résulte d’une histoire complexe, du simple qui n’est jamais élémentaire (atomique, irréductible) »29.

Note de bas de page 30 :

Ibid.

Note de bas de page 31 :

Ibid.

Cet apparent oxymore (la simplexité est la complexité du simple) est notamment l’objet d’une méthode (en particulier à l’interface entre physique et biologie) qui mérite un bref détour : la renormalisation. Le point de départ, selon Longo et al., est celui de la « compréhension d’un système comme composition d’interactions. (…) un regard simplifiant doit saisir de façon unifiée ces interactions, comme système et à la bonne échelle »30. On décrit d’abord le phénomène à une échelle posée arbitrairement, et on observe ensuite comment les paramètres changent à une échelle supérieure ou inférieure. La renormalisation est précisément dans ce cas l’opérateur mathématique qui permet d’étudier « le comportement de la transition d’un modèle à un autre, défini à une échelle supérieure (…) ce qui compte, in fine, ce ne sont pas les relations intra-modèles (entre constituants élémentaires à une échelle donnée), mais le comportement à travers les échelles des relations inter-modèles »31.

La renormalisation ne résout pas la complexité des interactions pour chaque échelle considérée mais permet néanmoins d’expliciter toutes les interactions pertinentes du système à des échelles plus larges. Elle procède par simplification sans être réductrice, car i) elle distribue et hiérarchise (échelles supérieures et inférieures), puis ii) elle trouve la règle qui rend compte à la fois des changements d’échelles et des changements de paramètres et de comportement d’un même phénomène.

Finalement, on le comprend mieux maintenant, la question demeure : la sémiotique ne disposant pas d’équivalents stricto sensu d’opérateurs mathématiques comme celui de la renormalisation dans les sciences du calcul, comment rendre nos théories, nos méthodologies et nos discours « simplexes » ? Plusieurs tentatives ont pourtant vu le jour, que ce soit celle des procédures de conversion entre les niveaux du parcours génératif (Greimas), celle des procédures d’intégration entre les plans d’immanence (Fontanille, après Benveniste), celle des parcours interprétatifs entre échelles et niveaux sémantiques (Rastier), celle de la transversalité des relations connectant les régimes sémiotiques distincts (Landowski), sans compter celles portées par la sémiophysique de Jean Petitot (après Thom). Il faut bien reconnaître qu’elles n’ont pas connu un succès franc, massif et durable parmi les sémioticiens, et pourtant elles témoignent toutes d’un besoin éprouvé par (presque) tous, celui d’opérateurs de simplexification. Faut-il y renoncer définitivement pour autant ?

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