Débuts et marges d’une œuvre — à propos de Zilberberg

Herman PARRET

Université de Leuven (Louvain)

https://doi.org/10.25965/as.6556

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : accent, affect, architecte, classique vs baroque, émoi (tensif), forme-en-vie, grammaire tensive, haptique, modalisation, objet, sémio-esthétique, sub-objet, sublime, tempo

Auteurs cités : Gilles DELEUZE, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Emmanuel KANT, Claude LÉVI-STRAUSS, Theodor LIPPS, LONGIN, Maurice MERLEAU-PONTY, Aloïs RIEGL, Paul VALÉRY, Heinrich WÖLLFLIN, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral

Débuts 1 – 1981, Essai sur les modalités tensives

Note de bas de page 1 :

J’ai eu souvent l’occasion d’exprimer mon estime, publiquement lors d’interventions orales ou par écrit, pour l’œuvre de Claude Zilberberg. Je pense surtout à trois occasions où je suis intervenu in extenso sur l’originalité et la valeur incontestable de sa pensée. D’abord, le 27 janvier 1986, lors de la soutenance de sa Thèse de Doctorat d’Etat, où j’ai commenté la « solitude » de notre sémioticien et une certaine intraductibilité de son écriture, de sa sémiotique même. J’ai discuté à fond, lors de cette soutenance, la naissance de la « sémiotique tensive » et la centralité de l’affect dans l’analyse du sujet-actant. J’ai accueilli positivement la puissance de la modélisation sémiotique déjà dans l’Essai sur les modalités tensives, mais exprimé en même temps mes doutes quant au réductionnisme inhérent à cette modélisation. Un autre problème pour moi était la subordination de la subjectivité dans sa globalité à la structuration modale… Toutefois, je terminais mon rapport : « … La pensée de Zilberberg, bien qu’isolée et voulue ainsi, est d’une grande puissance… Il est vrai qu’il faut passer par un certain hermétisme de style et par la difficulté des textes pour découvrir la créativité du penseur » ! Deux ans plus tard, Claude demande « à mon meilleur lecteur depuis le début (sic) » de rédiger la Préface de Raison et poétique du sens (Paris, P.U.F., 1988). Je termine ainsi mon texte : « Rêve d’alchimiste ou rêve de Perrette — or toujours espéré, lait toujours dispersé — Raison et poétique du sens ouvre la perspective d’un certain avenir de la sémiotique, celui d’une sémiotique risquée et courageuse. Tremblement, chatoiement, éblouissement, tressaillement : le lecteur doit consentir aux dérangements, aux résonances, au pouvoir de révélation de la surprise, ainsi que dit le texte de Valéry souvent cité par Zilberberg » (p. XI). Une troisième occasion a été le recueil Analytiques du sensible. Pour Claude Zilberberg (dirigé par Driss Ablali et Sémir Badir, Limoges, Lambert-Lucas, 2009), où je commentais encore une fois et d’une façon ludique, ironique, subversive même, mon intérêt et ma compréhension de « La sémiotique de Zilberberg ou Le rêve d’un alchimiste » (pp. 237-250). Ce n’était qu’un « salut sémiotique », comme avaient demandé les organisateurs de la journée d’études qui avait précédé cette publication.

Je n’oublierai pas facilement l’incrédulité de mes collègues philosophes du langage et linguistes respectables du comité éditorial de Pragmatics and Beyond (Dittmar, Holdcroft, Van Dijk, Schegloff, Sadock, Verschueren) à Amsterdam vers mars 1981 quand je proposais la publication de l’Essai sur les modalités tensives dans notre jeune collection, une « série interdisciplinaire d’études du langage ». J’argumentais qu’il s’agissait d’un écrit venant d’une tout autre tradition, la « sémiotique parisienne », d’une remarquable originalité, à situer certainement « au-delà de la pragmatique ». Mon enthousiasme, « absolument injustifié » selon les membres de ce comité, me venait de la fréquentation et de mes lectures de Claude Zilberberg au cours des années soixante-dix. Depuis une première année au « Séminaire de sémantique générale » de Greimas en 1967-68 (la seconde année de son existence), je participais tous les ans à plusieurs séances du séminaire où Greimas m’invitait au moins une fois par an pour une intervention substantielle — ainsi, je me rappelle une intervention sur les modalités en 1975, sur la manipulation en 1977, sur le discours passionnel en 1979, et en 1981 sur la soi-disant « psychosémiotique des passions ». Je cherchais toujours la compagnie de Claude pendant la séance et les discussions et après pour le « pot » traditionnel au café. On avait souvent des intuitions apparentées, même quand je n’avais pas le même brio pour la formalisation modélisante. Par conséquent, je n’avais pas les mains vides à la réunion d’Amsterdam où ma sympathie pour le manuscrit « idiosyncrasique » de Zilberberg a finalement convaincu le comité de rédaction de Pragmatics and Beyond. C’est bien ainsi que l’Essai a pu être publié et devenir le point de départ d’une œuvre qui comportera sept volumes publiés (de 1981 à 2012) et d’innombrables articles1.

Note de bas de page 2 :

Voir pour cette relation essentielle de Zilberberg à Valéry, mon article « Zilberberg avec Valéry », Topicos del Seminario, Puebla, Numéro spécial sur Zilberberg, 2020 (à par.).

Note de bas de page 3 :

Essai sur les modalités tensives, Amsterdam, John Benjamins, 1981, p. 36.

Note de bas de page 4 :

Op. cit., p. 37.

Note de bas de page 5 :

Ibid., p. 31.

Note de bas de page 6 :

Ibid., p. 15.

Note de bas de page 7 :

Ibid., p. 18.

Note de bas de page 8 :

Ibid., p. 33.

Note de bas de page 9 :

Ibid., p. 37.

Note de bas de page 10 :

Ibid., p. 43.

La lecture du manuscrit de l’Essai en 1980-81 avait été particulièrement stimulante mais pénible. Pourtant, j’avais une certaine expérience pour avoir lu attentivement, déjà plus de dix ans auparavant, Sémantique structurale et ensuite suivi avec l’intérêt d’un philosophe toute la production de l’«  Ecole de Paris », publiée essentiellement dans les mythiques Documents et Bulletin au cours des années soixante-dix. J’avais le vif sentiment que dans l’Essai zilberbergien retentissait une voix d’une extrême intelligence et d’une inventivité audacieuse. J’ai retrouvé les six pages de notes de ma première lecture du manuscrit de l’Essai, ce qui me permet de reconstruire quelque peu mes impressions du moment sans entrer dans le détail des propositions théoriques. L’Avant-Propos énumère sans ambages les trois références qui guident l’entreprise de Zilberberg : le Dictionnaire Greimas/Courtés, le Hjelmslev des Prolégomènes, ouvrage « scandaleusement » méconnu et pourtant pour Zilberberg l’équivalent du Discours de la méthode cartésien, et les Cahiers de Valéry : « La réflexion de Valéry est un éblouissement »2. C’est surtout l’authenticité transparente, le sens de la relativité, et l’humilité du vrai chercheur s’excusant pour un « certain style empesé », qui m’avaient fortement frappé dès la première lecture. Et il est vrai également, comme le note Zilberberg, que l’Essai est un « ouvrage de circonstance, de commande » et que l’écrit cultive « une certaine liberté d’expression, (…) une certaine allégresse », et le « refus de toute autocensure, tout sacrifice, tout alignement, pas le ton sentencieux des formules définitives ». L’Essai est une bouteille à la mer, et le temps, « cet arpenteur », fera son œuvre, prédit le Zilberberg de 1981 qui avoue d’avoir cédé quand même dans son écrit à des tactiques de séduction et à une certaine mise en scène en fonction d’une persuasion plus persistante. Plus loin, on lit noir sur blanc : « nous sommes partisan d’une sémiotique ludique, un peu fantasque »3, même quand notre auteur s’attribue « l’attitude structurale » (défense d’un formalisme radical, culte du principe d’homogénéité)4 et la « poursuite de la consistance » selon un mot de Poe cité dans l’Avant-Propos. Ce paradoxe qui dialectise le ludique et le consistant, fait évidemment le charme de l’Essai : sous l’impressionnante construction conceptuelle il y a le sable mouvant des incertitudes et une ouverture euphorisante. Zilberberg dit ne pas aimer trop la « langue sémiotique plutôt bétonnée, nécessairement disgracieuse », et suggère que « cette langue indispensable est bonne pour les solennités sémiotiques »5. Il y a chez lui la conscience aiguë d’une part que « la théorie sera systématique ou ne sera pas » et de l’autre que « tout savoir détruit son objet et suppose le sacrifice du sens immédiat »6. Comment faire en ce cas ? En toute sagesse, on ne peut que « satelliser l’irrationnel autour du rationnel, (…) mettre un peu de raison dans la folie, un peu de folie dans la raison »7. Voici un conseil de méthode : « L’hérésie est, pour les doctrines et les institutions, salutaire et l’orthodoxie fatale »8 ! La logique « courante » ne couvre pas intégralement le champ du sens, il faut bien une logique « paradoxale », « hérétique » même, précisément celle qui a une « base tensive », celle qui règle l’étrangeté et le risque, l’inattendu et les dépendances dissymétriques. Et « paradoxe », il y a, comme principe même de l’épistémologie zilberbergienne, d’une part le sensible dans la saisie phénoménologique des affects comme l’attente et l’ennui avec toutes les variations tensives à partir d’un Proust et d’un Baudelaire, et d’autre part, dans l’Essai, cinquante-et-un carrés sémiotiques et quarante-quatre schémas sophistiqués dont quatre sur des feuillets extra-larges. Le paradoxe se déploie sous les yeux du lecteur ! Notre sémioticien admet que « les carrés, que nous utilisons, sont souvent des carrés bricolés, mixtes, hétérogènes [mais] ils suffisent pour la plupart du temps »9. Donc, pas d’auréole de Vérité immuable pour les carrés… En tout cas, là où le sensible rencontre l’intelligible — champ des modalités, entre autres —, cela restera toujours une « ténébreuse affaire »10 où rien n’est évident.

Note de bas de page 11 :

Ibid., p. 21.

Note de bas de page 12 :

Ibid., p. 17.

Note de bas de page 13 :

Ibid., p. 10.

Une même inspiration couvre les quatre parties qui se présentent comme des études autonomes dont la plus achevée est certainement la seconde, « Parité des modalités », sujet déjà introduit au Séminaire de sémantique générale de Greimas en 1975-76 et très étudié par la communauté des sémioticiens parisiens à cette époque. La découverte lumineuse de Zilberberg se résume ainsi : « Pas de différence sans émoi d’une tension ». En fait, « dépendance » (Hjelmslev) plutôt que « différence » (Saussure), et « passion, affect », non pas comme « émoi » de surface, mais plutôt l’« émoi » au sens d’un mouvoir de l’âme, d’un mouvement vibratoire de tension. Il ne s’agit pas pour Zilberberg de réduire la différence / dépendance à la tension, mais de traiter dépendance et tension en parité, au moins provisoirement selon les strictes exigences de la Méthode, ce qui permettra au sémioticien de construire une logique tensive. L’intervention de la tensivité sera bien contraignante : chaque micro-univers devrait posséder un « indice de tension »11, et Zilberberg se sent en bonne compagnie quand il se tient « du côté de chez Proust » ou dans l’écriture baudelairienne où le spleen, l’attente et l’ennui portent des « indices de tension » ou des « variantes tensives » déterminant radicalement ces micro-univers. Et notre auteur préconise que cette « logique tensive » soit partageable par la communauté tensive12, ce que Zilberberg illustre par ses analyses des maximes de La Rochefoucauld. Cette communautarisation de l’« émoi de la tension » est un geste qui met sans doute à l’épreuve la prudence méthodique du sémioticien, ce qui n’est certainement pas le cas de certaines généralisations tout à fait justifiées dans le cadre d’une logique tensive, comme par exemple l’idée que la tensivité n’est pensable que si l’on accepte que le catégorique (structural) présuppose le graduel fondateur13.

Sous les sèmes il y a quoi ?, « titre en hommage à Queneau », marque ludiquement, drôlement, le dépassement d’une sémiotique « sémique » vers une sémiotique tensive : l’unité minimale ou l’entité construite ne sera plus le sème mais « l’émoi de la tension ». Au lieu du sème comme instance ultime Zilberberg installe l’opposition matricielle tension vs laxité, et on retrouvera dans ce qui suit cette apologie épistémologique du fonctionnement sémiotique du tendre (tension, détente, et intensification). Tension vs laxité se conjugue évidemment en plusieurs carrés sémiotiques couvrant plusieurs domaines, comme variation vs conservation et contiguité vs analogie. Ainsi tension vs laxité est bien la base tensive de toutes sortes de variations qu’on retrouvera d’ailleurs retraduites dans les modalités tensives.

Note de bas de page 14 :

Ibid., p. 35.

Note de bas de page 15 :

Ibid., p. 48.

Note de bas de page 16 :

Ibid., p. 39, également p. 50.

Note de bas de page 17 :

Ibid., p. 58.

C’est le sujet de Parité des modalités, second essai du recueil, sans doute le plus approfondi et le moins spéculatif, et pourtant notre auteur n’y fait pas de propositions apodictiques. Il propose non pas une exploitation appliquée des modalités mais ouvre les pistes pour leur conceptualisation (« produire d’un coup un tableau des modalités »14) : existe-t-il un dessous des modalités qui gouverne leur logique ? A partir d’une restriction de méthode — restreindre la modalisation aux seules dimensions cognitive et pragmatique — Zilberberg suggère l’actorialisation des modalités, ce qui permet de faire intervenir la « ténébreuse affaire », le moment critique où dans l’actant la grille perceptive rencontre la grille intellectuelle. Les actants sont dits les aboutissants figuratifs des modalités, et le terme de « parité » des modalités indique tout simplement qu’il y a équivalence formelle entre les positions tendues et lâches des actants. Il est évident qu’il y a des variations en tension (se détendre vs se tendre) selon les différents types de prédication modale. L’acquis le plus remarquable du second essai est sans doute l’installation de l’identité (tensive) de l’actant (-sujet) « en parité » avec la constellation modale (de restreinte [pouvoir-savoir] à globale [incorporant jusqu’au véridictoire et à l’heuristique]), et Zilberberg suggère de considérer cette relation comme bidirectionnelle : l’identité actantielle est la base d’une constellation modale tout comme la constellation modale est la base d’une identité actantielle15. Parité, par conséquent, et non hiérarchie (on part des modalités et on termine par le sujet, ou bien l’inverse). Je reviens dans ce contexte à la notion de communauté tensive qui n’a jamais été vraiment exploitée à fond en sémiotique standard. Si on poursuit le projet d’une actorialisation des modalités et donc l’acceptation de la pertinence de l’actant-sujet pour une sémiotique tensive des modalités, on peut se poser la question de savoir si les modalités actorialisées présupposent l’intersubjectivité ou l’inverse, et la réponse de Zilberberg est univoque : « la subjectivité n’a lieu que par “décrochage” à l’égard de l’intersubjectivité »16. Par conséquent, l’idée d’une « communauté tensive » mène à la primauté de l’être-ensemble sur l’actant individualisé, et dans cette relation-là il n’y a pas de parité : l’intersubjectivité est première et la subjectivité décrochée, ou plus techniquement, l’intersubjectivité est une relation jonctive qui se présente comme un syncrétisme dont les actants-sujets se détachent « tensivement » (en « lâchant » la « tension communautaire »). L’idée est magnifique et peu développée — Zilberberg termine cette seconde étude de l’Essai en lançant le thème de l’intermodalisation ou, mieux encore, d’une modalisation réciproque ininterrompue17. Encore une bouteille à la mer…

Note de bas de page 18 :

Ibid., p. 72.

Note de bas de page 19 :

Ibid., p. 70 ss.

Note de bas de page 20 :

Ibid., p. 79.

Note de bas de page 21 :

Ibid., p. 81.

Note de bas de page 22 :

Ibid., p. 104 ss.

Note de bas de page 23 :

Ibid., p. 109.

Note de bas de page 24 :

Ibid., pp. 111-112.

Aire de la phorie, l’essai le plus développé, témoigne d’une virtuosité conceptualisante à peine contrôlée. Le style en est marqué par une laxité euphorisante, pour reprendre une caractérisation de l’auteur lui-même ! Le thème régulateur de ces cinquante pages est bien celui de la relation de la phorie à la tensivité. Faut-il les identifier ou s’agit de deux outils d’analyse spécifiques, même si on doit constater que l’euphorie consiste en une tension décroissante et une laxité croissante, et la dysphorie en une phorie générée par un accroissement de tension et une laxité décroissante ? Une suggestion de Zilberberg est que la tensivité est la forme sémiotique de la substance-phorie18. Toutefois, ce type d’analyse est mêlé à deux autres pistes : la relation de la phorie à la structure, et l’impact de l’intentionnalité (au sens banal de finalité, plus achèvement) sur la phorie. De plus, Zilberberg renvoie la tensivité à l’instance de l’énonciation, niveau supérieur alimentant les modalités19. C’est que la phorie est ainsi placée dans le parcours génératif, ce qui implique qu’on ne peut exclure de ce parcours la temporalité sémiotique, celle de la présentification énonciative et son aspectualisation20. Cet écheveau d’orientations analytiques mène chez Zilberberg aux plus difficiles des reconstructions, celle du statut de sujet (vivant), en fait de l’actant-sujet, et Freud (pulsion, principe de plaisir), Valéry (corps-esprit), Lévi-Strauss (histoire humaine-ordre naturel) et Greimas (le thymique) le soutiennent de toute évidence dans cette construction d’un concept sémiotique d’« actant-sujet présentifiant ». D’autres carrés encore s’ajoutent, souvent de façon passablement audacieuse (incorporant symbolisation / schématisation, dynamique / économique, etc.), et même des carrés organisant les « passions », les affects comme félicité, anxiété, détresse, tranquillité. La poésie baudelairienne sert à tout cela comme un arrière-fond suggestif. Un problematon thématisé explicitement par notre sémioticien est celui de la dépendance lexicographique de la conceptualisation sémiotique21, et un long paragraphe est consacré au thème « Dictionnaire empirique et dictionnaire sémiotique »22 : « Les dictionnaires sont des ouvrages utiles et charmants, mais à condition de fermer les yeux sur (l’absence de) procédures — laxisme qui peut aller de pair avec un prodigieux savoir-faire », et la typologie que Zilberberg propose est lumineuse : « La définition du Robert est sous le signe de l’hésitation et de l’incertitude, elle adopte le cadre paradigmatique général de la sentimentalité, …[tandis que] la définition du Littré présente, par contre, un air assuré et décidé, qui à nos yeux lui confère une supériorité indiscutable »23. Et Zilberberg conclut son essai avec le sage conseil qu’il faut dépasser « les simples inventaires des dictionnaires » pour une « réflexion sur le lexique » : « tout lexème retenu injecté dans le parcours génératif doit théoriquement occuper les cases retenues »24. Triomphe, par conséquent, de la déduction et du calcul de la forme, et domestication du « sens commun » et de l’épanchement d’intuitions pseudo-sémantiques…

Note de bas de page 25 :

Ibid., p. 147.

Note de bas de page 26 :

Ibid., p. 148 et 150.

Note de bas de page 27 :

Ibid., p. 145.

Note de bas de page 28 :

Ibid., p. IX.

Le quatrième et dernier texte du recueil, État de la nébuleuse symbolique, est de loin le plus spéculatif, voire le moins achevé, et Zilberberg en est conscient puisqu’il en parle comme d’une « esquisse évoquant les cartes marines d’autrefois, lesquelles amènent le sourire »25, ces cartes marines étant marquées par des trous, des blancs et des erreurs qui d’ailleurs ne sont que « vénielles » et faciles à valider dans la sémiotique de l’avenir ! Ainsi le terme de « nébuleuse » n’est-il que provisoire26, et par « souci de la passion structuraliste » (passion de la collection, passion de la polarisation), un traitement « rationnel » des ensembles symboliques est à prévoir… Si la schématisation est le rêve et le labeur du sémioticien, seule la symbolisation importe aux sujets, affirme un Zilberberg humaniste et relativiste. Une sémiotique plus adéquate devrait lâcher l’analyse de la textualisation schématique et se tourner plutôt vers le champ des symbolisations. Une telle analyse des systèmes symboliques ne pourra plus recourir à la seule modélisation structurale — la phonologie n’y sera plus la science pilote. Toutefois, cette quatrième étude ne délimite pas d’une façon pointue le champ de la symbolisation, sauf comme pendant de la schématisation. On se trouve avec la « symbolisation » évidemment dans la sphère de la modalisation d’une subjectivité dans son identité et sa complexité (modalités de toutes sortes : véridictoires, phatiques ; faire informatif, faire manipulateur, faire communicatif, faire persuasif, etc.) jusque dans la sphère de la détermination culturelle (Zilberberg construit même la catégorie des « modalités conjugales »27 !) Systématisation de grande envergure, entreprise défaillante et incertaine qui se présente comme une « cosmogonie d’autrefois »28… La nébuleuse symbolique, en effet, résiste aux ambitions de la sémiotique, même tensive.

Débuts 2 – 1985, Voies de l’esthétique

Note de bas de page 29 :

Actes Sémiotiques-Bulletin V, VIII, 35, 1985, pp. 34-42.

Note de bas de page 30 :

Françoise Parouty et Claude Zilberberg (éds.), Sémiotique et esthétique (à partir du Colloque « Sémio 2001 »), Limoges, Pulim, 2003, recueil pour lequel Zilberberg a rédigé une longue Introduction résumant les trente contributions, sans trop s’engager ni critiquer de son point de vue les positions des auteurs. Il termine cette Introduction par deux pages qui le caractérisent bien : il y fait l’éloge du Discours sur l’esthétique de Valéry, et constate la nécessité de dépasser le modèle narratologique ; il y admet que le domaine de l’esthétique est un domaine d’emphase et d’excès, de transe et d’effusion intersubjective, de l’événement et de l’affect, et — sans doute est-ce là le plus important pour une éventuelle épistémologie de l’esthétique — que l’esthétique est un « domaine de détresse modale », voire d’un certain « désarmement modal » (pp. 35-36).

Si l’Essai sur les modalités tensives (1981) a été le début si promoteur d’une œuvre, l’article « Voies de l’esthétique » (1985)29 est le début de l’intérêt sémiotique pour l’esthétique, en fait l’acte de fondation d’une nouvelle sous-discipline qu’on pourrait appeler la « sémio-esthétique ». C’est que Zilberberg y formule, pour la première fois « sémiotiquement », le statut et le domaine de l’esthétique. Le Séminaire de sémiotique générale de Greimas avait comme sujet en 1984-85 la question esthétique. Les intervenants durant cette année ont été notamment Jean-François Bordron, Manar Hammad, Catherine Pellegrini, Jean Petitot et Claude Zilberberg, dont les interventions ont été publiées dans le numéro 35 des Actes Sémiotiques-Bulletin sous le titre : Regards sur l’esthétique. Cet intérêt pour l’esthétique était vraiment tout nouveau — si on consulte le double volume Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour Algirdas Julien Greimas, publié la même année 1985, on constate que parmi les quatre-vingt-dix contributions, la sémio-esthétique est absente et on y cherchera en vain une détermination sémiotique du domaine et du statut de l’esthétique. Il est vrai qu’après 1985 les « voies de l’esthétique » ont été creusées, certainement depuis la publication de De l’Imperfection en 1987. Sémiotique et esthétique de 2003 manifeste cette éclosion très variée de thèmes esthétiques que Zilberberg, encore lui, commente et organise savamment et avec générosité dans son Introduction30.

Note de bas de page 31 :

Art. cit., p. 39.

Note de bas de page 32 :

Art. cit., p. 40.

Dans « Voies de l’esthétique », Zilberberg pose en tout cas les bonnes questions : il y a une spécificité esthétique (domaine et expérience) et il faut se demander si cette spécificité échappe à l’intelligibilité sémiotique ou si la discipline se hausse jusqu’à « l’extranéité de l’ineffable ». La réponse, en fin d’article, sera assez brutale : l’autonomie qu’on peut concéder à l’esthétique est toute provisoire, elle est intégrable dans le devenir de la sémiotique. Il faut donc se méfier de trop d’effervescence mystifiante à l’égard du domaine esthétique, et compter sur la dynamique interne de la sémiotique qui « domestiquera » la présumée extraterritorialité de l’esthétique. Une telle prévision est certainement angoissante pour certains. Je note de plus que, dans « Voies de l’esthétique », la détermination provisoire de la prétendue spécificité du domaine esthétique est assez décevante. Elle se construit à partir d’une triple polarité : sujet / objet (« monde intérieur), plaisir / déplaisir, actif / passif. L’essentiel est dans la combinaison qui rythme la syntaxe de l’expérience tout comme de la pratique esthétique. La relation sujet / objet est instable lors de l’expérience esthétique. L’objet est en fait un sub-objet : il y a une disjonction originaire où le sujet est mis en crise, mais il y a lors d’une telle expérience une nouvelle conjonction qui est vécue comme la reprise de la jonction originaire. Et Zilberberg pose que « Actif et passif ont compétence pour prédiquer le sujet et l’objet »31 et non l’inverse : il n’y a de sujet et d’objet qu’activé ou passivé : « l’esthétique ne serait que le commerce d’un sujet passivé et d’un objet activé »32. L’expérience / pratique esthétique serait alors une sorte de passivation primaire (proche du masochisme freudien, prétend Zilberberg). Ainsi, l’objet est devenu sub-objet ou un objet secret et caché « qui se donne » activement à un sujet « qui reçoit » (selon les affects, entre autres, de l’admiration, du respect, du dégoût, de l’angoisse) : l’objet comme sub-objet est devenu en fait un « objet du sentir » (c’est là que Merleau-Ponty rejoint Freud). Mais Zilberberg concède qu’une telle détermination de l’esthétique (expérience et pratique) n’est qu’un corps d’hypothèses. La bonne chose est que le couple Freud / Merleau-Ponty est élargi avec Spinoza, l’idée de la dynamisation pathémique de l’esthétique comme expérience et pratique, enrichie par ses composantes spinozistes : l’incertitude et la précarité, la fugacité, le virement et l’illusion, ce qui démontre de toute évidence qu’en son principe l’esthétique côtoie l’éthique. Il faut admettre que « Voies de l’esthétique » présente un effort courageux et novateur mais très programmatique. Mais pour les historiens de la sémiotique, il sera évident que « Voies de l’esthétique » constitue le véritable acte d’inauguration d’une nouvelle sous-discipline sémiotique, la « sémio-esthétique ».

Note de bas de page 33 :

A.J. Greimas, « De la modalisation de l’être » (Bulletin du GRSL, 9, 1979), article cité dans l’Essai, op.cit., p. 84. Denis Bertrand avait exploité la même idée dans son intervention au séminaire de sémantique générale de Greimas sur l’esthétique (1984-1985), « Corps émouvant et stylisation du corps ».

Note de bas de page 34 :

On sait que Kant n’est pas l’auteur préféré de Claude Zilberberg, même si le néo-kantien Cassirer est si souvent invoqué. En fait, la Critique de la faculté de juger n’apparaît jamais dans la détermination du domaine et du rôle de la sémio-esthétique. Et ici ou là on lit une méchanceté (imméritée) à propos d’un théorème kantien, pourtant central et définitivement acquis, surtout en « sémio-éthique », comme : « A cet égard, nous saluons comme désespérée la tentative kantienne de poser l’impératif catégorique en dehors de toute relation jonctive franche : ce que Kant appelle l’autonomie. Le sujet subjonctif se console en vivant comme devoir-faire soi-disant transcendant, inconditionné, universel, le faire-faire du sujet injonctif, qu’on le baptise : Dieu, loi, instinct, histoire... » (Essai, op.cit., p. 51).

Note de bas de page 35 :

Le même numéro des Actes Sémiotiques-Bulletin (VIII, 35, 1985), Regards sur l’esthétique, contient pourtant une présentation très fidèle de la substance de la Critique de la faculté de juger par Jean Petitot, « Jugement esthétique et sémiotique du monde naturel chez Kant et Husserl » mais il est vrai que Petitot non plus n’y accentue pas le fondement tensif de l’expérience / pratique esthétique, étant plus intéressé par le jugement téléologique et le rapport fondateur du jugement téléologique à la morphologie.

Toutefois, il est étonnant que cette détermination du champ sémio-esthétique n’applique pas pleinement les procédures d’une analyse tensive dont les grandes lignes avaient été construites dans l’Essai. Greimas lui-même avait indiqué, dès 1979, donc deux ans avant l’Essai, dans une définition de la catégorie thymique, que le nœud tensif est à la base de l’esthétique (comme expérience et comme pratique) : « Il s’agit d’une catégorie “primitive”, dite aussi proprioceptive, à l’aide de laquelle on cherche à formuler, très sommairement, la manière dont tout être vivant, inscrit dans un milieu, “se sent” lui-même et réagit à son environnement, un être vivant, considéré comme un “système d’attractions et de répulsions” »33. Ce théorème pertinent et productif aurait pu générer merveilleusement l’ambiance tensive dans la sémio-esthétique. C’est là qu’il faut placer l’origine même de l’expérience / pratique esthétique, ce qui est une perspective ouvertement kantienne34 à laquelle Zilberberg n’adhère pas spontanément35. Felix aestheticus est « l’être vivant considéré comme un système d’attractions et de répulsions » évoqué par Greimas, et ce point de vue tensif est ouvertement déployé dans la Troisième Critique kantienne, tout comme dans l’Anthropologie.

Note de bas de page 36 :

Pour comprendre mieux le sémantisme de ce terme pleinement germanique, voir Hermann Friedman, Das Gemüt. Gedanken zu einer Thymologie, Munich, C.H. Beck, 1956, surtout le premier chapitre : « Das Gemüt : Wort und Begriff ».

Note de bas de page 37 :

I. Kant, Critique de la faculté de juger, 1790 (V, 54, 334).

Je me permets d’insister et d’enrichir ainsi une intuition parmi les plus valables de Greimas et de Zilberberg à propos du syntagme extrêmement réussi qu’on retrouve dans l’Essai : « l’émoi d’une tension ». « Émoi » est certainement la traduction la plus adéquate de l’allemand Rührung. Il est intéressant de noter que Kant semble appréhender la Rührung non pas tant sur l’isotopie culinaire — la mise en mouvement afin de mélanger — mais bien plutôt sur l’isotopie musicale. Voici comment cette isotopie se construit. « Remuer l’âme » signifie également « toucher la corde sensible ». Kant considère le Gemüth36, lieu de la Rührung, métaphoriquement comme un instrument à cordes. Inhiber et laisser écouler la force vitale sont autant d’opérations qui renvoient aux actes de tendre et de détendre la corde d’un instrument. (É)mouvoir, « toucher la corde sensible », c’est créer du mouvement en tendant et en détendant. Citons à ce propos un passage de la Troisième Critique qui se présente d’ailleurs comme hautement épicurien : « On comprendra (…) comment à ce brusque déplacement de l’âme (…) peut correspondre une alternance de tension et de relâchement »37. Par une alternance rapide de tension et de détente, le Gemüth se meut dans les deux sens opposés, et un balancement se réalise, qui, vu que ce qui tend la corde se détend subitement, produit le mouvement rythmique du Gemüth qui se traduit en mouvement interne du corps. Qu’en est-il de ce Gemüth qui frissonne, qui frémit et tressaille, qu’en est-il du Gemüth de chair, effleuré, ému, construit par un jeu de cordes, caressé et touché par la présence des sensibilia ? Quelle est donc cette « sensualité » qui ne peut exister sans la caresse et la touche du blason du corps — lumière, son, odeur, goût, attouchement — et qui malgré cela excède le sensoriel et donc la stimulation du corps : une sensualité qui résulte de l’entrelacement de la sensorialité et du sentiment. C’est contre l’arrière-fond de cette hypostase du sensible et de la corporéité que je comprends la « tensivité » zilberberguienne et l’esthétique qui en est dérivée.

*

L’Essai sur les modalités tensives de 1981 est le début d’une œuvre non seulement du point de vue chronologique (mis à part Une lecture des Fleurs du mal de 1972 et quelques « essais de lecture » sur Rimbaud) mais aussi et surtout comme acte d’instauration de la sémiotique tensive. Un second début a été la première esquisse d’une sémio-esthétique, en 1985, avec l’article « Voies de l’esthétique ». On connaît les œuvres principales de Zilberberg, celles qui exposent systématiquement l’architecture de la sémiotique tensive, depuis Éléments de grammaire tensive (2005) jusqu’à Des formes de vie aux valeurs (2010) et La structure tensive (2010), et aussi les recueils, L’essor du poème (1980), Raison et poétique du sens (1988), Cheminements du poème (2009). Mais il y a aussi, en marge de ces livres, un grand nombre d’articles, souvent volumineux, parus dans des revues, surtout les (Nouveaux) Actes Sémiotiques.

Je vais en évoquer quatre qui me sont chers en raison de leur importance pour la sémio-esthétique et laisserai de côté de nombreuses autres études sur les grands inspirateurs, Saussure, Hjelmslev, Brøndal, les philosophes Bachelard, Cassirer, Benjamin, les poètes préférés, Mallarmé, Rimbaud, Baudelaire, Claudel, Hofmannsthal, Hölderlin, Alain, et autres. Ces quatre études — sur Valéry, Longin, Wölfflin et Riegl — sont toujours restées « en marge ». Elles ont été à peine lues, ne sont citées nulle part, ni en histoire de l’art, ni en esthétique philosophique, ni en sémio-esthétique… L’intérêt qu’ils présentent pour moi ne me conduit pas à une stricte fidélité par rapport au contenu de ces quatre écrits, loin de là, mais renforce mon estime pour la façon dont Zilberberg réussit toujours, d’une manière ou d’une autre, à distiller à partir de chacun de ces auteurs quelques idées qu’il « sémiotise » à sa façon et à les faire participer à la substance de sa propre pensée.

Je présente ces « marges » chaque fois en deux paragraphes : d’abord en résumant l’essence de ma propre compréhension du texte traité, et ensuite en esquissant la « manière » dont notre sémioticien les incorpore dans ses propres conceptions.

Marges 1 – 1988, Architecture, musique et langage dans « Eupalinos » de P. Valéry

Note de bas de page 38 :

Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, Œuvres II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1960, pp. 79-147. Le texte de Claude Zilberberg n’est disponible que dans les Documents de Travail du Centro Internazionale di Semiotica e di Linguistica, Università di Urbino, 176-177, septembre 1988.

Dans Eupalinos ou l’Architecte, l’attention de Valéry est focalisée sur le démiurge-constructeur qu’est l’architecte38. Je commente succinctement quatre des propositions eupaliniennes de cet éblouissant dialogue philosophique en ajoutant chaque fois les points de vue de Zilberberg sur ces propositions.

1. Construire un temple ou un bateau, construire et connaître et vivre, c’est ce qui façonne l’architecte. L’esprit seul, le cerveau ou la machine digitale dans l’homme, le calcul, art des nombres, ne suffit pas à faire de l’architecte un « instrument de la vie ». L’architecte est un philosophe concret, et symétriquement le philosophe est un architecte manqué. Le passage à l’acte fait la différence. La différence, c’est l’exécution. Ce que Valéry lui-même dénomme sa révolution consiste à reporter « l’art que l’on met dans l’œuvre, à la fabrication de l’œuvre ». L’intériorité du sujet, artiste ou contemplateur, s’exprime par la construction comme mise-en-vie. Et dans ces fabrications, la main-du-corps, le corps comme main, fait vivre la matière, les matériaux, les volumes, les espaces. Et Eupalinos énonce une autre « maxime de praticien » : « Il n’y a point de détails dans l’exécution », conception holistique du Faire architectural.

Note de bas de page 39 :

Cl. Zilberberg, art. cit., p. 34. Toutefois, comme je le fais remarquer sous le point 4, Zilberberg propose en plus un chiasme entre le dire et le faire. Le « tout-puissant Mollusque de référence » trouve ainsi malgré tout son Maître, la « dicibilité », i.e. la poïétique du langage.

Zilberberg n’insiste pas sur la prédication de l’architecte comme constructeur, qui est l’obsédante idée de départ de Valéry. L’architecte, chez Valéry, est vu comme l’artiste qui fabrique, la main-du-corps à l’œuvre, la manœuvre, la combinaison de l’action avec la matière, l’esthétique comme praxéologie. « Le paradigme valéryen par excellence est donc celui du pouvoir-faire », une continuité entre le former et le construire39. Il est important d’ajouter que Zilberberg lit Eupalinos à travers L’homme et la coquille, et c’est ainsi l’isotopie de la mise-en-forme, de la forme-en-vie qui le fascine, plutôt que la fabrication manuelle. La mise-en-forme de la coquille, tout comme la mise-en-forme de l’édifice, c’est la quête vitale de la Perfection.

2. Eupalinos établit un rapport direct entre la création de ses œuvres et sa propre édification : « plus je pense et agis en architecte, plus je me ressens moi-même, avec une volupté et une clarté toujours plus certaines ». Eupalinos note que l’acte architectural est pratique, bien sûr, mais également analytique. Cette « analyse » représente vraisemblablement le côté conscient, intellectuel et volontaire du processus, mais en même temps tout ce qui y entre d’inconscient, de sensible, d’involontaire, provoquant l’« extase » de l’actant-architecte. Valéry pose que la source profonde de toute création est située dans l’inconscient et que la fonction de la conscience consiste à appeler les forces irrationnelles et à les diriger. Par conséquent, cette conception de l’acte architectural est loin d’être rationaliste — elle est comparable à la philosophie de Monsieur Teste ou d’un Léonard de Vinci. « N’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? » Cela tient au talent de leur constructeur, ou bien à la faveur des Muses. Eupalinos passe en revue les trois genres d’édifices, ceux qui sont muets, ceux qui parlent, ceux qui chantent. Il dédaigne la première de ces trois catégories : « ce sont choses mortes, inférieures dans la hiérarchie, des édifices qui vomissent les chariots des entrepreneurs ». La seconde catégorie, les édifices qui parlent, « les bourses, les tribunaux, les prisons » ne parviennent pas à donner à l’âme de quoi être affectée, assimilée dans les ambiances et les espaces : ils désubjectivisent. Mais il y a des architectures qui chantent, qui communiquent des sentiments, un enseignement, une énergie. Ce sont seuls les édifices de l’art, sans aucun caractère utilitaire, des ouvrages d’art pur, chefs-d’œuvre qui semblent chanter par eux-mêmes.

Cette typologie entre tout à fait dans les déterminations proposées dans « Voies de l’esthétique », l’article de 1985 que j’ai présenté dans ce qui précède. C’est ainsi que Zilberberg élabore, à l’aide de son épistémologie essentiellement hjelmslevienne (« relancer la déduction »), une sémiotique de l’« édification du sujet », de la « construction de l’objet » et de leur relation. Ce geste est « analytique », comme le voulait Eupalinos, et c’est dans et par l’entrecroisement de ces perspectives, de sa propre édification et de sa compétence de construction, que l’actant-architecte / musicien est généré, et c’est précisément ce que souhaite Eupalinos dans son entretien avec Phèdre et Socrate.

3. Valéry réfléchit longuement sur le rôle du corps dans le processus de la création artistique, sur la nature du corps et les rapports entre le corps et l’esprit. « Quand je compose une demeure, qu’elle soit pour les dieux, qu’elle soit pour un homme », dit Eupalinos, « et quand je cherche cette forme avec amour, m’étudiant à créer un objet qui réjouisse le regard, qui s’entretienne avec l’esprit, qui s’accorde avec la raison (…), je te dirai cette chose étrange qu’il me semble que mon corps est de la partie ». L’architecture est la projection de mon corps. Mon corps est la règle de la proportion, et ainsi le corps de l’architecte, le corps de l’âme qui contemple et bouge dans le Temple, regard et mouvement, objectivement, subjectivement, ce corps de l’âme fusionne avec l’édifice, en fait un univers existentiel. C’est que l’esprit et la matière de par leur liaison par l’action de la main, sont inséparables.

Note de bas de page 40 :

Cl. Zilberberg, art. cit., p. 20.

Comme souvent, Zilberberg déclare vouloir dépasser le modèle narratif (proppien) dans sa compréhension d’une actantialité qui repose sur l’édification du sujet et la construction de l’objet, et même d’aller au-delà ou en deçà des modalités… C’est mettre à nu les « tensions génératrices » de l’actantialité, i.e. pour Valéry, le « corps », ordinateur de l’espace, et « l’âme », gouverneur de la durée, pour Zilberberg une analyse selon les fonctifs extenses et intenses. Le texte d’Eupalinos est un éloge du corps, cet « instrument admirable », « substance prodigieuse », « mesure du monde », pas seulement le corps proprioceptif, le corps esthésique (base de la sensorialité) ou la condition de possibilité d’une pratique cognitive, mais bien plutôt le siège de la puissance formatrice et vitale, centre dynamique de la sphère existentielle, et Zilberberg qualifie pertinemment le rapport du corps au monde comme une relation participative (voir le Hjelmslev de La catégorie des cas). Quand Valéry associe le corps à l’âme (plutôt qu’à l’esprit), c’est précisément pour montrer la transitivité, voire la réflexivité, de cette relation participative du corps et du monde. Et comme cette tensivité fondamentale bascule entre présentification et absentification, le Temps devient dicible. A l’autre bout de l’émoi tensif, il y a l’objet valéryen, construit comme « l’emblème subjectal » : l’objet construit est en fait un sub-objet, comme nous l’avons rencontré dans « Les voies de l’esthétique » : comme si le sujet-actant avalait, assimilait, englobait, soumettait l’objet. Le sujet-actant est avant tout un sujet affecté qui vit un « transport hors de soi », une expérience des limites hors de soi-même, optimalement activé dans sa relation au sub-objet, capté par un « étrangement »… L’état esthétique est ainsi avant tout d’ordre tensif, marqué par un émoi tensif40 ; et Zilberberg de renvoyer aux états d’âme de Swann dans La Recherche…

4. La musique et l’architecture sont cousines germaines. Les fûts du temple chantent et les sons bâtissent un espace. Deux critères sont à la base de cette « divine analogie ». D’abord, l’architecture et la musique agissent sans intermédiaires, c’est-à-dire sans objets visibles représentant quelque chose. Deuxièmement, ces deux arts constituent, à la différence des arts plastiques, des ensembles dans lesquels l’homme a l’impression de vivre, qui lui donnent le sentiment d’en être entouré. Musique et architecture sont les seuls arts qui nous englobent, dans lesquels nous vivons. Les deux arts, pense Eupalinos, ont une puissance despotique sur l’homme. Nous sommes esclave de la présence imposante de la musique, remarque Phèdre, et cette constatation est aussi vraie pour l’impact de l’espace architectural. L’homme, remarque Socrate, est le prisonnier de l’œuvre architecturale comme de la composition musicale. C’est bien cette présence affective et « rythmique » dans les deux cas qui provoque l’état d’extase qui marque l’âme du créateur et du contemplateur.

Note de bas de page 41 :

P. Valéry, op. cit., p. 93, cité dans l’étude de Zilberberg, art. cit., p. 7.

Note de bas de page 42 :

Ibid., p. 16.

Note de bas de page 43 :

Ibid., p. 18.

Note de bas de page 44 :

Ibid., p. 31. Zilberberg note qu’il y a pourtant une non-rencontre de Valéry et de la linguistique d’inspiration saussurienne. Il constate que « les noms de Saussure, de Meillet, de Ch. Bally, J. Vendryès… sont absents du lexique des noms propres qui accompagnent les Cahiers » (art. cit., p. 34).

Zilberberg met en œuvre une métaphorisation qui établit entre l’architecture et la musique une « divine analogie », en ajoutant un supplément : il y a dans cette analogie une opération de dématérialisation due à l’être foncièrement langagier de l’architecture / musique. Chez Valéry, on trouve plutôt une juxtaposition, et non une réduction, comme on le voit dans un passage très connu d’Eupalinos que j’ai déjà en partie cité : « Dis-moi (puisque tu es si sensible aux effets de l’architecture), n’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont plus rares, chantent ? »41. Toutefois, Zilberberg présente les choses comme si pour Valéry le rapport analytique à l’œuvre — théorème accentué et privilégié encore plus fortement chez Zilberberg — était « phatique, de l’ordre de la communication, et manipulatoire, puisque cette communication est asymétrique, mais ce subir est consenti, détensif, gouverné par un vouloir (bien)-se laisser faire »42 ! Il convient pourtant de noter que la suite architecture / musique / langage chez Valéry et Zilberberg n’a pas le même relief. Chez Valéry, il ne semble pas y avoir une hiérarchie entre les parcours. L’architecture et la musique fusionnent sans jamais s’opposer, et le langage ne surplombe d’aucune façon cette fusion, tandis que dans la lecture de Zilberberg « l’architecture est un terme neutre, puis la musique, le terme superlatif, les deux mobilisés dans un événement esthétique dont l’existence dépend de sa “dicibilité” »43. C’est le langage qui rend le moment esthétique suprême possible puisque la parole est génératrice de tensivité et, par conséquent, de la signifiance de la forme / substance des espaces architecturaux et des temporalités musicales. Zilberberg, qui prend Hjelmslev à témoin44, insiste dans un grand nombre de pages sur l’idée que le terme ab quo est la parole et le terme ad quem la figure spatiale et temporelle. La parole est poïétique.

Marges 2 – 1992, Présence de Wölfflin

Note de bas de page 45 :

Claude Zilberberg cite les trois œuvres les plus importantes de Wölfflin dans leur traduction en français : Renaissance et baroque (Renaissance und Barock, 1888), Paris, Livre de Poche, 1989 ou Paris, Monfort, 1861/1988 (trad. G. Ballangé, présentation de B. Teyssèdre) ; Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, 1915), Paris, Monfort, 1986/1992 ; Réflexions sur l’histoire de l’art (Gedanken zur Kunstgeschichte, 1941), Paris, Flammarion, Champs (trad. R. Rochlitz, présentation de J. Gantner), 1982/1997. L’étude de Claude Zilberberg est la reprise d’un exposé du 13 février 1991 au séminaire de Greimas, publié dans Nouveaux Actes Sémiotiques, 23-24, 1992.

Note de bas de page 46 :

Voir mon livre La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, Paris, Hermann, 2018, chap. VII, et Vlad Ionescu, Touch and See: Image Analysis and Aesthetics in the Art Theory of Aloïs Riegl, Heinrich Wölfflin and Wilhelm Worringer (thèse de doctorat, Institut de Philosophie, Université de Leuven (Louvain), 2012).

Note de bas de page 47 :

Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, op. cit., pp. 15-17.

Note de bas de page 48 :

Présence de Wölfflin, art. cit., p. 13.

Note de bas de page 49 :

Art. cit., p. 98.

Avec Warburg, Panofsky et Gombrich, Heinrich Wölfflin est avant tout un historien de l’art, parmi les plus grands, sans trop d’intérêts interdisciplinaires, mais fin analyste des arts plastiques, surtout de la Renaissance italienne45. Ses nombreux livres publiés pendant une longue carrière universitaire, des années 1880 à sa mort en 1945, sont abondamment illustrés par des Raphael, Botticelli, Tintoret, Dürer, mais également par des monuments architecturaux Renaissance et baroque. Wölfflin a été peu sensible aux acquis de la psychologie (expérimentale, entre autres, et celle de Lipps en particulier) qui a par contre inspiré Riegl et Worringer (le concept de Einfühlung), et pas du tout aux théorèmes de la phénoménologie husserlienne naissante. Au tournant du siècle, pendant une cinquantaine d’années, l’esthétique allemande a été en plein foisonnement. Les courants principaux ont été rassemblés, avec raison, sous l’étiquette du « formalisme »46. « Formalisme » et non pas « structuralisme », et on n’y trouve aucune allusion explicite à l’axiomatique structurale de la linguistique de Saussure ou de ses successeurs. Toutefois, Zilberberg affirme exactement le contraire en essayant de mettre en avant un « postulat structuraliste avant l’heure » chez Wölfflin. C’est sans doute ce qui l’a motivé à rédiger en 1991 un essai de cent-huit pages consacré à ce grand historien de l’art. L’argumentation de Zilberberg est passablement convaincante. A première vue, Wölfflin introduit, déjà dans son livre de jeunesse, Renaissance et baroque, de 1880, le binarisme qui parcourt sa pensée tout au long de sa carrière : le classique s’oppose paradigmatiquement au baroque. Cette dichotomisation formaliste s’actualise, comme on sait, selon cinq couples de catégories : le passage du classique au baroque, c’est le passage 1) du linéaire au pictural (valorisation de la ligne vs sa dévalorisation) ; 2) d’une présentation par plans à une représentation en profondeur ; 3) de la forme fermée à la forme ouverte ; 4) de la pluralité à l’unité ; 5) de la clarté absolue à la clarté relative des objets présentés47. En outre, le baroque est marqué par la présentation de contrastes d’ombre et lumière, par la proscription de la règle, et par la suggestion de l’insaisissable. Zilberberg qualifie une telle paradigmatisation des deux « styles » une « antagonisation » qu’il considère comme « formaliste » ou « schématique ». Une description formaliste se réduit à un inventaire d’oppositions qui donne une impression d’exhaustivité et rien de plus. Zilberberg considère Wölfflin comme « structuraliste » et non pas « formaliste » en posant que le structuralisme authentique procède autrement : « c’est la solidarité qui produit les oppositions », et Wölfflin : « Toujours est-il que [les cinq couples de catégories] se conditionnent réciproquement […], et on peut admettre qu’elles désignent cinq points de vue différents sur une seule et même chose »48. Donc un structuralisme qui n’est pas dichotomisant ou binariste, non pas un structuralisme de structures différentielles mais de dépendances participatives. Une telle épistémologie nous dirige directement vers la sémiotique tensive. La quatrième section du texte de Zilberberg a précisément comme but de démontrer comment une épistémologie « sémiologale » implique la mise en relation sans hiérarchie des cinq couples de catégories, et l’organisation d’une interdépendance, interférence ou emboîtement des cinq diapasons d’analyse, non dans un bricolage « formel » mais plutôt « structural » — « bricolage » méthodique qui se présentera comme un parcours génératif. Zilberberg réorganise alors radicalement les cinq diapasons distingués par Wölfflin. A partir de cette intégration un parcours génératif est modélisé, un parcours qui diffère cependant du modèle standard49 : installation de la tensivité où la jonction est préalable à toute disjonction ; introduction de la modalisation comme préalable à toute narrativité ; valorisation de l’aspectualisation ; dialectisation du figural et du figuratif, etc. Une telle modélisation démontrera que les deux styles, le classique et le baroque, s’actualisent seulement dans une relation de transition et non de rupture.

Note de bas de page 50 :

On connaît par ailleurs l’usage que Jean-Marie Floch a fait lui aussi, bien que d’une autre manière et avec d’autres objectifs, de cette catégorie dans plusieurs de ses analyses. Cf. par exemple « La liberté et le maintien », Identités visuelles, Paris, P.U.F., 1995 (en particulier, « Vision classique et vision baroque », pp. 120-132).

Note de bas de page 51 :

Art. cit., p. 31.

Le style, qu’il soit classique ou baroque, se déploie comme une forme-affect (réciprocité d’une forme affectante et d’un affect informé) qu’on peut déterminer selon les deux régimes figuratifs de la profondeur : la distance (pour le classique) et la présence (pour le baroque). Il s’agit d’une opposition qui se traduit en plusieurs couples de catégories : la polarisation vs la participation, la substance vs l’événement, la permanence vs le changement, le déploiement vs le déroulement. Le classique choisit la distance et fait preuve de retenue tandis que le baroque s’ancre dans la présence50. Zilberberg insère en ce lieu une digression sur la métaphorisation qui me paraît passablement gratuite, mais il continue ensuite en commentant ces deux styles de l’« économie de la profondeur » en opposant deux types de lignes : la « paisible ligne » du classique et la « ligne oblique » caractérisant le baroque. D’un côté le style classique qui porte un affect marqué par la distance, le respect, la déférence, le repos, de l’autre le baroque qui cultive la présence, provoquant l’insatisfaction, voire la nausée : les deux styles déploient ainsi des plages thymiques contrastives, l’une euphorisante, l’autre disphorisante dans la dépendance d’un manque et de l’excès. En conclusion, « le classique vise un état sans devenir et le baroque un devenir sans état, ici un “transport”, là une “extase” »51.

Note de bas de page 52 :

Art. cit., p. 34.

Que Wölfflin fasse une place importante au tempo dans la construction de l’opposition entre les deux styles s’accorde évidemment avec l’effort de sémiotisation entrepris par Zilberberg. La double phorie (euphorisante, disphorisante) marquant le sujet-actant « en situation » classique ou baroque est certainement provoquée non seulement par la nature des deux régimes figuratifs de la profondeur mais aussi et surtout par leur tempo. « Tempo oblige ! ». Zilberberg invoque à ce propos Cassirer et Merleau-Ponty, qui implante l’acte perceptif, lors de la double attitude (classique et baroque), dans « la prise unique de notre corps sur le monde »52. Ce que Zilberberg interprète évidemment sous le signe de la tensivité : le tempo organise la durée (ralentissement et accélération, concentration et expansion) et la transforme en grandeur subjectale et affective. En effet, l’affect peut être ou bien la sérénité et l’« aise » (classique), ou bien l’inquiétude et le malaise (baroque). L’« aise » repose sur la plénitude de l’être (Baudelaire est l’exemple d’un tempérament tendanciellement classique), et le malaise, d’autre part, est généré par l’imprévisibilité de la suite des événements (renvoi à Victor Hugo « à l’affût des moindres motions, glissements, passages »). Autre qualification tensive des deux positions « économiques » de la profondeur : Wölfflin indique que le baroque n’a pas pour objet la « grandeur » mais l’agrandissement, tendance vers un « colossal » qui cherche à écraser l’affect en imposant sa masse et son tempo : excès centrifugal et évidente dramatisation qui marque pour Wölfflin une décadence certaine. Mais bien d’autres stratégies caractérisent encore la spécificité de chacun des deux styles, entre autres l’importance de l’élan de la lumière, régime tonique de la profondeur…

Note de bas de page 53 :

Art. cit., p. 53.

Note de bas de page 54 :

(...)

Note de bas de page 55 :

Art. cit., p. 108.

Note de bas de page 56 :

Art. cit., pp. 102-103.

Note de bas de page 57 :

Art. cit., p. 103.

Note de bas de page 58 :

Art. cit., p. 108.

L’analyse de l’« économie de la profondeur » dans la paradigmatisation proposée par Wölfflin est riche et polyvalente, et Zilberberg y trouve une mine de matériaux qui préfigurent la grammaire tensive systématique qu’il va élaborer dans les années quatre-vingt-dix, entre autres à partir de son étude sur Wölfflin, pour aboutir aux Eléments de grammaire tensive de 2006. Son estime pour Wölfflin est évidente, avec une restriction qui fait sourire : « Wölfflin trahit souvent sa propre intelligence du baroque parce que le langage qu’il convoque est celui que l’art classique demandait, mais cet emprunt le conduit à multiplier les définitions négatives tout en percevant nettement que la “profondeur” — syncrétisme résoluble de l’intensité, d’une transitivité sans objet, du tempo était, sous cette condition, indicible »53. Le Zilberberg de tempérament classique, tout comme Wölfflin, est sans doute plus baroque qu’il ne l’avoue…54 Je cite la dernière phrase de l’article sur Wölfflin : « Il est clair que pour l’auteur de Renaissance et baroque l’esthétique implicite, avec quelque raison, une éthique »55, et il me paraît évident que notre sémioticien-commentateur partage cette opinion qui consiste surtout dans l’acceptation éthique de la relativité de la double valorisation (en faveur de la Renaissance ou du baroque). Comme il n’y a pas de rupture mais une transition entre les deux paradigmes, il ne serait pas « éthique » ou justifiable de se cramponner à « une opposition frustre entre termes polaires ». Il faut plutôt accepter une opposition « entre dominances, composant un trait dominant, accentué, et un trait dominé, récessif »56. Ainsi, dans les dernières pages de l’essai sur Wölfflin, Zilberberg qualifie les deux attitudes paradigmatiques comme des « poétiques » au tempo spécifique : « une poétique de l’extension garantie par la solennité inséparable d’un tempo lent (style classique), tandis que le style baroque poursuit une poétique de la concentration dont le sujet opérateur ne pouvait être qu’un tempo emporté. Mais chacune de ces poétiques ne laisse pas, quand elle s’approche de sa limite, de commencer à ressembler à l’autre »57. Le dernier paragraphe de l’étude sur Wölfflin résume magnifiquement les deux poétiques, qui d’ailleurs tendent à fusionner « parce que l’esthétique des deux poétiques implicite […] une éthique »58.

Marges 3 – 2000, Esquisse d’une grammaire du sublime chez Longin

Note de bas de page 59 :

Zilberberg cite le texte de Longin dans deux traductions : Le traité du sublime, traduction de Boileau, Paris, Le Livre de Poche, 1993, et Du sublime, la traduction de Jackie Pigeaud, Paris, Rivages poche, Petite Bibliothèque, 1991/1993. Le texte de Claude Zilberberg se trouve dans Langages, 34, 137, 2000, pp. 102-121.

Note de bas de page 60 :

Voir Baldine Saint Girons, Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005, surtout chap. III ; Céline Flécheux (éd.), Le sublime. Poétique, esthétique, philosophie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018, et l’Introduction à la traduction de Longin par Jackie Pigeaud, op. cit.

Note de bas de page 61 :

Baldine Saint Girons, op.cit., p. 51.

Note de bas de page 62 :

Ibid., pp. 52-53.

Peri Hupsous, Du sublime59, lettre-traité du philosophe-rhétoricien grec Longinus à Rome au temps de Tibère, n’est que le début d’une réflexion sur le sublime qui comporte, dans l’histoire de la pensée, essentiellement quatre étapes : Longin, Vico, Burke et Kant. C’est évidemment l’Analytique du Sublime dans la Critique de la faculté de juger qui a eu le plus grand impact sur la pensée esthétique (voir Jean-François Lyotard et d’autres positions postmodernes) — les expériences du beau et du sublime sont exclusives pour Kant et sont générées par des corrélats d’une structure totalement distincte (dans la nature et dans l’art). Si on se tourne maintenant vers les origines de cette histoire, on découvre une double filiation. D’un côté, la philosophie grecque (à partir de Platon) où hupsos (substantif) signifie « hauteur », à connotation métaphysique (« élévation de l’âme ») et certainement morale. La verticalité (hauteur, élévation, sommet, comble, cime) y est essentielle mais la prédication est métaphorique. Une fois repris dans le cadre gréco-romain, sublime (adjectif) marque plutôt un style oratoire déterminé (une façon de parler « véhémente, terrible ») — le discours en est nécessairement le médium. Longin est tributaire de cette double orientation, d’une part morale et d’autre part rhétorique60. L’étymologie de sub-limis est bien informative. Le sub- n’indique pas un rang d’infériorité ou de soumission mais plutôt un déplacement vers le haut, tandis que limis est un seuil, une limite, « qui qualifie le regard, lorsqu’il est indirect et porté à la dérobée, (…) ou bien un mouvement d’élévation complexe », sens dynamique par conséquent et obliquité du regard vers le haut61. L’adjectif sublimis, dans sa jonction avec le grec hupsos, entre dans le vocabulaire rhétorique (Cicéron, Quintilien) pour caractériser le style grave, robuste, véhément. En effet, le style grave est un genre de la rhétorique : gravis ou sublimis, puissant et imposant, cultive également l’ornement et l’amplification : « excès d’embonpoint »62, analogue au corps physique volumineux, marqué par l’abondance (ubertas, prédicat qu’on retrouve jusque dans l’esthétique de Baumgarten et qui y représente le moment épicurien que Kant va reprendre dans son Analytique du Sublime), par la gravité, et même par la capacité d’éveiller les passions. On relève donc facilement dans ces connotations de sublimis l’idéal romain de puissance : l’ampleur et la majesté du style y domine l’élévation de l’âme et la noblesse de l’esprit. Qu’il y ait de la sublimation du tragique dans cet éblouissement d’un style amplifié, on le découvre également dans ce traité savant et humain de Longin. On peut dire que chez Longin le sémantisme du sublime reste tributaire des deux sources : l’élévation (morale) grecque et la puissance (rhétorique) romaine. Le traité passe constamment du genus vivendi au genus dicendi, et c’est bien dans ce contexte qu’on peut situer l’essai de Zilberberg.

Note de bas de page 63 :

Art. cit., p. 103.

Note de bas de page 64 :

Longin, Du sublime (trad. J. Pigeaud), op.cit., XI-XII, pp. 73-74.

Note de bas de page 65 :

Art. cit., p. 106.

Claude Zilberberg ne lit pas Longin comme un philosophe moraliste ou un rhétoricien mais comme proto-sémioticien. Le but de l’article de Langages, dont le thème général est « Sémiotique du discours et tensions rhétoriques », est de sémiotiser certaines catégories rhétorico-philosophiques centrales dans Peri Hupsous, cette subtile lettre-traité qui a fasciné tant de moralistes et d’esthéticiens à partir du XVIIe siècle (Boileau, entre autres), pour les transformer en catégories de la grammaire tensive. Nulle part, oserai-je dire, la perte de signifiance n’est aussi délibérément massive que dans cet effort déductif dont pourtant l’habileté et la perspicacité impressionnent. La méthode sous-jacente de Zilberberg est bien celle de l’épistémologie et de la linguistique de Hjelmslev (isomorphisme entre la forme du contenu et la forme de l’expression, prévalence de la structure prosodique — accent vs modulation) mais toujours en « montrant [malgré tout] une inquiétude pour les grandeurs en dehors des réseaux constitués »63. Le schéma le plus général de la grammaire tensive sert à l’auteur de principe d’intégration des notions souvent intuitives de Longin. Le schéma est construit sur la base des valeurs d’intensité (expression analytique du sensible : l’accent est la forme exemplaire de l’intensité, et l’éclat est la valence intensive du sensible) et d’extensité (expression analytique de l’intelligible : la modulation est la forme exemplaire de l’extensité, et l’étendue est la valence extensive de l’intelligible). On a déjà découvert cette position dans l’Essai sur les modalités tensives. Intensité et extensité admettent elles-mêmes deux sous-dimensions : l’intensité a pour sous-dimensions le tempo et la tonicité, et l’extensité la temporalité et la spatialité. C’est dans ce cadre conceptuel strict, qui circonscrit l’espace tensif, que la sublimité reçoit sa détermination sémiotique et que la lecture idiosyncrasique et fragmentaire de Longin s’installe. Je ne cite que quelques exemples illustrant la « méthode » zilberberguienne face à Peri Hupsous. L’amplification est certainement un ressort primordial de l’expérience du sublime, de Longin à Kant, et Zilberberg reprend ce prédicat dans sa définition de la direction phorique pour marquer l’arrêt, la progression, la saturation (atteinte d’une limite) du ressentir du sublime. Longin : « L’amplification (auksèsis) : (…) quand des éléments apportant, en rouleaux successifs, du renfort à d’autres éléments, produisant, sans discontinuités, de la grandeur par degrés. (…) Il faut néanmoins que l’orateur sache que rien de cela ne peut par soi-même, sans le sublime, aboutir à la perfection. (…) Là où tu enlèveras le sublime, ce sera comme arracher l’âme du corps. Car sur-le-champ elle perd sa force et se vide de son énergie, si elle n’a pas le renfort conjoint du sublime. (…) Selon [les auteurs des traités de rhétorique], l’amplification est un discours qui ajoute de la grandeur aux sujets. (…) Moi, il me semble que (…) le sublime réside dans l’élévation, l’amplification dans le nombre. L’amplification a besoin absolument de la quantité et du superflu. L’amplification (…) est l’action de mener à terme, donnant de la force, par l’insistance, à ce qui est élaboré »64. Que l’amplification soit dans le nombre, dans la quantité (dans son opposition à l’élévation qui est plutôt qualitative) est un argument que Zilberberg emploie avec finesse dans sa description « grammaticale » (tensive) du ressentir de la sublimité : dans cet affect-là, il y a une suite de « provisoires limites du ressentir, d’intervalles dans la direction tensive ascendante avec une “quantité” de pauses (intervalles) dans la phorie immanente à la direction »65. C’est ainsi que l’approche du sublime en termes d’amplification réunit Longin et Zilberberg, la rhétorico-philosophie de l’ère augustinienne et la sémiotique tensive.

Note de bas de page 66 :

Op. cit., pp. 52-53. Zilberberg exploite les différences entre les traductions de Boileau et de Pigeaud. Il semble que celle de Boileau est moins littérale mais plus riche de connotations.

Note de bas de page 67 :

Art. cit., pp. 109-110.

Je pourrais faire le même exercice concernant l’extase et le sujet extatique, catégories qui, de Longin à Kant, ont servi à qualifier l’expérience du sublime. Longin ne consacre qu’un seul paragraphe à l’extase : « Car ce n’est pas à la persuasion mais à l’extase que la sublime nature mène les auditeurs. Assurément partout, accompagné du choc, le merveilleux toujours l’emporte sur ce qui vise à convaincre et à plaire ; (…) ce dont nous parlons ici, en apportant une emprise et une force irrésistible, s’établit bien au-dessus de l’auditeur. (…) Le sublime, quand il se produit au moment opportun, comme la foudre il disperse tout et sur-le-champ manifeste, concentrée, la force de l’orateur »66. La traduction de Boileau est plus spécifique : « Le Sublime ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise », et Zilberberg commente : « Il apparaît aussitôt (…) que le sublime est de l’ordre de la décadence et, aspectuellement parlant, de l’ordre de la sommation, et (…) que le sublime a pour mesure et sanction les affects majeurs unanimement reconnus : l’étonnement, la surprise et l’admiration », constellation évidemment reconnue dans les philosophies du sublime, même chez Kant, tandis que les notions de « décadence » et de « sommation » appartiennent bien sûr au vocabulaire de la conception tensive du tempo (la vivacité du tempo), sous-dimension de l’intensité, et on est évidemment ainsi dans l’ordre du temps rythmé des affects, donc de l’accent. De plus, l’extase du sujet dans l’expérience du sublime présuppose une rupture d’identité, « un sujet aux prises avec le survenir de sa division intime », écrit magnifiquement Zilberberg67. Je partage l’opinion de notre sémioticien quand il ajoute qu’il faudrait dissocier mieux l’extase de l’admiration, la première déterminant plutôt le sublime intensif et la seconde un sublime extensif (à la Descartes dans le Traité des passions)

Note de bas de page 68 :

Ibid.

Ajoutons à cette présentation du « sublime intensif » une dernière remarque concernant la tonicité, remarque suggérée par un autre syntagme du même paragraphe de Longin : « Le Sublime donne (…) une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l’âme »68, tensivité placée sous le signe de la soudaineté de la transformation d’un sujet-actant qui est un sujet disjoint libéré de son ego et de ses appendices déictiques et dont la structure modale marque une compétence virtualisée (c’est d’ailleurs ainsi que Zilberberg rapproche le sublime de Longin et le religieux de Durkheim). C’est dire que la valence de la tonicité est suprême dans l’expérience du sublime, la quête de l’objet de valeur est super-affective, la « vigueur » de la (con)quête est « noble » (au sens de « surpuissante », toujours en quête du dépassement du nombre, de la mise en question de la mesure), affirme Longin. Ainsi le tempo et la tonicité se conjuguent dans l’expérience du sublime dont Longin a intelligemment compris l’essence et dont la reconstruction sémiotique de Zilberberg nous fait comprendre la « grammaire ».

Marges 4 – 2007, Riegl et l’invention du paradigme

Note de bas de page 69 :

Zilberberg ne cite qu’un seul livre d’Aloïs Riegl (en traduction française) : Grammaire historique des arts plastiques, Paris, Klincksieck, 1978. Il y a évidemment beaucoup plus — l’œuvre est immense et de la plus grande importance pour l’esthétique philosophique. Voir mon livre La main et la matière. Jalons d’une haptologie de l’œuvre d’art, op. cit., chap. VII, « Le formalisme tactique d’Aloïs Riegl : le regard haptique », pp. 315-370. L’étude de Claude Zilberberg, « Riegl ou l’invention du paradigme » est parue dans les Nouveaux Actes Sémiotiques, 110, 2007.

Aloïs Riegl est sans doute, avec Heinrich Wölfflin, le plus influent des esthéticiens allemands du tournant du XXe siècle69. Dix ans séparent l’étude de Wölfflin de celle de Riegl. Riegl est à l’origine de la paradigmatisation visuel vs tactile, et par là d’une double conception de l’expérience esthétique. L’espace haptique (« l’œil qui touche, palpe, tâtonne ») est directement stimulé par le sentiment de proximité du corps du sujet avec le corrélat artistique. De la certitude de l’impénétrabilité tactile dans l’expérience du toucher dépend également la conviction de l’individualité matérielle de l’objet d’art. Riegl exploite l’opposition du toucher et de la vision sous le rapport de la sécurité affective qu’ils déterminent : le toucher rassure parce qu’il ferme et bouche l’espace, alors que la vision ouvre l’espace et par là inquiète. La vision donne un certain sentiment d’insécurité, ce qui n’est pas du tout le cas de l’expérience haptique où l’impression du libre espace est détruite. Il est vrai que le modèle est complexe et qu’il introduit des paramètres supplémentaires : la mémoire (« le souvenir d’expériences du toucher ») et une certaine imagination (« les illusions des sens », la perception de « simples apparences »). On ne peut nier que Gilles Deleuze, quand il formule sa conception haptique de l’expérience esthétique, est très dépendant des idées d’Aloïs Riegl auquel il se réfère souvent et toujours avec admiration. Deleuze ne fait pas une analyse textuelle de Riegl et il n’est même pas certain qu’il ait pu prendre connaissance in extenso des œuvres du grand historien de l’art, mais il situe Riegl avec une grande perspicacité dans le « paradigme haptologique ». Après Riegl, il a compris que l’insistance sur l’organisation hiérarchique des cinq sens, sur l’impact des mécanismes interesthésiques et synesthésiques, est sans doute le moyen le plus efficace de détrôner la conception métaphysique de la sensorialité depuis Platon, l’idée que la mise-en-espace n’est l’affaire que de la vision, de l’œil, rétinal ou mental, l’affaire de la pure opticalité, passive, réceptive, transparente et objectivante. Pour déconstruire cette métaphysique de la visibilité, il fallait un Riegl qui présente une alternative, celle de la spatialisation haptique, et qui défend une conception pluri-esthésique de la spatialisation tenant compte de la richesse globale de la vie sensorielle du sujet, et surtout de sa compétence « haptique ». Toutefois, il est important de remarquer que le toucher n’est pas uniquement un geste objectivant de structuration spatiale mais qu’il « invite » aussi à un geste subjectif, une certaine « manière de penser ». Ce supplément introduit par Deleuze enrichit certainement la conception du toucher et nous semble très important pour la compréhension de la théorie rieglienne. Proximité de l’objet, absence de profondeur et hypostase de la matérialité, voici des conditions essentielles de l’expérience haptique : non pas le monde chaotique, fugace et dysphorique de la vision à distance mais la certitude de la matière palpable, l’euphorie d’avoir la « vérité » entre les doigts. Le fil rouge qui parcourt la méthodologie de Riegl et son anthropologie n’est pas tant la main qui touche mais l’œil qui touche, en d’autres termes, non pas la main du sculpteur qui façonne sa statue à la manière de Pygmalion, mais l’œil, aussi bien de l’observateur que de l’artiste, l’œil qui scrute, organise, formalise. Le regard haptique caresse et, en caressant, il crée clarté, harmonie, beauté. Dans son investissement esthétique, la vue devient regard. Si le regard haptique fonctionne « par analogie » avec la main, c’est que le regard de l’esthète, qu’il soit artiste ou amoureux de l’art, est intensément touché, blessé même, par la rugosité, la moiteur, la viscosité résistante de la matière. C’est à partir de cette expérience existentielle que Riegl a proposé le modèle « haptologique » dans histoire de l’esthétique.

Note de bas de page 70 :

Cl. Zilberberg, « Riegl et l’invention du paradigme », art.cit., pp. 1-2.

Note de bas de page 71 :

Art. cit., p. 9.

Claude Zilberberg a saisi l’importance de la position « haptologique » d’Aloïs Riegl. Il se focalise surtout sur la problématique fiduciaire de la perception visuelle : « l’avancement du regard dans la profondeur s’[effectue] aux dépens de la certitude : tel qui s’engage dans la profondeur s’avancerait dans l’incertain, dans la virtualisation de l’éclat, dans l’atonie. (...) Qui fait prévaloir la certitude intime est conduit à préférer (...) les valeurs dites tactiles aux valeurs visuelles ». C’est ainsi qu’on peut poser que « Riegl ouvre une crise véridictoire de grande ampleur en retirant à la vision la créance que chacun lui accorde »70. L’optique, en effet, n’aura plus le privilège du vrai : la réalité est ce que le toucher sent comme proximité, l’apparence ce que la vision construit dans l’éloignement. « Invention du paradigme », « construction » plutôt, méthode qui permettra même de proposer une typologie des périodes en histoire de l’art (avec le privilège de l’âge égyptien) et de caractériser les styles dans la dépendance de leur « choix » paradigmatique (tactile vs visuel). Ce « choix » paradigmatique, au tournant du siècle, était soutenu également par les nouvelles découvertes en psychologie expérimentale, par la Gestalttheorie entre autres. Zilberberg s’insère ainsi dans l’histoire de l’esthétique allemande en utilisant d’ailleurs la thèse de Hildebrand qui invente la distinction entre « vision rapprochée » (Nahbild) et « vision éloignée » (Fernbild), et en faisant allusion à Worringer, à Wölfflin comme nous l’avons déjà relevé, et à Lipps, le psycho-philosophe qui a développé la théorie de l’Einfühlung, acquis définitif pour l’esthétique philosophique du XXe siècle. Zilberberg comprend l’opposition entre Nahbild et Fernbild à l’aide de ce qu’il appelle « les deux possibilités iconiques de la structure canonique » : la figure (détonation de l’accent) et le fond (actualisé par l’atonisation), des catégories de sa propre grammaire tensive. Ce sera alors à Wölfflin de concrétiser les deux positions paradigmatisées par Hildebrand et Riegl, la vision rapprochée et la vision éloignée, en histoire de l’art : on y constate que la vision rapprochée s’incarne dans l’art linéaire de la Renaissance (repos, parvenir, l’apparu), et la vision éloignée dans l’art pictural du baroque (agitation, survenir, l’apparaissant : « le baroque n’évoque pas la plénitude de l’être, mais le devenir, l’événement, non pas la satisfaction mais l’insatisfaction et l’instabilité »71).

Note de bas de page 72 :

Art. cit., p. 3 et 7.

Note de bas de page 73 :

Art. cit., p. 6.

Note de bas de page 74 :

Art. cit., p. 8.

Le fait que la fiducie soit honorée, ou non, dépend bien, comme l’affirme Zilberberg, de l’expérience haptique, plus précisément de l’implication du felix aestheticus dans un « contrat thymique » puisqu’il y a dans l’expérience haptique un désir de bonheur, le désir d’harmonie entre le sujet et la nature — bonheur et jouissance inhérents à l’impulsion même du Kunstwollen (souvent traduit comme « volonté formatrice »), autre notion que Riegl a grandement exploitée. Zilberberg n’hésite pas à qualifier ce contrat thymique d’« hédoniste »72. C’est précisément ici que la notion d’Einfühlung chez Lipps, Worringer, Riegl et plus tard Berenson, acquiert sa valeur : Einfühlung, « jouissance objectivée de soi » (Lipps), « effusion », « infusion » même, dans la traduction de Zilberberg, « expression de l’organique référée à la corporéité du vivant »73 avec sa connotation d’un survenir extatique, est de toute évidence une idée facile à insérer dans une conception tensive de la phorie, tout comme l’idée du « sentiment d’angoisse (Angst) » dans le régime de l’opticalité. Il est évident que Zilberberg récupère avec aisance cette « assiette structurale de la véridiction » (relation à la spatialité : « la vision qui dévoile le désordre des choses et virtualise la claire individualité matérielle »74) dans sa sémiotique de l’intensivité et des formes-affects du sujet-actant. Et Zilberberg n’a aucune difficulté à accepter l’« intensité de vie », même le « vécu comme une extase », comme terme métasémiotique de sa grammaire tensive. La « frappe accentuelle », « l’impact de la masse thymique », voilà des théorèmes tensifs en pleine concordance avec les acquis de l’esthétique allemande cristallisés dans la psycho-philosophie de Riegl.

*

Note de bas de page 75 :

Entre autres, dans Présence de Wölfflin, art. cit., p. 49.

Claude Zilberberg, en 2012, me remet un exemplaire de La structure tensive, son dernier livre, en me confiant avec une émouvante sincérité amicale : « Maintenant c’est achevé. Je n’ai plus rien à dire… ». Une « œuvre » s’est achevée, une vraie œuvre marquée avant tout par la consistance. Claude aimait ce mot de Poe qu’il citait souvent75, la consistance, « la grande avenue, la majestueuse route royale ». Toutefois, une œuvre a aussi ses débuts et ses marges, avenues parallèles, routes secondaires, tout aussi consistantes. Je vous ai proposé de pénétrer dans l’œuvre par les nefs latérales, ses débuts et ses marges pour que l’œuvre soit mieux comprise et plus encore appréciée.

 

Bruxelles, décembre 2019/janvier 2020

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