L’incitation douce dans la mise en œuvre des politiques linguistiques
Le cas des usages non sexistes

Jean-Marie KLINKENBERG

Membre de l’Académie royale de Belgique
Président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique (Belgique)

https://doi.org/10.25965/as.6692

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : corpus, écriture inclusive, féminisation, linguistique, modèle actantiel, politique linguistique, sociolinguistique, statut

Auteurs cités : Susan BADDELEY, Marie-José BÉGUELIN, Amir BIGLARI, Pierre BOUCHARD, Pierre BOURDIEU, Jean-François DE PIETRO, Anne DISTER, Witold DOROZEWSKI, Émile DURKHEIM, Umberto ECO, GROUPE µ, Noëlle GUILLOTON, Fabrice JEJCIC, Jean-Marie KLINKENBERG, Camille MARTINEZ, Marie-Josèphe MATHIEU, Robert King MERTON, Michel MEYER, Marie-Louise MOREAU, Chantal MOUFFE, Alain RABATEL, Nathalie ROELENS, Laurence ROSIER, Ferdinand de SAUSSURE, Pierrette VACHON-L'HEUREUX

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Texte intégral
Note de bas de page 2 :

Sur mes conceptions en matière de politique linguistique, voir La langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue française, Paris, PUF, « La politique éclatée », 2001, et La Langue dans la cité. Vivre et penser l’équité linguistique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015. Sur mon expérience en la matière, je renvoie à Votre langue est à vous. Quarante ans de politique linguistique en Belgique francophone, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, « Français & Société », 31, 2020.

La plupart des participants au colloque dont ces Actes sont le fruit, et sans doute également nombre de lecteurs de cette contribution, me connaissent comme sémioticien. C’est pourtant à un autre titre que j’interviens ici : comme l’un de ceux qui, depuis plus de trente ans, sont engagés dans la conception et dans la mise en œuvre de la politique linguistique de leur pays, et comme celui qui a, conjointement, mené une réflexion à la fois théorique et méthodologique sur la question2. Or, sans que nous connussions le mot, les nudges ont tenu une place importante dans cette action et dans cette réflexion, pour des raisons qui vont apparaitre.

L’intérêt de traiter ce sujet dans cette perspective est double à mes yeux. D’un côté, la théorie des nudges est de nature à éclairer l’action des responsables des politiques linguistiques. En retour, la préoccupation pour celles-ci permet de questionner la théorie et même d’en établir certaines limites. Pour illustrer cette dialectique, nous nous servirons d’un dossier que nos fonctions nous ont amené à instruire à plus d’une reprise : la promotion d’une écriture non sexiste, particulièrement par l’adoption d’une terminologie féminisée en matière de noms de métiers, titres, grades et fonctions.

1. Introduction : des mésaventures dues à la langue

Pour mieux faire comprendre quels peuvent être les objets d’une politique linguistique, commençons par invoquer trois petites mésaventures banales.

Mon ami Albert Delmotte avait vraiment envie de ce home-cinéma, avec ses enceintes arrière sans fil et son impressionnant caisson de basses. Et il a finalement craqué. Mais il n’a pas bien compris les clauses en petits caractères qui figuraient sur son contrat de vente à tempérament. Et le voilà gravement endetté. Une autre amie, Gilberte Martinez, adore bricoler. Elle était très fière de l’installation de parlophonie et de vidéophonie qu’elle allait installer à sa porte. Mais comme le mode d’emploi était rédigé dans une série de langues qu’elle ne comprend pas, elle a commis une erreur de manipulation. L’appareillage est à présent gravement endommagé et, bien évidemment, ni le fabricant ni le détaillant n’interviendront. Un troisième de mes amis, Mongi Marzouki, est un ingénieur précis et créatif. Mais il n’aura pas d’augmentation dans son entreprise, car il n’est pas trilingue. Or, conformément à une sorte de règle non écrite dans mon pays, c’est là un strict minimum aux yeux de son DRH, quelles que soient les fonctions des cadres qui sont sous ses ordres.

Ces situations sont évidemment très dommageables pour ceux qui les vivent : perte d’argent, de temps, de confiance en soi, risques physiques même. Multipliées, elles portent aussi préjudice à l’ensemble de la société.

De telles mésaventures sont fréquentes, au point d’être banales. Mais constituent-elles une fatalité ? Ne peut-on faire quelque chose pour les prévenir ? Sans doute. Par exemple former ceux qui rédigent des textes techniques, administratifs ou commerciaux pour qu’ils soient compréhensibles par le public auquel ils s’adressent ; obliger les fabricants à étiqueter et vendre leurs produits dans la langue du client ; promouvoir des méthodes rapides d’acquisition des langues…

C’est évidemment à la collectivité de prendre toutes ces mesures en charge. Exactement de la même manière qu’elle s’occupe de l’hygiène sur les lieux de travail ou de la sécurisation des passages à niveau. Autrement dit, ces mesures relèvent du politique.

Or quel est le point commun entre toutes ces petites infortunes ? C’est la langue. Il y a donc place dans nos sociétés pour une politique de la langue, à côté d’une politique de la santé, d’une politique du travail, d’une politique de l’environnement ou d’une politique culturelle. Mais cette politique linguistique reste une inconnue et cela pour deux raisons.

2. La politique linguistique, cette malconnue

Que la langue soit un facteur d’inclusion ou d’exclusion est évident pour les intervenants de terrain, qu’ils soient travailleurs sociaux, animateurs culturels ou écrivains publics. Mais le paradoxe veut que la dimension proprement langagière de l’inclusion ne soit en général que rarement prise en compte dans les politiques sociales. Nous touchons ici à une des caractéristiques majeures de la structure de l’imaginaire linguistique : l’élimination du sujet social.

2.1. Un fait social nécessairement dépolitisé

La langue est en effet fréquemment vue comme un en-soi, coupée de ses déterminations, comme une essence et non comme un objet contingent. De sorte qu’on la considère dans son unité, et non dans sa diversité (on dit LE français, alors que toute langue est plurielle) ; dans sa spécificité (le français, l’allemand…) et non dans sa généricité (la langue). De sorte aussi qu’on l’oppose nécessairement à ses usagers. Car pour le discours essentialiste, défendre la langue, c’est d’abord la mettre à l’abri de ceux qui y touchent et qui, intervenant fatalement sur elle par le fait même qu’ils en usent, ne peuvent que la dégrader.

Note de bas de page 3 :

On a pu établir que la conception de la langue défendue par Saussure avait subi l’influence de Durkheim. Cfr Witold Dorozewski, « Quelques remarques sur les rapports de la sociologie et de la linguistique : Durkheim et F. de Saussure », Journal de psychologie normale et pathologique, n° 30, pp. 82-91, 1933 ; voir aussi mon article « Sémiotique et sociologie » dans Amir Biglari (éd., avec la coll. de Nathalie Roelens), La sémiotique en interface, Paris, Kimé, 2018, pp. 69-98.

Cette autonomisation de la langue n’a rien d’étonnant si on la considère comme un fait social au sens de Durkheim : un tel fait se reconnait au pouvoir de coercition en vertu duquel il s’impose au sujet3. Or on sait que pour Bourdieu, l’autonomie d’un champ se manifeste par la capacité qu’a celui-ci de s’organiser indépendamment des autres pouvoirs sociaux — et notamment du pouvoir politique et du pouvoir économique, aux déterminations desquels il échappe —, et se caractérise par sa propension à gérer ses valeurs selon des principes qui lui sont propres. Le couronnement du processus d’autonomisation étant la mise au point d’institutions, soit l’ensemble des instruments de régulation et d’organisation du champ (académies, écoles, bescherelles…). Et c’est bien ce qui est arrivé en France à la langue écrite au début du XIXe siècle, à l’aube de l’ère industrielle : tout en continuant à jouer un rôle important dans la sélection et la distinction, elle s’est puissamment organisée sous la forme d’une institution au discours fort, institution si autonome qu’elle apparait aujourd’hui comme une forteresse imprenable (si dans une discussion on peut à la rigueur persuader son interlocuteur que la terre n’est pas plate ou que les baleines ne sont pas des poissons, bonne chance pour lui expliquer que l’accord du participe passé avec avoir est une mauvaise farce…). Et le résultat est là : le francophone souffre d’une hypertrophie de la glande grammaticale et produit des discours fantasmatiques sur sa langue.

Note de bas de page 4 :

Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 39.

Une telle conception permet de décrire les énoncés sans rapporter ce procès social aux conditions sociales de leur production et de leur reproduction4 et occulte donc la violence symbolique des échanges. Et cette occultation, sorte de nudge négatif, permet que le pouvoir s’exerce aisément sur le marché ainsi ouvert.

Cette dépolitisation de l’objet pose évidemment la question des modalités de l’action sur la langue, qui ne pourra que difficilement prendre des formes volontaristes.

2.2. Une nécessaire transversalité

Il faut aussi souligner l’existence d’un malentendu, qui accompagne toute politique linguistique, et qui rend également celle-ci invisible. Il porte sur la notion de culture.

Jusque dans les années 60, le mot « culture » renvoie presque univoquement à la peinture, à la musique, au théâtre et à la littérature (bientôt au cinéma) : bref, aux « beaux-arts ». C’est à partir de ce moment seulement qu’il se verra de plus en plus fréquemment utilisé dans son sens anthropologique : un ensemble d’outils de nature symbolique permettant à un groupe de se situer dans le temps, dans l’espace et surtout dans l’espace particulier que sont les relations avec les autres.

Or la langue est souvent conçue comme un objet relevant exclusivement de la première conception. Et bien que le cadre culturel ait permis d’engranger d’importants résultats en matière de politique linguistique, ceux-ci restent très limités. En effet, objet transversal, la langue est partout dans le social. Elle constitue une dimension importante d’un grand nombre de problèmes qui n’apparaissent pas au premier abord comme de nature langagière. Elle joue ainsi un rôle important dans l’enseignement, certes, mais aussi dans la politique scientifique (diffusion des résultats par les voies spécialisées, vulgarisation…), dans la politique de protection du consommateur (modes d'emploi, sécurité), dans la politique de la formation et de l'emploi, dans la politique de protection et de promotion du travailleur (langue des contrats, du travail, du capital, des instructions accompagnant l’équipement…), dans la politique de contacts entre le citoyen et les pouvoirs publics, cible privilégiées des nudges (simplification du langage administratif, juridique, etc.), dans la place de l’intégration linguistique dans la politique d’intégration des migrants (emploi, citoyenneté, logement, environnement multiculturel…), dans la fracture numérique, dans la politique de recherche et de développement, notamment en matière informatique….

Comme le montre cette énumération, qui n’est pas exhaustive, la prise en compte de la dimension linguistique des problèmes devrait être le fait de tout le secteur politique (et non de ses seuls organes culturels), mais aussi d’instances non définies comme politiques. Par exemple les organisations syndicales et les entreprises ont aussi, implicitement ou explicitement, une politique linguistique.

3. Les objets de la politique linguistique

3.1. Status et corpus

Cette politique peut porter sur deux types d’objets qu’on désigne traditionnellement par les mots de statut et de corpus.

Ce qu’on appelle statut recouvre les conditions de l’emploi des langues et de leurs variétés dans l’espace public (exemples de mesures concernant le statut : la protection des minorités slaves en Autriche orientale, la règlementation de la répartition territoriale des langues en Suisse, le régime de l’affichage commercial au Québec, la définition constitutionnelle du français comme « la langue de la République »)… Les interventions sur le corpus sont celles qui concernent les structures mêmes de la langue (exemples de mesures concernant le statut : la catalanisation des noms de personnes en Catalogne, la création d’écritures dans la jeune URSS pour des langues qui n’en disposaient pas jusque-là, la création de terminologies scientifiques et techniques alimentant les bases de données de traduction…).

3.2. Attitudes différenciées

Les actions dans ces deux champs sont en général diversement appréciées.

Note de bas de page 5 :

Cf. Susan Baddeley, Fabrice Jejcic, Camille Martinez (éds.), L’Orthographe en quatre temps. 20ee anniversaire des Rectifications de l’orthographe de 1990 : Enseignement, recherche et réforme, quelles convergences ?, Actes du Colloque international de 2010, Paris, Honoré Champion « Colloques, congrès et conférences, sciences du langage », 10, 2013.

Les interventions en matière de statut sont le plus souvent considérées comme légitimes. L’application du principe peut sans doute être contestée (notamment par les minorités qui s’estimeraient brimées), mais celui-ci est rarement remis en question. Par contre, en matière de corpus, l’autonomisation dont j’ai traité ci-dessus a créé un véritable barrage : pas touche à ma langue ! Celle-ci est considérée comme un bien lié à la personne, et toute intervention est ressentie comme une atteinte douloureuse. C’est ce dont on prend la mesure lorsqu’on considère la violence des propos tenus lorsqu’il s’agit de propositions purement techniques visant à mettre un peu d’ordre dans la hirsute orthographe du français5, ou lorsqu’on envisage d’alléger l’enseignement de l’accord du participe passé, dont tous les spécialistes soulignent le caractère artificiel.

Note de bas de page 6 :

Cf. Langue française : une loi, pour quoi faire ?, Ministère de la Culture et de la Communication, Délégation générale à la langue française et aux langues de France, Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, 2015.

Ceux qui entendent intervenir sur le corpus doivent donc tenir compte de ces résistances. Une action directe et volontariste sur le corpus qui serait faite d’obligations et d’interdictions sera souvent promise à l’échec (les exemples abondent, depuis la « Loi Toubon » en France6 jusqu’à tel décret en Belgique francophone qui déclarait la guerre aux anglicismes.) Il est donc préférable d’opter pour des nudges.

4. Le dossier féminisation

Le dossier de la féminisation, qui concerne le corpus, est un bon exemple pour discuter quelques points de la théorie des nudges.

L’objectif politique ici visé est « inclure ». Un verbe qui renvoie à l’essence même de la démocratie : celle-ci vise à restituer à chacun le pouvoir sur lui-même, sur son destin et sur les évènements, en combattant les processus aboutissant à ce que désigne l’antonyme d’inclure : « exclure ». Et comme l’exclusion n’est pas un phénomène naturel, il faut savoir qu’en amont de ces processus il y a des personnes et des instances : des personnes et des instances qui excluent. En aval, il y a aussi les objets de l’exclusion : ses victimes. Parmi ces victimes, les femmes.

Bien évidemment l’essentiel des mesures à prendre pour œuvrer à cette libération n’est pas d’ordre linguistique. Ce n’est pas avec des mots que l’on viendra à bout des féminicides, du harcèlement de rue ou du plafond de verre. Mais ces mesures comportent bien un volet langagier. Et celui-ci peut tenir en un seul mot : visibilisation. Il s’agit de briser avec les usages qui occultent le rôle joué par les femmes sur toutes les scènes de la vie active, voire leur existence au sein du corps social. Et notamment de mettre en question les étiquettes masculines qui entretiennent l’idée d'une hiérarchisation des fonctions féminines et masculines et produisent in fine de la discrimination. Il s’agit aussi de lever les blocages psychologiques que ces usages suscitent chez celles-là mêmes qui en sont les victimes.

On voit donc que l’inclusion est un objectif, et qu’un des moyens tendant à produire cette inclusion est la visibilisation, certaines techniques assurant cette dernière étant langagières. Parmi ces techniques, il en est de lexicales et de syntaxiques.

Les premières visent à ce que le corps social mobilise, quand il s’agit de désigner une ou des femmes dans l’exercice de leur activité, des dénominations clairement féminines ; les secondes tendent à combattre l’occultation de ces femmes dans les textes qui réfèrent à la fois à des êtres masculins et à des êtres féminins, occultation que produit le plus souvent l’usage de formes masculines fallacieusement réputées « neutres ».

4.1. Féminisation lexicale

Le cadre historique

Note de bas de page 7 :

Pierre Bouchard, Noëlle Guilloton, Pierrette, Vachon-L’Heureux, Jean-François De Pietro, Marie-José Béguelin, Marie-Josèphe Mathieu, Marie-Louise Moreau, La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres. Au Québec, en Suisse romande, en France et en Communauté française de Belgique, Bruxelles, Direction de la langue française, « Français & société », 10, 1999.

Le mouvement de différenciation des étiquettes s’est traduit partout dans la francophonie dans une activité de création terminologique soutenue par des mesures règlementaires7. C’est le Québec qui montre la voie : dès juillet 1979, l’Office de la langue française recommande l’emploi systématique de formes féminines, déjà établies ou nouvelles, et, dans tous les cas, l’accord du déterminant au féminin ; et cette année-là, la Gazette officielle publie des recommandations aux administrations. Dans la Confédération helvétique, c’est dès les années 1970 également que l’État marque sa préoccupation d’assurer dans le langage l’égalité linguistique des sexes à travers divers arrêtés, circulaires ordonnances. En 1988, le canton de Genève adopte une loi de féminisation des titres de profession et est suivi, en 1992, par celui de Berne (qui, bilingue, publie des directives pour l’allemand comme pour le français) puis par d’autres cantons encore. En Belgique francophone, il faut attendre 1993 pour voir se prendre des mesures officielles. Le 21 juin de cette année, un décret est adopté, sur lequel nous allons revenir. En France, la ministre des Droits de la femme avait lancé en 1984 une réflexion qui devait déboucher sur une circulaire que le Premier ministre d’alors publia le 11 mars 1986 au Journal officiel. Mais cette circulaire resta lettre morte : il fallut attendre le gouvernement Jospin pour voir paraitre une nouvelle circulaire en 1998. Il est intéressant de noter qu’à l’inverse de ce qui se passe habituellement en matière de langue, c’est ainsi la France (où les réticences se sont au demeurant exprimées avec la plus de netteté) qui est de facto intervenue en dernier.

Un complexe de nudges

J’entends ici prendre ici pour exemple de nudges les initiatives prises en 1993 en Belgique francophone, au moment où commençait ma première présidence de ce qui s’appelait alors le Conseil supérieur de la langue française.

Tard venus à la féminisation lexicale, il nous fallait profiter de l’expérience des autres, et même de leurs échecs. Celui des rectifications orthographiques étudiées par le Conseil supérieur de la langue française et publiées le 6 décembre 1990 au Journal officiel de la République française était tout frais dans ma mémoire : un vrai contrexemple. En effet, si le projet avait été bien préparé en amont (ces aménagements avaient été étudiés par une Commission où étaient représentés les pouvoirs publics, de grands linguistes, mais aussi les principaux éditeurs de dictionnaires, et l’Académie française avait donné son aval à l’unanimité), le nécessaire travail d’explication à mener en aval fut pris à la légère. D’où un flot de désinformation : on n’allait plus pouvoir lire les livres du passé ; on allait droit vers la hideuse écriture phonétique ; on nivelait par le bas en offrant une prime à la facilité ; on allait brader notre mémoire en faisant fi de l’étymologie... La conclusion de cet épisode était claire : pour que nous soyons efficaces, il nous fallait de l’accompagnement et de la persuasion douce.

En mettant au point un dispositif comportant deux volets, nous fîmes des nudges sans que nous n’en sussions rien.

Le premier volet était un texte législatif.

Note de bas de page 8 :

« Le Conseil de la Communauté française a adopté et Nous, Exécutif, sanctionnons ce qui suit : Article 1er. - Les règles de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre devront notamment être appliquées dans les actes suivants : - dans les lois, décrets, ordonnances et règlements, ainsi que dans les circulaires, instructions et directives des autorités administratives ; - dans les correspondances et documents émanant des autorités administratives ; - dans les ouvrages ou manuels d’enseignement, de formation permanente ou de recherche utilisés dans les établissements, institutions et associations relevant de la Communauté française, soit parce que placés sous son autorité soit parce que soumis à son contrôle, soit bénéficiant de son concours financier. Article 2.- L’Exécutif arrête au plus tard le 1er janvier 1994 et après avis du Conseil supérieur de la langue française, les règles de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. Article 3.- Ces mêmes règles sont également applicables lors de la publication, sous quelque forme que ce soit, d’une offre ou d’une demande d’emploi. Promulguons le présent décret, ordonnons qu’il soit publié au Moniteur belge. Bruxelles, le 21 juin 1993. La Ministre-Présidente du Gouvernement de la Communauté française chargée des Affaires sociales, de la Santé et du Tourisme, L. Onkelinx. Le Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et des Relations internationales, M. Lebrun. Le Ministre de l’Éducation, de l’Audiovisuel et de la Fonction publique, E. Di Rupo. Le Ministre du Budget, de la Culture et du Sport, E. Tomas. » (Moniteur belge, 19 août 1993).

Note de bas de page 9 :

Merton, Robert King, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, « Recherches en sciences humaines », 1966.

Le « Décret relatif à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre » du 21 juin 1993 faisait une obligation aux administrations de la Communauté française un des pouvoirs fédérés constituant la Belgique et aux institutions qu’elle subventionne d’utiliser dans leurs écrits des termes féminins pour désigner les femmes considérées dans l’exercice de leur profession ou de leur fonction8. Bien que le dispositif ne fût pas très explicite sur son champ d’application matériel (ratione materiae) ni sur son champ d’application territorial (ratione loci), il s’appliquait à toutes les autorités administratives de la région unilingue de langue française. Ce Décret était bien curieux, car muet sur un point crucial : l’obligation qu’il faisait n’était assortie d’aucune sanction. On connait l’adage juridique nulla pœna sine lege : on ne peut certes en déduire nulla lex sine pœna, mais il n’empêche qu’il est rare en droit comme en général9 ­qu’une norme s’énonce sans qu’on ne précise comment elle devra être respectée. Le Décret de 1993 était donc un véritable OJNI, un objet juridique non identifié : un prescrit légal dépourvu de sanction et qui avait donc surtout une fonction incitative.

Le deuxième volet fut la mise au point de mesures d’accompagnement et de sensibilisation faisant appel à l’intelligence.

Tout d’abord, le Conseil remit, quelques jours après le Décret, son avis sur les règles morphologiques et syntaxiques propres à servir l’objectif de visibilisation. Celles-ci seront consacrées par un arrêté du Gouvernement du 13 décembre de la même année. Dans la foulée, sa Commission « féminisation » dressa un inventaire minutieux de quelque sept cents termes de professions et fonctions.

Il y eut surtout une réflexion sur la manière de diffuser et d’implémenter cette nouvelle terminologie et au final de modifier des comportements. Cela passait par une réflexion sur la manière de combattre les résistances qui allaient, sans nul doute, se manifester.

Note de bas de page 10 :

Ministère de la Communauté française de Belgique, Service de la langue française, 1994.

La principale de ces mesures fut la mise au point de la plaquette intitulée Mettre au féminin. Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titres10, qui parut en 1994 et qui contribua à dédramatiser la question. (Car que vit-on ? On vit que le féminin d’un juriste c’était une juriste et le féminin d’un analyste une analyste : pas de quoi fouetter un chat. Sauf, bien sûr, pour ceux qui voulurent s’arrêter à la pompière et à la femme-grenouille.) Cette plaquette fut distribuée non seulement aux administrations, mais aussi à toutes les personnes qui en faisaient la demande. Elles furent nombreuses. Au total, 42 000 exemplaires leur ont ainsi été distribués. Soit à peu près 1 pour 100 habitants (à l’aune française cela représenterait 630 000 exemplaires).

Ce n’est évidemment ni à cause du décret, ni à cause de la plaquette que la féminisation lexicale a été un succès. Mais ces instruments ont contribué à légitimer le mouvement. Et le fait est là : les pratiques ont spectaculairement évolué au cours des quarante dernières années ; et cette évolution s’est produite à une vitesse surprenante, lorsqu’on connait la dynamique habituelle de la mutation des langues.

Le dossier féminisation, le premier que j’aie eu à superviser durant ma première présidence, est sans doute celui qui m’a donné le plus de satisfaction. Pour de multiples raisons. Parce qu’il servait des objectifs auxquels je pouvais souscrire sans réserve ; parce que son traitement a reposé sur un véritable travail d’équipe ; parce qu’il a débouché sur des résultats tangibles ; parce qu’enfin une thématique associant une question sociale et une question langagière était discutée sur la place publique ; parce que – une fois n’est pas coutume – le pouvoir politique s’y est fortement impliqué ; parce qu’il nous a permis de travailler dans la durée, de profiter des erreurs faites et de rectifier le cap, d’améliorer à plusieurs reprises les outils mis au point ; et parce qu’il était riche de leçons sur les méthodes à adopter en matière de politique linguistique, ce à quoi nous revenons ci-après (§ 4.3.).

4.2. Féminisation syntaxique : l’avènement de « l’écriture inclusive »

Des techniques variées

Lorsqu’il s’agit de désigner dans un énoncé des ensembles composés à la fois d’hommes et de femmes, de nombreuses ressources linguistiques sont disponibles pour éviter le recours à une formulation débouchant sur une interprétation exclusivement masculine des textes : on peut juxtaposer les formes masculines et féminines dans des paires coordonnées (les citoyens et les citoyennes, les citoyens/citoyennes) ; on peut utiliser des termes génériques (le corps électoral plutôt que les électeurs, parents plutôt que père et mère) ; on peut enfin utiliser des formes graphiquement scandées par des tirets, des parenthèses, des traits obliques, des points bas, des points médians… Ces formes, fréquemment mais maladroitement qualifiées d’« abrégées » ou de « tronquées », présentent l’intérêt de manifester simultanément, à l’intérieur d’un même mot, les marques des deux genres : les commerçant-e-s, les commerçant(e)s, les commerçant∙e∙s, etc. Ces formes, qu’on pourrait convenir d’appeler « appariées », actualisent concurremment les deux marques mais en les isolant clairement ; ce qui permet une analyse dudit mot et produit un indubitable effet de visibilisation.

Note de bas de page 11 :

Voir, pour la Belgique francophone, Anne Dister et Marie-Louise Moreau, Mettre au féminin. Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titres, 3e édition, Ministère de la Communauté française de Belgique, Direction de la langue française, 2014.

Dans tous les pays francophones, on observe le même mouvement : les instruments diffusés dans le grand public pour soutenir le projet d’inclusion – brochures, sites internet… – comportent de plus en plus d’indications de nature syntaxique11.

Note de bas de page 12 :

Cf. Laurence Rosier et Alain Rabatel (éds), Les défis de l’écriture inclusive, numéro spécial de Le discours et la langue, 11, 1, 2019.

Mais c’est principalement sur la dernière des techniques visibilisantes que se sont focalisés les farouches débats de 201712, qui se déclenchèrent peu après que les éditions Hatier eussent publié un manuel comportant quelques formulations féminisées (pas partout, mais dans les bien visibles titres de chapitre). Au cours de ces débats, on vit s’affronter des camps très opposés : d’une part des militants faisant du point médian un véritable signe de ralliement, d’autre part des opposants résolus, au premier rang desquels l’État (français), intervenant pour interdire ces pratiques dans les textes dont il prend la responsabilité.

Des positions dialectiques

Note de bas de page 13 :

Voir par exemple https://www.oqlf.gouv.qc.ca/office/20180124_note-Opale.pdf. Les organismes de politique et de gestion linguistiques participant au réseau Opale sont : pour la France, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) ; pour le Québec, le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) et l’Office québécois de la langue française (OQLF) ; – pour la Suisse romande : la Délégation à la langue française ; pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Direction de la langue française( DLF) et le Conseil de la langue française et de la politique linguistique (CLFPL). L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) y a statut d’observateur.

Les positions dialectiques furent moins médiatisées. Par exemple celle de l’Opale (pour « Organismes de politique et d’aménagement linguistiques » : réseau rassemblant les organismes de gestion linguistique des pays francophones du Nord), que j’ai contribué à inspirer, montraient la grande ouverture de l’éventail des techniques de visibilisation13. C’est également dans ce sens qu’allait un avis du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique, qui faisait observer que certaines techniques visant l’inclusion pouvaient être dangereuses.

Note de bas de page 14 :

Cf. mon livre Entre langue et espace. Qu’est-ce que l’écriture ?, Bruxelles, Académie royale de Belgique « L’Académie en poche », 111, 2018.

En effet, si aucune étude n’existe jusqu’à présent sur le coût cognitif que la mobilisation systématique des pratiques visibilisantes peut représenter, il est toutefois évident que l’utilisation régulière de paires intégralement développées, et plus encore celle de formes appariées, rend la lecture malaisée. Cette complexité s’accroit notablement dans certaines configurations : par exemple quand le terme féminin comporte un accent absent au masculin, produire des formes appariées devient malaisé (banqui∙er∙ère, banqu·ier·ière ?) et l’analyse peut devenir opaque. Et le problème se rencontre dans tous les cas où féminin et masculin se différencient autrement que par la présence ou l’absence d’un –e final (camionneuse, camionneur ; toutes, tous ; veuve, veuf ; utilisatrice, utilisateur). Dans tous les cas, les formes appariées ont pour effet de générer des formes écrites n’ayant pas de correspondant à l’oral et accentuent donc l’écart entre celui-ci et l’écrit. Ce qui n’est bien sûr pas gênant en principe, aux yeux d’un spécialiste des écritures (l’écriture n’est pas plus la langue que la carte n’est le territoire)14. Mais dans le cas présent, cet écart alourdit le fardeau déjà considérable qu’est l’orthographe française.

Note de bas de page 15 :

Cf. mon article « Quelle écriture pour quelle justice ? ''Écriture inclusive'' et politique linguistique », in Rosier et Rabatel (éds.), 2019, op. cit., pp. 15-26.

Il faut donc, lorsqu’on vise à conjurer l’exclusion, mesurer la portée des moyens mobilisés : certaines pratiques inclusives d’un certain point de vue peuvent être exclusives d’un autre15.

Note de bas de page 16 :

Anne Dister et Marie-Louise Moreau, Inclure sans exclure. Les bonnes pratiques de rédaction inclusive, Ministère de la Communauté française de Belgique, Direction de la langue française, 2020.

Le conseil de prudence que l’on peut donner dans l’utilisation des paires coordonnés ou dans celle des formes appariées ne correspond donc pas à une quelconque pusillanimité puriste : il est au contraire dicté par l’objectif-pivot qu’est l’inclusion. C’est dans cette optique de prudence que je rédigeai pour la presse une carte-blanche que les membres du Conseil signèrent à titre personnel. C’est elle aussi qui inspirera le manuel de rédaction non sexiste que la Communauté française de Belgique publiera prochainement16.

Il n’en reste pas moins que les campagnes en matière de féminisation syntaxique ont eu moins d’impact que celles qui portaient sur le lexique. Cette différence, constatée à moins de trente ans de distance, relance une question qui se pose à tous les inventeurs de nudges : comment concilier l’action publique avec une communication qui est de plus en plus bottom up ?

4.3. Les trois conditions de succès d’une politique linguistique

Si le dossier féminisation était exemplaire, c’est notamment parce qu’il permettait de réfléchir aux conditions à réunir pour assurer le succès d’une opération de politique linguistique. Tirer de tels enseignements est particulièrement crucial lorsque l’opération envisagée porte sur le corpus.

Note de bas de page 17 :

« La féminisation des textes : quels conseils à la politique linguistique ? », Revue Parole, 20, 2001, pp. 287-314. Ce texte est aussi accessible dans DiversCité-langues (www.teluq.uquebec.ca/diverscite/), 2002.

Des conditions, j’en distingue trois, en m’inspirant d’une réflexion de Marie-Louise Moreau17.

La première est une implication claire des autorités publiques. (Nous sommes donc loin ici des messages subliminaux dont on fait parfois un trait définitoire des nudges). Cette implication peut prendre des formes variables, l’important étant de choisir le degré de contrainte adéquat : pour des mesures portant sur le statut, ce peut être une obligation formelle avec sanctions à la clé ; pour des mesures portant sur le corpus, il est préférable de recourir aux nudges. Bien évidemment, il n’y a pas ici d’opposition binaire : le choix s’opère sur un continuum. Mais c’est bien dans le second sens qu’allait la formule de 1993 : décret sans sanctions + mesures d’accompagnement.

Car la seconde condition de succès est la mise au point de telles mesures, de nature à renforcer l’incitation : listes, affiches, sites, et publicité – elle-même explicite – donnée à ces documents.

Note de bas de page 18 :

Cf. Sergio Carozzo, Marie-Pierre Deghaye, Gérard Rogge, L’Affaire Cools, Bruxelles, Éditions Luc Pire, « Les dossiers d’Au nom de la loi », 1996.

La troisième est que la réforme désirée soit portée par des personnes ou des instances porteuses de légitimité. Autrement dit, il faut recourir à des influenceurs. Nous savons que la comparaison avec les autres est un des principaux moteurs des nudges ; et nous retrouvons aussi ici une réflexion de la rhétorique ancienne, qui insistait sur le rôle de l’exemple dans le déclenchement des comportements. Dans le cas qui m’occupe, le rôle d’influenceur fut particulièrement joué par Antoinette Spaak qui, première femme à présider un parti politique en Belgique, se fit appeler présidente et Laurette Onkelinx, première femme « Ministre-président », qui imposa la dénomination Ministre-présidente, comme aussi par la presse qui, lors de la longue instruction d’un assassinat célèbre – celui du ministre d’État André Cools18 –, ne cessa de parler de « la juge Ancia ». Car, dans le travail d’influence, les autorités publiques ne sont pas seules.

5. Vers une formalisation des nudges ?

Nous pouvons à présent tenter de formaliser ces opérations de politique linguistique, ce qui peut contribuer à une théorie générale des nudges.

5.1. Un marché encombré

Nombreux sont les instruments disponibles dans les sciences du langage qui pourraient permettre cette formalisation. Ceux qui dominent dans les Actes de ce colloque sont sans surprise les outils mis au point par la sémiotique greimassienne. Mais il y en a d’autres.

Note de bas de page 19 :

Principia Rhetorica. Une théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, « Ouvertures », 2008.

Le premier d’entre eux est la rhétorique, puisque les nudges peuvent apparaitre comme des modalités particulières du discours délibératif. Ici, on ne trouve certes point de délibération au sens strict du terme, mais les nudges mobilisent bien les concepts majeurs du discours délibératif : d’une part la présence de critères de validité du discours, de l’autre le rôle important que joue l’exemple dans ce discours. La question des critères de validité – qui tournent ici autour de la profitabilité sociale – est cruciale dans le cas des nudges, puisque leur discours les maintient souvent dans l’implicité. De manière plus générale, le nudge apparaît bien comme une ressource importante de la rhétorique perelmanienne dans sa redéfinition par Michel Meyer19 : la pratique rhétorique étant vouée à gérer la distance entre les partenaires de l’interaction, l’ajustement – notion centrale dans les nudges – est indéniablement une de ses actualisations.

Note de bas de page 20 :

Le Signe, adaptation fr. de J.-M. Klinkenberg, Bruxelles, Labor, « Médias », 1988, p. 204 (repris en coll. Livre de poche, 4159, Paris, Librairie générale française, 1992).

Note de bas de page 21 :

Cf. Groupe µ, Principia semiotica. Aux sources du sens, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015.

Par ailleurs la pragmatique a déployé toute une réflexion sur l’actionnalité et sur le principe de coopération ; mais peut-être la notion d’illocutoire est-elle une clé trop grosse dans le domaine qui nous occupe. La sémiotique peircienne nous offre quant à elle la notion d’interprétant logique final. On sait que ce dernier est fréquemment défini comme « l’habitude que [l]e concept est destiné à produire » (5.491) et que l’habitude est celle « d’agir d’une certaine façon, chaque fois que l’on souhaite un résultat déterminé » (id.), définition qu’Umberto Eco tire du côté de l’action en la réinterprétant de cette manière : « Les interprétants logiques finaux sont les habitudes, les dispositions à l’action, et donc à l’intervention sur les choses, vers quoi tend toute la sémiose » ; et de poursuivre : « L’interprétant d’un signe peut être une action ou un comportement »20 (1988, p. 204). Quant à la sémiotique cognitive21, elle a mis au point la notion de catasémiose, dont deux des intérêts sont de montrer que sa structure est oppositionnelle, comme celle d’anasémiose, et qu’il y a un continuum entre l’action symbolique par les signes et l’action dans le monde.

5.2. Le modèle actantiel : le retour

Mais c’est sans doute le modèle actantiel qui présente les plus grands avantages : il permet en effet à la fois de penser la politique linguistique et de pointer certaines lacunes de la théorie des nudges, lacunes à coup sûr peccamineuses.

Trois occultations

La notion d’actant permet de cliver le corps social en ses différentes hypostases, ce à quoi l’on réfère lorsqu’on mobilise le concept de société qui est à la fois destinateur, destinataire et sujet.

L’actant destinateur permet d’identifier ainsi les instances responsables de la politique. Ce qui revêt une importance majeure, car le discours sur les nudges tend à occulter les responsabilités : les pratiques qu’il vise sont le plus souvent décrites comme émanant d’un firmament toujours-déjà-là, et devant rester encore-toujours-là. Il permet aussi de penser le rapport de l’individu à la collectivité, rapport lui aussi toujours laissé dans l’ombre. Or il est trop évident que l’individualisme méthodologique est aussi une des retombées de la pensée et des pratiques néolibérales…

Note de bas de page 22 :

Agonistics : thinking the world politically, Londres, Verso, 2013.

Grâce aux notions d’opposant et d’adjuvant, le modèle fait apparaitre le caractère agonistique voire éristique de toute intervention politique et, au-delà, de toute intervention à portée sociale qui serait réputée douce. Sans qu’il faille tout ramener au conflit, comme le fait Chantal Mouffe22, il faut noter que le nudge entend nécessairement vaincre une ou des résistances, et que la position à partir de laquelle ces résistances se manifestent fait partie du jeu. Or les théories du nudge tendent bien à occulter cette structure agonistique.

Trois autres lacunes

Outre ces réserves, qui pointent ce qui constitue plus des manœuvres d’occultation que des lacunes, on notera que les théories des nudges laissent le plus souvent de côté trois éléments importants dans toute intervention à portée sociale : les régimes de l’action, le degré d’implicitation ou d’explicitation de l’action et surtout ses objectifs.

Infléchir, inciter, incliner, exciter, stimuler, exhorter, soutenir, engager, pousser, aiguillonner, influencer : telle est la gamme de verbes que l’on déploie lorsqu’il est question de nudges. Or toutes ces modalités de l’action ne sont pas équivalentes. Il importe donc d’en dresser une typologie, ce à quoi a sans aucun doute contribué le colloque dont ces Actes sont issus. L’important est sans doute que cette typologie n’occulte pas le caractère agonistique de l’intervention.

Les degrés d’imexplicitation, pourrait-on écrire…

Le degré d’implicitation ou d’explicitation de l’action (les degrés d’imexplicitation, pourrait-on écrire…) sont une problématique qui doit, elle à coup sûr, s’expliciter. Certains font du caractère subliminal et non conscient un trait définitoire des nudges. Mais les choses sont plus complexes que cela : d’une part, la conscience et la non-conscience peuvent être inégalement réparties entre le destinateur du nudge et son destinataire ; de l’autre, l’axe de l’imexplicitation est un continuum sur lequel on trouvera tous les intermédiaires. Or cette idée d’un continuum est particulièrement pertinente pour les politiques linguistiques. En effet, une politique linguistique peut se définir explicitement (par la loi ou par d'autres voies), mais elle peut aussi parfaitement rester implicite. Ainsi, aux États-Unis, il n’y a jusqu’à présent jamais eu de « langue nationale » expressément désignée, alors que toute la vie sociale de ce pays est animée par l’idée d’une fusion de tous ses composants dans un creuset unique (le fameux melting pot) ; la minoration des langues régionales en France n’a été nulle part programmée explicitement au long du XIXe siècle : elle s’est opérée, comme naturellement, à travers le mécanisme des institutions scolaires et culturelles en place et, bien que la Convention ait adopté une loi rendant le français obligatoire dans la rédaction des actes publics, il a fallu attendre 1992 pour voir ce français décrété langue de la République ; dans l’Antiquité, à aucun moment, Rome n’a programmé l’éradication des cultures des populations que son Empire soumettait : il n’empêche que, presque partout dans l’ouest de l’Europe, cette élimination au profit du latin a été la conséquence automatique, sinon directe, de la romanisation.

Notons en tout cas qu’une politique linguistique tend d’autant plus à s’expliciter (et d'ailleurs, à s’appuyer sur des études sérieuses, de manière à couper broche aux fantasmes et aux discours convenus) que la société en cause est moderne, vit d’intenses problèmes liés à la langue, et dispose des moyens pour réfléchir à ceux-ci. On pourrait ajouter que la politique linguistique tend d’autant plus à s’expliciter et à s’étayer que la société en cause est démocratique, mais ce ne serait pas pleinement pertinent car l’opposition politique implicite versus politique explicite n’est pas parfaitement équipollente à l’opposition politique autoritaire versus politique démocratique. Mais au moins faut-il observer qu’il y a entre elles un recouvrement tendanciel, et que les politiques explicites ont le mérite de la clarté : en s’énonçant, la politique offre en effet ses objectifs et ses valeurs au débat citoyen.

Objectifs et valeurs auxquels nous revenons enfin. C’est ici la place de l’axiologie, qui échappe à nos instruments de description. Au moins la notion d’objet, mobilisée par le modèle actantiel, permet-elle d’expliciter la finalité de l’action, qui est une autre grande absente du discours sur les nudges. Celui-ci est en effet habité par l’idéologie du caractère neutre des techniques mobilisées, idéologie qu’exprime bien le mantra des « bonnes pratiques ». Mais comment et par qui cette finalité est-elle définie, et au profit de qui, de quoi ? Voilà ce qu’une réflexion scientifique sur les nudges ne saurait passer sous silence.