Vers une politique du nudge : l’instrument au service de l’incitation

Marion Colas-Blaise

Université du Luxembourg

https://doi.org/10.25965/as.6699

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : évidence et évidentialité, ex-position, im-position, incitation, instrument-outil, instrumentation / instrumentalisation, modalités, nudge, pro-position, programme / contre-programme, régimes

Auteurs cités : Madeleine AKRICH, Adelaïde AMELOT, Bruno BACHIMONT, Annabelle BOUTET-DIÉYE, Michel CALLON, Christine CHAUVIN, Joseph COURTÉS, Jean-Pierre DESCLÉS, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, GROUPE µ, Zlatka GUENTCHÉVA, Eric LANDOWSKI, Frédéric LANDRAGIN, Julie LASSALLE, Bruno LATOUR, Pierre RABARDEL, Paul RICOEUR, Cass R. SUNSTEIN, Richard H. THALER, Carl VETTERS

Plan
Texte intégral

1. Introduction

Le point de départ de cette réflexion est fourni par la théorie greimassienne de la manipulation, en vertu de laquelle le destinataire-sujet manipulé est poussé vers une position de manque de liberté (devoir faire, ne pas pouvoir ne pas faire) (Greimas et Courtés, 1979, p. 220), et par la théorie des interactions développée par Éric Landowski (2007), quand il considère la manipulation comme un régime d’interaction fondé sur l’intentionnalité (compétence modale), en vertu de la stratégie du vouloir faire, et l’ajustement comme un régime d’interaction fondé sur la sensibilité (compétence esthésique), le faire faire prenant alors la forme du faire sentir.

C’est à travers l’entrecroisement de ces deux modèles, mais aussi à travers leur dépassement qu’il est possible de penser la politique du nudge par l’incitation. L’on cerne d’emblée un des enjeux de la réflexion : l’incitation se distinguerait de la manipulation au sens étroit du terme par la part réservée au sentir et à la sensibilité d’une instance à la fois agissante et agie (mue), qui – tel est du moins l’imaginaire associé à la politique du nudge décrite par Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein (2010) – échappe à tout rapport de coercition.

D’autres filiations théoriques sont possibles. Paul Ricœur définit l’incitation en ces termes : « L’incitation est en moi en tant qu’être de manque et d’élan et peut se composer avec l’incitation du vouloir ; le lien involontaire du savoir-faire au signal concerne non l’incitation, le déclenchement, mais la forme de déroulement du mouvement » (1988, p. 227). Dans la foulée, on avancera, toujours en guise de préliminaire, que l’incitation ne présuppose pas seulement le manque, au fondement du modèle narratif, mais encore qu’elle est liée à un élan, un emportement, une intensification dans l’instant (moment inchoatif), dont la sémiotique tensive peut proposer une modélisation. Dès lors, il ne suffira pas de rappeler que le schéma narratif est tendu entre le manque et le comblement du manque et que l’incitation échappe au devoir faire.

Note de bas de page 1 :

Notons, à ce sujet, que séduire, c’est exercer un « attrait irrésistible » (Trésor de la langue française ; désormais : TLF), c’est « charmer par un pouvoir plus ou moins indéfinissable » (Larousse). Sans développer ce point ici, on retiendra que la séduction correspond à un pouvoir faire qui a pour conséquence la passivation de l’objet de cette forme de manipulation, sans passer par aucune forme d’argumentation, mais en donnant lieu, par des voies plus ou moins indéfinissables, à une première polarisation thymique (séduire, c’est persuader de la positivité de l’objet), sans doute avant tout jugement de valeur. Pour Greimas et Courtés (1979), la séduction correspond à une manipulation selon le savoir. Elle peut ainsi entrer dans le processus de l’incitation.

En même temps, l’incitation a-t-elle partie liée avec la séduction1 ? En quoi celle-ci complexifie-t-elle la donne en faisant entrer dans la syntagmatique de l’incitation les modalités du pouvoir et du savoir ? Tant il est vrai que Greimas et Courtés font de la séduction une des variantes possibles de la manipulation : « tu es capable de… », manifestant un jugement positif, relève de la manipulation selon le savoir (1979, p. 221), qui entre dans la définition du faire persuasif appuyé sur la modalité du pouvoir.

D’où l’idée que la politique du nudge par l’incitation mobilise, d’entrée, un syncrétisme modal, qui peut être déplié sous la forme d’une séquence, dont l’incitation proprement dite constituerait, selon Ricœur, la phase initiale. Vouloir, savoir, pouvoir… : le deuxième enjeu, d’ordre modal, nous conduit à émettre deux hypothèses :

(1) toute réflexion sur la politique du nudge par l’incitation nous demande d’attribuer une place au savoir-faire, ce dernier concernant alors les modalités du déroulement du mouvement enclenché par l’incitation. Quelle est la part prise par les informations communiquées, mais aussi par les instruments qui modalisent le futur sujet selon le savoir-faire, par exemple les interfaces numériques dédiées aux technologies Smart-Grids ou réseaux électriques communicants (Lassalle, Amelot, Chauvin, Boutet-Diéye, 2016) ? Il faudra se demander comment une politique du nudge, qui cherche, selon Thaler et Sunstein (2010), à faire l’économie du devoir faire, rend possible une interaction entre l’instance sujet et l’instrument qui soit efficiente et aide à atteindre l’objectif visé (par exemple la protection des ressources naturelles, une alimentation saine, une vie active ou un comportement citoyen). Nous nous interrogerons sur les modalités qui font que l’interaction constitue un double processus d’instrumentation (de l’objet vers le sujet : créativité et émergence de schèmes d’utilisation) et d’instrumentalisation (du sujet vers l’objet : reconfiguration et réinvention) (Rabardel, 1995 ; Lassalle, Amelot, Chauvin, Boutet-Diéye, 2016). Cela en vertu de l’idée que la politique du nudge, pour être couronnée de succès, doit mettre en place des instruments qui permettent à l’usager de les réinventer.

(2) Mais une deuxième hypothèse s’ajoute, elle-même redoutable : il est possible/pertinent de parler d’une préséance du savoir-faire sur la modalité du vouloir faire. Ou encore : dans quelle mesure une conjoncture favorable, à la base d’un pouvoir-faire, et la modalisation selon le savoir-faire peuvent-elles agir sur le vouloir-faire, voire le susciter ? Ainsi, la « motivation » singulière ne serait pas nécessairement antérieure ; elle pourrait être la conséquence d’un pouvoir-faire et d’un savoir-faire, en particulier s’ils sont collectifs, c’est-à-dire s’ils témoignent d’un certain cadrage social.

Dans ce cas, est-ce s’inscrire en faux contre les propositions de Ricœur ? Pas nécessairement, si l’on distingue, toujours à la suite de Ricœur, le vouloir « involontaire » du vouloir « volontaire ». Ricœur note ceci dans Philosophie de la volonté :

Ce cercle, à son tour, s’enracine dans la plus élémentaire des réciprocités, celle de l’involontaire et du volontaire, l’involontaire corporel étant la source existentielle de la première couche des valeurs et le résonateur affectif de toutes les valeurs même les plus fines (1988, p. 75).

C’est conférer à l’incitation la base sensible (corporalisée) qu’elle réclame. L’hypothèse à vérifier est qu’il est possible d’organiser en séquence les phases de la sollicitation/attraction, de la captation de l’attention, de l’intéressement et de la production du désir/besoin.

Note de bas de page 2 :

Nous distinguons la manipulation classique (au sens étroit du terme), telle qu’elle est définie par la sémiotique greimassienne, de la manipulation (au sens large) qui peut prendre la forme de la manipulation (au sens étroit), de l’influence, de la détermination, de la pression et de l’incitation.

Sur ces bases, la réflexion se développera en trois temps. Tout d’abord, dégageant les ramifications modales, nous viserons à articuler les unes avec les autres l’incitation selon Thaler et Sunstein, la manipulation (au sens étroit du terme), la pression, l’influence et, enfin, la détermination, qui constituent autant de tactiques coiffées par la manipulation (au sens large)2 comme stratégie mettant en œuvre un programme d’action.

Une deuxième partie cherchera à distinguer deux régimes de l’incitation susceptibles de s’organiser à l’intérieur d’une séquence qui obéisse aux impératifs d’un programme. Le développement se cristallisera autour des notions d’option – retenir une option et prendre une option sur la suite –, mais aussi de saillance et d’évidence sensible.

Enfin, dans la troisième partie, nous nous attarderons sur le rôle joué par l’instrument qui, en créant les conditions de félicité ou de réussite du programme, contribue à pourvoir une instance sensible et cognitive du savoir-faire nécessaire. Nous verrons en quoi le double processus d’instrumentation et d’instrumentalisation peut comporter une composante ludique.

2. Les ramifications modales : l’incitation et les opérations connexes

Partons de la modélisation tensive (Fontanille et Zilberberg, 1998) suivante, qui réactive l’architecture modale d’inspiration greimassienne en mettant en avant la gradualité des degrés de l’intensification sensible et de l’occupation intelligible de l’espace et du temps :

image

L’aire définitionnelle de l’influence se laisse circonscrire assez aisément, du moins en apparence : l’influence sur le récepteur – par exemple à travers des sémiotiques-objets antécédentes qui orientent, guident et infléchissent le processus de la production du sens subséquent – est cette action, intentionnelle ou non, personnelle ou impersonnelle, singulière ou collective, qui met en œuvre l’aspectualité inchoative, l’énergie se déployant étant faible et se monnayant à distance, en amont de toute entrée en contact. L’influence ne suscite pas de réaction vive : souvent imperceptible, souterraine, elle ne rencontre pas de résistance particulière. On pourra avancer que l’instance réceptrice, qui accueille les modifications, est modalisée en premier lieu selon le ne pas vouloir ne pas faire, considéré comme la traduction modale du laisser (se) faire.

Le vouloir-faire renverrait à une phase du processus de la détermination, approché en production mais aussi en réception, dès lors que les déterminations – par exemple génériques – sont non seulement accueillies favorablement, mais souhaitées et déclarées comme telles. La détermination a pour corollaire l’implication vive de l’instance d’énonciation confrontée au défi du dire ou du produire du nouveau (mémoriel ou inaugural) durable et transmissible.

En revanche, le prédicat modal vouloir ne pas faire peut être présupposé par la réponse donnée à la pression, qui combine des degrés d’intensité et des degrés d’étendue moyens. Ou, plus exactement, un continuum est borné, d’un côté, par le ne pas vouloir ne pas faire et, de l’autre, par le vouloir ne pas faire, cette dernière position correspondant à la réaction ultime de celui qui ou de ce qui, plutôt que de céder devant la pression, décide d’y résister : par exemple, la « force exercée sur une surface par un fluide, un corps pesant » (TLF), par un rayonnement électromagnétique, par la masse d’air, par le sang qui circule dans les artères, par la main ou la chaussure, mais aussi par la pression psychologique.

Même quand l’emploi du lexème « pression » est figuré, nous gagnons à considérer l’interaction de corps-contenants médiée par leurs enveloppes respectives (Fontanille, 2011). La pression peut être appréhendée d’un point de vue sémiotique à travers le résultat produit, qui est perceptible – par exemple la peau qui se rétracte, fût-ce brièvement, ou la pression artérielle, ou un état d’âme. Elle peut laisser des traces, c’est-à-dire des inscriptions-apports sur un support. La trace comme lieu d’« incarnation » d’une dynamique énonciative indissociable de la matérialité de la substance se distingue de la marque par son caractère toujours temporaire, inachevé et changeant ; elle est à la fois mémorielle et menacée par l’effacement.

Sur ces bases, distinguer la pression et l’incitation relève du défi, tant leur proximité conceptuelle paraît évidente. La différence peut toutefois être argumentée diversement, des points de vue de la production et de la réception.

Note de bas de page 3 :

Au sujet de l’empreinte, cf. Jacques Fontanille (2011, p. 104), qui note que les empreintes expriment « l’effort et le processus d’ajustement entre deux interactions qui sont elles-mêmes des ajustements mimétiques : d’un côté, l’ajustement entre la forme d’un corps et l’enveloppe et la matière d’un autre corps, doté de plasticité, premier ajustement qui suscite l’empreinte ; et de l’autre côté, l’ajustement entre la matière introduite dans le moule et la forme de l’empreinte, second ajustement qui produit des analogons ».

On peut confier aux dichotomies effort vs abandon, tension vs détente, difficulté vs facilité, poids vs légèreté le soin d’une première caractérisation. Par contraste avec l’aire définitionnelle de la pression – A. « Action de presser ou de pousser avec effort ; résultat de cette action » et B. (phys.) « Force exercée normalement sur une surface par un fluide, un corps pesant ; mesure de cette force rapportée à l’unité de surface » (TLF) –, les contraires – l’aisance et la légèreté – caractérisent l’incitation d’autant plus aisément que celle-ci peut être pro-position, comme nous le verrons bientôt. Le souci qui pousse à l’action programmée et vectorisée semble relayé par un certain degré (affiché) d’insouciance. On parlera moins de traces tendues entre le passé et le futur (cf. la pression) que d’empreintes3, laissées comme au passage, avec une évidente légèreté, l’effort étant limité.

Note de bas de page 4 :

Un des grands défis consiste à rendre le comportement suscité (par exemple, une alimentation saine) durable.

Note de bas de page 5 :

Dans la conférence publique sur le nudge que Jacques Fontanille a donnée dans le cadre du colloque, il énumère quelques-uns de ces biais : celui de la procrastination, celui de l’inertie, celui de la pression sociale qui encourage l’imitation des comportements d’autrui, celui du moindre effort et de la facilité, celui des « passions tristes » (culpabilité, anxiété, envie, etc.), celui de la peur de la perte.

Cependant, l’incitation non coercitive ne relève-t-elle pas, en définitive, d’une forme de manipulation (au sens large) ? Elle est inscription (passagère)4 sur un support (en relation avec des normes, des représentations…) et transformation de ce dernier. Transformation en douceur, plutôt que prescription d’un faire, répondra-t-on. Mais qu’advient-il alors des notions de liberté de choix et de décision ? Tel est le paradoxe apparent : le faire faire est supposé laisser entière la liberté de choix et de décision, alors même que le choix et la décision sont guidés, infléchis. En effet, l’« architecte de la décision », selon l’expression de Thaler, Sunstein et Balz (2012), oriente vers la « bonne décision », ceci grâce à plusieurs instruments, dont la création d’une attente ou d’un consentement en direction de l’erreur (pour permettre d’échapper à l’irréversible de la décision), la garantie de la réponse (feedback), la structuration de choix complexes et l’incitation. Il s’agit alors d’une certaine forme de liberté de choisir allégée, du moins en partie, de la décision complexe et de sa part de risque ; d’une liberté soutenue par un modèle de prévisibilité qui est censé optimiser le faire : le « choix par défaut » prend le relais du « choix requis ». Exploitant des biais cognitifs5, la politique du nudge pense garantir la félicité d’un faire qui serait menacé, trop souvent, par le « misbehaving » (Thaler, 2018) de l’être humain. La liberté ainsi conçue est libérée du repli réflexif qui met à distance, de la conscientisation délibérative qui peut valider le programme de manipulation (au sens large), mais aussi susciter un contre-programme. Elle se soustrait au moment critique où, selon l’étymologie de « crise » (Krisis), une décision doit être pesée et négociée.

Nous verrons maintenant que la liberté que la politique du nudge souhaite préserver consiste à prendre une option sur un certain type de comportement, mais aussi à se mouler sur une évidence.

3. La méthode douce : l’incitation et ses régimes

Partons de l’exemple phare donné par Thaler et Sunstein dans Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision (2010) : dans une cantine, le fait de mettre les fruits à la hauteur des yeux des enfants, plutôt que les sucreries et confiseries, devrait pousser vers une alimentation saine. Le « paternalisme libertaire », qui n’est pas intrusif, consiste, nous disent ces auteurs (ibid., pp. 24-25), à offrir une « architecture du choix qui modifie de façon prévisible le comportement des gens », mais aussi à ne pas enfermer les gens dans des choix « irréversibles ». Désormais, il incombe à l’« option », c’est-à-dire aux engagements pris face à un nombre de possibles mus en probables, de résoudre le paradoxe de l’« intervention » non contraignante qui, d’un seul tenant, « doit pouvoir être évitée facilement et à moindres frais » et trace un chemin en transformant le futur en délai.

C’est affirmer la centralité de la notion d’option, dont l’aire définitionnelle se partage entre plusieurs acceptions du lexème. Selon le Larousse, l’option correspond (i) au fait de choisir et (ii) à « ce qui est offert au choix et qui vient s’ajouter à quelque chose d’imposé, en particulier dans une épreuve ». C’est mettre en avant, en production, l’idée de la proposition, au-delà ou en-deçà de la contrainte. S’il est vrai que, d’après le TLF, opter, c’est d’abord « faire un choix, prendre parti entre deux ou plusieurs choses, deux ou plusieurs solutions possibles qui s’excluent et dont on ne peut retenir qu’une seule », les synonymes du lexème opter étant choisir, (se) décider, (se) déterminer, une autre acception vient étayer notre argumentation : « prendre une option », c’est également consentir à une « promesse d’achat, commande conditionnelle d’un objet, qui doit être confirmée dans un certain délai », ou encore à une « promesse de vente qui n’oblige pas le bénéficiaire à se porter acheteur le moment venu ». L’idée est que proposer (en production) ou prendre une option (en réception), c’est (i) déclarer de l’intérêt pour quelque chose, (ii) (donner à) choisir parmi un ensemble de possibles ou, mieux, mettre à la disposition/retenir un probable et (iii) permettre/avoir la permission de- et promettre quelque chose (par exemple, se nourrir de manière saine) en engageant l’avenir (de manière non irréversible).

Note de bas de page 6 :

Pour ces effets de sens – possibilité/probabilité, permission, promesse –, on peut renvoyer au linguiste Carl Vetters (2012), qui associe à « Luc peut venir en vélo » des lectures différentes : non seulement a) Luc est capable de venir en vélo (sa jambe est déplâtrée), non seulement (b) Il se peut que Luc vienne en vélo – Luc vient / viendra peut-être en vélo, mais surtout ici c) Luc a la permission de venir en vélo (les circonstances permettent à Luc de venir en vélo car la route est déneigée). Nous dirons que la permission se conjugue avec la promesse d’un trajet sans encombre.

Dans le cas du nudge, l’on assiste ainsi à un glissement, en réception, du choix d’un possible rendu probable vers un engagement ou une promesse soutenus par un modèle de prévisibilité, sans que, toutefois, ces derniers soient supposés enfermer et sceller le destin. En effet, sous le couvert de la modalisation par le pouvoir-faire, plusieurs inflexions peuvent se combiner. Si le pouvoir-faire est lié à un ensemble de possibles ou, mieux, de probables, l’agir est également modalisé sur le mode de la permission (avoir la permission de ; même si l’agir peut ne pas avoir lieu ou avoir lieu après un certain délai, il est permis par les circonstances), qui vient étayer la promesse (par exemple, s’engager à s’alimenter de manière saine en accord avec la promesse d’une alimentation saine inhérente au banc de fruits)6.

Note de bas de page 7 :

Dans sa contribution au colloque sur le nudge, Jacques Fontanille se demande si le nudge est une manipulation « acceptable » et il érige la transparence, qui est plus efficace que le nudge opaque, en critère décisif.

Telle est l’ambivalence fondatrice de la politique du nudge selon Thaler et Sunstein : proposer, en production, c’est, d’emblée, confronter à un possible ou un probable, autoriser, voire promettre et prévoir sa réalisation. Cela sur le mode de la douceur, le nudge ayant partie liée avec la suggestion ou l’insinuation qui consiste à « introduire doucement et adroitement dans qqch », à « laisser entendre quelque chose sans l’exprimer ouvertement », à « pénétrer doucement et progressivement dans quelque chose » (TLF). D’où une pro-position sur le mode de la douceur et de l’implicite, l’adhésion sanctionnant un programme qui joue, habilement, sur un effet de médiateté et d’immédiateté, d’opacification et de transparence, cette dernière pouvant seule garantir le succès de l’incitation à long terme7.

La notion d’évidentialité peut faire avancer le débat, d’abord négativement, en donnant à voir les points de contact, mais aussi l’écart entre l’incitation selon Thaler et Sunstein et la médiativité théorisée par les linguistes. Selon Zlatka Guentchéva (2017), le terme « médiatif » désigne en effet une catégorie grammaticale dont la fonction est de

signaler que l’énonciateur présente une information dont il ne prend pas en charge la vérité du contenu propositionnel et laisse à son co-énonciateur la liberté de l’accepter, de la discuter ou de la rejeter, c’est-à-dire que l’énonciateur refuse de se prononcer sur le vrai ou le faux de l’information qu’il présente […], avec l’implication d’un mode d’accès indirect (ou médiat) à la connaissance des faits en question […].

Note de bas de page 8 :

Cf. Jean-Pierre Desclés (2009, p. 44) : « Les énonciations médiatives expriment une certain désengagement de l’énonciateur » ; celui-ci, « par son énonciation médiatisée, prend en charge seulement la plausibilité du contenu prédicatif » (cité par Carl Vetters, 2012).

On retiendra, pour notre propos, que la médiativité suppose le non-engagement de l’énonciateur, le possible prenant les dehors du plausible8. Mais, alors que le co-énonciateur mentionné par Zlatka Guentchéva a la « liberté d’accepter » la vérité du contenu propositionnel, de « la discuter ou de la rejeter », dans le cas de l’incitation selon Thaler et Sunstein, le non-engagement permet de préserver la liberté de l’énonciataire sans forcément ni d’abord créer les conditions de la discussion ou du rejet. C’est, nous l’avons suggéré, le moyen le plus sûr d’éviter la frontalité et le désaccord d’un énonciataire qui, après délibération, pourrait proposer un contre-programme.

Note de bas de page 9 :

Zlatka Guentchéva (1994) s’interroge sur ce paradoxe qui veut que les anglicismes « evidential » et « evidentiality » soient formés sur « evidence » qui, justement, signifie « preuve ».

À condition d’être dûment réinterrogée, la notion d’évidentialité ou d’évidence permet de préciser davantage les mécanismes à la base de la politique du nudge. Elle invite à dégager un deuxième régime de l’incitation, celui de la présentation-exposition qui « entraîne immédiatement l’accord, l’assentiment de l’esprit par sa vérité manifeste » (TLF). Dans ce cas, l’immédiateté l’emporte sur la médiateté. Nul jugement véridictoire, mais un rapport à la vérité qui est de l’ordre de l’intimement vrai et qui est découplé de la démonstration et du système de la preuve9. Ce qu’Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés (1979, p. 137) confirment à leur manière :

Forme particulière de la certitude – qui est la dénomination du terme positif de la catégorie modale épistémique – l’évidence n’exige pas l’exercice du faire interprétatif : elle se caractérise soit par la suppression de la distance entre le discours référentiel et le discours cognitif qui le sanctionne grâce aux modalités épistémiques, soit par la convocation de ce qui est censé constituer un référent « réel ».

Consultons également Carl Vetters (2012), qui associe l’évidence à la « connaissance directe (non médiatisée) a1. visuelle a2. non-visuelle », à côté de l’inférence (b1. à partir d’un résultat, b2. à partir d’un raisonnement abductif) et du ouï-dire (information rapportée). Ajoutons à cela qu’elle autorise une remontée vers les sources de l’information et de la connaissance (Guentchéva, 2017), faisant ainsi ressortir le sensible et le sentir. Enfin, la présentation-exposition – par exemple celle de fruits sur un banc – rend un contenu « immédiatement » perceptible par les sens, en accord avec la première acception du lexème « évidence » (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales).

Note de bas de page 10 :

On n’insistera pas, ici, sur les problèmes que soulève la notion de saillance (ainsi, si la saillance se porte sur un objet relié à un objet saillant, grâce à leur proximité ou la structure de l’image, tous les objets de la scène visuelle sont potentiellement saillants).

La présentation-exposition est « mise en présence » « immédiate » plutôt que médiatisée, par exemple par le souvenir. La « netteté » et la « saillance » (Landragin, 2011)10 des fruits sont alors fonction de leurs propriétés (couleur, forme, taille, texture…), de la disposition des objets dans la scène (situation et orientation) et par rapport à d’autres entités. Comme le montre Frédéric Landragin (ibid.), la scène – on retrouve les critères de la théorie de la gestalt : la similarité, la proximité et la bonne continuité – bénéficie d’un degré de cohésion et de structuration (par exemple, sous l’effet d’un cadrage ou d’un étagement en plans et d’une hiérarchisation à laquelle contribue l’éclairage ambiant). La mise en évidence obéit à des critères culturels liés à une familiarité individuelle ou collective – une habitude –, qui peut entrer en résonance avec un investissement affectif ou émotionnel particulier.

Sur ces bases, nous avançons que la politique du nudge par l’incitation consiste à mettre en scène (devant/sous les yeux) et en présence, à ex-poser quelque chose à un récepteur. Mieux, l’incitation, à la fois, ex-pose (au sens de donner à voir à quelqu’un, de faire voir) et im-pose : plus exactement « ça s’impose à moi », notamment à mon regard. En cela, l’incitation réduit la marge d’erreur (même si, par définition, la politique du nudge réclame le consentement à l’erreur possible), résolvant des tensions par son pouvoir d’homogénéisation et de « lissage » d’un processus dont les aspérités sont réduites. Nous retrouvons, par ce biais, l’idée de l’aisance, de l’insouciance, de la facilité, voire de la légèreté. Du point de vue tensif, l’incitation engage certes une logique de l’événement – dans la mesure où, comme nous le verrons, elle est liée à un certain degré de surprise –, mais non de la rupture, du choc violent qui saisit et affecte vivement.

Note de bas de page 11 :

La simplicité nous fait remonter vers les premiers balbutiements d’une instance qui, se rassemblant dans un vécu immédiat et dans l’expérience sensible d’une subjectivité naissante, fait l’expérience d’un être au monde (subjectivité participante), avant d’être devant le monde, quand un anté-sujet et un anté-objet se co-fondent dans l’expérience de la perception (subjectivité subjectale) et avant d’être dans le monde (le monde « expliqué » à travers une topographie, « là, ailleurs », et un développement en passé, présent et futur ; subjectivité subjective). Concernant la notion de simplicité, cf. Mariane Bury (2004), qui rappelle que Boileau cristallise deux « faces de la simplicité », dont l’une renvoie au discours normatif des rhétoriques à la base d’un style simple, et l’autre aux effets sensibles de la littérature, contre les codifications et artifices. Voir aussi Colas-Blaise (2017) et Colas-Blaise (2019).

Enfin, eu égard à la classification proposée par Carl Vetters, on dira que l’incitation est soutenue par une « simplicité » originaire – ce qui se montre simplement –, qui ne se moule pas (encore) sur les cadres de l’inférence. En cela, elle permet de remonter vers le substrat sensible de tout agir / être agi – être mû par ce qui est ex-posé et im-posé –, vers la relation esthésique avec le monde, qui se traduit par un ajustement à la situation11.

Cependant, le défi consiste à articuler les deux régimes de l’incitation l’un avec l’autre. S’ordonnent-ils en séquence, le régime fondé sur l’évidence (ex-position et im-position) préparant celui qui articule la possibilité/probabilité, la permission et la promesse (pro-position), voire le modalisant, c’est-à-dire précisant les conditions dans lesquelles l’incitation pro-position peut se réaliser pleinement ? Notre hypothèse est que le glissement de la possibilité/probabilité vers la permission et la promesse que nous avons observé, c’est-à-dire le passage de « prendre une option », au sens de « faire un choix », à « prendre une option sur un certain comportement », au sens de « s’engager à adopter un certain comportement » (par exemple s’alimenter de manière saine), est facilité, voire hâté par cette première rencontre d’ordre esthésique.

On peut argumenter un tel enchaînement – en prévoyant la possibilité de l’interruption du processus et de la suspension de la deuxième étape – à partir de la distinction que Paul Ricœur (1988, p. 237) introduit entre les « émotions-surprises », les « émotions-chocs » et les « émotions-passions ». L’émotion est alors un « involontaire qui alimente l’action volontaire, qui la sert en la précédant et en la débordant » (ibid., p. 236). En même temps, Ricœur rappelle que Descartes fait précéder l’émotion de la surprise et qu’il la décrit comme une « incitation à agir selon les vives représentations qui engendrent la surprise » (ibid., p. 237). Sans doute la surprise est-elle ce tressaillement encore involontaire qui, sans relever du réflexe, constitue une attitude émotive primaire.

L’« émotion-surprise » se développerait en « émotion-choc » de la même manière que l’évidence fait place à la pro-position et à l’option prise, c’est-à-dire à l’action d’envisager une suite possible/probable, mais aussi permise/promise. Ceci au fur et à mesure que le corps se mêle à la pensée. « La surprise, écrit Ricœur, est l’attitude émotive la plus simple et pourtant elle contient déjà toute la richesse de ce qu’on peut appeler le phénomène circulaire entre la pensée et le corps » (ibid, p. 238). L’ex-position des fruits serait donc cet événement qui crée la surprise, un involontaire, avant l’étape de l’évaluation et du désir. La surprise, aidée par la saillance des objets, s’assortit sans doute de l’attraction exercée, de l’intéressement.

En même temps, il semblerait que seules la prise de conscience et la délibération, à la base du vouloir « volontaire », donnent une suite à l’incitation et permettent d’installer un comportement (par exemple une alimentation saine) durable. Bien plus, l’on voit immédiatement à quel point cette phase ultime du jugement de valeur peut signifier la fin de la politique du nudge par l’incitation. Il suffit, en effet, que la politique du nudge enclenche une narrativisation critique, par exemple par explicitation de l’implicite. L’évaluation peut être positive ou négative. Alors que la politique du nudge évite de convaincre par des arguments, voire de persuader, le repli réflexif et la délibération, qui s’installent malgré les précautions prises par l’instance en charge de l’incitation, peuvent conduire à la requalification de celle-ci en programme de manipulation (au sens étroit du terme), c’est-à-dire à restituer un actant Destinateur transcendant, dût-il rester diffus, et à la coercition contre l’absence de contrainte. Étape ultime : dans le cas d’une évaluation négative de la politique du nudge, la promesse laisse la place à un contre-programme. Le sujet qui se déclare contre réaffirme sa liberté et s’assume pleinement comme le sujet d’un faire qui est un faire de contestation et de création de nouveaux possibles, ruinant définitivement l’idée que le nudge donne lieu à des inflexions « douces ».

Mais considérons encore l’incitation. Un dernier pas doit être franchi : en quoi la séquence modale dont nous avons esquissé les contours intègre-t-elle la modalité du savoir-faire ? Un savoir-faire qui faciliterait la transition entre le vouloir « involontaire » et le vouloir « volontaire ». Dans la troisième partie, nous défendrons l’idée que la modalisation par le savoir-faire (collectif) entre dans le processus de l’incitation en contribuant à susciter le vouloir « volontaire », de la même manière que la séduction selon Greimas et Courtés correspond à une manipulation selon le savoir. Nous nous interrogerons sur le rôle de l’instrument-outil, au point de jonction entre l’instrumentation et l’instrumentalisation qui rendent possibles des usages tendus entre répétition de gestes et renouvellement, entre hétéro-adaptation et auto-adaptation, entre anasémiose et catasémiose.

4. Le savoir-faire et l’instrument au service du nudge

La compétentialisation par le savoir-faire peut être inhérente à l’action d’ex-poser, d’im-poser ou de pro-poser : mettre des fruits à la disposition des enfants, c’est, d’emblée, les doter d’un savoir comment se nourrir sainement. Dans d’autres cas, l’incitation est facilitée/renforcée par la mise à disposition d’instruments, par exemple de réseaux électriques communicants appelés Smart-Grids, qui, en informant sur la consommation électrique en temps réel, tel jour, dans tel lieu, apportent des possibilités d’action supplémentaires qui accompagnent, voire soutiennent le programme vectorisé « maîtriser la consommation d’énergie ».

Note de bas de page 12 :

Cf. sa thèse intitulée « Contribution des Smart Grids à la transition énergétique : évaluation dans des scénarios long terme » (2014).

L’implémentation des Smart Grids – par exemple à l’île de la Réunion, qui cherche à produire d’ici 2030 son électricité à partir de sources uniquement renouvelables, comme le rappelle Stéphanie Bouckaert (Centre de Mathématiques appliquées)12 – est censée apporter une solution aux problèmes climatiques et relever les défis énergétiques. Il s’agit d’outils d’aide à la décision, qui doivent permettre de tracer des « trajectoires énergétiques » sur le fond des contraintes environnementales et techniques. En particulier, il importe d’adapter l’offre à la demande, de gérer le stockage des énergies, de multiplier les énergies renouvelables.

Note de bas de page 13 :

Cf. Rabardel (1995, p. 93) : « Un artefact n’est pas un instrument achevé, l’outil n’existe que dans le cycle opératoire affirmait déjà Leroi-Gourhan (1965). Il manque encore à l’artefact de s’inscrire dans des usages, des utilisations, c’est-à-dire des activités où il constitue un moyen mis en œuvre pour atteindre les buts que se fixe l’utilisateur ». Voir aussi p. 165 : « Les processus d’instrumentation participent ainsi au processus de conception en s’inscrivant dans un cycle : – modes opératoires prévus > schèmes d’utilisation > nouveaux modes opératoires ; ce cycle est parallèle et voisin d’un second cycle auquel participent les processus d’instrumentalisation : – fonctions constituantes > fonctions constituées > inscription des fonctions constituées dans l’artefact. […] C’est pourquoi nous pensons que les schèmes pourraient inspirer aux concepteurs des modes opératoires pour des artefacts très différents de ceux avec lesquels, originellement associés, ils constituent une entité instrumentale (Rabardel, 1991b) ».

Note de bas de page 14 :

Au sujet de la notion d’outil, cf. le groupe µ (2012). Les Smart-Grids, par exemple, sont des outils dans l’exacte mesure où ils sont « artefactuels », « externalisés » et soumis à une « appropriation consciente ».

Si, comme le notent Julie Lassalle et alii (2016) à la suite de Pierre Rabardel (1995), la genèse instrumentale repose sur un double processus, d’instrumentation, orienté vers le sujet, et d’instrumentalisation, orienté vers l’artefact-outil13, la syntaxe des micro-incitations organisées suppose l’appropriation de l’instrument technologique, mais aussi sa transformation en outil-prothèse capable de valider/invalider les actions entreprises et, à terme, d’augmenter les compétences de l’usager (savoir améliorer ses performances)14. Dans ce cas, la félicité ou la réussite de l’incitation est fonction des schèmes d’usage et de leur capacité à atteindre le but recherché, mais aussi de l’aptitude de l’usager à ajuster l’outil-prothèse à la situation, en ajoutant ou en abandonnant certaines fonctions.

Plus largement, sans doute peut-on considérer les Smart-Grids à la base d’une série de micro-incitations comme des outils à la fois anasémiotiques et catasémiotiques, selon la distinction travaillée par le groupe µ (2012) : d’une part, en effet, ils contribuent à pourvoir le programme de maîtrise de l’énergie d’un sens, en évaluant les chances de réussite des actions ; d’autre part, ils agissent sur le monde en incitant à l’action, qui est transformatrice.

Enfin, une des conséquences de la mise à disposition d’outils technologiques impliqués dans l’opération de l’incitation est la légitimation ou la disqualification sociétale du programme écologique. La performance n’est plus unique, mais nécessairement répétée, par des instances multiples, voire collectives. Le sentiment d’appartenance non plus à une multiplicité inorganisée, mais à un collectif, l’individuation par le collectif, au sens où l’entend Simondon, sont favorisés, d’une part, par un savoir-faire partagé et, d’autre part, par un rapport au temps et à l’autre spécifiques : par un effet de durée articulée et segmentée, la sanction à la base de la micro-incitation étant immédiate, dans l’instant, tout en transformant le futur en délai. Plus particulièrement, les informations de consommation – les eco-feedbacks par le biais d’interfaces intégrées dans des dispositifs qui exploitent des supports différents (ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.) (Lassalle, Amelot, Chauvin, Boutet-Diéye, 2016) – sanctionnent une action en fractionnant un programme et en le ponctuant de micro-incitations et de micro-sanctions.

D’où une dépossession relative de l’initiative, l’instance engagée dans un programme de maîtrise de l’énergie se soumettant volontairement à des contrôles et des incitations réguliers, voire appelant l’action performative des outils technologiques (les outils font faire et font être). Et d’où, en même temps, une redéfinition des rôles, des modes opératoires inédits permettant à l’instance d’agir sur les usages. Les interventions s’évaluent sur le fond des « traductions » qui s’opèrent au sein d’un réseau pensé sur le modèle de l’acteur-réseau selon Michel Callon (1986), ainsi que le soulignent aussi Julie Lassalle et alii (2016). L’incitation par les outils technologiques devient lisible à travers les relations qui se nouent entre un ensemble d’acteurs appartenant au réseau sociotechnique : outre les outils et les acteurs humains, des institutions, des normes et des représentations collectives, à la base de la consolidation des usages ainsi que de processus d’innovation.

Note de bas de page 15 :

15 Cf. Madeleine Akrich, Michel Collon et Bruno Latour (1988) : « Le modèle de l’intéressement souligne […] l’existence de tout un faisceau de liens qui unissent l’objet à tous ceux qui le manipulent. Le modèle de la diffusion déplace l’objet technique à l'intérieur d’une société qui constitue un milieu plus ou moins récepteur. Le modèle de l'intéressement met en scène tous les acteurs qui se saisissent de l’objet ou s’en détournent et il souligne les points d’accrochage entre l’objet et les intérêts plus ou moins organisés qu’il suscite ».

D’une part, on voit que l’incitation se renforce de tous ces liens qui se tissent entre l’outil et les usagers au titre de l’intéressement et de l’attachement15. L’intéressement peut se conjuguer avec l’attachement : « cela m’importe », sur le seuil du vouloir faire « volontaire ».

D’autre part, l’incitation suppose des ajustements à l’environnement/des interventions sur lui quand il est transformé en milieu de vie. Elle prend appui sur des dispositifs dont la « cohérence externe » (Bachimont, 2018, p. 171) suppose l’intégration dans des cadres d’usage normés. C’est en cela, aussi, que l’instrument doit nécessairement avoir une portée éthique – en plus de la responsabilité des usagers qui le manipulent –, comme le propose Bruno Bachimont (ibid.), en mettant en doute la neutralité de la technique.

Sur ces bases, revenons à la séquence modale sous-tendant la politique du nudge par l’incitation :

 

Vouloir « involontaire » > pouvoir > savoir > vouloir « volontaire ».

 

Dans la mesure où la surprise, non encore polarisée du point de vue thymique, est liée à une intensification, elle est propre à (re)dynamiser un processus qui, sans elle, finirait par s’épuiser. L’habitude ou la routine, on le sait, sont ambivalentes : elles constituent un facteur d’économie de l’effort et donc de l’énergie, tout en faisant peser le risque, à terme, de l’épuisement de cette dernière, si elle n’est pas reconstituée. Dans notre hypothèse, la surprise caractériserait le déclenchement (éventuellement répété) de l’incitation et son renouvellement, avant même l’émergence d’un pouvoir, d’un savoir et, finalement, d’un vouloir « volontaire », qui peuvent acquérir une dimension collective tout en tendant vers la fin potentielle de la séquence de l’incitation.

Note de bas de page 16 :

Cf. les lexèmes indexés sur l’isotopie « jeu » : « héros », « super-héros », « compagnons d’armes »… ainsi que l’image jointe au texte.

Enfin, l’efficacité des outils-instruments peut se renforcer d’une esthétisation du processus et/ou d’une dimension ludique. Prenons l’exemple d’une application censée guider les consommateurs dans leurs achats au supermarché. La politique du nudge par incitation épouse les formes du récit mettant en scène, classiquement, des acteurs (un héros ou super-héros de la consommation et un fléau international, le superflu et le gaspillage) qui cumulent des rôles thématiques et actantiels (actant et antactant, sujet et anti-sujet) et définissant clairement les objectifs à atteindre (anti-gaspillage). L’instance collective (le consommateur responsable et Food for all) est modalisée selon le savoir faire – le savoir comment faire –, l’action collective se moulant sur les cadres fournis, plus particulièrement, par un contrôle et une évaluation réguliers. Portée éthico-esthétique et dimension ludique16 se renforcent mutuellement, afin d’en accroître le rendement, voire le caractère spectaculaire (au sens de « donner à voir frontalement dans un espace-temps privatisé »).

On se demandera, pour finir, si la sortie réglée du cadre « réel », valorisée positivement, et l’accès gratifiant à un monde fictionnel (« si cela était vrai ») n’entrent pas dans la définition de toute politique du nudge par l’incitation. Peut-être verra-t-on dans le décrochement fictionnel de la réalité une méta-modalisation conduisant des potentialités à leur réalisation.

Conclusion

Il s’est agi, dans cet article, de situer l’incitation par rapport à la manipulation classique (au sens étroit), à l’influence, à la pression et à la détermination, en dégageant des points de contact et des différences, avant d’envisager deux régimes de l’incitation qu’il est possible d’organiser en une séquence modale. Nous avons cherché à vérifier l’hypothèse que la surprise primitive, ce sentir non encore polarisé, est première, suite à une sollicitation ou captation de l’attention. L’adhésion immédiate ou spontanée à cet événement de sens est alors compatible avec le sentiment d’une évidence, quelque chose s’imposant aux sens, au corps. C’est ce qui permet, dans un deuxième temps, de passer d’un éventail de possibles/probables qui réclame un engagement à la permission et à la promesse : un engagement d’abord spontané, intime, fondé sur l’intéressement et l’attachement, avant la prise de conscience et la délibération qui sont précipitées par la compétentialisation selon le savoir-faire et peuvent déboucher sur le vouloir « volontaire », qui est susceptible de mettre un terme à l’incitation proprement dite. L’incitation pro-position constitue un élément charnière, en tendant encore du côté de l’ex-position et de l’im-position, dont elle préserve toute la richesse en mettant l’accent sur la promesse, et déjà du côté de la délibération et de la décision qu’elle prépare en fournissant un ensemble de possibles/probables entre lesquels il convient de choisir. L’évaluation critique de l’incitation comme une forme particulière de manipulation peut alors conduire à un mouvement soit d’acceptation, de validation, soit de refus et de contestation (contre-programme), la contestation agissant sur un fond agonal qui constitue un facteur de redynamisation des échanges.

Enfin, prenons la mesure du poids politique d’une approche par le nudge. Le « paternalisme » selon Thaler et Sunstein, qui part du principe idéologique que tout être humain a naturellement tendance à se comporter mal (misbehave) et qui exploite des biais cognitifs, se dresse face à une manipulation qui peut être explicite et assumée ouvertement, qui modalise un sujet selon le devoir faire et le ne pas pouvoir ne pas faire, qui mobilise la loi, l’obligation et la norme et remet dans le débat la question de la liberté, qui peut être bafouée et revendiquée. On se souvient que la Charte sur l’environnement de 2004 définit des « droits » et des « devoirs », par exemple, le devoir de « prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement » (art. 2). Dira-t-on alors que la politique du nudge a sa légitimité, malgré le fait qu’elle mise largement sur l’implicite et sur le faire faire délié de la prise de conscience délibérative, qu’elle convoque volontiers une dimension ludique et crée un espace fictionnel ? Sans doute le nudge a-t-il son utilité, en ce qu’il trace un chemin, oriente vers le bien de tous (alimentation saine, vie active, économie d’énergie, etc.), guide, optimise et facilite les processus et les choix (« choix par défaut ») et constitue par là même un facteur d’économie de temps et d’énergie. Encore faut-il, pour que le nudge soit pleinement acceptable, qu’il ne freine pas la prise de conscience et la délibération, qu’il ne bloque pas le débat démocratique. Bref, qu’il ne nuise pas à la responsabilisation de citoyens vigilants qui, face aux probables pro-posés, face aux solutions ex-posées, voire im-posées, restituent l’éventail des possibles et décident en toute connaissance de cause.

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