Louis Hébert, Cours de sémiotique, pour une sémiotique applicable, Paris, Classiques Garnier, 2020
Jean-Louis Brun
Docteur en sémiotique
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Professeur à l’université du Québec à Rimouski, Louis Hébert s’adresse, dans cet ouvrage, à la fois aux « sémioticiens en devenir, aux personnes soucieuses d’approfondir les méthodes d’analyse textuelle, imagiques ou polysémiotiques », mais aussi aux spécialistes de la discipline. L’ouvrage, de 568 pages, comporte donc de nombreux enjeux.
Il relève avant tout de la volonté d’apporter une sémiotique résolument pratique, l’auteur constatant « la rupture que nous avons cru souvent devoir opérer avec l’orthodoxie des systèmes théoriques d’origine, pour rendre la méthode plus fonctionnelle ». Il s’agit, pour lui, d’« extraire de certains de ces systèmes [sémiotiques] des méthodes, […] les situer, […] les compléter ». L’ambition est d’apporter des « méthodes concrètes d’analyse » qui seront « éventuellement utilisées dans des applications ».
L’ouvrage relève également d’une volonté d’inventorier. L’auteur s’engage à initier le lecteur néophyte à un vaste choix de méthodes autonomes d’analyse sémiotique, s’appuyant sur un matériau théorique « récent et à jour ». Il « rapporte, critique et complète les méthodes existantes », mais aussi « en propose d’entièrement nouvelles » qui sont « des concepts inédits (des impensés) ». Il propose ainsi, puisant dans différentes écoles, « 26 méthodes d’analyse –inédites, peu connues ou bien connues – pour les textes, les images et les produits polysémiotiques tels que théâtre, chanson, cinéma etc. ». Il puise pour cela dans de nombreuses sources et de nombreux courants, principalement chez Saussure et Peirce, Greimas et Courtés, Fontanille et Zilberberg, Jakobson, mais tout particulièrement chez Rastier, le Groupe Mu, ainsi que dans ses propres travaux antérieurs. Il revendique également une approche personnelle en matière d’analyse du rythme, des phonèmes, de la segmentation, de la disposition, de l’analyse thymique, des relations lexicologiques, de l’analyse polysémiotique… parfois en « fusionnant » ou en « transformant légèrement » les modèles et les typologies des auteurs d’origine.
Ce Cours de sémiotique est également une œuvre très personnelle. En tant que chercheur « périphérique », comme le qualifie Jean-Marie Klinkenberg dans la préface, l’auteur apporte, au fil des chapitres, un point de vue sur la sémiotique en tant que discipline et en tant que famille scientifique, dans son unité et dans sa diversité. La dimension personnelle de ce travail transparaît aussi dans le fait que le choix des méthodes abordées « est relativement arbitraire, et fait état de nos lectures, inclinations, réflexions théoriques et expériences analytiques ».
Le souci de pédagogie de l’auteur est enfin manifeste tout au long de l’ouvrage. Cela l’amène parfois à déconnecter des modèles de leur socle théorique pour les présenter comme des outils prêts à l’emploi, comme il le fait pour le schéma narratif canonique et le schéma actantiel, isolés du parcours génératif de la signification : les différents niveaux de profondeur de ce dernier ne seront pas présentés en tant qu’outil d’analyse plus englobant. Paradoxalement, l’auteur situe fréquemment les notions et modèles présentés dans le cadre des deux grands socles théoriques, saussurien et peircien. Il prend soin de synthétiser des notions complexes par de nombreux tableaux, graphiques et schémas algorithmiques. Il fournit, outre les modèles présentés, une abondance de définitions du métalangage analytique et descriptif.
Il traite ainsi successivement ce qu’il appelle les méthodes générales de la sémiotique, au long de vingt-sept chapitres « autonomes » dont les auteurs de référence et les niveaux de difficulté sont signalés par avance. Au fil des chapitres, les notions ou « matières » abordées se présentent comme un vaste parcours à la fois théorique et méthodologique : l’introduction pose les définitions liminaires (signe, signification) et les notions-cadre (système, norme, écart), avant de mettre l’accent, dans la première partie, sur la catégorisation (relation, opération, carré sémiotique, catégories tensives, etc.), avec une ouverture finale sur la sémiotique peircienne. S’ensuit alors (troisième partie) l’étude du plan du contenu, comprenant notamment les propositions de la sémantique interprétative (Rastier), puis celle (quatrième partie) du plan de l’expression (essentiellement verbal). La cinquième partie traite de la sémiotique de l’action (narrativité, actantialité, rôles) qui se voit approfondie, dans la sixième, à travers l’étude des modalités ; cette dernière, enfin, permet l’ouverture à la dimension thymique, sensible et passionnelle de la signification. Outre Greimas (et Courtés), les références convoquent alors, comme dans d’autres parties de l’ouvrage, les contributions de Rastier (la dialogique), ainsi que celles de Zilberberg et Fontanille (sémiotique tensive).
L’ambition d’intéresser à la fois sémioticiens en devenir et spécialistes, de présenter différents modèles théoriques et d’apporter simultanément des méthodes pratiques, est une gageure que l’auteur reconnaît. Si les méthodes exposées sont envisagées comme autant d’outils pratiques sollicitables, on pourra regretter que leur champ d’application ne soit pas clairement défini et que, au-delà des exemples apportés au fil du texte, ne soient pas développées des applications concrètes d’analyse dans lesquelles chaque méthode démontrerait son pouvoir heuristique et sa pertinence pour l’objet étudié et pour le travail du chercheur ou du professionnel. On aurait également souhaité que la polysémiotique, tournée vers les objets non-exclusivement textuels, bénéficie des avancées récentes apportées, par exemple, par les modèles de Fontanille pour l’analyse des pratiques et des formes de vie ou, plus généralement, par les développements récents de l’ethnosémiotique.
Pour des raisons de pure forme, les nombreux et utiles schémas qui illustrent cet ouvrage sont malheureusement souvent difficiles à lire, soit que l’auteur les ait, de son propre aveu, transformés (carré sémiotique, schéma narratif canonique), soit qu’ils soient si complets et si détaillés qu’ils en deviennent exagérément compliqués, soit que l’éditeur en ait excessivement réduit la taille. L’effort pédagogique de l’auteur pour produire une synthèse de fin de chapitre s’en trouve plus difficile à apprécier.
Il faut enfin souligner la grande ouverture de cet ouvrage, qui embrasse de nombreux aspects de la discipline. Cette réunion des courants de la sémiotique que l’auteur a fréquentés, et parfois son regard sur la discipline et sur la communauté scientifique qui l’incarne, font de ce volume une importante synthèse personnelle. L’absence de conclusion à ce livre ne saurait échapper à un lecteur sémioticien, qui pourra y voir la volonté de produire un inventaire ouvert. Si l’on ajoute une introduction minimale, on pourrait voir cette succession de chapitres autonomes comme une boîte à outils. Mais nous proposons d’y voir tout autre chose : plutôt le partage d’une expérience, autant de portes d’entrée célébrant la richesse de la discipline et son immense potentiel pour l’analyse des objets sémiotiques de toutes natures. Car, pour citer une dernière fois l’auteur, l’introduction à un champ scientifique est « le lieu d’un fantasme utopique : celui de rendre compte de toute la discipline ». Le néophyte pourra choisir une ou plusieurs portes et approfondir le contenu qui se trouve derrière ; le spécialiste pourra apprécier les suggestions de l’auteur pour présenter autrement des outils d’analyse connus, les compléter et les prolonger.