Jorge Lozano, El discurso histórico (1987), Madrid, Sequitur, 2015 (rééd.)
Rayco González
Universidad de Burgos / Grupo GESC (Madrid)
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Réflexions sur la réédition de El discurso histórico (2015) de Jorge Lozano
Il est bien connu que l’expérience du temps ne peut pas être intégrée sans que nous ajoutions quelque chose en dehors du temps même. Pour Leibniz, la transformation observée dans les choses régule l’ordre de succession qui a lieu dans l’univers ; pour Kant, le temps s’exprime de façon ordonnée à travers l’espace – « ce n’est pas quelque chose qui existe par soi-même », dit-il, mais plutôt une condition de possibilité de la connaissance ; pour Freud, c’est l’inconscient qui est chargé d’organiser le temps vécu. L’expérience individuelle du temps peut être conçue comme une succession d’instants, ce qui, selon Aristote, est l’essence même du temps. Et la division de ce continu en instants constitue, selon Paul Ricœur, l’apport radical à l’appréhension du temps en tant que concept. Il ajoute : « L’histoire rend donc aporétique l’arrivée à la compréhension des aspects de l’expérience temporelle que le langage conceptuel ne peut qu’avouer. Le temps, en effet, d’Aristote à Saint Augustin ou Heidegger n’est que le signe de la contradiction et de l’aporie de la réflexion. » (Ricœur, 1983, p. 27) C’est-à-dire que seul le temps organisé dans une intrigue ou dans un conflit permet de réduire les apories conceptuelles qui résultent de la réflexion philosophique qui le prend pour objet.
Or, seule l’histoire – comme autrefois, et à sa manière, le mythe – peut construire une expérience collective du temps qui nous transcende en tant qu’individus. Et l’histoire est un discours qui ordonne, sous la forme d’une intrigue, la succession chaotique des temps qui se chevauchent : histoires individuelles, histoires locales, histoires nationales, histoires transnationales, histoires universelles... Hegel rappelait que le terme « histoire » signifie narratio rerum gestarum et, également, res gestae, c’est-à-dire à la fois la narration historique et les événements eux-mêmes. Ce curieux chevauchement de significations était pour lui plus qu’une simple coïncidence, car il montrait clairement que « la narration historique apparaît simultanément avec les faits et les événements ». Ce n’est pas un hasard non plus si des figures importantes de l’historiographie moderne comme Leopold von Ranke ou Jules Michelet ont coïncidé dans le rejet du roman historique de Walter Scott, dont l’une des œuvres pionnières est Ivanhoé, un roman qui a maintenant deux cents ans. J’insiste, il ne s’agit pas d’une coïncidence hasardeuse. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu de romans à thème historique auparavant, comme le souligne György Lukács dans Le roman historique (1937), mais c’est seulement que les romanciers commencent alors à s’inquiéter de ce qu’ils appellent la « vérité historique » en faisant des incursions dans le territoire réservé à l’historien. Contrairement à ce que l’on appelait auparavant la fiction sur des thèmes historiques, le roman historique du XIXe siècle est régi par la conscience de capturer l’unicité historique. Henry Fielding, par exemple, s’auto-désigne comme « historien de la société bourgeoise ». Pour sa part, le critique du XVIIe siècle Nicolas Boileau regardait avec beaucoup de scepticisme les romans historiques de ses contemporains, car, selon ses propres termes, « un souverain doit aimer différemment d’un berger ».
Toutes ces questions sont abordées, d’une manière ou d’une autre, par Jorge Lozano dans El discurso histórico, publié en 1987 par Alianza, et réédité par Sequitur en 2015. Depuis sa première publication, ce travail a non seulement marqué toute la carrière de Lozano, mais il a également assuré la continuité de l’analyse des processus historiques suivant la voie ouverte par la sémiotique structurale aussi bien que par la sémiotique de la culture. La première – à laquelle Lozano a consacré une partie essentielle de son ouvrage – a permis l’appréhension de l’histoire en tant que type de discours, selon des marques caractéristiques qui la différencient des autres formes discursives, tandis que la seconde – à laquelle l’auteur consacre une section – a rendu possible l’analyse des processus historiques en rapport avec l’expérience collective directe des événements. Dans les deux cas, nous nous situons dans une approche sémiotico-textuelle, selon des perspectives différentes quoique complémentaires. Lozano maintiendra un principe méthodologique selon lequel l’histoire, de même que la mode – à laquelle il a également consacré un grand nombre d’articles et d’ouvrages – n’est rien d’autre qu’un système culturel qui, par une série de transformations sémiotiques régulées, transpose le « réel » en signe, c’est-à-dire notre expérience vécue en discours. Discours qui, en fin de compte, est une forme fondamentale d’ordonnancement du temps.
Pour analyser le type de discours appelé « histoire », Lozano divise le livre en quatre parties distinctes. Les trois premières analysent le processus de génération du discours historique. Dans le premier chapitre, précisément intitulé « Sur l’observation historique », il analyse les définitions que l’historien, c’est-à-dire l’énonciateur de ce type de discours, a données de lui-même et de la valeur « empirique » qu’il confère à ses propres travaux. La connaissance historique est indéniablement liée à l’observation, comme le montre Émile Benveniste dans la célèbre analyse étymologique de l’istoria, dont la racine ísto implique à la fois « voir » et « savoir ». Après la distinction hégélienne, Lozano retrace schématiquement l’histoire des conceptions mêmes du rôle attribué à l’historien, de l’historien immédiat propre à la culture grecque – qui raconte les événements qu’il a lui-même vécus ou qui lui sont les plus proches dans le passé – à l’historien contemporain qui est régi par l’acribia, ou, comme Lozano lui-même aime à le dire, par « une diététique documentaire ». Le « j’ai vu » des anciens historiens, typique du régime d’autopsie, construit un ethos – ou une auctoritas – qui légitime le discours historique, au moins jusqu’au XVIe siècle, où, grâce aux nouvelles théories scientifiques, l’idée de connaissance médiate et inférentielle est conçue, s’élaborant à travers des traces, des indices, des pistes, des documents, des monuments, des archives, etc. En tout cas, l’historiographie a toujours soutenu, même avec la simulation, que l’écriture de l’histoire se distinguait de l’imagination et de la fantaisie, ou, pour utiliser un terme encore en vogue, du monde de la fiction. Et cette position a conduit à un positivisme naïf qui a duré jusqu’à la fin du XIXe siècle avec Ranke, qui considérait que les faits devaient être montrés tels qu’ils se produisaient.
Ce tableau introductif complexe, où s’opposent diverses descriptions et analyses historiographiques, affiche une préoccupation constante au sein du travail de l’historien : le traitement des documents, c’est-à-dire des données historiques. Le deuxième chapitre, intitulé « Le document historique : de l’information sur le passé au texte sur la culture », approfondit cette question. Lozano analyse les opérations par lesquelles l’historien travaille sur les données du passé, qui apparaissent dans leur énorme dispersion et sous des formes très hétérogènes. À ce stade, on pourrait rappeler, comme un geste de clarification du bureau de l’historien, ce que Lucien Febvre (1953, p. 428) recommandait de faire de tout document :
L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire, sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc avec des mots, des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champs et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierres par des géologues et des analyses d’épées en métal par des chimistes. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme...
Et dans un travail plus récent, Robin G. Collingwood (1946, p. 280) a déclaré que « tout ce qui existe dans le monde est un document potentiel de quelque chose ». Lozano prend pour point de départ de cet aspect fondamental l’idée qu’il n’y a pas de différence entre le concept d’information et ce que l’historien appelle la source et le document. Cela met en évidence une autre préoccupation majeure de l’historiographie : « l’utilisation incorrecte des informations contenues dans un document ». De cette façon, le document n’est rien d’autre qu’un texte qui fournit des informations et des significations du passé pour une reconstruction, qui est le travail d’interprétation nécessaire. L’analyse marque ici un arrêt sur le problème qui est probablement le plus souvent discuté par les historiens : l’authenticité des documents. À partir de l’Ars antiquaria de la Renaissance et des œuvres de Lorenzo Valla en particulier, la principale préoccupation de l’historiographie a été précisément d’établir des critères théoriques qui permettent de distinguer les documents « vrais » et valables pour une interprétation correcte du passé. Au sein de ce que Michel Foucault a appelé le « processus du document », une attention particulière doit être accordée au fait que l’événement historique, l’un des piliers sur lesquels repose le discours, cache une conception réductrice des temps passés. La réflexion doit nous amener à prendre non pas ce qui a été fait, qui n’est rien d’autre qu’une forme d’objectivation des choses, mais plutôt le fait que chaque moment de l’histoire constitue, c’est-à-dire celui de pratiques dépendantes les unes des autres dans le cadre organique de chaque culture. D’une certaine manière, on peut voir là l’avertissement que c’est le présent qui crée le passé, un nouveau passé. Il est donc compréhensible que Fustel de Coulanges ait recommandé à l’historien qui souhaite revivre une époque de retirer de son esprit tout ce qu’il sait sur ce qui s’est produit par la suite. Et on peut, de la même façon, comprendre la déclaration de Flaubert : « Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour ressusciter Carthage ». (1998, p. 212).
Deux conséquences, liées l’une à l’autre, résultent de ces réflexions, parfaitement expliquées par Lozano dans son livre : l’opposition entre événement et structure, tout d’abord, qui devient dominante dans la seconde moitié du XXe siècle, et qui fait que la représentation des structures se trouve proche de la procédure de description, alors que celle des événements coïncide généralement avec le récit. Et en fin de compte, seconde conséquence, cela perturbe la possibilité utopique d’un « chroniqueur idéal » qui, selon Arthur Danto, sait tout ce qui se passe en même temps que cela se passe et qui peut en faire une transcription exacte, une « chronique idéale », qui serait ainsi conforme à l’idée que le passé est fixe et inaltérable, irréversible, séparé du présent.
J’ai été particulièrement intéressé par la dernière section de ce chapitre, « Le document comme texte de culture », dans laquelle la perspective sémiotique est déployée sous un angle méthodologique particulier : la culture est un système de systèmes de signification qui se manifeste dans ses textes concrets. Chaque texte a une relation isomorphe avec l’univers culturel auquel il appartient et, par conséquent, le texte nous redonne une image de sa propre culture à petite échelle et structurellement isomorphe. De ce point de vue, les textes contiennent une information ordonnée des cultures du passé, ce qui conduit Youri Lotman lui-même – le principal représentant de cette perspective – à recommander :
L’analyse sémiotique d’un document doit toujours précéder l’analyse historique. Une fois que les règles de reconstruction de la réalité à partir d’un texte auront été élaborées, le chercheur saura extrapoler à partir du document également ce qui, du point de vue de l’auteur, ne constituait pas un « fait » et était sujet à l’oubli, mais que l’historien peut évaluer différemment si, à la lumière de son propre code culturel, ce « non fait » intervient comme un événement significatif. (Lotman et Uspenskyn, 1990, p. 413)
Il convient de rappeler que, pour Lotman, l’histoire est une catégorie narrative, une manière dont les êtres humains interprètent les événements en les racontant, car sa traduction en récit est la seule manière de créer des liens explicatifs entre l’avant et l’après, et c’est seulement de cette manière que la synthèse nécessaire entre le fait et le sens (qui, en fin de compte, est l’histoire) peut être réalisée. Mais l’expérience culturelle des événements ne se manifeste pas seulement dans le discours historique (ou plutôt, nous n’avons pas l’habitude de l’y trouver de manière vivante). Du point de vue de Lotman, les processus historiques apparaissent dans l’ensemble des textes d’une culture, c’est-à-dire dans l’ensemble des textes chargés de codifier les informations présentes dans sa mémoire non héréditaire. Les cultures produisent sans cesse des textes, c’est-à-dire qu’elles écrivent le monde, selon Lotman, en établissant des « équivalences conventionnelles », capables d’offrir une organisation du monde et de nous rendre ainsi homogène le sens des choses à travers une multiplicité de textes. De cette façon, la perspective de la sémiotique de la culture fonctionne en construisant des séries de textes ordonnés selon un certain niveau de pertinence sémiotique, à partir duquel il est possible de caractériser l’ensemble d’une culture, d’une époque ou d’un certain collectif. Si, du point de vue de l’historien, l’important pour comprendre l’histoire est de distinguer les fictions et les arts narratifs, du point de vue de l’analyste, les romans peuvent être aussi appropriés que les chroniques historiques.
Pour la sémiotique de la culture, la condition de l’histoire en tant que champ de manifestation de multiples lois sociales générales doit être intégrée à une vision de l’histoire comme résultat de l’activité humaine, c’est-à-dire qu’il faut veiller à ce que Lotman appelle les « mécanismes historico-psychologiques », évitant ainsi de s’enfermer dans des idées excessivement simples et schématiques. Ce regard sur l’espace dynamique d’interactions et de mémoires humaines que constitue chaque culture libère l’histoire elle-même d’une prévisibilité fataliste présumée des processus historiques qui les convertit, sinon en quelque chose de complètement superflu, du moins en un flux qui se déroule en marge de la vie sociale elle-même.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage analysent les deux régimes nécessaires du discours historique : le régime narratif et le régime de la vérité. Le chapitre précisément intitulé « L’histoire comme narration » dévoile les éléments poétiques et rhétoriques avec lesquels le récit historique est construit, en accordant une attention particulière aux critiques des différentes perspectives théoriques.
Le quatrième et dernier chapitre analyse les stratégies discursives de la vérité du point de vue de la sémiotique structurale d’Algirdas Julien Greimas. Comme on le sait, pour Greimas, le critère de vraisemblance n’est pas applicable aux discours abstraits, seulement aux discours figuratifs ; ni aux discours normatifs, seulement aux discours descriptifs. Et « son application ne se limite pas aux discours littéraires (considérés comme des œuvres de fiction), mais à tout discours narratif ». Ainsi, « la plausibilité qui, à première vue, semble complémentaire de l’idée de fiction ne dépend donc pas de la théorie littéraire, mais d’une typologie générale des discours » (Greimas, 1983, p. 107). Il est évident que le discours historique entretient une relation directe avec les régimes de vérité (il lui revient même de dire la vérité), une caractéristique qui, en fin de compte, soutient sa crédibilité. Et Lozano, presqu’en guise de recommandation future, conclut son analyse comme suit : « Un discours comme le discours historique qui veut prouver que ce qu’il dit est vrai, présentera l’effet de la vérité en modifiant les affirmations ; y prêter attention et observer leurs transformations peut nous permettre de découvrir les stratégies d’un homme d’État qui insiste pour se cacher ».
Cet ouvrage décrit avec une précision louable les marques d’historicité – comme dirait Krysztof Pomian – qui définissent le discours historique. Et sa lecture est plus que pertinente aujourd’hui, pour plusieurs raisons. Premièrement, la réapparition et le renforcement progressif de conceptions naïvement positivistes, proclamant l’urgence de faire correspondre le discours à la « réalité », suscite depuis un certain temps notre perplexité. Le fétichisme contemporain de la documentation et des données se traduit par une avalanche d’informations historiques, bureaucratiques, commerciales et scientifiques que la sociologue Nathalie Heinich a appelée « inflation documentaire » et que, dans une autre perspective, Byung Chul Han a nommée « dataïsme ». Certains auteurs comme Viktor Meyer-Schonberg croient ainsi pouvoir crier victoire, annonçant la mort de la théorie et proclamant que l’histoire est aux mains des données.
Deuxièmement, les incertitudes sur le présent dans lequel nous sommes plongés devrait nous amener à analyser la manière dont le passé acquiert de nouvelles significations. Motivés par notre besoin d’explication, nous cherchons dans le passé les clés possibles du présent. Et le besoin de certitude sur l’avenir nous oblige à nous rappeler les événements passés afin de réduire nos doutes sur le temps.
On raconte qu’au soir du premier jour de la Révolution française, en différents endroits de Paris, les révolutionnaires tiraient sur les horloges des clochers. Selon Walter Benjamin, un témoin oculaire de cet événement aurait composé le morceau suivant : « Qui le croirait ! On dit qu’irrités contre l’heure, de nouveaux Josués, au pied de chaque tour, tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour ». Dans les moments d’explosion historique, il semble que le processus historique s’arrête et, lorsqu’on regarde en arrière, on ne voit que des débris, comme cet Angelus Novus que Benjamin lui-même a décrit :
Un ange qui semble être sur le point de s’éloigner de quelque chose qui l’a paralysé. Ses yeux sont fixes, sa bouche est ouverte et ses ailes sont déployées ; c’est ainsi que l’on imagine l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Lorsque nous percevons une chaîne d’événements, il voit une catastrophe unique qui accumule ruine après ruine et les jette à ses pieds. Il voudrait s’arrêter, réveiller les morts et reconstituer les ruines, mais depuis le Paradis, un ouragan souffle et s’engouffre dans ses ailes, avec une telle force que l’ange ne peut plus les fermer. Cet ouragan le pousse irrépressiblement vers le futur, auquel il tourne le dos, tandis que les débris s’élèvent devant lui jusqu’au ciel. Cet ouragan est ce que nous appelons le progrès. (Benjamin, 1940, p. 433)
Dans les processus historiques, les explosions brisent le sens de la continuité qui se produit dans les développements graduels, dont la régularité est le modèle. Mais il n’en est pas moins vrai que le regard rétrospectif de l’historien réduit l’imprévisibilité des explosions. Ici s’impose la nécessité d’un regard sémiotique qui reconstruit les opérations discursives créatrices de cette curieuse synthèse, selon Lotman, entre le fait et le sens que constitue l’histoire. Et je présume que l’exploration de Jorge Lozano permettra de mettre en place une typologie culturelle des attitudes face aux explosions.
Je tiens à souligner ici l’heureuse constance dans ce domaine de Lozano qui vient lui-même de préparer un dossier monographique pour la revue Versus sur « Le futur, un temps de l’histoire » (2020). Même au risque de faire croire qu’il s’agit de peindre la Chapelle Sixtine avec un pinceau gras, je crois qu'on peut établir une typologie fondamentale, ou de base, qui opposerait, selon la réflexion qu’Ursula Le Guin fait sur l’utopie, la figure du porc-épic à l’Ange benjaminien. « Je prends du recul, je regarde devant moi » : cette formule, reprise par Le Guin, provient de la culture swampy de l’Inde et décrit le mouvement du porc-épic qui, nettement opposé à l’Angelus Novus, se met à l’abri du péril en se réfugiant dans une crevasse rocheuse, d’où il peut observer le danger qui le menace. Il peut en toute sécurité, depuis son refuge, spéculer sur un avenir vivable. La démarche défensive du porc-épic contraste avec le vol exposé de l’Ange : le porc-épic recule face au passé et regarde devant lui pour saisir l’avenir, en évitant l’un et en planifiant l’autre, tandis que l’Ange s’avance, angoissé, ne regardant pas vers un avenir qu’il ne peut apercevoir, se lamentant d’un passé qu’il ne sait ni ne peut réparer.
Les discours construisent les attitudes face à l’histoire, et je vois dans les figures de l’ange et du porc-épic des pôles opposés. L’image de ce curieux mammifère rongeur suggère qu’il n’y a plus de regard vers un passé que l’on espérerait réparer, mais un regard vers l’avenir : un nouvel espace est attendu aux dépens d’une mémoire. Or Lotman nous rappelle que l’avenir est l’espace des états possibles où, précisément, la mémoire sert d’orientation vers l’expérience future.