Économie politique d’une jatte de couscous
Mohamed BERNOUSSI
Université de Meknès
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Mots-clés : couscous, culture marocaine, frontières flexibles, Maghreb, territorialités paradoxales
Auteurs cités : Roland BARTHES, Mohamed BERNOUSSI, Marcel MAUSS, Ibn RAZÎNE TAGIBI, Adam Smith
Plat millénaire devenu célèbre dans le monde, le couscous au Maroc, comme dans tout le Maghreb, est d’abord une jatte de couscous, comme le veut l’usage. Le territoire de la jatte raconte à sa manière une économie politique contrastée, intérieure et extérieure, dépouillée et somptueuse, individuelle et communautaire. Le contraste, trait essentiel de la territorialité du couscous, implique des formes de convivialité opposées et génère des territoires aux frontières à la fois strictes et poreuses qui imposent pour chaque convive l’observance des limites, mais les autorisent à les enfreindre de temps à autre. L’objectif de cet article est d’explorer, dans un premier temps, les formes de convivialité et les territoires de la jatte de couscous pour aborder celle-ci, dans un second temps, en tant que forme et en tant que contenu, en mettant en évidence les territorialités paradoxales qu’elle détermine.
1. Un territoire qui met en communication
Avant d’analyser l’espace de communication de la jatte de couscous, il importe d’étudier son territoire, qui est à la fois intérieur et extérieur. Intérieur, impliquant le salon marocain, et extérieur, impliquant – comme nous le verrons en détail – n’importe quel autre lieu ou, pour être plus précis, n’importe quel autre hors-lieu : la jatte est offerte n’importe où, dehors.
1.1. Le salon marocain
Le salon marocain est un espace solennel et symbolique, souvent privilégié par rapport aux autres pièces de la maison. Sa forme de l’expression est caractérisée par la grandeur, voire par la démesure et par le faste. Il s’agit d’un salon constitué de matelas couverts de beaux tissus somptueux et coiffés de coussins placés contre le mur, bien galbés et bien tirés ; l’adjectif utilisé est mlemett, sachant que la darija (arabe populaire) marocaine l’utilise aussi pour des vêtements féminins outrageusement serrés. Les matelas doivent en principe être rembourrés de laine vierge pour offrir une assise confortable et agréable, mais aujourd’hui, compte tenu des problèmes de puces provoqués par la laine, qui n’est jamais traitée, on leur préfère des matelas en mousse transformés avec des couches reproduisant la structure de la laine comme la ouate pour retrouver la sensation du matelas en laine, mais sans les mauvaises surprises des petits insectes.
Les coussins sont une sorte d’ornement rhétorique, évoquant le bien être du corps. Ils sont destinés au dos mais, lorsqu’on a fini de manger ou lorsqu’on veut se prélasser dans le salon, on peut les mettre sur le côté, sur les genoux, les caler entre les jambes et les cuisses, sous le bras – d’autres positions possibles m’échappent. Les enfants précoces peuvent les mettre entre les jambes au risque de se faire sévèrement gronder.
Le salon est souvent en forme de U. Cette structure dogmatique impose des angles droits ; un salon où les angles ne sont pas droits indique un vice de l’expression, dû aux sous-unités constituantes : porte-matelas abîmés ou matelas vieillis et affaissés offrant des ventres, des côtés ou des ourlets. C’est le salon qui commande l’emplacement de la table ; celle-ci doit être placée au milieu, en face du matelas latéral.
Comme on peut le constater, le salon contraste géométriquement avec la table, qui doit être toujours ronde et grande. Ce contraste n’est pas gênant lorsqu’il y a beaucoup d’invités ; on place souvent des chaises, des tabourets ou autres pour remédier au décalage entre les deux structures.
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C’est pour cela que, par exemple, chez de nombreux restaurateurs, les grandes tables sont facturées pour 10 personnes, même si à chaque fois le nombre des convives dépasse largement le chiffre initial.
Cette opposition entre deux structures géométriques est intéressante du point de vue de l’analyse que j’avais proposée dans Douces schizophrénies (2018). Elle dirige et structure deux modes d’être radicalement différents, un mode rond et un mode droit. Le rond ou le courbé implique en général davantage de souplesse, d’adaptabilité et d’improvisation, par opposition au droit qui impose la limite, la rigidité et la rigueur. Deux semiosis contrastées cohabitent : la semiosis « hermétique » et la semiosis « rationaliste » (voir Bernoussi, 2018). Le matelas offre un nombre de places réduit, déterminé par les deux points de sa longueur, tandis que le rond de la table en offre un nombre variable en fonction des chaises ou des tabourets ou de tout autre type de siège ; les places augmentent et ne sont jamais fixées d’emblée. Le texte de la table est un texte incessamment ouvert et jamais définitivement fermé1.
1.2. La table marocaine
Comme nous l’avons dit, la table est ronde et grande, et souvent reproduite selon les canons esthétiques et syntaxiques de l’artisanat marocain, structures surchargées de sculptures en bois de cèdre ou autre bois noble. Elle est en principe couverte d’un drap fin brodé à la main, réservé pour les grandes occasions. Cette broderie s’appuie essentiellement sur une structure minimale faite de traits de quelques millimètres qui forment par la suite des figures très denses et très chargées. Cette esthétique du dense mériterait qu’on s’y attarde un jour car elle me semble déterminante dans la sensibilité et la mentalité marocaines en général, et dans leur rapport avec l’espace.
Quant à la table de tous les jours, jadis elle était recouverte d’un plateau en argent sculpté, appelé Teifour, remplacé aujourd’hui, pour des raisons de commodité et d’économie, par une nappe en plastique ou en tissu. Dans les milieux très modestes et à la campagne, c’est la petite table ronde en bois ordinaire à trois pieds sans nappe ni aucune autre couverture qui est d’usage. Cette table sert à manger, comme elle peut servir à boire le thé à la menthe plusieurs fois dans la journée.
L’expression mettre la table veut dire se préparer à servir et à partager ; c’est un moment de convivialité et de détente exceptionnelles. La table peut être mise pour une collation régulière ou improvisée, ou bien pour préparer le thé et célébrer la visite d’amis ou de proches.
1.3. La jatte de couscous
La jatte (gasaa) de couscous offre un dessin minimaliste, sans ornement, sans sculpture, simplement en terre cuite. Il y a des jattes vernies et luisantes qui apportent un semblant d’esthétique, mais on leur préfère celle en terre cuite, légèrement rêche au toucher et dépouillée de toute vanité esthétique. La jatte est utilisée quotidiennement pour préparer la pâte du pain. Mais souvent on la garde exclusivement pour le couscous, car dans la majorité des foyers on achète le pain dehors, chez le boulanger. La jatte, d’abord réservée au territoire paysan de la campagne, a fini par conquérir l’espace urbain après une longue résistance. En ville, si on est souvent tenté de servir le couscous dans de somptueuses et gigantesques assiettes en porcelaine, on reste tout de même attaché à ce grand plat en terre cuite qui fait plus authentique et plus vrai. Le dictionnaire le confirme d’ailleurs : on ne dit pas un plat de couscous, mais une jatte de couscous.
La forme basique de la jatte connote l’essentiel de la nourriture ; rappelons ici un autre dénominatif du couscous, t’âam, c’est-à-dire « la nourriture ». Mais il s’agit d’un appellatif générique qui peut être interprété de plusieurs façons, car t’âam signifie en arabe classique « la nourriture » en général. Le recours à ce vocable peut suggérer l’incapacité interculturelle des conquérants arabes de l’époque à caractériser ce plat ou à lui trouver un équivalent plus précis, en encourageant l’hypothèse d’une lexicalisation par défaut, car jusqu’à nos jours le recours à l’appellatif « couscous » est plus fréquent.
Le couscous est un plat qui défie toute temporalité précise. C’est un plat du jour, surtout le vendredi, mais peut être aussi lié à des occasions particulières : baptême, fête improvisée, œuvre de charité. C’est une « œuvre de bienfaisance » qu’on offre à l’intérieur de la maison, mais aussi à l’extérieur à la mémoire d’un proche, pour remercier les esprits, les forces cosmiques ou Dieu, pour solliciter leur miséricorde ou pour leur témoigner de la reconnaissance. Celui qui offre la jatte de couscous dehors n’a besoin d’aucune sorte de discours ; dès qu’il présente la jatte au dehors à des mendiants ou à des gens de passage, le repas se met en place sans préavis, sans rendez-vous et sans choix de convive. Une fois la jatte posée par terre, la table s’improvise et les convives aussi, en ordre croissant. Bref, tous les codes ordinaires de la table et toutes les configurations sont suspendus pour laisser la place à un incessant remaniement et à des configurations toujours renouvelées. Un texte ouvert se crée et se construit au gré des aléas de la rue et de ce qui advient.
2. Le couscous, le plat
2.1. Description formelle
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En ce qui concerne ce souci de préserver l’individualité des éléments et la totalité du plat, voir mon article « Soupe ou Harira, deux modèles politiques de l’interculturel culinaire » (2020a).
Le nom du plat a plusieurs formes : seksu, kesksu, kusksi, kuskus, couscous ou t‘âam. Un autre terme qui dérive de la même racine berbère que seksu est le verbe berkukkes, de kukkes, « rouler la semoule », et ber, qui signifie « redoubler le travail dans le but d’agrandir les grains ». Le couscous est fait de graines de blé concassées finement et donnant ce qu’on appelle communément la semoule de blé. Les graines, cuites à la vapeur – de la viande et des légumes étant placées en bas du couscoussier –, doivent être légèrement frottées avec les mains en ajoutant de l’eau et du beurre rance pour donner à chacune une existence autonome2, car un couscous avec des grumeaux ou des graines collées serait hautement défaillant. Les graines sont ensuite réunies et garnies de légumes et de viande. C’est la forme canonique, de base, la plus utilisée. Il y a d’autres formes plus ou moins simples ou complexes ; on peut décliner le couscous en l’associant aux légumes, à la viande de mouton, au poulet, à la viande séchée au soleil appelé guedide, ou au poisson et aux fruits de mer comme dans les régions d’Essaouira et d’Agadir ; on peut aussi utiliser de la semoule d’avoine ou de maïs à la place de la semoule de blé dur.
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Contrairement aux usages actuels, par le passé la consommation de viande dans la société marocaine était réduite au minimum, lors de certaines fêtes ou cérémonies ou une fois par semaine.
La disposition des graines de semoule doit prendre la forme d’un dôme. Il s’agit d’une forme géométrique très présente dans la toposphère marocaine et dont les significations sont multiples en architecture : le dôme connote la sainteté – les mausolées des saints sont tous coiffés d’un dôme – ; il connote aussi le pouvoir – comme dans certains palais royaux ou dans des institutions étatiques. Le dôme est une forme utilisée aussi pour signifier l’estime qu’on a pour quelqu’un ; dans le passé et même de nos jours, dans certaines cérémonies comme celle du mariage on offre des présents à l’intérieur d’un plateau à pieds coiffé d’un dôme. Usage renforcé par l’expression idiomatique marocaine dir el kobba (faire le dôme à quelqu’un), qui signifie le traiter avec égard, le flatter et lui témoigner de l’estime. Un couscous qui ne respecte pas cette prescription présente un vice de forme et se révèle agrammatical. Le dôme de semoule doit être impérativement creux au centre et assez profond pour cacher la viande3 qui, comme on le sait, est mangée à la fin. Cet usage commence à être ou est déjà abandonné dans des contextes particuliers : en présence d’étrangers ou dans des cérémonies où la viande est très abondante. On enregistre aussi une autre disposition des graines qui préfère la forme plate plutôt que le dôme, mais cette dernière a plus de succès.
La garniture du couscous est essentiellement constituée de légumes : c’est la caractéristique principale du couscous que d’être riche en légumes, en oignons, en tomates, en poix-chiche et en fruits secs – notamment raisins secs. Dans certaines régions où il y a peu de légumes, on fait avec ce qu’on a et on présente le couscous selon les codes culinaires établis ; c’est pour cela qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il y a autant de configurations de couscous que de codes locaux et de régions.
Il y a cependant un ordre canonique à suivre lorsqu’on compose le plat du couscous. Une fois le dôme ou la plaine soigneusement montés avec le creux au centre, on introduit les morceaux de viande. Lorsqu’il s’agit de composantes plus ou moins grandes, comme c’est le cas du poulet par exemple, on essaye de les adapter à la forme ronde du creux, le but étant de rendre la présence de la viande discrète, voire de l’occulter complètement. Vient ensuite la disposition des légumes. Pour cela, il y a deux critères à suivre : le premier, rhétorique et le second, syntaxique. La disposition doit donc varier les couleurs, mais placer les éléments selon les traits verticaux du dôme convergeant vers le centre, en veillant à ce que le côté extérieur des légumes soit exposé. Le découpage des légumes est toujours transversal et divise chaque pomme de terre en deux, chaque carotte en deux, chaque courgette en deux. Un couscous doit présenter des légumes très visibles, comme c’est le cas de certaines préparations du couscous dans le sud du Maroc, destinées à impressionner les étrangers. Vient enfin la dernière étape de la présentation de la jatte de couscous, lors de laquelle on ajoute la confiture d’oignons, de préférence au sommet du dôme, en versant soigneusement et équitablement le jus avec la louche. Cette dernière opération est appelée sgui ou ski ksksu, qui veut dire « irriguer la semoule ». Il est éclairant d’ajouter ici que le jus ou Merka est appelé rwa, un vocable qui désigne, au sens propre, « la pluie ». Un autre appellatif pour le jus est celui de lebloule.
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La cuisine marocaine est une cuisine essentiellement végétarienne, où les légumes peuvent être cuits avec d’autres légumes ou transformés en Bekkoule, confiture salée aux ingrédients variables : tomates et poivrons, courgettes, choux, aubergine, purée de céréales, etc. On peut donner comme exemple la cuisine de l’œuf, qui montre comment ce dernier peut être la base de véritables plats. Voir à ce sujet le chapitre du livre de Tagibi, qui restitue plusieurs recettes de plats à base d’œuf telles qu’elles étaient pratiquées au XIIIe siècle. En ce qui concerne les œufs, Tagibi leur consacre en effet un chapitre entier, et il n’est pas exagéré de parler ici d’une véritable gastronomie de l’omelette, les soins accordés à la préparation de l’œuf ainsi que la complexité de certaines préparations faisant de l’omelette un véritable plat. En plus des usages habituels et connus de l’œuf (en omelette, cuit ou semi-cuit), Tagibi rappelle de nombreuses recettes d’omelettes assaisonnées de façon riche et sophistiquée : on peut par exemple prendre plusieurs œufs, les battre en ajoutant de la coriandre, de l’ail, du cumin, du beurre, de la cannelle, des clous de girofle, les cuire ensuite, et les découper enfin en rondelles ou en triangles en les assaisonnant avec une petite nappe de vinaigre chaud seul ou accompagné d’ail. Les omelettes peuvent être cuites dans l’huile ou tout simplement dans l’eau bouillante. C’est ce procédé qui était le plus souvent utilisé à l’époque. On pourra noter au passage les vertus diététiques d’un tel mode de cuisson, même si Tagibi ne mentionne guère et argument. Les œufs durs suivent, eux-aussi, le même processus de sophistication. Comme exemple, cette série de recettes qui consistent à les couper en deux, à récupérer les jaunes et à les assaisonner avec ail, piment rouge, cannelle, Zanjabil ou mestakka, et à malaxer le tout avant de le remettre dans les blancs, de les panner et de les frire.
Lors de la dégustation, c’est l’ordre inversé qui doit être observé par le mangeur du couscous. Comme le veut l’usage, il doit mettre dans sa cuillère ou dans le creux de la main – nous y reviendrons plus loin – de la semoule, des légumes, des oignons ou autres, ou bien tout cela à la fois. Comme on l’a dit, la viande est laissée pour la fin et elle est souvent répartie par le plus âgé – le père, le grand père, ou autre. Cet usage perdure encore de nos jours. Si certaines familles sont tentées par un accès plus démocratique et plus libéral à la nourriture, elles restent tout de même attachées à l’idée de garder la viande pour la fin. Il s’agit ici d’un vieil habitus typique de la culture culinaire marocaine4, où la consommation de viande est réduite par rapport à la consommation de légumes et de céréales (poix-chiches, lentilles, fèves, etc.)
2.2. Le couscous, le contenu
Le plat offre une binarité sémantique fondamentale qui structure en permanence des oppositions entre le minimaliste ou le frugal (la jatte en terre cuite, la graine de blé) et le copieux, l’abondant (les légumes et la riche garniture), entre le quotidien et l’événementiel, entre l’intérieur et l’extérieur.
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Le couscous est évoqué aussi par Tagibi, qui décrit ses formes traditionnelles mais cite d’autres recettes qui ont complètement disparu aujourd’hui – par exemple, la recette du mouton rôti farci de couscous ou celle, encore plus étrange, du couscous avec de la bessara ou de la purée de fèves (Tagibi, 1984, pp. 88-89). Sur ces questions historiques, voir les travaux de Lucie Bolens ou de Mohamed Benchekroune, ainsi que les actes du colloque de l’Association Marocaine de Sémiotique : La Culture culinaire marocaine. Sémiotique, histoire et communication (Bernoussi, 2020b).
Les graines, qu’on le veuille ou non, rappellent le désert et le repas envoyé par Dieu. Avec la jatte en terre cuite, elles évoquent le dépouillement et l’ascèse qui conduit à l’essentiel. L’hypothèse d’une forme de nourriture calquée sur le modèle de la manne est à bien des égards défendable. Les historiens font remonter le couscous à l’Antiquité, d’après des ustensiles trouvés dans les tombes du roi Massinissa dès le IIIe siècle avant Jésus-Christ. Cependant, rien n’atteste que ces derniers servaient à faire le couscous. Le deuxième argument est celui de la sacralité qui entoure ces graines, appelées, de façon générique, taam ou neema, c’est-à-dire « nourriture ou don de Dieu » ; mais il faut préciser que ce sens a été attribué par le dictionnaire arabe et donc par l’Islam lors de son implantation en Afrique du nord. On peut aussi penser à l’influence de la gastronomie judéo-marocaine, influence qui mériterait d’être davantage étudiée à travers une enquête historique minutieuse et approfondie5.
La garniture du couscous offre des choix et une liberté de combinaison infinis. Cela dépend des régions et de leurs ressources en légumes, plus ou moins variées plus ou moins limitées. Dans les régions fertiles du Gharb et de Fès-Saïs, le couscous est bien fourni en légumes comme des carottes, des courgettes (de préférence certaines variétés régionales, comme la courgette de la région de Chraga, très prisée à Fès). Dans les milieux citadins de Fès-Meknès et ailleurs, on enregistre un certain raffinement dû à l’influence turque et andalouse, qui intègre le sucré-salé à travers des raisins secs mêlés à la confiture d’oignons. Dans certaines régions isolées de Souss, on sert le couscous avec des figues fermes. Mais on peut trouver encore d’autres recettes et d’autres configurations locales et régionales.
3. Formes de convivialité
3.1. Convivialité intérieure
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Nous reviendrons dans la dernière partie sur la question des frontières et de leur économie politique.
Dans la jatte de couscous « intérieure », deux formes de convivialité sont possibles. La première concerne les cas où il n’y a pas d’invités extérieurs, sans pour autant exclure des convivialités improvisées. Cette forme de convivialité dépend d’un principe général : celui d’attendre la personne en retard. Car la règle veut que l’absent ait toujours raison, contrairement à d’autres cultures ou les absents ont tort. Une fois le repas commencé, tout le monde est à la fois hôte et convive, et peut inviter – ou non – son voisin à goûter ce beau morceau de courgettes ou cette noisette de confiture d’oignons ou de viande. Offrir cela à la personne choisie est une forme de convivialité de la plus haute importance, et une forme d’« argumentation » liée à des contextes circonstanciels et situationnels que seuls celui qui offre et celui qui reçoit connaissent. Non seulement ce geste permet de transmettre un message d’ordre affectif, mais représente aussi une sorte de confirmation décalée par rapport à une communication passée ou la préparation d’une requête avenir. Lorsque la personne projette de demander quelque chose à l’autre, elle prépare pour ainsi dire le terrain à sa future demande. Mais il existe aussi des formes de convivialité polémique où on n’hésite pas à intimer à son voisin de respecter les frontières6 et de manger dans sa propre assiette ; comme dans le premier cas, la convivialité – ici, polémique – doit être toujours réinsérée dans un contexte passé ou à venir. Par ailleurs, le repas doit se faire en silence, ou bien se limiter à des échanges brefs.
La seconde forme de convivialité est concernée par les cas où il y a un ou plusieurs invités. L’invité doit être placé au centre – usage qui a remplacé la pratique traditionnelle, consistant à le mettre à droite de l’hôte. La place centrale est symbolique, mais aussi structurelle, car désormais, pendant tout le repas, tout doit tourner autour de la personne qui l’occupe. Nous sommes ici dans une logique du don et de l’obligation (Mauss, 1968) qui ne craint ni l’exagération ni parfois même l’incongruité ; non seulement il faut adresser au convive des remarques flatteuses et agréables, mais il faut aussi lui donner les plus beaux morceaux de viande ou de légumes. Toutes les formes de la redondance et de l’insistance sont utilisées ; elles sont les marques rhétoriques de l’intérêt que l’hôte porte à l’invité. C’est pourquoi la règle veut qu’il y ait trop d’insistance plutôt que pas assez. Dans certains contextes, cela transforme la convivialité en rapport de force où celui qui invite use de toutes sortes de stratégies pour faire accepter le don, tandis que l’autre fait de son mieux pour se défendre sans faillir aux bienséances et aux obligations liées à son statut d’invité.
3.2. Convivialité extérieure
Quant à la convivialité extérieure, il s’agit d’une convivialité participative où le maître mot est l’improvisation ou le réglage. Comme nous l’avons dit, ici tout le monde est hôte et convive à la fois, car le cadre spatio-temporel et les personnages ne sont pas déterminés d’emblée. Celui qui amène le couscous, c’est-à-dire l’hôte d’origine, le pose et disparaît, attend en retrait de récupérer la jatte, ou bien charge quelqu’un d’autre de le faire. En aucun cas il ne doit se mêler aux convives ; ce n’est pas par mépris, mais par respect pour le plat et pour ceux qui mangent, dans la mesure où c’est Dieu qui offre, tandis que le sujet est un simple intermédiaire.
La temporalité varie au gré des convives improvisés et en fonction de la convivialité installée entre eux. En tout cas, on peut dire que l’on assiste à une promiscuité conviviale, voire à un degré zéro du partage.
Or, étant donné que, comme dans le modèle de la manne, le véritable hôte c’est Dieu – car c’est lui qui apporte le couscous et qui, pour ainsi dire, l’offre en cadeau de façon improvisée – lorsqu’il arrive que l’un des convives de fortune croise le véritable hôte, il ne le remercie pas directement mais loue Dieu et le prie d’accorder à ce dernier tout le bonheur et toute sa miséricorde pour avoir été un intermédiaire ou un médium sabab. Ici, la jatte de couscous est le creuset d’un phénomène d’offre et de demande anonymes qui permet la distribution permanente et continue des richesses grâce à ce principe régulateur qu’est Dieu. Ce dernier est convoqué par l’hôte pour obtenir une réparation ou pour remercier la providence, et évoqué par ceux qui se régalent pour le remercier à leur tour et pour le prier d’intervenir auprès de l’hôte. Mais, encore une fois, les convives de fortune ne sont pas forcément des pauvres ou des nécessiteux ; des passants peuvent s’improviser convives ou être invités par d’autres convives présents pour participer à la baraka (bénédiction). Ainsi, la jatte de coucous instaure une sorte de convivialité liturgique, une communion qui renforce l’hypothèse du lien étroit entre couscous et manne. Certains vont même jusqu’à attribuer des pouvoirs surnaturels à la baraka (bénédiction) du couscous offert aux passants.
On peut dès lors reprendre tout ce qui concerne la forme et le contenu de la jatte de couscous afin de souligner les oppositions binaires qui les structurent : le rond cohabite avec le carré, le granuleux et le friable avec le compact, le dépouillé ou le minimaliste avec l’hyperbolique et le fastueux, le profane avec le sacré. Et on peut ensuite s’interroger sur l’incidence de ces oppositions sur les territorialités du couscous.
4. Une territorialité sans frontières visibles
Les deux formes de convivialité autour de la jatte de couscous mentionnées plus haut – intérieure et extérieure – présentent une territorialité à la fois semblable et différente. Semblable, la jatte de couscous construit dans les deux cas une territorialité aux frontières invisibles, imposant certes de manger dans son assiette mais ne traçant guère de limites visibles vis-à-vis des voisins. Le fait que la jatte soit circulaire et qu’elle englobe pour ainsi dire les territorialités individuelles en une seule, n’empêche pas de se fixer des limites propres, ce que les étrangers ne relèvent presque jamais en pratiquant quelques libertés territoriales qui amusent les autochtones quand elles ne les agacent pas. Il y a un ordre, mais qui est invisible, comme il y a de temps à autre un certain désordre ou une certaine confusion autorisés par ces mêmes limites invisibles et permettant quelques intrusions plus ou moins discrètes chez les voisins des deux côtés. Il y a aussi une certaine souveraineté individuelle qui parfois frôle l’anarchie, comme il y a une certaine souveraineté collective qui peut surprendre l’étranger lorsqu’il observe avec attention le déroulement du repas.
Il est possible de voir dans cette territorialité – qui, dans le cadre de limites invisibles, impose un certain ordre tout en autorisant un certain désordre – le modèle politique tribal qui reconnaît la souveraineté de chacun des individus et en même temps leur soumission à des lois et à des règles non écrites, tout simplement coutumières. Comme je l’avais écrit ailleurs, ce phénomène peut être lié à la société marocaine et aux rapports complexes et paradoxaux qui se tissent en son sein entre l’individu et la communauté. Chaque mangeur de couscous est un être à part, car aucune cuillère ou boule de couscous – nous reviendrons sur ce point – ne ressemble à l’autre et se révèle pour ainsi dire unique. Chacun des convives peut manger comme il veut, commencer par piocher de façon méthodique et systématique en respectant l’équilibre des éléments qui se présentent en face de lui et en veillant à équilibrer sa cuillère avec semoule et légumes ou autres ; il peut creuser de façon patiente et confiante son chemin ou veiller à l’étendre par des intrusions discrètes sur les zones limitrophes. Il peut performer son individualité de mangeur de couscous de façon variée, mais il est en même temps sommé de respecter le cadre global de la jatte qui défend aussi la communauté des mangeurs.
Comme je l’écrivais dans un autre contexte en prenant appui sur Clifford Geertz, le rapport entre l’individu et la communauté est complexe et paradoxal, car la société marocaine, tout comme la société moyenne-orientale, prend en charge la diversité mais réussit à la gérer en l’individualisant davantage. C’est une approche qui peut paraître contradictoire, mais qui se révèle en fin de compte très efficace. Écoutons Clifford Geertz, l’un des anthropologues qui se sont attardés sur la question, nous l’expliquer :
Elle (la société) prend en charge la diversité, distinguant avec une précision sophistiquée les contextes (mariage, jeûne, culte, éducation) où les hommes sont séparés par leurs différences et les contextes (travail, amitié, politique, commerce) où quoiqu’avec circonspection et sous condition, les hommes sont reliés par leurs différences (Geertz, 2003, p. 81).
Comme je l’ai suggéré, on peut voir dans cette territorialité aux frontières souples car invisibles qui admet néanmoins les intrusions limitrophes, le modèle politique tribal, familier, des intrusions régulières intertribales. On peut y voir aussi une caractéristique essentielle de l’État marocain régulièrement confronté à cette réalité politique qui admet une zone contrôlée à côté d’autres plus ou moins contrôlées ou en voie de l’être. Je ne veux pas me lancer dans l’examen de cette question à travers le concept colonial de bled el-Makhzen et Bled el-Siba, (territoire policé et territoire hors-contrôle) car cela dépasserait le cadre de cet article, mais il me semble que l’hypothèse vaudrait la peine d’être vérifiée.
5. Territorialité paradoxale de l’intime et du public ou poétique de la boule
Dans son essai sur Loyola, Roland Barthes commençait par une évocation du couscous au beurre rance et par une lettre de Khatibi, sur laquelle je reviendrai. L’évocation du couscous surprend dans un essai consacré à Loyola, d’autant plus qu’elle est abandonnée dès la seconde page. Mais la référence de Barthes au couscous et le témoignage de Kahtibi soulignent de façon malicieuse le double plaisir, intime et public, qu’offre le couscous et que je voudrais reprendre à mon compte à travers les deux façons de le manger : soit à la cuillère, soit à la main en formant des boules bien rondes.
La pratique de la « boule » se situe dans deux contextes particuliers. Dans le premier, familier et familial, la boule est formée amoureusement par le grand-père ou par la grand-mère et offerte à un des petits-enfants. C’est un moment magique que beaucoup de gens n’oublient jamais et qui reste gravé dans leur mémoire. Il s’agit d’un moyen de renforcer les liens entre la mémoire et l’histoire, celles de la famille, et de transmettre une certaine culture culinaire à travers un objet ludique, la boule. Sorte de gai savoir d’une rare efficacité. On ne peut refuser une boule bien faite contenant de surcroît à l’intérieur un savoureux petit morceau de viande. Même les enfants les plus rétifs au couscous ne peuvent résister aux charmes d’un tel stratagème.
Le deuxième contexte de la boule est celui de la convivialité absolue ; si on a des affinités, si on est bien, on peut abandonner les cuillères et commencer à faire des boules. Mais ce n’est pas une pratique accessible à tout le monde, car la boule est quelque chose de très difficile à faire. Tellement difficile qu’elle mérite qu’on s’y attarde ; elle engage, comme nous le verrons, d’autres qualités qui dépassent le simple cadre d’une jatte de couscous.
La boule doit être formée au creux de la main, avec des mouvements habiles et délicats des doigts. La délicatesse est ici de rigueur (cf. Barthes et son essai sur Loyola). Elle consiste à manipuler avec précaution la force et la délicatesse, la tension et le relâchement ; ni trop presser la boule – car cela risque de la faire éclater de façon précoce – ni trop la relâcher – car cela donnera une masse molle et informe. Il faut donc commencer par intégrer les graines à la future boule sans être pressé, peut-être même en faisant abstraction de l’appel pressant de la gorge déjà prête à l’engloutir. Si on se précipite, on risque d’avoir une boule malformée et hâtive qu’on mettra dans sa bouche, déçu et frustré devant un tel manque de contrôle. On dit que les femmes sont plus habiles que les hommes pour faire des boules parfaites, sous-entendant chez-elles un meilleur doigté et une plus forte résistance à l’appel du désir, que la mécanique des hommes est souvent incapable de maîtriser (Calaferte, 1992). On dit aussi que si ces derniers veulent réussir une boule parfaite, ils doivent imaginer la main et les doigts d’une grande mère ou d’un grand père calme et serein. Oublieux du plaisir de la boule, on lui laissera alors le temps nécessaire pour atteindre une grosseur et une rondeur parfaites.
Khatibi évoque dans sa lettre à Barthes de façon délibérément lubrique « … une grosse et magnifique boule éjaculée dans la gorge » (cité par Barthes, 1971, p. 82). Au risque de contredire Khatibi, on doit pourtant reconnaître que le plaisir de la boule ne saurait se limiter à la sphère libidinale, car il s’agit d’un plaisir à part et qui mérite, pour lui rendre justice, d’être nuancé. Le plaisir de la boule est un plaisir qui cimente les liens intergénérationnels et assure le travail d’une mémoire gustative ; chacun se souvient avec délectation et reconnaissance de la boule amoureusement roulée par le grand-père ou la grand-mère, mais aussi du premier goût unique de cette boule subtilement fourrée d’un petit morceau de légume ou de viande.
Pour revenir à la boule et rebondir de façon plus globale sur le commentaire de Khatibi, le plaisir de la boule, réservé aux initiés, exige un certain doigté et un contrôle sans faille d’un désir et d’un plaisir qui se décantent dans une pureté souveraine. On peut lâcher les cuillères et en venir aux mains – ou, plus précisément, aux doigts – sans hésiter une seconde à les lécher pour ne pas perdre une seule graine sacrée, et n’ayant nulle honte à son plaisir. Le sacré est là pour justifier de tels transports.
Au terme de notre article, on peut dire que la jatte offre un intérêt économico-politique exceptionnel : elle incarne un bien économique et un service distribué en permanence par tout le monde à tout le monde, puisque, comme nous l’avons vu, tout le monde peut l’offrir à des anonymes et les régaler dans un ou plusieurs moments de son existence. On n’est pas obligé d’être riche ou d’être un seigneur pour offrir ; tout le monde peut être l’un ou l’autre le temps de l’offrande de la jatte de couscous. Le destinateur de la jatte, ce sont les forces cosmiques, selon le rite d’expiation de l’Antiquité ou par référence au Dieu musulman (la sadaqua). Dans les deux cas, les êtres humains sont tous égaux face à un principe supérieur.
La jatte devient alors un « bien public » (Adam Smith, 1776), en tant qu’objet fondé sur des principes éthiques : le sens de l’autre, proche ou connu (comme dans la jatte intérieure) ou inconnu et lointain (comme dans la jatte extérieure). On trouve là une conception plus qualitative que quantitative de la richesse, assurant une distribution permanente et intarissable du bien grâce au principe de l’offrande, devenue sadaqua (offrande ou œuvre de bienfaisance) depuis la conquête musulmane.