L’anthropo-sémiotique de la ritualité bouddhique du Baru Gongyang
Symbolique du repas dans les communautés monastiques coréennes
Sung-Do KIM
Université de Corée, Séoul
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Mots-clés : Baru Gongyang, bouddhisme coréen, rite, ritualité du repas bouddhiste, sémiotique culinaire, sémiotique du repas, sémiotique narrative
Auteurs cités : Roland BARTHES, Jean-Jacques BOUTAUD, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Algirdas J. GREIMAS, Claude LÉVI-STRAUSS, Gianfranco MARRONE, Claude ZILBERBERG
1. Remarques préliminaires : objet d’étude
La ritualité bouddhiste du repas monastique, avec son art culinaire ancestral, est pratiquée depuis des siècles dans les temples coréens. Il s’agit d’un domaine peu exploré par les sciences humaines, en dépit de sa grande richesse anthropologique et sémiotique. Afin de poser le cadre épistémologico-méthodologique, je proposerai une approche anthropo-sémiotique adaptée à la ritualité culinaire bouddhiste du repas, autour de trois dimensions : éthico-écologique, rituelle et corporelle.
Deuxièmement, je m’efforcerai de décrire scrupuleusement la mise en scène de ce rite hautement symbolique et très codé, qui comporte une grande densité et une profondeur multi-dimensionnelle relevant non seulement de la sémiotique et de l’anthropologie mais aussi de l’éthique, de l’écologie et de la cosmologie. Tout en appréhendant sur le plan anthropo-sémiotique les moments clefs de ce processus, j’essaierai de constituer une base d’informations étymologiques, lexicales et textuelles du terme Baru Gongyang, dont les entrelacs sémantiques concernent l’origine du lexique en langue sanscrite et les significations variées de l’écriture chinoise.
Troisièmement, je ferai appel à la sémiotique narrative et à la sémiotique tensive pour analyser le processus de cette ritualité. J’avancerai ainsi des observations et des hypothèses sémiotiques concernant la nature écologique et spirituelle de la nourriture et du repas chez les bouddhistes, et plus particulièrement dans le bouddhisme coréen. Dans l’ensemble, cette réflexion se rapproche d’une vision bouddhiste qui, réinterprétée dans une perspective sémiotique, se manifeste dans le rituel, dans la gestualité, dans l’économie des signes verbaux et matériels, dans les croyances, dans la cognition et dans l’affectivité, en référence à l’acte de manger et à celui de donner à manger.
En somme, les trois piliers de la sémiotique structurale – l’action, la cognition et la passion – sont au cœur de cette pratique complexe. Bien que la nourriture soit généralement considérée comme une nécessité matérielle, dans la doctrine bouddhiste elle apparaît comme un élément intimement lié aux dimensions anthropologique et sémiotique. Ainsi, inspiré par la pensée de Lévi-Strauss (1964, 1966, 1968, 1971), on serait autorisé à affirmer que le bouddhisme, tout comme les autres religions, concerne des réalités à la fois matérielles et idéologiques. Cette vision idéologique et moraliste contraste avec la détermination biologique, qui définit le fait de manger et de donner à manger comme une activité performative nécessaire à la vie plutôt que comme une entreprise idéologico-symbolique (cf. Fischler, 1990). En termes lévi-straussiens, la nourriture – cet ensemble de substances contenant des nutriments et traversées de symbolismes – est non seulement bonne « pour manger », mais elle est aussi bonne pour la réflexion sémiotique sur l’univers qui nous entoure. Cette affirmation se justifie par le fait que le fondateur de l’anthropologie culinaire nous suggère de penser la nourriture à partir de sa fonction sémiotique et communicative. Si dans le totémisme « les espèces sont choisies non comme bonnes à manger, mais comme bonnes à penser » (Lévi-Strauss, 1962 ; Marrone, 2015), on peut se demander : qu’y a-t-il de « bon à penser » dans un repas bouddhique ? Comme il arrive dans les grands domaines de la vie monastique bouddhiste, la cuisine est un phénomène à portée générale. La préparation, l’offrande et la consommation de nourriture sont en effet des activités communes à toutes les communautés bouddhiques. Pourtant, si la littérature de la bouddhologie contient un certain nombre de recettes et d’observations sur la cuisine bouddhiste, celles-ci sont éparpillées et rarement systématisées. De même, les activités se rapportant à la ritualité du repas bouddhiste ont été relativement négligées par les sémioticiens.
2. Perspective anthropo-sémiotique sur la nourriture et le repas en référence à la ritualité et à l’art culinaire bouddhistes
Avant d’explorer le fond rituel du repas monastique coréen, il convient de présenter les traits essentiels de la nourriture et de ses rites dans une perspective anthropo-sémiotique. Voici six dimensions anthropo-sémiotiques intimement liées au repas bouddhiste : éthique, écologique, rituelle, axiologique, narrative et corporelle.
2.1. La rationalité sémiotique de la nourriture : au-delà du matérialisme et du fonctionnalisme, vers une compréhension holistique
D’un point de vue naturaliste, la nourriture est certainement un besoin biologique primordial, du fait que tous les organismes vivants doivent être nourris pour survivre, croître, se déplacer et se développer. Néanmoins, dans une perspective culturelle, ce besoin très structuré implique des substances et des pratiques signifiantes variées : les habitudes et les techniques de préparation et de consommation font partie du système idéologique de croyances et de représentations symboliques, ainsi que du processus sémiotique de communication et de signification (Barthes, 2002 ; Douglas, 1972 ; Floch, 1995 ; Greimas, 1983 ; Verdier, 1969).
On peut penser, par exemple, à la définition de ce qui est comestible et de ce qui ne l’est pas, ainsi qu’aux modes différenciés d’interdiction formelle des aliments illicites et impropres selon les différentes cultures. Sauf les végétariens, les Européens mangent, sans sentiment de culpabilité, de la viande de bœuf et des poissons qui sont proscrits au sein de la communauté monastique bouddhiste. Par ailleurs, une minorité de Chinois et d’Africains apprécie le pangolin. Cette habitude est probablement étrangère, ou du moins inconnue, pour les Européens et les gastronomes de l’Amérique. Enfin, les Musulmans et les moines bouddhistes respectent la même norme du régime alimentaire de ne jamais manger de cochon, qui est la viande la plus consommée par les peuples de l’Extrême-Orient (Montana, 2006 ; Sidney et Christine, 2002 ; Stano, 2002).
Dans une perspective sémiotique, on peut resémantiser la pratique alimentaire du repas monastique bouddhiste, c’est-à-dire la déconstruire afin de décrire ses mécanismes syntagmatiques et paradigmatiques ainsi que ses configurations et ses valorisations éthiques, écologiques, rituelles, affectives, corporelles et esthétiques. À nos yeux, l’anthropo-sémiotique peut être considérée à la fois comme une fondation épistémologico-méthodologique et comme un champ d’étude fédérateur de l’ensemble des représentations, croyances, connaissances et pratiques héritées ou apprises associées à la nourriture et au repas monastique bouddhique.
Or, la plus grande contribution de l’anthropo-sémiotique à l’étude des habitudes bouddhiques propres aux repas monastiques est de permettre d’appréhender leur sens singulier. Dans cette perspective, la nourriture et le rituel du repas bouddhiste mettent en place des associations culturelles faisant partie d’un système sémiotique, leurs contextes comportant des symboles, des significations et de la communication. Au regard des thèses essentielles de l’anthropo-sémiotique culinaire, la ritualité du repas et de l’art culinaire bouddhistes, rapportée à la nourriture, peut être envisagée de différentes manières.
En premier lieu, pour les trois fondateurs de cette discipline, Lévi-Strauss, Barthes et Greimas, la cuisine est un langage symbolique, une forme de communication, et un code complexe nous permettant de comprendre les mécanismes idéologiques, axiologiques et donc sémiotiques de la société à laquelle elle appartient. S’inspirant du modèle linguistique, Barthes affirme par ailleurs que la nourriture, comme la langue, dépasse l’individu et n’a de sens qu’à partir de « l’imagination collective » (Barthes, 2002, p. 1106).
En deuxième lieu, le système culinaire médiatise les rapports entre l’homme et l’univers : « [...] régimes alimentaires, bonnes manières, ustensiles de table ou d’hygiène [...] modèrent nos échanges avec le monde, leur imposent un rythme assagi, paisible et domestique » (Lévi-Strauss, 1968, p. 421). Cette fonction médiatrice de la cuisine, entre la nature et la culture, renvoie au rapport d’homologie entre le corps, l’esprit et l’univers manifesté dans l’art culinaire et dans le rituel alimentaire bouddhistes.
En troisième lieu, la perspective sémiotique a mis en évidence la dimension éthique de l’alimentation ; dimension qui se révèle primordiale dans la ritualité bouddhiste de la nourriture et du repas. À ce sujet, on constate que les réflexions barthésiennes à propos de « la conscience alimentaire » (Barthes, 2002, p. 1106) ont une affinité étonnante avec le bouddhisme. Par cette prise de conscience morale, Barthes nous invite à réfléchir sur le fait que lorsque l’être humain mange, il accueille l’autre-humain à sa table, il découvre comment l’invité gère l’altérité alimentaire, et il peut prendre conscience des expériences du vivant mangé par l’humain.
En raison de la nature institutionnelle des aliments, le programme de recherche de l’anthropo-sémiotique exige une compréhension totale et holistique pour appréhender le système de l’alimentation et pour en décrire toutes les composantes (objets, pratiques, discours, relations, habitudes, etc.) (Fontanille, 2008).
En quatrième lieu, si l’étude de l’alimentation doit s’ouvrir à toutes ces caractéristiques, il faudra tenir compte de la réalité expérientielle pré- ou paralinguistique. On peut raisonnablement envisager que cette ouverture devra nous conduire à aborder aussi des objets et des pratiques qui se trouvent au-delà du domaine anthropologique restreint à la seule réalité linguistico-symbolique. Cette dimension de l’expérience mérite d’être analysée au sein de la ritualité bouddhique du repas.
Lévi-Strauss et Barthes suggèrent une nouvelle vision relative à la densité sémiotique de l’aliment et de l’art culinaire, posés moins comme des objets que comme des réseaux de forces et de valeurs. Cependant, leur réflexion anthropo-sémiotique sur l’alimentation ne va pas au-delà de l’humain. En s’inspirant de la vision bouddhiste, ce seuil purement anthropologique peut être dépassé.
2.2. Les principales dimensions de l’anthropo-sémiotique sur la nourriture et le repas
2.2.1. La dimension éthico-écologique : l’altérité
Dès lors que l’on adopte la perspective d’une éthique écologique, il convient de mettre en relief trois aspects de la nourriture et du repas : l’agentivité de l’aliment, la symbioticité entre le mangeur et ce qui est mangé, et leur non-dualité (co-construction). La nourriture que l’humain apporte à sa table, qu’il mange et grâce à laquelle il se recompose sans cesse, prend une signification nouvelle. Le rapport entre l’être humain et les aliments se présente comme une partie d’un système symbiotique plus vaste. Inviter « l’autre-qu’humain » à table implique de reconnaître l’agentivité de tel aliment (et même l’agentivité de « l’aliment », en tant que catégorie).
La relation entre la personne qui mange et la « chose mangée » n’est pas construite sur le mode dualiste du sujet et de l’objet. Dans une perspective sémiotique et pragmatique, une relation co-construit les termes (Hope, 2019 ; Poulain, 2002). Lorsque je mange une entité vivante, j’interviens dans son expérience, dans son déploiement. Je mange avec elle. C’est cette vision écologique que l’on peut apprendre du bouddhisme (cf. Pozzato, 2017).
La cuisine bouddhiste qui constitue la racine de la culture alimentaire coréenne a plus de 1700 ans d’histoire. Trois principes culinaires de l’esprit bouddhiste sont à respecter : manger avec modération, éviter le gaspillage alimentaire, considérer la nourriture comme sacrée. La maxime cosmique et écologique selon laquelle « un seul grain de riz contient la totalité de l’univers » est profondément ancrée dans le système de valeurs des bouddhistes coréens.
2.2.2. La dimension rituelle de la nourriture et du repas : le spirituel, le sacré, le magique
La cuisine régularise nos échanges avec le monde, et ces échanges prennent une importance particulière lors des différentes étapes de la vie individuelle et des périodes critiques du calendrier. Il s’agit là d’un problème de transformation. Le rituel est nécessaire pour ordonner ce changement, afin que le bouleversement ne soit pas anarchique mais contrôlé. La cuisine et les repas au sein des rituels bouddhistes jouent ce rôle d’ordonnateurs. Non seulement les repas rituels monastiques bouddhiques connectent les participants à des êtres invisibles, mais ils remplissent des fonctions sociales essentielles. Manger dans des contextes rituels peut réaffirmer ou transformer les relations avec les autres, que ce soit des entités visibles ou invisibles.
Une question se pose alors : comment les moines bouddhistes font-ils de l’acte de manger le véhicule d’un rituel ? Il s’agit donc d’étudier les protocoles autour des aliments et la façon dont ces règles sont mises en œuvre pour produire de la spiritualité et pour l’exprimer (cf. Van Gennep, 1909).
Par ailleurs, on pourrait dire du rituel bouddhiste du repas qu’il est un « acte mana » –concept proposé par M. Mauss. En fait, le concept de « mana » met en évidence cette confusion entre l’agent, le rite et les choses. Le moine, mangeur spirituel, se confond avec les objets dont il s’entoure et avec les aliments qu’il ingère. Dans le rituel bouddhiste du repas, le mana est présenté à la fois comme matériel (donc localisable et agissant par contact) et spirituel. On peut considérer que la dimension magique du repas bouddhique se superpose au réel plutôt que d’agir sur lui. Si ce « réel » fonctionne par superposition, cela signifie que la transsubstantiation est un phénomène émanant des moines eux-mêmes.
2.2.3. La dimension corporelle : le corps mangeur
La nourriture et le repas bouddhiques, constitutivement synesthésiques, concernent le corps tout entier. En outre, ils s’étendent de la dimension sensorielle et physiologique au niveau proxémique et kinésique, à travers des dynamiques complexes qui n’ont pas été encore approchées dans une perspective sémiotique (Hubert et Poulain, 2008). En tant que tel, ce rituel culinaire bouddhique possède « une syntaxe spécifique du processus qui met en communication, forte et directe, le corps et le monde, la chair et la physicalité. Il fonctionne comme un cycle continu qui conduit quelque chose de l’extérieur du monde à l’intérieur du corps, pour en revenir [enfin] à l’extérieur » (Marrone, 2013, p. 118, cité par Stano, 2020, p. 67). Mais qu’est-ce exactement que la corporalité du mangeur dans le rituel bouddhique, d’un point de vue anthropo-sémiotique ? Le corps du repas bouddhiste – tout comme le goût – semble atteindre une dimension cognitive, esthétique et éthique, à travers la protection de soi et le sens d’appartenance sociale et culturelle (cf. Landowski, 1998). Dans le rituel bouddhiste, le contrôle de l’alimentation vise le contrôle du corps et de sa destinée. Maîtriser son alimentation, c’est tenter de façonner son corps et gérer les enjeux spirituels et écologiques qui accompagnent l’incorporation des aliments. La perspective anthropo-sémiotique, celle de l’inclusion de l’alimentation dans son objet, s’intéresse à la manière dont le corps est modelé par le social. Ce phénomène devient encore plus prégnant dans la pratique rituelle du bouddhisme.
3. La description de la ritualité Baru Gongyang
3.1. La signification du Baru Gongyang
Le terme de Baru Gongyang est composé des mots Baru, désignant le bol de riz en bois, et Gongyang, signifiant l’action « d’offrir » quelque chose, ou bien l’offrande elle-même. Dans le bouddhisme coréen, Baru Gongyang désigne aussi bien le repas que les rites accomplis dans les temples bouddhiques. Ce terme, qui remonte à l’origine du bouddhisme indien, a subi des modifications selon les régions géographiques et les différentes doctrines bouddhiques. Le terme Baru provient du mot chinois Baldara, qui est une transcription phonétique du mot sanscrit pâtra. Dans les classiques bouddhistes, on trouve des dénominations différentes selon la couleur et la matière du bol. Quant au terme de Gongyang, il est un équivalent du mot sanscrit de pûjanâ, et possède des significations diverses et dérivées comme « offrir », « faire bénéfice », « cultiver des plantes pour les offrir à quelqu’un et le nourrir », etc. Par expansion sémantique, ce terme désigne tout ce que les bouddhistes offrent aux trois « trésors » du bouddhisme, avec un esprit de gratitude et de modestie et en respectant la Loi du bouddhisme. Parmi les objets qui composent l’offrande faite au Bouddha, on compte des costumes, de la nourriture, des fleurs, des parfums, du thé et des performances musicales.
L’histoire ancienne du Baru Gonyang est accompagnée de celle des piédestaux. Le mot de la langue pali Bhigu, signifiant un moine, est une translittération du mot pali, Bhikku. Dans un classique bouddhiste, il est écrit que le moine ne doit manger que des repas frugaux et s’efforcer de suivre cette loi tout au long de sa vie. En préconisant le contrôle de la faim au moyen d’une nourriture minimale, le strictement nécessaire au maintien de la vie, cette consigne vise à supprimer l’obsession du manger.
3.2. Le déroulement du repas
Avant de présenter une description sommaire du rite bouddhique, une remarque méthodologique s’impose. Comme tous les rites, cette ritualité bouddhique présente des variations selon les régions et les sectes. Par conséquent, il s’agit d’un prototype, d’un modèle idéal. Le processus rituel se compose de signes non-verbaux et d’actes verbaux de prière, ainsi que de manipulations des matériaux, c’est-à-dire des ustensiles. Il va de soi que cette ritualité présuppose un espace et des acteurs particuliers. Il existe plusieurs manières de segmenter le processus. Je proposerai dans un premier temps une description minutieuse en dix segments temporels, puis une articulation en quatre grandes parties, comme une sorte de micro-récit ou grammaire du récit. Dans un deuxième temps, je me focaliserai tout particulièrement sur la composition morpho-syntaxique du menu, avec une description des ustensiles. Dans la salle à manger, chaque moine s’assoit avec les jambes croisées, en croisant aussi les mains (gestualité appelée Chasu).
Fig. 1. La posture et le menu prototype du Baru Gongyang.
Fig. 2. Vision globale du Baru Gongyang.
En dehors du moment de la récitation au sein du groupe des moines, il n’est pas permis de parler sauf dans des circonstances spécifiques. Il faut respecter cette loi du silence non seulement en termes de communication verbale mais aussi en ce qui concerne les sons du repas et l’utilisation de la cuillère, des baguettes et du bol. En outre, il faut tenir le bol de riz en mangeant, et il est strictement interdit de mélanger le riz avec les plats d’accompagnement dans un bol du Bouddha.
Voici les dix étapes du repas.
1) Récitation du chant de prière. Les paroles décrivent les éléments essentiels de la nourriture et du repas que les classiques bouddhiques s’accordent à transmettre depuis la nuit des temps, malgré les variations. En voici une version conventionnelle :
D’où vient cette nourriture ? Cette nourriture est le cadeau de tout l’univers. Chaque morceau est un sacrifice de vie. Mes vertus sont si humbles que je ne suis guère digne de les recevoir. Je suis reconnaissant pour cette nourriture. Donnez-moi la force de transformer mes qualités malsaines en qualités saines, je vais le prendre comme un médicament pour me libérer de la cupidité et préserver mon être physique afin d’atteindre l’éveil.
2) Disposition des bols. Il faut d’abord mettre le bol de riz à gauche du premier rang de moines, et celui de soupe à droite. Ensuite, le bol du plat d’accompagnement doit être placé à gauche du deuxième rang, et le bol d’eau claire à droite.
3) Service et réception de la nourriture.
4) Partage de sa part de nourriture.
5) Nouvelle récitation du Bon Ban, en tenant le bol de riz.
6) Début du repas. Courbé, chaque participant commence à manger.
7) Fin du repas. Il faut manger tous les restes de nourriture et nettoyer avec un morceau de radis les bols à la fin du repas, sans oublier de laisser un morceau de kimchi (chou pimenté coréen) ou de radis dans les bols.
8) Nettoyage des bols. Il faut récupérer l’eau qui reste pour rendre les bols propres.
9) Essuyage des bols.
10) Rangement et emballage des bols.
Fig. 3. Récitation du chant de prière avant le repas.
Fig. 4. Rangement des ustensiles. Une fois que les moines ont rincé et essuyé, avec un torchon, la cuillère et les baguettes qu’ils ont utilisés, ils les nouent avec un tissu pour les suspendre verticalement.
Je voudrais d’ailleurs décrire le chant de la prière intitulé « Les Cinq Reflets », qui s’effectue dans la première étape de ce rituel. Ce chant nous invite d’abord à réfléchir sur notre propre travail et sur l’effort de ceux qui nous ont apporté cette nourriture. Ensuite, il nous conduit à prendre conscience de nos actions lorsque nous recevons ce repas. Il nous apprend aussi que le plus important, c’est d’atteindre la pleine conscience qui nous aide à transcender la cupidité, la colère et l’illusion. Ensuite, il nous invite à apprécier cette nourriture qui garantit la bonne santé de notre corps et de notre esprit. Enfin, ce chant ouvre sur une dimension écologique et cosmique : il nous rappelle ainsi qu’en acceptant cette offrande nous sommes en communion avec tous les êtres.
En somme, en réfléchissant à ces injonctions, les moines bouddhistes doivent consommer la nourriture non pas pour le plaisir gastronomique, ni pour grossir, ni pour s’embellir, mais seulement pour l’entretien et la nutrition du corps, pour être en bonne santé et pour renforcer la vie spirituelle.
En ce qui concerne l’articulation narrative, cette ritualité peut se diviser en quatre phases en termes de programme narratif et d’aspectualité (inchoative, durative, terminative) : la phase de la préparation (Jeon-Bal), celle de la division et du partage de la nourriture (Haengik ou Baesik), celle de la consommation (Gongyang) et celle de la fin du repas (Hae-Bal). Évidemment, ces séquences peuvent être simplifiées ou abrégées, selon la nature des acteurs et les circonstances. Mais notre description se fonde sur les procédés formels. Tout d’abord, au stade préparatoire, chaque moine prend son bol (Baru) sur les étagères et s’assied en rangée de chaque côté de la salle à manger. Au centre de celle-ci est placée une bouilloire contenant de l’eau fraîche et pure (Cheonsu), et les ustensiles avec du riz, de la soupe et des plats d’accompagnement. Après avoir placé son bol, tous les participants récitent la prière qui évoque les quatre enseignements principaux de Shakyamuni (Hoi Bal ke). En récitant une autre prière (Jeon Bal ke), les participants étalent leurs bols en plaçant le bol de riz (Aaessi Baru) à gauche, et le bol de soupe à droite.
Fig. 5. La scène de la prière Hoi Bal Ke.
Fig. 6. La disposition des bols.
La prière de Jeonbal souhaite que les trois « roues », le donneur, le receveur et le trésor, soient propres et sains.
Fig. 7. Réception de l’eau douce.
Au moment de diviser et de partager l’offrande, c’est-à-dire la nourriture, une fois que les moines ont disposé les différents éléments, chacun prend une part de riz, de la soupe, et du plat d’accompagnement.
Fig. 7. Le partage de la nourriture.
Ensuite, chaque acteur tient son bol de riz à la hauteur de ses yeux pour symboliser le geste d’offrir la nourriture non seulement au Bouddha et à tous les saints mais également à tous les peuples et à tous les vivants et les morts. Les moines récitent alors la prière des « Cinq illuminations ». Dans ce cadre, il faut mentionner les œuvres vertueuses qui ont été accomplies par de nombreuses personnes jusqu’au moment où la nourriture a été offerte, et se recueillir en se demandant si ces actions méritent cette précieuse offrande. En rejetant les trois « poisons », il faut recevoir cette nourriture comme un médicament qui soigne le corps pour qu’il ne tombe pas malade. Puis, on met quelques grains de riz dans un récipient contenant de l’eau pour symboliser le geste de donner de la nourriture à tous les vivants affamés ; et, au moyen d’une autre prière de purification, on envisage de purifier la vie de tous les aliments.
Fig. 8. La prière de Bon Ban.
Au stade de l’offrande, la nourriture est consommée tandis que chacun promet de faire tous ses efforts pour éviter les mauvaises actions, pour accomplir de bonnes œuvres et pour atteindre l’illumination. Après la consommation de l’offrande, il ne faut laisser aucun reste. Les quatre bols sont lavés à l’eau douce afin de les rendre aussi propres qu’au début.
Fig. 9. La position pour manger.
Au dernier stade, on chante une prière symbolisant une collecte d’eau pour le diable. S’il y a encore des restes d’aliments, il faut boire de l’eau mélangée avec ces restes sans la verser dans le réservoir. L’eau fraîche est déversée à l’extérieur pour être bue par le diable.
Vers la fin du repas, chaque moine lave ses bols à l’eau claire pour éliminer toute trace de nourriture, mais en y laissant toujours un peu d’eau à l’intention des « agwi », ces fantômes ou diables aussi affamés qu’assoiffés car pourvus d’une gorge si étroite – plus petite que le chas d’une aiguille – qu’elle ne leur permet pas d’ingurgiter les moindres grains de riz ou de piment en poudre. Cette ultime précaution clôt ce rituel de partage que représente le Baru Gongyang.
Fig. 10. L’essuyage avec des tranches de radis.
Fig. 11. Rinçage des bols avec de l’eau douce.
Outre les hommes et les animaux de ce monde, ce partage des aliments concerne ces êtres de l’au-delà que sont les parents et les grands-parents morts, ainsi que les ancêtres lointains.
Dans la prière prononcée lors de l’emballage des bols, les moines nettoient les ustensiles en promettant de mettre au service de tous les êtres vivants la force et la vertu qu’ils ont obtenues grâce à la nourriture. Lorsque le doyen du temple frappe les pousses de bambou trois fois, les moines soulèvent le bol de riz et font un geste de Hapjang (voir illustration 8). Une fois que les moines ont rincé et essuyé avec un torchon les bols, la cuillère et les baguettes dont ils se sont servis pour manger ou pour boire, ils les nouent avec un tissu pour les suspendre verticalement. (voir illustration 4).
Dans un repas rituel, on utilise quatre bols dont le changement est scandé par trois coups de bambou. Une des clefs de cette ritualité bouddhique hautement élaborée réside dans la mesure. Il ne faut pas prendre plus que nécessaire. Le repas est en soi un acte de remerciement à la nature pour ses dons. Sémiotiquement parlant, c’est un rituel hautement symbolique et très codifié qui relève des dimensions cosmologique, écologique et éthique, des mondes animal et végétal. Il s’agit d’un univers intersémiotique où rien n’est laissé au hasard et où tout est relié. Le repas bouddhique vise à prévenir ou à réparer les faiblesses du corps, mais cherche aussi à conduire vers la connaissance ultime. Il s’agit d’une forme de méditation à travers laquelle la communauté des bouddhistes exprime sa gratitude et son humilité. La pureté de chaque geste, du silence même, des bols que chacun doit nettoyer après usage et un thé à la fleur de lotus, contribuent à la poétique de l’ensemble du rituel.
Fig. 12. Les bols inutilisés sont rangés sur des étagères.
3.3. La composition du menu et les ustensiles
3.3.1. La morphologie de la composition du repas bouddhique
Un repas monastique dans le temple bouddhique coréen se compose rituellement de riz, de la soupe, du plat d’accompagnement et de l’eau servis dans quatre bols de bois différents disposés sur une nappe carrée, appelée Baldan. L’ensemble des bols et des plats utilisés par les moines bouddhistes pour leurs repas est connu en Corée sous le nom de Baru. Le Baru est généralement composé d’un grand bol destiné au riz cuit (appelé Eushi-Baru), d’un bol légèrement plus grand pour la soupe, appelé « la première assiette », d’une coupelle pour l’eau appelé « la deuxième assiette », et d’une assiette plus petite pour les plats d’accompagnement, appelée « la troisième assiette ». Il faut ajouter à cela une paire de baguettes et une cuillère à soupe, un napperon ou set de table, une serviette et un étui pour les couverts : le Baru est alors complet.
Les quatre types de récipients constituant le Baru sont tous de différentes tailles. Lorsqu’ils ne sont pas utilisés, les petits récipients doivent être rangés à l’intérieur des grands récipients, et le tout doit être protégé par un couvercle (voir illustration 12). Il y a par ailleurs différentes sortes de serviettes. La serviette de couverture, qui est aussi une sorte de torchon (le Balang), recouvre les bols. La serviette pour les genoux protège les vêtements des tâches lorsque les moines mangent. Une pochette en tissu contient la cuillère et les baguettes. Le « bouchon » est le couvercle du plus grand bol. Le tapis en tissu se nomme Baldan. Au début de chaque repas, les moines disposent les bols, en détachant le tissu de couverture qui enveloppe le bol contenant les autres. La petite serviette pour nettoyer les bols est appelée Balgun.
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Simplicité minimale de la table
Les principaux ustensiles (couverts de table) pour manipuler les aliments sont les baguettes pour les aliments solides, et la cuillère pour les liquides, ainsi que les serviettes mentionnées ci-dessus.
Fig. 13. Composition du menu coréen.
Le schéma de composition du menu coréen comporte quatre éléments principaux :
1) le plat principal (Bap) ;
2) la soupe (Guk) avec toutes les variétés possibles selon le temps de cuisson et la teneur en eau ;
3) le chou pimenté coréen (Kimchi) ;
4) le plat d’accompagnement (Banchan) avec ses variations stylistiques et régionales.
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Régime alimentaire
Les trois caractéristiques du régime alimentaire de la cuisine bouddhiste coréenne sont la puissance, la fadeur et la fermentation. Dans une large mesure, les qualités de la saveur du riz – subtil, fade – s’appliquent à la totalité du repas coréen. La cuisine coréenne bouddhiste se caractérise par l’esthétique de la modération, par le contrôle et par le dépouillement habile.
Dans le champ des saveurs, on trouve les catégories suivantes : salé, sucré, acide, amer, épicé et fade ; catégories dans lesquelles se répartissent tous les aliments coréens. Le bouddhisme seon coréen accorde une signification importante à la fadeur, associée à l’équilibre résultant de l’alliance des propriétés de sapidité propres à tous les aliments. François Jullien considère la fadeur justement comme le symbole d’un certain équilibre, dans un moment intermédiaire. Le concept de stade transitoire éclaire cette esthétique culinaire bouddhiste de l’effacement et de la discrétion rapportés à la sensation gustative. En voici la description sémiotique : « Pris entre le danger de trop signaler et celui de ne plus exister du tout comme signe, le signe fade est à peine un signe : non pas une totale absence de signe, mais un signe qui est en train de se vider de lui-même, commence à s’absenter. Indices d’harmonie invisible, traces disséminées » (Jullien, 1991, p. 124.) Ainsi, l’opposition épicé/fade montre sa pertinence dans la cuisine bouddhiste. Dans la pensée extrême-orientale, l’opposition Yang/Yin rend compte de cette dichotomie. Les nourritures « épicées » participent du principe « yang », chaud, lumineux, actif, masculin. Les nourritures « fades » participent du principe « yin », froid, sombre, passif, féminin.
4. Tentative d’interprétation sémiotique
4.1. Les dispositifs : le multi-dispositif, la multi-modalité et l’espace figuratif
4.1.1. Le multi-dispositif
Il est significatif que le rituel bouddhique du repas du Baru Gongyang conçoive les différents éléments comme des dispositifs préfigurant les situations et les actions. Tout d’abord, un dispositif mental et spirituel fondé sur les valeurs bouddhiques. Ensuite, un dispositif physique qui prédétermine la posture lors du repas et les gestes corporels ; gestes de distribution et de partage de la nourriture, et surtout de maniement des bols – déploiement, nettoyage, emballage. Il faut inclure dans ce déroulement du repas les regards subjectifs et intersubjectifs des moines, acteurs du rituel. Le dispositif verbal invite les moines à réciter différentes prières à des moments précisément circonscrits dans le déroulement du rituel. Enfin, le dispositif sonore mérite d’être mentionné dans la mesure où le moine supérieur signale le commencement et la fin du repas en frappant les bambous.
Comme les autres rites – religieux ou non –, avec leurs dispositifs spatio-temporels, la ritualité du Baru Gongyang prédispose à certaines relations spatiales, temporelles, sociales et hiérarchiques. Cela met la subjectivité et l’intersubjectivité des acteurs-moines ou des novices bouddhiques au cœur de systèmes de communication dont la signification se manifeste dans cette pratique énonciative. Les effets de sens produits dans ce processus rituel sont difficilement calculables ou modélisables en termes sémiotiques, car le sens de chaque geste corporel et mental, ainsi que l’ambiance, loin de se limiter à une catégorisation intellectuelle et formelle, révèlent des aspects sacrés et poétiques, parfois ineffables.
L’analyse de ces dispositifs structurants, intimement liés entre eux et constitués d’interactions corporelles et de cadres d’énonciation actoriels et spatio-temporels, renvoie aux différentes dimensions sémiotiques de la communication, qui concernent non seulement les acteurs humains et les moines bouddhistes, mais aussi tous les vivants – animaux et végétaux – et encore les morts. Dans le cas du Baru Gongyang, ces dimensions sont à replacer dans le contexte de la communication bouddhique – foncièrement anthropologique et écologique, donc sémiotique – entre les acteurs-moines et entre les actants en situation, dont les matériaux du repas. Les sujets du Baru Gongyang participent donc à des formes de communication de natures différentes : auto-communication, communication intersubjective, « extra-communication » avec les invisibles. Il va de soi que cette ritualité du repas, possédant une fonction hautement symbolique, s’émancipe des besoins primaires pour atteindre des degrés très élevés de signification, d’énonciation et, in fine, d’« éveil ».
4.1.2. L’espace figuratif de la commensalité dans le Baru Gongyang
Nous signalerons quelques-uns des axes de ce programme narratif en construction. Notre approche relève, d’une part, de la dramaturgie du repas bouddhique comme espace symbolique et plurisémiotique et, d’autre part, de l’esthétique de la commensalité bouddhique en tant qu’espace complexe et multimodal (cf. Boutaud et Lardellier, 2002).
Il convient de faire quelques remarques sur l’espace figuratif de cette commensalité particulière. L’agencement global de l’espace figuratif du Baru Gongyang révèle une configuration géométrique, et plus précisément rectangulaire. Au sein de cet espace global du repas, chaque acteur crée et gère son mini-espace dans lequel il dispose ses bols, ses serviettes, ses baguettes et sa cuillère. On pourrait ajouter à cela une sorte de méso-espace regroupant de deux à quatre moines qui partagent le riz et les plats d’accompagnement (cf. Fontanille, 2005). Cependant, le menu est totalement individuel ; c’est-à-dire que, contrairement au repas coréen où l’on partage la soupe et les plats d’accompagnement, dans le repas rituel chaque moine mange de son propre plat.
L’espace de ce rituel peut aussi être analysé en termes tensifs, dans la mesure où il est travaillé par une double économie sémiotique qui met en rapport l’intensité du lien solidaire et spirituel avec l’extensité des biens matériels (cf. Fontanille et Zilberberg, 2005). Dans cet espace tensif on peut reconnaître une palette d’effets de sens conjuguant le religieux et le sacré avec l’esthétique, la rigueur et la discipline. C’est pourquoi l’approche sémiotique peut considérer cette ritualité comme une mise en scène figurative. (cf. Boutaud, 2012).
Le dispositif spatial et actantiel de la commensalité bouddhique se caractérise par un ordre rigoureux, conduisant chacun à prendre son siège avec une gestualité disciplinée et maîtrisée. Les objets mis en scène et la trame narrative que les actes des moines bouddhiques doivent suivre et respecter, font partie du programme narratif de cette ritualité sophistiquée. Il faut comprendre que, en tant que dispositif de structuration matérielle et espace d’interaction, le processus du repas se déploie à un triple niveau : action, cognition et passion. En effet, ce rituel se compose d’une série d’actions, de postures, de mouvements corporels et de regards codés. Pour accomplir ces actions physiques, il faut avoir une bonne connaissance des protocoles rituels bouddhiques et réciter les différentes prières du repas aux moments opportuns. Mais un bouddhiste authentique doit se mettre dans un état mental particulier, pathétique, associé à la reconnaissance envers tous les êtres vivants. Outre l’espace figuratif, un invariant systémique est la fonction narrative de ce rituel qui met en jeu des valeurs fondamentales, des programmes narratifs spécifiques, de sujets et des anti-sujets, des manipulations et des sanctions.
4.1.3. La multimodalité
Cette commensalité comporte trois modalités : une modalité verbale, une modalité non-verbale incluant le silence, les comportements sensoriels et gestuels, et une modalité spatio-temporelle. Sur cette base, on peut effectuer une exploration sémiotique des signes, des codes, des systèmes, des processus et des formes temporelles telles que le temps organique, le cycle de vie des objets, le temps culinaire, le temps de la préparation et de la cuisson, et le temps de la consommation. (cf. Sutton, 2016).
a) Les modalités verbales de la commensalité
Le repas bouddhique soumet le mode verbal à un régime ambivalent, à la fois d’expansion et de contrainte. En tant qu’espace de méditation, il n’autorise pas la parole, mais en tant qu’espace d’interaction, régulé par des rituels de commensalité, il rend la parole légitime, en plaçant le discours sous le contrôle des protocoles bouddhiques. Les marques langagières et les séquences discursives qui font partie des scènes de table doivent être prises en considération.
b) Les modalités non-verbales
Les modalités non-verbales couvrent un spectre très large de communication, dans une dimension qu’on peut appeler systémique. Les manifestations non verbales, en fonction de multiples modes et modulations sensibles, animent la scène alimentaire au moins sur quatre plans : sensori-moteur (s’asseoir, bouger, se lever, se plier, nettoyer, emballer), comportemental (adopter certaines conduites), sensoriel ou esthétique – synesthésique – (éprouver une gamme de sensations) et sensible ou thymique (entrer en relation avec les autres, éprouver des émotions spirituelles). Le rituel bouddhiste du repas se présente comme un espace d’échanges régulés par des protocoles gestuels, en dehors des chants sacrés.
c) Les modalités spatio-temporelles
Il serait trop long et prétentieux à ce stade de vouloir proposer une typologie chronologique de la commensalité dans la ritualité culinaire du repas bouddhiste. Mais l’anthropologie (Leroi-Gourhan, 1965) nous a familiarisé avec différents usages du temps, permettant de définir le rituel du Baru Gongyang. On s’intéressera, par exemple, à l’investissement sémiotique (signes, codes, systèmes, processus) des formes temporelles comme : le temps organique ou cosmique (cycle de vie des objets alimentaires), le temps culinaire (préparation et cuisson, avant la sanction du repas), le temps gastronomique (espace discursif et méta-discursif de ce repas), le temps rituel (qui ordonne et rythme les pratiques du repas), et le temps subjectif et spirituel, s’imposant aux sujets-moines disciplinés, qui accomplissent la performance du repas rituel.
Les clefs d’entrée ici proposées ont pour dénominateur commun la construction de la ritualité et de la spiritualité de la nourriture, du repas et des ustensiles culinaires du Baru Gongyang, en tant qu’espace figuratif global.
4.2. Les fondations axiologiques et idéologiques du repas bouddhique
Les principes du Baru Gongyang sont l’égalité, la propreté, l’économie et la communion, ainsi que la modestie et la gratitude. L’égalité signifie que l’on partage équitablement la même nourriture, tandis que la propreté suppose que la nourriture soit cuisinée dans un environnement propre. Selon le principe d’économie, aucun moine ne doit laisser des traces des aliments. La réunion implique l’unité et l’harmonie sociale que l’on peut atteindre en mangeant de cette façon rituelle.
La tradition bouddhique considère le Baru Gongyang comme une pratique religieuse censée nourrir et en même temps nettoyer le corps et l’esprit, selon les valeurs mentionnées de propreté, de modestie, d’égalité et de réconciliation. Les personnes participant à ce repas reçoivent des portions de nourriture égales et consomment proprement le contenu des plats sans gaspillage, le tout dans un esprit de communauté et de reconnaissance.
La dimension ascétique et disciplinaire, donc éthique, mérite d’être soulignée. La valeur de la nourriture dans les temples bouddhistes, loin des désirs corporels et des illusions matérielles, réside dans le fait de permettre la communion avec l’univers. En effet, pour un moine bouddhiste, les repas quotidiens servent à mettre en place un éveil sans cesse renouvelé à tous les êtres vivants, et non à rassasier sa faim ou à satisfaire sa gourmandise, l’acte de manger participant donc pleinement d’une ascèse fondée sur la charité et la discipline. Cet ascétisme et cette discipline s’étendent à l’ensemble des sens et à la conscience ; au corps et à l’esprit.
Quant à la dimension cosmique et écologique, comme nous l’avons remarqué, aucun déchet alimentaire ne doit rester après le rituel du repas. Il n’y a pas de produits détergents pour nettoyer la vaisselle, et donc pas de risque de polluer l’environnement, car les bols sont nettoyés avec une petite quantité d’eau que l’on boit, mélangée aux résidus alimentaires. Pour ces raisons, on peut dire que la ritualité bouddhique constitue un exemple de pratique écologique. Dans ce cadre, le Baru-Gongyang préconise de vivre ensemble en valorisant la vie de tous les êtres vivants. Cette valorisation non seulement des êtres humains mais du monde vivant dans son ensemble fait du repas, tout au long du processus de préparation et de restauration, une offrande respectueuse de l’environnement écologique et conforme à la nature.
Enfin, le Baru Gongyang est fondé sur le principe de l’autogestion, qui présuppose la responsabilité et l’autonomie individuelles. Cette individualité indique une différence nette par rapport à la coutume du repas coréen consistant à partager les plats d’accompagnement. Certains commentateurs considèrent cette modalité individuelle comme la marque d’un rituel très propre et hygiénique, voire moderne.
Enfin, cette ritualité repose sur un principe d’égalité élargie. Les pratiquants de ce rituel ne considèrent pas le riz qui leur est distribué comme leur appartenant de manière exclusive, mais tentent de mettre pratique l’esprit communautaire de partage avec tous les êtres. On retrouve cet esprit ou cette éthique universelle de partage égalitaire, sans discrimination, avec tous les vivants, dans les différentes prières du salut consacrées au Bouddha et à tous les êtres, aux fantômes et au diable affamés. Cette vision génère une « compassion » conçue de manière holistique et s’étendant à l’ensemble des êtres vivants.
4.3. Le sens du Baru Gongyang
Dans une étude plus minutieuse – que nous ne pouvons ici développer – il serait intéressant de montrer, au moyen du carré sémiotique, comment la sémiotique permet de repérer les éléments pertinents de la signification profonde du Baru Gongyang. Le carré sémiotique et le schéma tensif pourraient alors conduire vers des hypothèses éclairantes concernant la nature du repas bouddhique. Ce parcours du sens permettrait également la recherche de concepts susceptibles d’apporter une interprétation sémiotique pertinente, en partant du contenu pour créer un cadre interprétatif de la ritualité bouddhique qui correspondrait à l’expression décrite dans la section 2. Cependant, il est également possible de mettre en évidence la nature de ce rituel en cherchant des critères de pertinence à partir d’autres niveaux, et en identifiant les traits qui conditionnent les interprétations sémiotiques. Pour étudier les dispositifs rituels du repas bouddhique, nous avons évoqué deux dimensions et trois variables : l’espace et le temps, d’une part, et le mangeur, la nourriture (l’aliment) et la situation, de l’autre. Les convives peuvent faire l’objet d’une typologie spécifique, tout comme les situations de partage et de convivialité, ainsi que la nourriture en fonction de sa nature et de sa qualité.
1) Une temporalité collective et individuelle
Le Baru-Gongyang comporte cette double temporalité du fait que ce rituel donne accès à la commensalité communautaire et promeut un exercice mental et physique totalement individuel.
2) Un parcours narratif
L’hypothèse sémiotique peut faciliter l’explication des gestes symboliques et des ressources matérielles de ce rituel bouddhique. Le moine mangeur accomplit une action à travers un parcours narratif et temporel et, plus généralement, à travers un parcours de sens. Cette hypothèse concerne également la convivialité sacrée et spirituelle du moine convive. Le Baru Gongyang montre que le repas bouddhique est un trajet sémiotique. Le moine mangeur doit donc mettre en pratique une stratégie sémiotique pour accomplir la commensalité bouddhique. Il doit comprendre et résoudre une équation incluant l’espace (la proxémique), le temps (le tempo), le corps (la kinésique), les matériaux et les inter-actants.
3) L’énonciation : textualité et tempo
Cette pratique stratégique présuppose que le moine dîneur considère lui-même ce trajet ou ce parcours sémiotique comme un texte codifié, composé de séquences qui s’enchaînent, et comme un processus signifiant, c’est-à-dire comme un acte d’énonciation. Sur cette base, le sémioticien peut formaliser les valorisations mises en jeu dans le repas. Le rôle du moine concerne le calcul et la gestion du tempo qu’il va imprimer à son trajet. Comme nous l’avons constaté, ce trajet-texte se compose d’une succession de séquences gestuelles rigoureusement codifiées et de quatre micro-récits –préparation, division de la nourriture, consommation, emballage.
5. Le corps rituel et ascétique : la kinésique des gestes de la ritualité bouddhique
Le bouddhisme est plus une pratique qu’une foi. Les acteurs du repas bouddhique acquièrent des compétences très spécialisées, concernant notamment utilisation de nombreux outils. Dans les exercices du corps, dans les formules de politesse ou de visualisation, et surtout dans le rituel bouddhiste incluant les pratiques ascétiques et disciplinaires, l’essentiel consiste à atteindre l’univers du Bouddha à travers un perfectionnement de soi. Dans la philosophie bouddhiste, il n’y a pas de césure entre le corps et l’esprit, de sorte que la toilette du premier correspond à la purification du second. C’est une action totalisante, un fait social total, une manière symbolique d’améliorer l’ensemble de l’existence, de faire disparaître toute trace de souillure spirituelle et d’atteindre la pureté originale de l’être, c’est-à-dire l’illumination. En somme, les gestes du bouddhisme sont bien autre chose qu’un moyen efficace de communication non-verbale : ils se situent en eux-mêmes dans la dimension d’une discipline spirituelle.
La problématique de la kinésie de la ritualité bouddhiste du repas est triple. En premier lieu, il faut considérer la morphologie des gestes rituels du bouddhisme coréen. Ces gestes sont codés selon un langage de la tête, des mains, des pieds, des jambes et du corps tout entier ; une codification qui doit être appréhendée dans le cadre de la pratique ascétique dans ce milieu religieux et séculaire. En deuxième lieu, cette problématique concerne les dimensions sémio-anthropologiques de la communication et de la signification des gestes disciplinaires, corrélés aux pratiques ascétiques. En troisième lieu, se pose la question de l’usage social de ces gestes ascétiques dans le milieu séculaire, c’est-à-dire de la manière dont les sujets s’approprient et resémantisent ces techniques dans un nouveau champ social.
En ce qui concerne les gestes de la main, on peut en identifier deux : le Hapjang (rassembler les paumes) et le Chasu (croisement des deux mains). Ces gestes sont censés aider à adopter un comportement calme à toute heure et dans tout lieu. Le Chasu et le Hapjang sont similaires en ce sens que les deux mains sont jointes. Mais, lors du Chasu, il faut saisir la main gauche avec la main droite, avec les doigts qui se croisent, et les poser à la hauteur du nombril. Le Hapjang est une manière formelle de saluer dans un temple. Le geste représente le rapprochement du cœur et de l’esprit. Il symbolise aussi l’union de sa propre vie à celle des autres à travers la vérité. Par le croisement des doigts, le Chasu met en place une homologie morphologique du principe de complémentarité, du fait que la main gauche et la main droite sont conçues comme étant en rapport de réciprocité. Il s’agit d’un geste préparatoire à l’unification des deux mains. Le Hapjang unifie les deux mains, dont chaque doigt rejoint celui de l’autre main. Le Hapjang incarne ainsi un geste silencieux et symbolique qui évoque la non-division du moi et de l’autre dans la même vie et autour d’une seule vérité. (Kim, 2001)
La signification ou la logique du rituel bouddhiste pourrait, de ce point de vue, être immanent à l’événement lui-même. Le rituel bouddhiste du repas commence alors à paraître moins comme un texte que comme une partition musicale difficile à décrire avec des mots mais facilement reconnaissable. Pour comprendre la puissante expressivité de ce rituel, il ne faut pas se concentrer sur le rituel en tant que texte ou code, mais plutôt sur les institutions et les processus sociaux qui engendrent la compétence rituelle.
Dans la ritualité bouddhiste du repas du Baru Gongyang, l’acquisition de la spiritualité implique la mise en place d’un programme d’action, de cognition et de passion. Ce programme est fondé sur une technologie de soi et sur une stratégie sémiotique qui permettent d’exploiter les potentialités de sens de chaque geste, en les amplifiant. Ainsi, dans la pratique rituelle bouddhiste la puissance signifiante et la technologie du corps sont intimement liées. L’apprentissage de la pratique ascétique et disciplinaire chez les moines bouddhistes coréens pourrait être analysé à la lumière du dernier ouvrage de Michel Foucault (2001), consacré à l’étude de l’institutionnalisation des régimes pratiques en tant que technologies des anciens ascètes monastiques. Foucault se réfère à la fois à l’autoformation, à l’auto-subjectivation et à la gouvernance de soi, en réinterprétant le concept stoïcien de l’askêsis (Foucault, 2001).
En guise de conclusion
Le bouddhisme a commencé par un repas. Ayant abdiqué le luxe royal pour chercher le sens de la vie, le prince Shakya Gautama Siddhartha a erré dans le désert avec un groupe d’ascètes radicaux. On pourrait dire que, voué à cette quête du sens, Bouddha est l’un des premiers sémioticiens, même s’il n’en était pas conscient. L’auto-mortification décevante l’a amené à accepter une petite offrande de lait bouilli avec du miel. Revigoré par l’énergie physique et par un sentiment de bien-être, il s’est ensuite assis sous l’arbre Bodhi et a commencé la méditation qui l’a transformé en Bouddha, « l’éveillé ». Il n’y a pas de lois alimentaires établies dans le bouddhisme, et les pratiques à cet égard varient énormément selon les diverses traditions. Cependant, toutes les écoles du bouddhisme ont des rituels structurés autour de la nourriture – offrir de la nourriture, la recevoir, la manger.
L’objectif ultime de la maîtrise du corps promue par le Baru Gonyang concerne aussi bien l’énergie que les technologies, ces dernières étant envisagées sous deux aspects : les technologies d’autoformation, et les technologies de soi. Au sein des technologies d’auto-formation, Michel Foucault fait la distinction entre l’ensemble des règles relatives à la conduite morale elle-même et à l’évaluation de la personne sur la base de ces règles, d’une part, et les systèmes de formation qui permettent au sujet d’agir selon ces règles, de l’autre. Ainsi, Foucault établit des connexions entre le système moral, la formation de la subjectivité morale et les pratiques qui font émerger cette subjectivité. Il appelle ces connexions « codes de conduite » et « formes de subjectivation », entendus comme des processus de constitution du sujet à travers des pratiques et des techniques de soi – souci de soi, epimeleia heauton. En effet, chez Foucault le rapport de soi à soi est à la croisée de deux domaines : la morale et la pratique de soi. Une constitution de soi-même comme sujet moral passe par ce qu’il appelle les « modes de subjectivation » au moyen desquels l’individu se forme et transforme (Foucault, 2001). Par ailleurs, il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de sujet moral sans une conduite morale, laquelle implique des pratiques grâce auxquelles ce sujet se consolide. (Foucault, 1984, pp. 39-40)
Dans la ritualité bouddhique du repas, le sujet ascétique, qui repose sur le modèle intégratif, semble incarner un mode singulier de la subjectivation, au sens de Foucault. Le sujet ascétique est sensiblement le même que le sujet socialement construit par la culture dominante. Mais, à travers l’ascétisme, les expériences religieuses, les initiations, les rituels et d’autres formes d’exercice mental et physique, le sujet ascétique pratiquant la ritualité bouddhique du repas opère une transformation ou accède à une illumination qui améliore et enrichit son corps, son âme et sa vie au sein de la culture et de la communauté bouddhiques.
Dans le modèle intégrateur, l’accent est mis sur le développement et sur la maturation du sujet ; maturation et développement qui ne supposent pas de bifurcation par rapport aux anciennes et aux nouvelles subjectivités. Il n’y a donc pas de conflit entre les différentes identités ; on encourage tout simplement l’évolution du sujet dans le cadre d’un mode d’existence conscient, strictement personnel, sur la base d’un échange symbolique et spirituel.