Le philosophe dans son atelier. À propos de l’ouvrage dirigé par Frédéric Cossutta, Les concepts en philosophie. Une approche discursive, Limoges, Lambert-Lucas, 2020
Sémir Badir
Université de Liège
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L’ouvrage collectif dirigé par Frédéric Cossutta cherche à saisir le philosophe en train de philosopher. Cette ambition rappelle d’autres gestes également marqués du sceau de la réflexivité : retrouver, par exemple à partir des manuscrits, l’écrivain en train d’écrire, capter le regard du peintre en train de peindre, etc. En somme, l’œuvre est autant un voile qu’une vitrine car derrière elle se devine la pratique qui a conduit à sa création.
Du philosophe, des représentations sont d’ores et déjà reçues : homme assis à la pose pensive, le poing sous le menton, ou bien le regard éperdu dans un livre. L’approche discursive qui est adoptée par les auteurs du présent ouvrage le représenterait plutôt le crayon à la main, recopiant, esquissant, raturant, reprenant, jusqu’au moment où émerge un concept.
Barthes avait proposé, pour marquer la spécificité de la pratique littéraire vis-à-vis des autres pratiques d’écriture, de distinguer entre écrivain et écrivant, reproduisant à peu près la division plus familière existant entre art et artisanat. L’écrivain selon Barthes vise une pratique singularisante et créatrice, là où l’écrivant exerce un savoir-faire déposé dans la tradition d’un métier. La phrase est pour le premier le but même de la pratique, alors qu’elle n’est qu’un moyen pour le second.
On pourrait être tenté de ranger les philosophes parmi les écrivants, si ce n’est que les concepts sont des créations aussi singulières que les phrases de la littérature. D’ailleurs, il n’est pas impensable que les concepts soient des sortes de phrases. En invitant le lecteur à visiter l’atelier du philosophe et à entrer dans la « fabrique des concepts » (p. 7), Cossutta montre en tout cas que les concepts sont faits de l’étoffe du discours. Car, lorsque la notion de texte évoque des phrases à tisser, la notion de discours appelle quant à elle des motifs à imprimer, des imprégnations figurales à travers lesquelles la pensée se montre à l’œuvre.
Favoriser la pratique sur l’œuvre revient presque automatiquement à accuser les insuffisances des approches traditionnelles du commentaire philosophique, qu’elles soient d’ordre plutôt « logique » ou plutôt « philologique », car elles ont trop souvent tendance à rendre compte de tel concept particulier à partir de préconceptions théoriques de ce qu’il y a à attendre, en général, des concepts. Ces approches, observe justement Cossutta, « ne rendent pas compte de la pensée comme acte, ni de la pensée en acte » (p. 28), à quoi on ajouterait, par souci de précision, en acte de discours et d’écriture : de discours, étant donné que ces actes sont intentionnels mais contraints ; d’écriture, parce qu’émanent d’eux une puissance d’invention et un effet de signature.
Parmi les actes inhérents à la formation des concepts dans les pratiques épistémiques, les plus aisément identifiables sont la dénomination et la définition. Il arrive en effet que ces actes s’incarnent dans des expressions nettement formatées : la mise en italiques (ou la majuscule mise à la première lettre) pour la dénomination ; la phrase nominale, puisant dans un registre lexical fini et marquée par une cadence, pour la définition. Les dictionnaires philosophiques constituent des lieux d’accueil pour de tels actes, présentant de l’activité philosophique une « cartographie » (selon l’expression de Dominique Maingueneau, p. 202). Or l’existence même de ces dictionnaires dit quelque chose de l’activité philosophique car ils apparaissent à un moment déterminé dans l’histoire de l’enseignement de la philosophie, lorsque celui-ci est inclus dans l’enseignement général. Ainsi que Dan Savatovsky le démontre, les lexiques liés aux disciplines académiques apparaissent en France vers 1850, consignant la présence de langues spécialisées au sein de la langue commune (p. 226-227). Le Vocabulaire philosophique dirigé par Lalande (1902-1923), consacre, par l’ampleur de son projet, la spécialisation de la langue philosophique. Celle-ci demeure toutefois plus ambiguë que, par exemple, le langage de la chimie car elle accueille sans réticence la polysémie des termes et la polyvalence des concepts. En ce sens, la langue philosophique n’est pas déterminée par une terminologie au sens strict. Le dictionnaire entérine cette perspective selon laquelle les concepts de la philosophie ne sont pas toujours employés dans son discours, contrairement à d’autres disciplines académiques, en qualité de fonctions propositionnelles. On conçoit dès lors que la cartographie des concepts philosophiques n’est pas neutre ; elle constitue elle-même un acte de discours, permettant de « faire exister ce qu’on pourrait appeler l’enceinte philosophique, totalité imaginaire qui intègre plus de vingt-cinq siècles d’élaborations conceptuelles et les communautés qui les rendent possibles » (Maingueneau, p. 204). En somme, les actes attendus de dénomination et de définition s’inscrivent, en ce qui concerne les concepts philosophiques, dans les marges du discours le plus légitime, et c’est bien à ce titre que l’ouvrage relègue en bout de parcours les trois contributions dédiées à l’examen du dictionnaire de Lalande.
Les actes propres à la fabrique des concepts philosophiques sont en fait, dans la pratique discursive la plus légitime, plus caractéristiques. En lieu et place de la dénomination performative (selon laquelle un concept est institué par le fait de le dire), le philosophe s’arrange pour que le signifiant se présente, pour ainsi dire, de lui-même, en tant que concept. C’est ce que mettent en évidence notamment les analyses de « nominalisation » avancées par Alain Lhomme (p. 115) : soit qu’un adjectif, ou tout autre mot non substantif, est précédé de l’article (le rouge, l’il y a, l’étant), soit qu’un substantif est pris dans un usage absolutisé, telle l’existence chez Levinas (p. 124). Sans doute le concept philosophique est-il toujours lié à un nom, apte à lui conférer une qualité objective… sauf que tout mot, dans le discours philosophique, est susceptible d’en devenir un. Lhomme repère en outre chez Levinas des procédés rhétoriques soutenant cet acte de nominalisation, par exemple l’ajout de même ou de pur (« cette existence même », un « événement pur » ; p. 137). Autrement dit, alors que la dénomination est un acte impératif (« J’appelle x… »), la nominalisation est une proposition faite d’insistances rhétoriques et discursives, cherchant à thématiser une question ou un problème dans le même temps qu’elle dégage les moyens pour l’exprimer. La « thématisation » constitue d’ailleurs, pour Lhomme, un acte à part entière, acte qui nous faisait dire que le discours philosophique se donne pour concepts des motifs à inscrire dans le développement de ses phrases – à écrire, donc, avec invention –, et non de simples mots à sélectionner et à définir.
L’acte de définition cède pour sa part le pas à un acte rendant justice à la valeur communautaire du discours philosophique. L’écriture du concept n’est jamais autarcique, quelque indépendance ou démarquage qu’elle cherche à instaurer vis-à-vis de la tradition. Aussi la thématisation est-elle, bien souvent, une « rethématisation » : réinterprétation des notions consistant d’abord à disqualifier l’usage technique d’un mot au nom de la langue commune pour ensuite reconstruire une conception philosophique singulière (Lhomme, p. 138-139). La caractérisation fonctionnelle du concept philosophique demeure évidemment une possibilité (elle est patente chez Frege, par exemple). Mais elle entre en conflit avec d’autres caractérisations et ne saurait par conséquent faire consensus. Jean-François Bordron évoque notamment la caractérisation avancée par Deleuze et Guattari d’un concept fait d’intensité et celle de Granger qui assimile concept et point de vue sur l’expérience (pp. 83-85). Il y projette lui-même une dimension iconique pour démarquer le concept philosophique du concept scientifique (où la dimension symbolique est décisive). Cet iconisme, à nouveau, s’accorde avec notre évocation d’un concept-motif : brodé avec des reprises, surjets, remords, etc., le concept se fait reconnaître dans la variété même de ses usages figuraux.
Une analyse du concept d’histoire selon Althusser plaide avec éloquence en faveur de cette caractérisation iconique. Qu’est-ce que l’histoire ? Répondre à la question suppose une « scène » où elle se rend intelligible. Or ce n’est pas une argumentation logique qui en répond, pas davantage des faits empiriques, mais une « scène doctrinale » (Bordron, p. 87) où Althusser se choisit un adversaire (Hegel, en l’occurrence). Il s’agit bien de problématiser le concept, en montrant ses résonances dans de multiples domaines, tout problème dans un domaine donné faisant bientôt écho dans un second, qui lui-même en appelle un troisième, et ainsi de suite. Il convient alors de justifier un parcours, c’est-à-dire d’y poser des repères, négatifs (là où l’on ne veut pas aller) autant que positifs. Scène, domaine, parcours, repère : l’argumentation se donne un espace, et cet espace est aspectualisé : « le concept d’histoire reste essentiellement inachevé » (p. 91). Soulignons l’adverbe essentiellement : il en va de la nature même du concept d’histoire de demeurer sans formalisation définitive, qu’elle soit d’ordre intensionnel ou extensionnel.
D’autres contributions portent l’attention sur le concept de catégorie chez Aristote, sur le pharmakon chez Derrida, ou sur les usages conceptuels chez Wittgenstein. Ce faisant, l’ouvrage fait montre du projet qui anime le Groupe de recherche sur l’analyse du discours philosophique (gradphi.hypotheses.org) : en ouvrant largement le corpus des investigations, il entend très justement se prémunir contre un reproche d’application ad hoc. Il me semble cependant que toutes les enquêtes contenues dans l’ouvrage n’ont pas été menées avec le même bonheur. Sans doute était-il plus délicat de produire une analyse discursive critique lorsque l’auteur étudié avance une proposition elle-même critique sur le concept de concept (comme il appert avec Derrida, Wittgenstein ou Levinas), et le commentaire revient dès lors à une posture plus classique, logique ou philologique. Les contributions, qu’elles soient entièrement convaincantes ou seulement à moitié, témoignent en tout cas, considérées dans leur ensemble, non seulement de l’utilité de l’entreprise, mais aussi de son ambition.