(Re)matérialiser la condition carcérale au musée : expériences, médiations et mémoires vivantes (Re)materialize the prison conditions in museum: experiences, mediations and living memories
Julien THIBURCE
Chercheur postdoctoral, CNRS
LabEx ASLAN, UMR 5191 ICAR
La production d’un discours sur la condition carcérale au musée, comme dans le cadre de l’exposition internationale Prison coproduite par le Musée International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Genève), le Musée des Confluences (Lyon) et le Deutsches Hygiene Museum (Dresde), relève d’un véritable défi rhétorique. L’enjeu d’une telle exposition consiste non seulement à scénographier des connaissances historiques et anthropologiques sur les systèmes pénitentiaires, mais surtout à sensibiliser et interpeller les publics sur la place des différentes parties prenantes de formes d’enfermement et de privation de liberté. En caractérisant de « vivantes » les matières dont se composent les discours des musées ainsi que les expériences, les actions et les paroles des participants aux visites guidées, l’enjeu de cet article consiste à décrire, à partir de données ethnographiques, les transformations sémiotiques opérées de l’amont de la conception muséographique vers l’aval de la confrontation entre les publics et l’exposition.
The production of a discourse on prisons conditions in museums, as in the international exhibition Prison co-produced by the Red Cross and Red Crescent Museum (Geneva), the Musée des Confluences (Lyon) and the Deutsches Hygiene Museum (Dresden), is a real rhetorical challenge. The challenge of such an exhibition is not only to stage historical and anthropological knowledge on prison systems, but above all to raise awareness and challenge the public on the place of the various stakeholders of forms of confinement and deprivation of liberty. By characterizing as "living" the materials of which museum discourses are composed, as well as the experiences, actions and words of the participants in the guided tours, the challenge of this article consists in describing, on the basis of ethnographic data, the semiotic transformations operated from the upstream part of the museographic conception to the downstream part of the confrontation between the public and the exhibition.
Index
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Mots-clés : ethnométhodologie, expériences, interactions, musées, prisons
Keywords : ethnomethodology, experiences, interactions, museums, prisons
Auteurs cités : Pierluigi BASSO, Marion COLAS-BLAISE, Gilles DELEUZE, Jean-Marie KLINKENBERG, Julien THIBURCE
1. Introduction à la (re)matérialisation des prisons au musée
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On peut lire cette visée sous forme synthétique sur le site du Musée des Confluences :
https://www.museedesconfluences.fr/fr/evenements/prison-au-delà-des-murs
Cette exposition a été programmée à Genève de février à juin 2019, puis à Lyon d’octobre 2019 à juillet 2020 et enfin à Dresde de septembre 2020 à mai 2021 (prolongée jusqu’en janvier 2022).
Coproduite par le Musée International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge de Genève (MICR), le Musée des Confluences de Lyon (MDC) et le Deutsches Hygiene Museum de Dresde, l’exposition intitulée Prison entend proposer aux visiteurs « une réflexion sur notre système pénitentiaire hérité du XVIIIe siècle » et expliciter, « de manière immersive […], par le biais de récits d’anciens détenus mais aussi de représentations de notre imaginaire collectif, le paradoxe selon lequel la prison isole l’individu pour le punir et protéger la société, tout en visant à sa réinsertion »1. Ces musées, qui conçoivent et programment des expositions aux thématiques diverses, ont élaboré un parcours selon une trame narrative tissée par une diversité de médiations. On trouve par exemple des objets de prisonniers, des photographies documentaires, des tableaux, des reportages vidéo, mais également des notes d’intention et des encarts descriptifs qui accompagnent ces objets.
La production d’un discours sur les prisons au musée, comme dans le cadre de l’exposition internationale Prison, relève d’un véritable défi rhétorique. D’un côté, en interrogeant le sens de la peine, de la séparation physique et symbolique, il y a une motivation institutionnelle de partager une expérience de lieux d’enfermement dont la visée est, par définition, de mettre des individus et des groupes à l’écart du reste de la société. De l’autre côté, le parcours d’exposition tend à faire émerger de nouvelles représentations de l’enfermement chez les publics, en faisant se croiser des voix et des points de vue divers (documents administratifs, récits de détenus, créations artistiques, entre autres).
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Cette étude est réalisée à partir du projet de recherche intitulé PrisM (Prisons et Musées), mené au sein du LabEx ASLAN – UMR 5191 Interactions Corpus Apprentissages Représentations de février 2019 à juin 2021 (https://aslan.universite-lyon.fr/projets-finances-par-aslan/projet-prism-90548.kjsp). Nous remercions ici les musées partenaires du projet qui nous ont chaleureusement accueilli, ainsi que les publics qui ont accepté notre présence pour documenter les visites guidées.
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Cette pertinence, identifiée en amont sur le plan épistémologique de notre projet, a finalement rencontré l’intérêt des institutions muséales, sur les plans sociaux, culturels et éducatifs : le MDC et le MNPM avaient déjà conçu et programmé eux-mêmes un dispositif de médiation en « duo ». À destination de publics scolaires (lycées), une visite de ces deux sites lyonnais dans la même journée proposait une approche comparée de l’incarcération : socio-anthropologique (le matin au MDC) et historique (l’après-midi au MNPM).
Pour la présente étude2, nous pisterons les différences qui se manifestent entre deux dynamiques de production d’un discours sur les prisons en milieu muséal. D’une part, nous nous intéresserons à l’exposition Prison qui consiste à faire parcourir les prisons « à distance » à travers des médiations tierces qui tentent de faire entrer les visiteurs « en immersion » dans des espaces correctionnaires. D’autre part, nous nous dirigerons vers le Mémorial National de la prison de Montluc de Lyon (MNPM) qui cherche à faire émerger les stigmates des expériences passées d’une ancienne prison, in situ, sur le mode d’une archéologie, en retraçant le parcours de personnes présentes dans le lieu de 1921 à 2009 et en échangeant sur les problématiques sociohistoriques soulevées par ces traces3.
1.1. Les matières, les formes et les substances du discours et de l’expérience
En caractérisant de « vivantes » les matières dont se composent les discours des musées ainsi que les expériences, les actions et les paroles des participants aux visites, l’enjeu de cet article consiste à décrire les tensions sous-jacentes à des transformations sémiotiques opérées en cascade, de l’amont de la conception muséographique vers l’aval de la confrontation entre les publics et l’exposition. Nous nous consacrerons ainsi à une réflexion sur la (re)matérialisation des prisons au musée, à l’aune de la triade que composent les notions de matière, forme et substance, notamment travaillée par le linguistique Louis Hjelmslev (1971). Cette triade nous semble pertinente, à la condition d’être ancrée dans une approche dynamique des langages, des pratiques sémiotiques et de leur évolution, comme cela a été proposé par Jean-Marie Klinkenberg sous la forme d’une parabole.
Soit de la terre glaise. C’est une matière informe parce que ses contours et son étendue ne sont pas précisés. Nous pouvons la mettre dans un moule qui permettra, après cuisson, d’en tirer une brique. Cette brique a une forme, que la géométrie décrit : un parallélépipède rectangle. Mais cette forme n’est pas matérielle en elle-même : comme toute figure géométrique, c’est une abstraction, un ensemble de rapports entre des segments, eux-mêmes constitués de points, segments et points étant sans épaisseurs. La transformation de la matière par la forme lui fournit une substance : la brique, terre moulée de façon à correspondre au modèle de la forme. Klinkenberg (2010 : 112)
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Lorsque Nelson Goodman a théorisé le rôle du musée en tant qu’espace d’implémentation, il s’agissait pour lui de saisir les perméabilités entre une dimension esthétique et une dimension politique des pratiques. En effet, le musée « ne peut pas instantanément fournir l’expérience et la compétence requises, mais il doit trouver les moyens d’encourager leur acquisition. L’élargissement de l’audience n’est pas dans les files qui se forment à l’entrée » (Goodman [1984] 1996 : 124-125).
Pour le terrain de notre étude, l’exposition muséale peut être appréhendée en tant que transformation d’une diversité de matériaux sensibles et discursifs par un discours verbal et non-verbal qui communique une certaine approche scientifique et empirique des prisons dans le monde contemporain. Seulement, le « modèle de la forme » que l’exposition cherche à produire émerge lui-même du processus de sémiose des visiteurs, à savoir de leurs perceptions et de leurs expériences interprétatives propres ou, en tout cas, plus ou moins partagées. Notre hypothèse de travail consiste à concevoir la (re)matérialisation de la condition carcérale au musée pour son caractère complexe, en ce qu’elle ne saurait être encapsulée, importée et communiquée au musée sans recevoir aucune sorte de transformation univoque. D’une part, en tant que dispositif institutionnel d’implémentation (Goodman 1984)4, le musée opère des transformations qui cherchent à stabiliser une image de l’état des connaissances et des sensibilités contemporaines sur l’enfermement, en envisageant ses propres vides et points aveugles. D’autre part, le musée est lui-même soumis à des transformations, en interaction et en discours, selon l’expérience de chaque groupe et de chaque individu in situ, que ce soit lors de visites « guidées » ou lors de visites « libres ».
1.2. Ethnographier les formes d’appropriation matérielle, symbolique et affective
Sur le plan épistémologique, en prêtant une attention particulière à la dimension écologique de toute expérience de sémiose (Quéré, 2016), aux conditions locales de réalisation des parcours de visite, nous couplons ici deux approches des pratiques sociales et langagières. D’une part, il y a une linguistique interactionnelle, inspirée de l’analyse conversationnelle issue du paradigme de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1964). Attentive à l’enchevêtrement des verbalisations, des gestes, des postures et des orientations des corps (multimodalité), elle s’intéresse à la transformation progressive et séquentielle de la scène observée (l’espace interactionnel) et à la dimension publique des actions réalisées (accountability) (Mondada 2012 et 2018). D’autre part, il y a une « sémiotique vive » (Basso Fossali 2008 et 2017) liée au va-et-vient entre valeurs élaborées en discours et valeurs élaborées en expérience (les vécus de signification). En tant « pratique incarnée, formation active concernant l’être parmi les choses, [la sémiotique vive est] une étude des relations, mais directement liée à leur traitement, à leur élagage et au réaménagement critique de leurs greffes » (Basso Fossali 2008 : 24). En couplant ces deux approches, nous appréhendons le discours sur les prisons au musée à la fois en tant que texte à interpréter (c’est le parcours d’exposition) et en tant que production dynamique située (les discours générés à chaque visite). D’un point de vue méthodologique, afin de retracer les parcours de visites tels qu’ils se déploient in situ et d’étudier le caractère vivant des pratiques de médiation muséale, nous avons réalisé des enregistrements audiovisuels de visites guidées conduites au MICR, au MDC et au MNPM. En effet, ces enregistrements sont constitués (i) soit de deux plans larges sur la scène de l’interaction opérés par deux chercheurs et d’un plan réalisé à travers une caméra confiée aux visiteurs, (ii) soit de deux plans larges sur la scène de l’interaction opérés par deux chercheurs seulement (Thiburce, Lascar et Colón de Carvajal 2020). Une telle méthodologie d’enquête ethnographique de l’expérience de visite en groupe pourrait être mise en regard avec d’autres approches ethno-sémiotiques sur d’autres terrains (Couégnas et Famy 2021), en vue d’interroger la sémiotique contemporaine quant aux outils dont elle se dote pour faire émerger et stabiliser ses observables.
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Cette (ré)appropriation initiée par les musées peut être problématisée à l’aune de la réflexion de Mikhaïl Bakhtine ([1934] 1978) sur le « dialogisme » conçu en tant qu’orientation et gestion de voix en discours, à partir de leurs entrelacements et leurs effacements, leurs dominations et leurs paradoxes internes. Elle peut également être appréhendée dans une perspective sémiotique (Basso Fossali et Le Guern, 2018), comme consistant à la fois à faire sienne une chose du monde et à rendre propre une action à un espace-temps de l’expérience, à partir des travaux de Paul Ricœur (1986).
Dans l’approche pragmatiste que nous adoptons, cette « expérience spatiale » qu’est la visite (Bossé 2015) peut être conçue comme « le résultat, le signe et la récompense de cette interaction entre l’organisme et l’environnement qui, lorsqu’elle est menée à son terme, est une transformation de l’interaction en participation et en communication » (Dewey 2010 : 60). Dès lors, dans l’étude linguistique et sémiotique des interactions entre les participants aux visites et entre le groupe et l’environnement spatial, il est nécessaire de questionner les dynamiques de transformation du milieu de l’interaction en prenant en compte plusieurs plans de la matérialité de l’expérience (phénoménologique et perceptif ; épistémique et encyclopédique ; éthique et actionnel ; affectif et passionnel). En produisant une attestation audiovisuelle de récits en interaction, on cherche à éclaircir quelques mécanismes en jeu dans une négociation collective des points de vue sur l’enfermement, entre des valorisations enracinées dans une culture (mythes, stéréotypes et tabous) et des valorisations émergeantes. En étudiant les transformations de la matière du discours muséal, à travers une parole ou un geste en interaction, nous prêterons ici attention aux phénomènes de (ré)appropriation5 matérielle, symbolique et affective qu’elles impliquent, notamment pour les visiteurs.
En effet, dans les sections suivantes, nous montrerons d’abord le caractère multidimensionnel et facetté de ce discours muséal sur l’incarcération, à travers une réflexion sur le caractère « vivant » du matériau mobilisé dans l’exposition Prison au MDC. Ensuite, afin de pointer en quoi chaque expérience et chaque médiation engage la transformation continue d’une « mémoire vivante » empreinte de subjectivité, nous nous dirigerons vers l’analyse d’un extrait du corpus d’enregistrements audiovisuels de visites guidées conduites au MNPM. La mise en regard des matériaux sémiotiques mobilisés dans ces deux configurations vise à mettre en lumière leurs conditions spécifiques.
2. La matière de l’incarcération : architectures, politiques, affects
La première approche de la production d’un discours sur les prisons dans les musées met l’accent sur la matérialité de l’incarcération. Pour l’exposition Prison, cela passe par une création scénographique de toute pièce. Pour le MNPM, il s’agit d’exposer les murs de la prison eux-mêmes, en intervenant le moins possible sur l’architecture du lieu. Labile, cette matérialité des environnements carcéraux n’est cependant pas traitée uniquement du point de vue de la structure du bâti, des prisons en tant que dispositifs architecturaux. Ce sont également les dimensions politique et affective de l’enfermement qui sont prises en compte dans la production de ces parcours. En prenant appui sur des captures d’écran d’enregistrements audiovisuels constitués, nous montrons ici les modalités sémiotiques selon lesquelles l’exposition Prison traite ces trois dimensions de l’enfermement de manière tantôt distincte, tantôt compénétrée.
2.1. Les établissements pénitentiaires et leur diversité, dans l’espace et le temps
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Le panneau situé à gauche des images (figure 1, en haut, encadré en rouge) explicite ceci : « À la suite du panoptisme de Jeremy Bentham en 1791, un plan circulaire autour d’une tour centrale permet une surveillance constante sans que les prisonniers ne sachent quand ils sont observés, deux tendances divergentes s’imposent en Europe dès le XIXe siècle : espaces cellulaires individuels ou en commun. Elles évoluent vers les deux modèles actuels les plus extrêmes que sont les prisons de haute sécurité et les prisons ouvertes. »
Dès la première séquence de l’exposition Prison, on constate une focalisation sur les variations historiques et géographiques des modèles architecturaux des établissements pénitentiaires. L’évolution des formes architecturales de prisons est retracée à travers des reproductions de gravures, des photographies et des vues aériennes, en commençant par le panoptique élaboré à la fin du XVIIIe siècle, modèle prototypique de l’exercice d’un pouvoir et d’une contrainte sur les détenus, pour finir avec des formes plus contemporaines (figure 1). Des éléments de cotexte accompagnent ce matériau iconographique et fournissent des informations sur les plans muséographique (les encarts explicitent l’origine des images) et encyclopédique (le cotexte accompagne et guide l’interprétation des expôts)6.
Figure 1. Gravures et photographies de prisons (en haut) ; Zoom sur les photographies (en bas). MDC, le 07.11.19
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Au cours d’un entretien réalisé à la fin d’une visite libre dans le cadre d’un séminaire de master entre un groupe d’étudiants et leurs deux enseignants, nous avons observé que cette modalité a déconcerté certains étudiants qui auraient trouvé plus enrichissant d’avoir un discours encyclopédique plus approfondi sur les modèles de prison, leurs origines sociopolitiques et leurs retombées socio-psychologiques sur la vie des détenus.
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On peut y lire ceci : » C’est au lendemain de la Révolution française que l’enfermement devient une sanction légale en Europe. La prison est vue comme une humanisation du traitement réservé au criminel, puisqu’elle supprimerait les châtiments corporels. Elle permettrait aussi une alphabétisation, une éducation au travail et un respect des règles propices au retour du condamné dans la société. Cependant, les défenseurs de la prison en montrent déjà les possibles effets pervers : l’exclusion de la personne incarcérée mettrait en péril sa réinsertion, de même que la communauté de criminels favoriserait l’apprentissage du crime. Le paradoxe de la prison est ainsi soulevé. »
Il nous semble que, plutôt que de proposer un discours encyclopédique abondant, cette modalité d’exposition cherche à faire entrer les visiteurs dans un questionnement sur les images présentées, à partir de leurs propres connaissances7. Ce dispositif construit les conditions de possibilité d’une réflexion de la part des visiteurs sur les types d’architectures, dans une forme de médiation qui pourrait s’apparenter au jeu des sept différences, en faisant émerger des contrastes entre chaque configuration représentée – la prison de Stammheim (Allemagne) construite en 1963-1964, celle de Pentonville (Angleterre) construite en 1842, celle de Bastøy (Norvège) construite en 1984, celle d’Auburn (États-Unis) construite en 1817, la prison panoptique circulaire d’Autun (France) construite en 1855, les établissements pénitentiaires de Witzwil (Suisse) construits en 1983 et la prison d’État de Pelican Bay (États-Unis) construite en 1989. En montrant, visuellement, ces lieux dans de multiples pays, on propose un questionnement sur la place que tient l’enfermement dans la société occidentale contemporaine et sur ses paradoxes, comme l’indique le cartel qui synthétise cette séquence intitulée « Prison »8. Des différences qualitatives deviennent alors manifestes entre chaque pays et chaque période historique représentés quant aux manières de construire des prisons. Sur le plan architectural, on observe qu’il y a des prisons composées de quartiers et d’ailes séparées les unes des autres, et d’autres constituées de petits pavillons. Quant aux équipements intérieurs, on trouve par exemple des prisons qui ne possèdent que des cours en sol minéral et d’autres qui disposent d’un stade en pelouse. Sur le plan géographique et urbanistique, on trouve des établissements situés dans le centre de la ville et d’autres excentrés, à proximité de productions agricoles ou au milieu d’une forêt.
Aussi, au-delà de leur pouvoir illustratif, ces images (et les textes qui les accompagnent) participent d’une énonciation qui cherche à rendre compte d’une complexité relative à l’administration des peines, sur les plans social et politique. Cette séquence déconstruit l’image univoque des types d’établissements pénitentiaires que le singulier du titre de l’exposition pourrait laisser entendre : ces images multiples (formes) rendent compte de la diversité des modalités de l’enfermement présentes dans le monde (matières) et des modèles philosophiques sous-jacents (substances).
2.2. Les prisons comme lieu d’investissement de valeurs sociales et politiques
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Comme on peut le lire sur le site du musée : https://www.museedesconfluences.fr/fr/le-projet
En tant qu’institution qui cherche à « raconter l’Homme », à interroger « la Terre depuis les origines, et l’humanité dans son histoire et sa géographie »9, le Musée des Confluences de Lyon s’approprie l’exposition coproduite en proposant un insert au titre : Prison, au-delà des murs. Cette appréhension des prisons au-delà de leur dimension architecturale se retrouve dans la structure même de la trame narrative de l’exposition. En effet, celle-ci débute par une réflexion sur ce qu’implique punir par l’emprisonnement et elle débouche sur des alternatives à l’incarcération, dans d’autres époques (que celle actuelle) ou d’autres cultures (que celle occidentale), incitant à réfléchir collectivement à de nouvelles méthodes d’administration des peines.
Entre ces deux moments, des matériaux permettent des focalisations sur les versants sociaux et politiques des pratiques juridiques, notamment à travers une robe de magistrat, symbole d’une autorité judiciaire agissant (ou censée agir) au nom de la collectivité. On trouve d’autres matériaux, relatifs aux modes de vie, à la violence exercée entre détenus, entre détenus et personnels et sur les détenus, tels que des objets détournés et utilisés pour se protéger soi-même ou pour nuire à autrui – une chaussure à l’intérieur de laquelle dissimuler une lame de couteau, des fourchettes détournées en crochet. Comme le souligne Didier Fassin (2015) à travers l’exemple de l’œilleton, cette ouverture mobilisée aussi bien par les surveillants que par les détenus pour regarder ce qui se passe de part et d’autre de la porte de la cellule,
[la prison] est composée d’objets essentiels au fonctionnement de cet ensemble architectural et humain. Ces objets sont particulièrement intéressants sous deux aspects : ils ont une vie sociale et ils sont dotés d’une signification politique. Par « vie sociale des objets », j’entends leur appropriation, leur détournement, ou leur dégradation par les personnes. Par « signification politique des objets », je m’attache à saisir le sens que les personnes leur donnent et à leur altération dans des rapports de pouvoir ou d’émancipation. S’agissant de l’œilleton, surveillants comme détenus sont concernés par cette double dimension. […]
Ironie ultime de la vie sociale de cet objet et indication de sa signification politique plurielle, les prisonniers sont amenés à contribuer par leur travail [dans le cadre sur Service de l’emploi pénitentiaire] au contrôle auquel ils sont soumis. (Fassin 2015 : 256-258)
L’exposition rend compte de la complexité du tissage de valorisations sociales et politiques, morales et éthiques dont sont investies les prisons : cela transparaît tant dans les objets les plus ordinaires que dans les textes de lois qui encadrent les pratiques quotidiennes de contrôle et de soin accordés aux prisonniers. Par exemple, des extraits des Règles pénitentiaires européennes, sur une bande noire, serpentent les barreaux orange rappelant ceux d’une cellule et sont articulés aux témoignages dits et écrits de personnes incarcérées, à des reportages audiovisuels et d’autres photographies documentaires. Le musée s’affirme ici en tant qu’espace de mise en résonnance de voix et de points de vue contraires sur l’emprisonnement conçu en tant que peine et en tant que forme de vie sociale. D’un point de vue sémiotique, ce serpentin mérite que l’on s’y attarde, pour ce qu’il symbolise (figure 2, à gauche, ci-dessous).
Figure 2. Séquence « Détenu » - Règles pénitentiaires européennes (à gauche) ; Dessin de G. Finneisen (à droite).
Aperçu du dehors, au premier plan, il rend compte de la ligne de référence de plusieurs pays quant aux pratiques à respecter en milieu carcéral et vient dénoter le ton des images vues et des paroles entendues à l’intérieur de la cellule qui compose la séquence intitulée « Détenu ». Par exemple, on lit que, selon l’article 47.2, « le service médical en milieu pénitentiaire doit assurer le traitement psychiatrique de tous les détenus requérant une telle thérapie et apporter une attention particulière à la prévention du suicide ». Un contraste se met en place avec le matériau exposé à l’intérieur de la cellule selon lequel c’est l’enfermement lui-même qui porte atteinte à la santé mentale (et physique) des détenus. On voit notamment une caricature de Günther Finneisen intitulée Réclusion en isolement (figure 2, à droite), où le dessin constitue « “une soupape de survie”, l’ultime possibilité de s’exprimer librement », entre résistance symbolique et parole publique, dans un contexte d’isolement qui limite l’expression individuelle et collective. On écoute aussi un entretien avec Hans Wolff, médecin-chef du service de médecine et de psychiatrie pénitentiaires aux Hôpitaux Universitaires de Genève selon lequel l’emprisonnement constitue une « triple peine » (incarcération, conditions de vie difficiles et obstacles à la réinsertion). Ce contraste de voix exprime une contradiction vis-à-vis de la responsabilité politique et juridique des maillons de la chaîne pénitentiaire, à travers la figure du pompier-pyromane : le personnel doit contenir la dangerosité des personnes détenues alors même que l’enfermement est au moins une des causes de leur déstabilisation psychologique et psychiatrique. Ainsi, ce serpentin de textes de lois exhibe les tensions entre la légitimité des barreaux d’une cellule et le caractère néfaste de ce dispositif coercitif sur la santé des détenus. Loin d’être mis côte à côte sur le mode de la parataxe, cet ensemble de matériaux appelle, sollicite et met à contribution le regard critique des visiteurs.
Comme l’affirme le géographe Olivier Milhaud (2017), « la prison [constitue] un dispositif de séparation : la prison coupe les liens sociaux et empêche les détenus de partager un monde commun entre les murs ». En mettant ainsi en discours la prison « au-delà des murs », cette exposition ne s’appuierait-elle pas sur la dimension vive et active de l’expérience muséale pour faire circuler et (re)constituer des images autrement vivantes des prisons ?
En passant d’un discours sur les modèles architecturaux à une mise en récit de voix sous les écrous, visuellement et spatialement, se produit une effraction de frontières entre l’intérieur et l’extérieur des prisons, géographiquement et socialement polissées, entre la texture des lieux qui émerge de vécus personnels et l’image médiatique qui en est construite depuis une perspective externe.
2.3. La prison et la gestion des affects, entre cellule familiale et espace social
En première approche, le parcours qui articule cellules à barreaux et espaces ouverts semble seulement mettre en scène l’environnement carcéral dans une dichotomie franche. Mais, en avançant dans la découverte et l’exploration de l’exposition, on réalise qu’il vise surtout à restituer les rapports de forces imposés et subis en prison, en jouant sur la circulation asymétrique des corps et des regards des visiteurs. En faisant se mettre certains visiteurs derrière les barreaux de salles apparentées à des cellules tandis que d’autres les observent depuis l’extérieur, le musée lui-même sémiotise les contraintes exercées sur la capacité d’agir des prisonniers et complexifie ainsi les positionnements éthiques et symboliques : à tour de rôle, chaque visiteur devient instance de contrôle et personne observée.
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Ce dispositif a été conçu spécialement avec le MDC par Joris Mathieu, metteur en scène et directeur du Théâtre Nouvelle Génération. Le terme d’immersion est intéressant pour ce qu’il implique en termes de transposition d’un espace dans un autre espace : ici, il tend à neutraliser les propriétés de l’environnement muséal au profit d’une reconstitution simulée de l’ambiance carcérale.
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Ce documentaire s’intitule Sons de prison. Sources : Jean-Baptiste Fribourg & Émission La Série Documentaire – Utopia by Camille Juza (27/12/2017) – © France Culture. Édition : France Culture 2018.
Parmi les dispositifs scénographiques mobilisés, on trouve deux espaces intéressants quant à la (re)matérialisation de l’enfermement, sur les plans perceptif, interactionnel et affectif. D’une part, dans un théâtre immersif composé de cellules et de parloirs, on est face à des enregistrements audiovisuels de performances jouées par des comédiens et des comédiennes projetés sur des plaques de verre, simulant leur présence à la manière d’un hologramme10. D’autre part, dans une pièce orange dont la surface est légèrement plus grande que les neuf mètres carrés d’une cellule, un documentaire sonore est diffusé afin de recréer l’ambiance d’une prison11. Aussi ces deux dispositifs s’appuient-ils sur une tension entre une communication publique et une expression privée des émotions vécues, d’une part ; entre des expériences socialisées à d’autres que soi et des vécus intimes et gardés pour soi, d’autre part. En imbriquant ces deux plans, ces deux séquences interrogent les émotions que chaque individu peut ou pourrait ressentir en étant dans la peau d’une personne qui se trouve derrière la vitre du parloir ou dans une cellule exiguë et, ainsi, font se rejoindre des collectifs dont les membres entretiennent entre eux des relations qui varient sensiblement : la cellule familiale et l’espace social. Du point de vue de la cellule familiale, on fait passer les visiteurs par des parloirs de sorte qu’ils éprouvent, à travers leur propre corps, les effets émotionnels d’une visite à un proche en prison. Du point de vue de l’espace social, la scénographie problématise le détachement affectif et le déni des responsabilités vis-à-vis de l’incarcération des concitoyens, de ceux qui ont été ou pourraient être des membres de notre propre famille, et de personnes à la place de qui l’on pourrait être.
Intentionnellement fictionnelles, ces deux séquences ne prétendent pas restituer une image trait pour trait des milieux pénitentiaires. Elles sont donc à appréhender pour leur pouvoir évocateur, leur complémentarité avec des témoignages de détenus. Dans une précédente contribution (Basso Fossali et Thiburce, 2020), nous avons abordé, décrit et étudié ces dispositifs d’exposition en tant que formes de traduction intersémiotique. Parmi les éléments d’analyse présentés, on retient ici que la mise en espace, en son et en lumière de parloirs et de cellules tend à traduire aux publics ce que les mots peinent à exprimer.
L’espace du musée doit être traduit en un espace carcéral, et ce dernier doit considérer ses traces culturelles « natives » comme pertinentes pour un espace d’exposition. Les tensions de traduction sont très évidentes et partent déjà des différentes conceptions de l’espace qui sont convoquées. Les oppositions sont évidentes : espace de socialisation (musée) vs espace d’isolement (prison), espace d’exposition vs espace de dissimulation, espace de connexions vs espace de séparations, espace modulaire vs espace immuable, espace de représentation vs espace d’efficacité. La liste pourrait continuer : nombreuses sont les facettes d’une intra-traductibilité qui invoque, précisément pour cette raison, une commensurabilité, une transposition dialogique. Si l’on prend la dernière des oppositions proposées (représentation vs efficacité), on se rend immédiatement compte de la façon dont elle engendre des interprètes puissants et des chemins interprétatifs obliques, ou plutôt problématiques. Le prisonnier est pratiquement le seul acteur social qui perd le droit de déléguer : il ne peut demander à personne de se mettre à sa place et il perd également une partie de ses droits d’élire des délégués dans la société dont il fait partie, aussi encombrante soit-elle. L’espace de la prison est une réalité, et la réalité de la peine n’admet pas de rhétorique, éventuellement laissée à la seule connexion ponctuelle, souvent sporadique, avec un avocat.
Un tel parti pris affiche une confiance des concepteurs dans le fait que les publics, par leurs interactions avec les objets du parcours et avec les autres visiteurs, pourraient faire émerger des réceptions alternatives de l’exposition, de multiples versions du monde. Cette affirmation est confirmée par nos observations ethnographiques lors d’une des visites au MDC. À cette occasion, un visiteur a remplacé l’expression « gardiens » par « mitards ». Le médiateur a alors déclaré ne pas connaître le mot « mitard », exprimant ainsi de manière positive une asymétrie de connaissances entre lui et les membres du groupe. Des formes linguistiques s’avèrent ainsi être plus ou moins partagées, et le discours du musée se trouve en prise avec un discours d’acteurs sociaux initiés aux usages des prisons.
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Sur le plan méthodologique, on garde à l’esprit la dialectique qui s’instaure entre pratiques observées (des visites dans des musées) et pratiques d’observation (notamment une constitution de données audiovisuelles en interaction). Les enregistrements et leurs analyses participent en effet d’une (re)matérialisation de l’expérience de visite, en ce que la captation audiovisuelle implique une transformation de cette dernière. Selon une re-vision articulée en trois étapes : (i) voir de nouveau l’expérience, (ii) nous la faire voir autrement que la manière dont on l’a vécue et (iii) nous faire réviser l’interprétation de la scène qui s’est jouée (Basso Fossali et Thiburce 2021).
Le caractère vivant de ce matériau réside dans ces déplacements de points de vue sur une pratique sociale et sur les valorisations afférentes. Si l’on peut dire que les matières expérientielles et discursives travaillées par cette exposition sont « vivantes », c’est justement parce qu’elles impliquent une (re)formulation et une (ré)appropriation personnelle et intime par les visiteurs, la traduction publique ne pouvant être que partielle et ponctuelle. Corollaire à cette réflexion, sur le plan épistémologique, le déplacement du point de vue des chercheurs vers celui des publics s’avère fécond et nécessaire pour opérer un décentrement perceptif, épistémique et affectif de notre propre analyse sémiotique. Ainsi, plutôt que de chercher à reconstituer in vitro les réceptions potentielles des publics, une observation et une documentation des parcours in vivo semblent plus propices pour saisir la vie sociale de l’exposition, ses transformations au cours de visites12.
3. Les mémoires vivantes de l’enfermement : le rôle de la médiation au MNPM
Complémentaire à la visite de l’exposition Prison au MDC, celle du MNPM favorise une prise sensible sur l’évolution historique de la prison et sur des récits de vie à partir d’une lecture de traces ancrées dans le lieu. La part fictionnelle du dispositif immersif de la cellule orange au MDC (ambiance sonore d’une prison) trouve ici son contrepoint dans la recherche d’une expérience et d’un discours non-fictionnels. Dans le cadre du dispositif de visites « duo » à Lyon, une visite de l’exposition Prison le matin opère une mise en contexte socio-anthropologique et une visite du MNPM l’après-midi fait saisir par le corps les évolutions et le devenir d’un espace carcéral dans la ville. À partir d’un extrait audiovisuel d’une de ces visites du mémorial, on prêtera attention au discours relatif aux choix de conception et de médiation muséographiques, directement liés à des points de vue subjectifs sur les matériaux mis en œuvre, faisant ainsi l’articulation entre différentes traces de l’expérience du lieu avant sa reconversion en mémorial. En filigrane, on met ici en évidence les apports d’une approche située des pratiques muséales pour rendre compte du caractère vivant de toute médiation sémiotique : à chaque visite, le projet institutionnel fait l’objet de nouvelles expériences de réception et de réappropriation. Aussi, la visite étudiée ici se déroule le 7 janvier 2020. Malgré les couches de vêtement et le chauffage mis en fonctionnement, on est amené à imaginer, et à éprouver presque, la rudesse du froid hivernal subie par les détenus pendant la Seconde Guerre Mondiale. Cette dimension corporelle de la vie des personnes détenues est à la fois ressentie par les corps des visiteurs et traduite par le discours des médiateurs, qui pointent les effets des variations de température entre le froid de l’hiver actuel et la chaleur étouffante de l’été.
3.1. Les pratiques de médiation comme gestion partagée des sensibilités et des connaissances
En traversant physiquement la porte d’entrée qui sépare les espaces extérieurs de la ville et les espaces intérieurs de cette ancienne prison, les visiteurs font l’expérience de ce que produit l’enfermement. Même si la visite du MNPM peut difficilement être comparée à l’expérience carcérale en tant que telle (on parcourt le lieu, on n’y est pas détenu), la confrontation directe et incarnée avec le lieu est l’occasion de problématiser les conditions de vie en détention. En faisant parcourir cette ancienne prison aux visiteurs, l’enjeu est non seulement de faire découvrir et connaître le site, mais surtout de faire émerger une réflexion et un dialogue sur les liens ténus entre l’identité narrative d’un groupe fondée sur des traces passées, la préservation archivistique et la valorisation de documents dans le présent, et la place à accorder dans l’avenir à de tels dispositifs de détention.
- Note de bas de page 13 :
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Nous adoptons les conventions de transcription développées par le groupe Interactions CORpus (ICOR) du laboratoire ICAR (UMR 5191) : http://icar.cnrs.fr/projets/corinte/bandeau_droit/convention_icor.htm
L’extrait transcrit et étudié13, d’une durée d’environ une minute, se déroule au rez-de-chaussée, composé d’un couloir et de cellules, et où la médiation est axée principalement sur la période de la Seconde Guerre Mondiale. Ce qui nous intéresse, c’est la tension qui s’instaure entre (i) le déplacement initié par le médiateur vers une autre salle et la prise de parole d’un participant au cours de l’action collective ; (ii) l’intégration institutionnelle d’un élément à une muséographie (une paillasse) et la prise de distance vis-à-vis de cet élément dans le parcours effectif.
Figure 3. Images 1, 2 et 3 de l’extrait « Reconstitution un peu toc ». MNPM, le 07.01.20
Elliptique à propos des personnes désignées par « on » (dans « on est en train d’essayer de se mobiliser », qui est ce « on » ?), le discours du médiateur (GUI) nous fait néanmoins observer que cette mobilisation collective pour remplacer la paillasse relève d’une préoccupation éthique de montrer les différentes évolutions de la vie de ce bâtiment, à la fois sur le plan socio-politique (enjeux de pouvoir entre personnels et détenus ; évolution des traitements réservés selon les lois en vigueur) et sur le plan technologique (la présence d’une paillasse à la place d’un lit en métal rend compte d’un savoir-faire et d’une innovation matérielle).
- Note de bas de page 14 :
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Si l’on entend de manière distincte l’élève demander ce qu’il y a dans cette pièce, on a néanmoins du mal à discerner la précision apportée à son questionnement : en commentaire, « inaud. » marque et annote un segment indistinct. Dans le prolongement des questionnements soulevés par Alexandra Ortiz Caria et Camille Noûs (2020), il serait ainsi judicieux de consacrer une réflexion aux processus de (re)matérialisation opérée à travers la « fabrication » de données primaires (enregistrements) et secondaires (transcriptions), constituées dans une approche soucieuse de la dimension écologique, locale et endogène, des (inter)actions observées.
Dans notre perspective, il nous importe alors de mettre en évidence la place que tiennent les différentes parties prenantes à l’interaction quant à la (re)matérisalisation réalisée in situ. Si le parcours est guidé selon un programme d’action (re)produit par le médiateur, il se trouve également infléchi par la participation plus ou moins active des autres personnes en présence. Dans l’extrait cité, une telle dynamique est manifeste notamment dans l’intervention d’un élève (VE1) qui attire l’attention du médiateur et réoriente la trajectoire du groupe vers un élément qui se trouve dans une cellule (lignes 4-5)14. Comme on peut l’observer à travers les captures d’écran ci-dessus (figure 3), le médiateur (GUI) se dirige tête baissée vers l’autre salle (image 1), puis il focalise son attention sur la cellule désignée par l’élève (image 2).
Ce changement de trajectoire sensible (focalisation attentionnelle) et spatio-temporelle (rester dans l’ancien espace cellulaire un peu plus longtemps) participe de la transformation d’un récit prévu par le médiateur. En qualifiant l’intervention de l’élève comme une « très bonne remarque » (ligne 6), le médiateur reconnaît la pertinence de cette question pour l’ajout d’une nouvelle donnée au discours tel qu’ils sont en train de le co-construire, et valorise positivement sa prise de parole dans le groupe. Il définit alors cette paillasse comme étant une « reconstitution un peu toc » (lignes 7-8, image 3) : elle ne permet pas de restituer l’évolution des lieux dans toute sa complexité. Pour rendre plus explicite son propos, il oriente le regard des élèves vers des éléments datant d’époques différentes, faisant ainsi entrer cette paillasse dans un faisceau d’indices avec d’autres objets coprésents (murs, portes et sols, entre autres).
À partir d’une observation de l’expérience du lieu telle qu’elle est gérée en interaction, il est ainsi possible de mettre en évidence les tensions qui se déploient entre diverses perspectives dans le lieu et sur le lieu : la curiosité de l’élève se trouve alimentée en retour par le discours du guide ; la parole du guide se constitue dans le contrechamp d’un discours institutionnel dont il est censé porter la voix. Aussi, par cette intervention, le médiateur sensibilise les élèves au caractère subjectif de toute intervention muséale et de toute (ré)interprétation de l’espace, ancrées socialement et historiquement. Sur le plan sociolinguistique, l’expression « un peu toc » nous semble participer de l’instauration d’un lien de connivence avec les élèves et d’une distance critique vis-à-vis de sa propre énonciation.
3.2. Parcourir le mémorial, entre lecture informée de traces et transformation mémorielle
- Note de bas de page 15 :
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Prison militaire à partir de son ouverture en 1921, Montluc devient prison civile à partir d’un décret du 25 octobre 1947, qui supprime définitivement les prisons militaires en métropole. Cette prison a été constituée de deux ailes destinées à accueillir des hommes d’un côté (jusqu’en 1997) et des femmes de l’autre (jusqu’en 2009). Ces différents types de traces ont été formalisés au cours de l’exposition temporaire intitulée Les traces et programmée en 2018 au MNPM.
Dans un passage qui précède notre extrait, le médiateur a présenté quatre types de traces auxquelles prêter attention dans ce lieu, dans une démarche historiographique : « carcérales » – elles nous disent quelque chose de l’univers carcéral et de son évolution – ; « clandestines » – les interventions et inscriptions graphiques des détenus sur les murs et les portes des cellules permettent de savoir quelque chose de l’histoire des personnes au fil du temps – ; « artistiques » – elles sont liées aux projets artistiques réalisés avec les détenues dans les années 200015 – ; « mémorielles » – elles sont installées dans une démarche muséographique et rendent explicite la reconversion de la prison en lieu de commémoration.
Entrant ainsi en écho avec cette typologie, les traces passées en revue pointent les problèmes historiographiques qui se posent aux conservateurs du lieu et aux médiateurs : la présence d’une paillasse vient « figer le regard » des visiteurs. Cette expression idiomatique est intéressante ici en ce qu’elle rend compte d’une double acception du « regard » : la perception visuelle de la paillasse (à la place d’une autre chose) dresse une perspective sociale et historique du lieu (au détriment d’autres perspectives). Par là même, cette paillasse participe d’une narration qui met dans l’ombre des valorisations péjoratives que ce lieu pourrait se voir attribuer et qui oblitère la profondeur politique, sociale et culturelle des récits des détenus. Le « défi » de la muséographie consiste alors à garder actif tout le potentiel de signification des empreintes et des stigmates que la prison garde partiellement en elle, à « représenter » le plus fidèlement possible la diversité des époques et des acteurs, à partir des matériaux à disposition.
Dans une approche qui s’apparente au paradigme indiciaire théorisé par Carlo Ginzburg (2010), le médiateur met en évidence les enjeux relatifs à la constitution d’une mémoire du lieu à partir d’une lecture informée de traces, dans toute leur multiplicité et hétérogénéité. Ce repérage, ce balisage et cette intégration d’éléments in situ ne sont évidemment pas déconnectés d’une recherche en dehors du lieu lui-même. Par allers-retours, l’expérience interprétative du lieu, la recherche archivistique de matériaux discursifs et iconographiques et la collecte de témoignages oraux se poursuivent, s’approfondissent et s’ajustent mutuellement. Une telle dynamique de transformation se déploie selon au moins deux régimes de gestion des connaissances. Selon un programme politique et culturel, d’une part, la transformation des connaissances historiques est appuyée par des choix opérés par une diversité d’instances parfois en compétition. Selon la contingence, d’autre part, elle est liée à l’évolution de la recherche et à la mise en réseau de documents permettant d’étayer leurs hypothèses historiographiques et de faire avancer la recherche dans telle ou telle autre direction. Ces choix et leurs enjeux quant à la (trans)formation des connaissances historiques sur la prison de Montluc peuvent notamment être appréhendés sous l’angle d’une patrimonialisation (Têtu 2015) qui met en évidence les tensions entre deux mouvements de transformation mémorielle. Dans la perspective d’une recherche historiographique toujours en cours, le mémorial déploie un regard tourné vers le passé et cherche à restituer, communiquer et négocier les archives disponibles de certaines époques. Selon une approche ancrée dans le présent, le mémorial permet d’opérer une anamorphose sur les formes et les conditions de détention contemporaines, en traduisant des formes de vie d’un collectif qui n’apparaissent pas comme les plus évidentes au premier coup d’œil. Le mémorial est lui-même à concevoir comme un lieu de mémoires vivantes, dont la matérialité est (ré)activée et (re)travaillée par les médiations qui sont faites auprès des publics et par l’intégration de diverses thématiques sociales et (re)connaissances symboliques au fil d’une recherche ouverte à de nouvelles paroles et de nouveaux regards.
Conclusions
En revenant sur le titre de notre article, il importe de préciser pourquoi l’expression de « rematérialisation de la condition carcérale » a été préférée à celle de « rematérialisation des prisons » – même si l’on a pu recourir à cette dernière. Comme le montre l’enquête de l’anthropologue Didier Fassin (2015), la « condition carcérale » est une modalité d’existence sociale, politique et juridique qui se trouve en-deçà et au-delà des limites du bâti. Elle est intériorisée dans le corps même des acteurs sociaux. Les rues des villes et les places des villages constituent déjà une antichambre de l’espace carcéral, un terrain d’exercice de textes qui organisent ce qui est puni pénalement et ce qui ne l’est pas. L’exposition Prison, au-delà des murs (re)matérialise ces passages non seulement entre le dedans et le dehors des établissements pénitentiaires, mais surtout entre l’avant, le pendant et l’après de l’expérience d’enfermement. En s’appuyant notamment sur des travaux de chercheurs et des témoignages empiriques de détenus et du personnel, l’enjeu principal de cette exposition réside dans la transformation du débat public concernant la légitimité et la pertinence de cette forme de gestion des crimes et délits. Dans un autre régime de (re)matérialisation, le MNPM a la double ambition de médier des expériences et des connaissances déjà connues et de poursuivre la recherche de matières, de formes et de substances qui restent encore à découvrir.
Comme l’avons montré dans une autre contribution (Basso Fossali et Thiburce 2021), les médiateurs se trouvent en effet dans une position intermédiaire qu’ils s’approprient en plein, en négociant cette position vis-à-vis des institutions et des publics sur plusieurs plans :
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du discours impersonnel au discours collectif, sur le plan des formations discursives, ils s’approprient un patrimoine thématique, encyclopédique et axiologique soutenu par les institutions, et essayent de le transformer en contenu collectif, partageable in vivo, profitant et de l’exposition et des échanges plus ou moins spontanés entre les participants ;
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du discours complémentaire au discours critique, sur le plan des rôles sociaux, ils gèrent les tensions entre la valorisation de l’exposition et du musée, l’ajout d’un discours complémentaire et la relation directe aux personnes qu’ils ont face à eux, en prenant en compte leurs intérêts et leurs sensibilités propres ; en ce sens, l’efficience de la fonction exercée est évaluée selon certains paramètres internes à l’organisation muséale qui ne sont pas superposables à l’efficacité appréciée par le public, ce qui donne à la (re)médiation une dimension critique ;
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du discours légitimé (électif) au discours inclusif (égalitaire), sur le plan symbolique, les médiateurs incarnent des modèles identitaires et expressifs propres à un environnement culturel qui entoure et informe le système muséal en tant qu’organisation ; cela dit, les médiateurs doivent présenter le plus souvent des modèles culturels « autres », relevant d’autres civilisations et d’autres époques, mais aussi d’autres collectifs (sous-cultures). En ce sens, l’exposition Prison met en tension le rôle des guides, car ces derniers doivent médier l’accès à des modèles identitaires et expressifs qui n’ont pas été acceptés mais qui restent des voix à entendre, à respecter, à suivre dans leur réélaboration contextuelle : celle de la prison
De la (re)matérialisation de la condition carcérale au musée à la (re)matérialisation des expériences de visite en interaction par la constitution et l’analyse de données, l’un des problèmes qui se posent aux pratiques muséales comme aux sciences sociales est d’interroger réflexivement les (re)territorialisations afférentes à chaque transformation d’un matériau expérientiel et discursif – en reprenant ce terme dans l’acception de Deleuze et Guattari (1980), à savoir un changement de territoire institutionnel que peut recevoir un discours ou une pratique, en passant par exemple du domaine juridique au domaine politique ou au domaine scientifique. Dans une enquête de terrain, concevoir le matériau expérientiel et discursif comme « vivant » demande nécessairement d’interroger ses propres expériences et ses propres points de vue, participant à la (trans)formation de l’interaction qui, avant d’être étudiée, a été vécue par soi et par d’autres.
Pour notre étude, qui problématise les « prismes » à travers lesquels une société vit, pense et argumente le choix de la punition par l’enfermement, il est tout aussi important de problématiser les transformations auxquelles participe cette recherche en tant que pratique sociale incarnée, ancrée historiquement et géographiquement. Si « percevoir l’environnement, ce n’est pas rechercher les choses que l’on pourrait y trouver, ni discerner leurs formes solidifiées, mais se joindre à elles dans les flux et les mouvements matériels qui contribuent à leur – et à notre – formation » (Ingold 2013 : 199), toute sémiotisation dans et sur un environnement implique une complexe (trans)formation des sens, en-deçà, à travers et au-delà des langages. La (re)matérisalisation de la condition carcérale au musée interroge une approche du discours et de l’expérience à travers des formes de « re- » (Colas-Blaise et Tore 2021), de ré-énonciation et de re-configuration réciproques entre prisons et musées. En prise avec les enjeux politiques et culturels du travail de médiation muséale sur un espace institutionnel tel que la prison, un objectif non secondaire de cet article, parmi d’autres contributions déjà réalisées, est de montrer le caractère probant de notre méthode d’enquête des visites en groupe pour observer les traductions et les filtres critiques qui agissent sur l’expérience et qui (re)configurent des points de vue socio-discursifs fondamentalement divers sur le milieu carcéral.
En effet, comme nous avons cherché à le montrer ici en étudiant les (re)matérialisations de l’expérience d’enfermement au musée, l’exposition muséale ne saurait être conçue seulement comme un texte produit par les institutions à interpréter par les publics, de manière descendante. Dès le départ, l’exposition Prison, par exemple, constitue (i) un objet de connaissances techniques et empiriques à s’approprier, (ii) un espace de traduction interculturelle entre les personnes qui ont un certain vécu des espaces carcéraux et celles qui en ignorent tout ou en ont des images déformées, des clichés, et (iii) un enjeu de société qui passe par une sorte de photographie des points de vue des différentes parties prenantes du système pénitentiaire. Ce sont ces potentialités que nous étudions à l’aune des parcours effectivement réalisés par les publics qui ne sont pas (seulement) en contemplation devant le spectacle d’un discours mis en scène au musée, mais qui sont surtout des usagers prennant part à la mise en place et à l’évolution des lois en vigueur en matière de répression et de privation de liberté par l’emprisonnement.