Driss Ablali et Éric Bertin (éds.) Sociabilités numériques, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, 2020
Everardo REYES
Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Au premier regard, les sociabilités numériques peuvent être comprises comme des formes collectives émergentes dont l’existence serait fondée principalement sur les technologies informatiques. Il s’agit, en principe, de groupes d’individus échangeant des expériences culturelles, scientifiques, économiques, éducatives, entre autres, grâce à un ou plusieurs médias numériques conçus pour accompagner ces pratiques : réseaux sociaux, jeux sociaux, systèmes d’information et de communication.
Mais un deuxième aperçu, plus distancié et méthodique, nous apprend que les sociabilités numériques mobilisent aussi un grand éventail d’acteurs hétérogènes. Nous trouvons ainsi des acteurs substantiels (techniques et graphiques) en interaction avec des acteurs formels (narratifs, historiques, politiques et culturels), qui se manifestent au travers des traces et des configurations « interfaciques » (en référence aux interfaces-utilisateur des systèmes informatiques).
L’ouvrage édité par Driss Ablali et Éric Bertin, Sociabilités numériques, réunit ces deux approches dans le but d’étudier les effets sociaux et médiatiques que les technologiques numériques ont sur nos pratiques de communication quotidiennes. En effet, les dix chapitres qui composent le livre abordent chacun un média différent et mettent en œuvre des méthodes sémiotiques pour décrire l’impact du numérique sur nos liens sociaux. Réunissant seize auteurs reconnus dans les domaines de la sémiotique, les sciences du langage et les sciences de l’information et de la communication, le volume offre ainsi un panorama scientifique des écoles sémiotiques de Liège, Limoges, Lyon, Metz, Paris et Turin.
L’un des apports majeurs du livre réside dans la variété et la complémentarité des cas d’étude présentés. De fait, chaque chapitre annonce clairement son propos dans le titre, le type de support médiatique qui y est associé étant facilement repérable. Par exemple, trois chapitres abordent des médias fondés essentiellement sur le texte : un système de messagerie et tchat (chapitre 6), un forum de discussion (chapitre 7) et le projet Wikipédia (chapitre 10). Ces médias mettent à l’épreuve les propriétés spatio-temporelles du langage et la manière dont elles sont modifiées par les technologiques numériques. Temporalité d’interaction, expressivité thématique et responsabilité sociale sont quelques-unes des caractéristiques de la sociabilité numérique. En tant qu’outils d’analyse, l’énonciation, les rôles actantiels et les pratiques culturelles soulèvent le trait commun de l’anonymat social, conçu comme une forme interactionnelle, une condition d’énonciation et un principe de neutralité.
Suivant la même ligne, l’image comme support de signification est, quant à elle, exploitée selon deux configurations différentes. L’une est essentiellement photographique, à travers l’étude de photos numériques publiées sur Instagram (chapitre 2) et des selfies postés sur Facebook (chapitre 3). L’autre se présente sous une forme éditorialisée, que cela soit dans un cadre professionnel (journaux ou comptes officiels sur les réseaux sociaux, chapitre 8) ou émanant des initiatives collectives, voire anonymes et virales comme les mèmes (chapitre 9). Selon la première configuration, on apprécie la volonté des auteurs d’aller au-delà de la description visuelle, figurative ou plastique, pour envisager de nouvelles catégories sémantiques. Si le chapitre 2 suggère que cet effort serait envisageable en prêtant attention aux énonciateurs et à leurs stratégies de production photographique, le chapitre 3 montre justement la démarche d’un chercheur qui devient aussi producteur de son objet d’étude. L’analyse de l’image, de son contenu et de son support de diffusion nous rappelle comment les médias numériques qui se développent autour de la photographie numérique sont un reflet des grandes tendances culturelles et idéologiques de nos sociabilités contemporaines : profiter de l’instant présent, éviter de souffrir le passé et de s’angoisser pour le futur.
En tant qu’images éditorialisées, les annonces médiatiques et les mèmes regroupent surtout l’image statique et le texte dans un discours englobant qui est celui des réseaux sociaux sur le web. Les chapitres 8 et 9 sont exemplaires de la manière dont la rhétorique et la coopération entre les deux supports – texte et image – fournissent un ancrage pour l’interprétation du message. De plus, leur mode d’existence numérique facilite la refonte et le remix afin de générer différentes déclinaisons thématiques. À ce sujet, le lecteur pourra découvrir, en termes méthodologiques, diverses stratégies pour analyser une multiplicité de récurrences médiatiques. Un outil analytique commun aux deux corpus d’étude, ce sont les opérations énonciatives dans un contexte de pratique sociale : socialisation de l’expérience / expérience de la socialisation, et imitation / distinction.
Pour sa part, le support sémiotique des images animées est la matière d’analyse de trois médias différents : le genre Let’s play, construit sur des sessions de jeu vidéo (chapitre 1), le genre filmique du Backstage movie (chapitre 4) et la plateforme YouTube (chapitre 5). Deux perspectives distinctes mais complémentaires sont traitées face aux images animées. L’une est ancrée sur le contenu et ses genres, et l’autre est centrée sur le support et sur ses transformations médiatiques. Les deux genres novateurs dont il est question dans les chapitres 1 et 4 attirent l’attention par la forme dont ils détournent les genres plus traditionnels. Ces détournements fonctionnent évidemment comme stratégie de positionnement afin de trouver une place dans la galaxie de genres existants. Le numérique est présent ici comme possibilité technique et comme source idéologique de l’esprit du temps : spéctacularisation, socialisation de l’intime, anti-média (anti-jeu, anti-film) et fictionnalisation.
Le chapitre 5 adopte un point de vue englobant des images animées car il s’agit de l’étude de la plateforme de diffusion et non d’un contenu spécifique rendu public. Pour cela, l’analyse chronologique utilisée pour les films et vidéos est maintenant envisagée à une échelle historique pour observer l’évolution des versions de YouTube. En ce sens, l’auteur propose une approche heuristique pour nous rappeler que les contenus, quel que soit leur genre, sont techniquement traités comme des formats médiatiques (codecs, protocoles, algorithmes, ou encore méta-formes comme les widgets et vignettes) en état variable, qui tendent à la stabilisation grâce aux pratiques sociales.
Vu d’ensemble, l’ouvrage Sociabilités numériques montre comment la recherche en sémiotique s’enrichit de notions conçues pour les médias numériques. Tel est le cas de la « remédiatisation » (ou « remédiation », selon les usages), employée pour décrire les interrelations de différents médias simulés à l’écran numérique. Cette notion, introduite par les chercheurs américains Jay Bolter et Richard Grusin (1999), spécialistes en littérature, langue et médias, définit deux logiques complémentaires. D’un côté, les médias s’effacent entre eux via l’« immédiation » : pensons au fait que nous oublions les pages ou le poids d’un livre lorsque nous sommes immergés dans le récit (autrement dit, le contenu efface la substance). D’un autre côté, les médias se rendent présents via leurs traits interfaciques : les numéros de la page du livre reviennent au premier plan lorsqu’on arrête la lecture et que l’on place le marque-pages, ou quand on cherche à cliquer sur un hyperlien d’un site web (c’est-à-dire que l’expression s’impose au contenu, au moins momentanément). Sur ce socle, plusieurs articles du livre utilisent des notions originales et en adaptation à la perspective d’étude. Nous évoquons, par exemple, l’« intermédialité » (chapitre 5), utilisée comme « une conjoncture particulière, une période d’instabilité » technique (p. 131). Ou encore la « sérialité » qui, en complément de la focalisation sur une occurrence particulière, est comprise comme paradigme, effet et « ensemble signifiant de référence pour toute nouvelle occurrence » de discours médiatique (chapitre 9, p. 232).
Faisant face au défi de réunir une variété d’objets d’analyse autour d’un concept encore non-stabilisé comme la « sociabilité numérique », l’ouvrage maintient sa cohérence thématique globale en proposant différentes manières d’associer la « sociabilité numérique » à la « remédiatisation ». En effet, les processus de rémédiatisation sont aussi repérés au sein des interactions sociales, des liens sociaux et des dispositifs institutionnels. Sur cette question, le chapitre 4, par exemple, montre comment les genres making off fonctionnent comme une rémédiatisation de l’intimité car ils « montrent les coulisses » (p. 105) et les divers acteurs sociaux qui encadrent les interactions. Cette observation nous semble d’une importance majeure à l’heure actuelle où les pratiques collectives sont remédiatisées par les réseaux sociaux sur le web, en convoquant une hiérarchie complexe de valeurs : économiques, politiques, culturelles, religieuses, entre autres. Les textes de l’ouvrage suivent la ligne directrice de la « praxis collective numérique » (p. 238) dans le but de créer une conscience au-delà des écrans informatiques. Autrement dit, l’étude de signes révélateurs de l’esprit de notre époque est un appel à la responsabilité sociale et collective que nous devons adopter pleinement (p. 258).
Pour conclure, nous dirons que l’ouvrage Sociabilités numériques met en évidence la validité des méthodes sémiotiques face aux phénomènes médiatiques fondés sur les technologies numériques. À travers les différents médias, le livre offre un échantillon qui ouvre la voie à l’étude d’autres manifestations qui méritent d’être interrogées, qu’elles soient de nature émergente (extended reality, immersion multi-utilisateur) ou relevant des médias disparus (minitel, Atari 2600) mais dont on peut retracer les effets en faisant appel à l’archéologie des médias, souvent citée dans l’ouvrage.
Les lecteurs et lectrices désirant se plonger dans les chantiers de la sémiotique trouveront ici de l’inspiration et de la variété méthodologique. Plus largement, les lecteurs et lectrices d’autres disciplines obtiendront un panorama critique de nos pratiques numériques quotidiennes, souvent banalisées à cause de leur ubiquité. À ce sujet, on doit avertir les lecteurs habitués à des index (de personnes ou de notions) que cette collection n’en contient pas, et qu’on ne trouve pas toujours un résumé ou une liste de mots-clés au début de chaque chapitre. Cela dit, tous les textes sont écrits de manière claire, et la plupart incluent au moins une figure ou un schéma explicatif.