Verónica Estay Stange, La Musique hors d’elle-même. Le paradigme musical et l’art contemporain (Coll. Musicologie), Paris, Classiques Garnier, 2018
Herman PARRET
Université de Louvain
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Verónica Estay Stange a publié en 2014 un volume substantiel, savant et très informé, Sens et musicalité. Les voix secrètes du symbolisme (même éditeur), où le symbolisme français et le romantisme allemand sont confrontés, dans le moindre détail, à l’aide d’un corpus très diversifié, étudié en profondeur et senti délicatement, un monument d’information, que l’on lit, savoure et rumine puisque l’on y apprend à l’excès et que l’on y découvre une structuration d’interdépendances que seule une sémioticienne d’une telle brillance constructiviste peut offrir. Et le « sens » des arts y est marqué par la franche primauté de la musique dans le paragone des arts, puisque, comme l’écrit Paul Valéry qui figure en exergue du livre : « La musique qui est en moi, / La musique qui est dans le silence, en puissance, / Qu’elle vienne et m’étonne ».
C’est précisément cette idée qu’Estay Stange cultive dans son second livre, celui que nous avons aujourd’hui sur la table, La Musique hors d’elle-même, Musique-majuscule d’ailleurs. A première vue, ce second livre se présente comme le supplément du premier, mais il me semble que ce serait plus adéquat de le considérer comme son couronnement puisqu’il développe avec passion l’envoi de Valéry cité en guise d’épigraphe de Sens et musicalité : « cette Musique qui me vient et m’étonne, cette musique est en moi, et c’est ainsi que la Musique est […] hors d’elle-même ». C’est bien cet épigraphe de Sens et musicalité qui est développée, voire hypostasiée, dans La Musique hors d’elle-même : la Musique, au sommet du paragone des arts, résonne et transpose ses vibrations non seulement dans les autres arts, par intersensorialité et par synesthésie, mais elle fait également vibrer l’âme du felix aestheticus, intéroceptivement : l’âme musicalise, la musique est la vie de l’âme. Résonance intersensorielle, résonance intéroceptive, c’est selon ce double diapason qu’il faut comprendre le titre de La Musique hors d’elle-même. Jean-Luc Nancy, dans sa présentation du livre le 25 septembre 2018 à Paris, en parle d’ailleurs de la même façon. Il ne s’agit pas, écrit-il, de nier les incommensurabilités entre les ordres sensibles, mais de mettre en avant le se-ressentir, la résonance du sentir – « telle est à mon sens », suggère Nancy, « une manière de caractériser la pensée de Verónica Estay Stange : elle s’occupe de la résonance, elle entre dans la résonance sans laquelle il n’est pas de sens ». Et il vaut la peine d’ajouter la remarque finale de Jean-Luc Nancy : « Mais cet autre en moi qui me sent ne peut venir que d’un dehors. Sans dehors, pas de dedans, pas de caisse de résonance, pas de vibration possible, pas de venue ni d’étonnement ». Ainsi, le soubassement esthético-anthropologique implique que cette double résonance, intersensorielle et intéroceptive, constitue le sujet, dans sa profondeur, sa pathémique, son bonheur, comme une « Musique (-majuscule) hors d’elle-même », résonante et vibrante. Notre auteur cite à ce propos, au début de La Musique hors d’elle-même, un article de H. Rovel où il est affirmé : « La vibration est le principe fondamental de la vie ». On est en 1908, l’époque de Louis Favre et surtout de Jean d’Udine, d’ailleurs étonnante découverte personnelle de notre auteur. C’est Daniel Paquette, en 2011, qui évoque « le principe universel de la résonance » que l’on peut mettre directement en rapport avec « Toute vie, […], est animé par l’élan vital des phénomènes vibratoires ». Résonance et vibration sont les concepts-clés d’une adéquate anthropologie de l’âme musicalisée.
L’hypothèse de Verónica Estay Stange est avant tout « d’ordre sémiotique ». Son livre n’est pas seulement instructif par son impressionnant corpus de données puisées dans des domaines si divers, mais on constate d’emblée que sa position anthropo-esthétique génère une ambitieuse hypothèse sémiotique. Estay Stange mène une recherche de méthode en vue de la « cohérence sémiotique », elle est fascinée par la « situation sémiotique » des phénomènes et des apparences, sans que sa « méthode » ne soit immanentiste ou structuraliste au sens canonique de cette qualification. Cette recherche de méthode consiste à identifier différents modes de transcendance ancrés dans la théorie sémiotique. Un type de transcendance est à exclure de sa méthode : la transcendance métaphysique (ou « du moins esthétique », dixit notre auteur) qui préoccupe et fascine poètes (voir « l’étonnement » que Valéry évoque dans l’envoi de Sens et musicalité, cité plus haut) et anthropologues. Evidemment, la méthode formulée et retenue par Estay Stange n’est pas indifférente à l’égard du « phénomène en tant que mode d’organisation du sensible esthétisé », bien au contraire. Toutefois, comment le « système/théorie sémiotique » avec sa méthode à trois modes de transcendances (ontique, narrative, structurelle, j’y arrive dans quelques lignes) s’accorde avec l’anthropo-esthétique sensible au mode de la « transcendance métaphysique », reste une angoissante question ouverte. Il faut tout simplement concéder que toute modélisation implique une certaine perte de la substance existentielle… En plus, il y a, pour délimiter le domaine d’une approche sémiotique, une exigence méthodologique qui exclut le « critère culturel ». En effet, cette restriction provoque un appauvrissement, mais il faut tout simplement concéder que l’analyse de l’enchâssement culturel n’est pas l’ambition de ce livre, même quand ci et là d’inattendus rapprochements sont proposés. Toutefois, disons que Sens et musicalité, le volume de 2014, était plutôt tourné vers ce type d’analyse culturelle (entre autres, la présence très étudiée du romantisme allemand et du symbolisme français).
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Voici des définitions similaires : « Nous n’employons pas le mot transcendance ici dans un sens philosophique, mais dans un sens plus formel de ‘dépassement d’un niveau donné’, ce qui n’exclut pas sur le plan axiologique une expérience de la transgression ni la recherche d’une émotion esthétique d’un niveau supérieur » [p. 74] et « Nous avons suggéré que l’art contemporain se caractérise par une tendance à l’expansion du plan de pertinence de l’œuvre artistique qui suppose un dépassement des frontières de l’immanence » [p. 101].
Les deux premiers modes de transcendance sont des stratégies d’analyse de la « méthode sémiotique », et ils caractérisent une large portion du corpus, l’art contemporain dans ses multiples apparences. Verónica Estay Stange détermine « transcendance » de la façon suivante : « le franchissement par l’œuvre de ses propres frontières pour s’assimiler à tout ce que, par définition, elle n’est pas » (aussi bien en amont qu’en aval : concepts et actions déterminant sa manifestation d’une part, le contexte ou « monde environnant » de l’autre)1. Les modes pertinents de transcendance sont alors : la transcendance ontique et la transcendance narrative. Il est vrai que ces dénominations relèvent du vocabulaire sémiotique mais ne sont pas nécessairement philosophiquement « orthodoxes ». La « transcendance ontique » suppose la réalisation des conditions modales (la sémiotique des modalités est, comme on sait, extrêmement bien développée et connue en sémiotique standard), et la « transcendance narrative » renvoie au « passage de la chose faite au faire qui la produit », récit, concaténation de séquences narratives, programme que l’on peut considérer ou bien fermé et canonique, ou bien ouvert et infini (voir l’« œuvre ouverte » de Umberto Eco). S’ajoute à ces deux modes de transcendance un troisième : la transcendance structurelle (non pas : « structurale » puisque cela impliquerait l’immanence). Le sens que notre auteur donne à ce syntagme me paraît assez idiosyncratique. Il me semble qu’elle fait allusion à la « programmation ouverte de l’œuvre » (Eco est mentionné plusieurs fois), à la « textualisation continue » (Fontanille), à l’intégration du médium, au mouvement de transgression, comme à la constitution de « formes de vie », l’épuration du signifiant en fonction de l’existence de l’« œuvre »… Que l’esquisse de la « méthode sémiotique » reste programmatique et que les trois modes de transcendances ne génèrent pas vraiment de puissantes heuristiques, affaiblit évidemment leur force explicative. On peut ramener, pour simplifier, les trois types de transcendance à trois domaines déjà très développés en théorie sémiotique classique : les modalités, l’organisation narrative, et la textualisation marquée par des méta-catégories discursives, comme les « formes de vie ».
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La Musique hors d’elle-même consiste en cinq chapitres que l’on peut lire comme des essais autonomes (quatre essais d’une vingtaine de pages, et un texte plus développé de cent pages). La thèse de la « transcendance métaphysique » (« l’âme musicalisée » en résonance et en vibration) se déploie dans toute son intensité tout au long du parcours du livre. Je formule les intuitions centrales des cinq chapitres.
* Art moderne et « élan musical » introduit explicitement le thème évoqué dans le sous-titre du livre : La paradigme musical et l’art contemporain. L’idée qui fascine par sa simplicité et sa généralité, est que l’art des avant-gardes, en musique, en poésie et en peinture, cultive la « musicalisation » de l’énonciation artistique. Le corpus qui témoigne de cette paradigmatisation est savamment constitué et mobilise en même temps notre âme de felix aestheticus. C’est de toute évidence Mallarmé, Valéry, Apollinaire, la « poésie phonétique » des dadaïstes, la « poésie visuelle » qui représentent le Ut musica de la poésie ; Delaunay, le pointillisme, Léger, Malevitch le Ut musica de la peinture ; et pour le Ut musica de la musique elle-même (la « musicalisation de la musique »), de Debussy à Russolo… Ce choix dans la gamme de l’art contemporain est précieux et instructif. Les stratégies de cette imposition de « l’élan musical » sont multiples : la libération du signifiant, l’émancipation de la concrétion et de la matière, la dé-narrativisation de la musique, la désiconisation, le focus sur l’opérateur fondamental du contraste et, plus en général, de l’« architecture » des couleurs, des sonorités. Et avant tout, il y a la reconnaissance de la vibration comme essentielle à l’élan musical (Delaunay « qui dynamise les couleurs en les faisant vibrer [p. 43] », « les harmoniques vibrant à des fréquences multiples » chez Stockhausen [p. 46]). Ainsi, le champ de l’art contemporain est ingénieusement mis en relief selon le paramètre de la musicalisation des arts. Cette entrée dans les matières de l’art contemporain est particulièrement bienfaisante – Verónica Estay Stange fait appel à notre culture artistique et nous fait participer en toute euphorie à une suite intrigante de certains chefs-d’œuvre.
* Le second essai porte un titre léger et quelque peu trompeur : Plus vite, plus loin…jusqu’à l’essoufflement. Le point de départ est la constatation que l’art contemporain se caractérise par un tempo accéléré et par une extension, en fait par une transgression, « un dépassement des frontières de l’immanence ». Ce mouvement centrifuge est étudié sur deux diapasons que l’on connaît déjà depuis la caractérisation de la transcendance ontique (transgression des conditions modales) et de la transcendance narrative (transgression des conditions narratives). Prenant connaissance des exemplifications de cette double transgression, il me semble que l’on pourrait éviter une terminologie quelque peu rébarbative en remplaçant tout simplement « ontique » par « modal », et « narratif » par « pragmatique », mais ce ne serait que remplacer un jargon par un autre, sans grand gain mais quand même un peu plus accessible. L’essentiel est que Verónica Estay Stange présente dans cet essai à nouveau une gamme d’exemplifications bien instructives qui témoignent d’une excellente connaissance du champ si diversifié et si fractionné des arts de notre temps.
D’abord, les « conditions modales » qui « transcendent » l’immanence de l’œuvre d’art. Que certaines œuvres de l’art contemporain parmi les plus représentatives sont marquées par de nouveaux modes d’existence, de réalisé ou actualisé en virtualisé ou potentialisé, témoigne d’un soubassement modal spécifique, i.e. une organisation déviante des modalisations (croire, savoir, pouvoir, devoir). L’art conceptuel en est l’exemple le plus frappant. Et notre auteur présente à ce sujet une belle analyse des propositions de Sol LeWitt, Lawrence Weiner, Joseph Kosuth et Robert Morris, les « papes » du conceptualisme, tous des artistes qui mettent en évidence « le caractère contingent de la manifestation sensible » [p. 57]. Ils défendent le primat de l’intelligible sur le sensible [p. 59] et proposent une redéfinition radicale des « modes de présence » de l’œuvre d’art, de réalisée en potentielle. En effet, les conceptuels ont bousculé le soubassement modal et réorganisant les interrelations dans la structure croire/savoir/pouvoir/devoir, ce qui a comme conséquence principale principalement l’épuration du sensible. Estay Stange reconnaît évidemment le statut paradoxal des « œuvres » de l’art conceptuel. Sa proposition d’une réorganisation des modalités sous-jacentes ne suffira sans doute pas à capter l’essence des « modes de présence » problématiques de l’art conceptuel.
Notre auteur aborde de la même façon la soi-disant « transcendance narrative » que je préférerais qualifier de « transcendance pragmatique ». Au lieu de considérer l’œuvre comme une chose faite, un courant très présent sur la scène des arts contemporains, où l’œuvre est plutôt considérée comme un faire en tant que tel, la saisit selon l’aspectualité du déroulement, comme une action. Estay Stange fait allusion à l’energeia de Humboldt, et une conséquence de ce changement de perspective nous fait constater qu’ainsi ce faire est toujours et nécessairement un faire somatique – « le corps est inscrit dans l’objet » [p. 63], l’énonciation artistique est corporelle, l’œuvre d’art marque des traces matérielles dans le corps, constatation qui sera de prime importance dans les chapitres à venir. Les exemples sont bien sûr faciles à identifier : l’action painting de Jackson Pollock, les Anthropométries d’Yves Klein, jusqu’aux performances, le body art (voir « l’art charnel » d’Orlan) et les happenings. Notre auteur note avec raison que ces orientations artistiques amènent une véritable esthétique de l’événement et que cette intégration des traces du faire, qui couvre un large segment de la production artistique d’aujourd’hui, renverse radicalement les valeurs que les modernismes avaient instaurées. Il faudrait sans doute encore ajouter à ce constat comment cette « pragmatisation » de l’œuvre d’art est tributaire de la « musicalisation » et de la dissémination de ses résonances…
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Estay Stange évoque les « deux voies par lesquelles la musique, corps et âme – ou plutôt âme et corps – […] s’est ainsi constitué[e] en paradigme au sein de l’art contemporain » [p. 85], sans expliciter.
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Le troisième chapitre se termine pourtant sur un optimisme que je ne partage pas tout à fait. « On peut constater la prégnance du paradigme musical ou, plus précisément, de l’action musicale élevée au rang de paradigme. La musique étant en effet sortie d’elle-même pour faire naître l’esthétique propre à la performance et au happening, leurs limites sont en fin de compte les limites de la musicalité » [p. 99].
* Le troisième essai La musique, corps et âme (ce titre n’est pas explicitement justifié2) reprend le même schéma de la double transcendance dans leur complémentarité pour l’appliquer à la musique contemporaine même. Cet essai ne concerne donc pas tant les résonances de la « musicalisation » de tout phénomène artistique, mais indique plutôt un parallélisme certain entre les domaines picturaux/poétiques d’une part et musicaux de l’autre. Donc, pas de paradigmatisation de ou de fondement dans la Musique-majuscule3, mais application de la double orientation soi-disant « ontique/modale » et « narrative/pragmatique » à la musique contemporaine. Je rappelle les polarités du schéma : « l’art conceptuel (« suspension du faire au profit de ses conditions modales ») d’une part, et de l’autre « les arts performatifs, appelés parfois corporels, supposent l’approfondissement de l’action en tant qu’événement d’ordre sensible » [p. 73-74]. Pour la musique contemporaine, cette polarité se concrétise d’un côté dans les propositions du sérialisme en tant que ‘musique conceptuelle’, et de l’autre dans l’ouverture vers la « musicalité du sensible », i.e. vers la « concrétion performative ».
Un mot seulement sur le pôle de la « musique conceptuelle ». Verónica Estay Stange me rappelle que Marcel Duchamp est un grand champion de la « conceptualisation » de la musique, i.e. « de la virtualisation de l’œuvre en explicitant le caractère superflu de toute réalisation » [p. 76]. On connaît évidemment cette « attitude conceptuelle » aussi bien chez Mallarmé que chez Sol LeWitt, Donald Judd et autres conceptualistes, mais l’information que Estay Stange procure (sans doute à partir d’une publication de S. Stévance sur « Les opérations musicales mentales de Duchamp » [p. 81]) m’était totalement inconnue. Il s’agit, en effet, du fait qu’en 1913 Duchamp fait accompagner les instructions concernant La Mariée (Le Grand Verre) d’un Erratum musical, partition à trois voix, de lui-même et de ses deux sœurs, où les notes sont remplacées par des numéros correspondant aux touches d’un clavier de piano. Ainsi Duchamp crée un parallélisme parfait entre musique et œuvre d’art : « la conception y revêt une importance majeure par rapport à la réalisation effective » [p. 81]. Conceptualisation intellectuelle de l’œuvre, stratégie de la virtualisation, appréhension se libérant de la perception sensible. Et on reste tout à fait dans « l’idéologie » duchampienne en proclamant, comme le fait Ligeti, compositeur de musique sérielle, la force de structuration, mais cette contrainte de la méthode donne accès, comme Duchamp l’explique constamment, au hasard. Il est vrai que la « méthode sérielle » de Ligeti exige exécution et interprétation, tandis que Marcel Duchamp privilégie le hasard, mettant en cause la primauté de l’interprétation, de l’action et du faire.
Ainsi on est entré dans le domaine du pôle « pragmatique » (« narratif », si on suit la terminologie de Estay Stange). Notre auteur entre en matière en évoquant L’œuvre ouverte d’Umberto Eco pour introduire cette « ouverture » dans l’interprétation et dans l’exécution de l’œuvre. Cette libération herméneutique témoignerait d’une « pragmatisation » extrême, et notre auteur reprend volontiers les analyses effectuées par Eco des œuvres de Stockhausen, Berio, Cage, Pousseur et Boulez. Le lecteur-exécutant, l’auditeur-interprète, le long des pistes du hasard et de l’indétermination, « ouvrent » la dimension performative jusqu’au happening. Le phatique se diffuse jusque dans le somatique, et cela sous le règne du hasard et de l’incertitude essentielle. Voici où la « transcendance pragmatique [narrative] » nous a mené : vers une esthétique de l’instant, l’hypostase de l’événementialité, le event de Cage, là où le temps se transpose en espace, une performativité « au risque de [sa] propre disparition dans l’infini du monde » [p. 98], selon un syntagme béni de Estay Stange.
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Si la théorisation des deux premiers stades (modalités, théorie narrative ou du récit) est élaborée par la sémiotique standard de Greimas, le troisième stade (« formes de vie ») est théorisé essentiellement par Jacques Fontanille [p.106].
* L’œuvre au-delà de l’œuvre – autre titre suggestif mais difficilement interprétable – quatrième essai du recueil, semble prendre un nouvel élan. Une nouvelle modélisation repose sur une autre stratégie de la théorie sémiotique standard, celle du « parcours génératif » suivant le mouvement d’expansion du signifiant. Il est intéressant de constater qu’un tel parcours accompagne également la progression des trois « transcendances » (modale, pragmatique et structurelle). Verónica Estay Stange est et reste sémioticienne, mais le fait qu’elle est intensément marquée par la modélisation sémiotique n’a en rien diminué sa sensibilité pour le phénomène artistique ni sa connaissance d’un corpus très représentatif venant du paragone entier des arts. Dans ce modèle, on « monte » vers la surface : de l’actant modalisé vers un programme pragmatique et ensuite vers l’investissement thématique, axiologique et « structurel », trois étapes de la « transcendance » esquissée dans les chapitres précédents4.
Par conséquent, cette progression suit, selon Estay Stange, le mouvement de l’expansion du signifiant, en quatre moments : focus sur le médium, focus sur l’objet, focus sur la « situation » (« scène prédicative », « coordination des pratiques »), et focus sur les « formes de vie ». Ce sont bien ces paramètres qui marqueront la limite spécifique entre l’art moderne et l’art contemporain, entre les avant-gardes modernistes et les contemporains. Comme déjà dit, la valeur instructive de ce chapitre consiste essentiellement dans les exemplifications par un corpus d’une extrême richesse, variété et pertinence. Je me contente d’énumérer les items.
Focus sur le médium : pour la peinture, les monochromes à la suite de Malevitch, Yves Klein, Manzoni, Fontana ; pour le domaine cinématographique, Richter, Duchamp, Fischinger ; en littérature, Apollinaire radicalisant le geste mallarméen ; en musique, le semi-symbolisme des écritures musicales, John Cage, Luciano Ori, Pierre Schaeffer.
Focus sur l’objet : encore une fois, Marcel Duchamp avec les ready-mades, Calder, Allan Kaprow et les collages, le livre-objet dans Fluxus, le poème tactile de Giovanni Lista ; en musique, Luigi Russolo et les « bruits futuristes », les « sculptures acoustiques » de Tinguely, réinsertion objectale des instruments chez Christian Marclay, et Cage encore…
Focus sur la soi-disant situation sémiotique : le terme est sans doute malheureux mais l’idée est évidente. On est dans cette circonscription en pleine pragmatique, et « situation » comporte dans la modélisation de Estay Stange deux niveaux de pertinence : ce qu’elle appelle la scène prédicative, scène de l’échange immédiat entre sujets, et la coordination de pratiques, interactions à distance. L’ensemble est placé sous l’étiquette ambitieuse : Vers la vie. L’œuvre d’art, toujours en acte, est intégrée dans une pragmatique, dans l’expérience d’une interaction actantielle (poète/public, interprétant/interprétant, œuvre/interprétant, etc.). Une telle expérience interactive est également une expérience polysensorielle des corps… Le 4’33’’ de John Cage en est un exemple, mais également un grand nombre d’expériences avec des installations ou des interventions architecturales (Christo). Estay Stange pensait également à l’œuvre de Boltanski, œuvre qui crée une ambiance pathémiquement très intense favorisant l’expérience interactive. Que les actants ne fonctionnent pas seulement in vivo et in presentia est certainement le cas, là où les pratiques sont coordonnées à distance (le vidéaste belge, David Claerbout, a récemment réalisé, dans une vidéo extrêmement originale et puissante, une telle pratique interactionnelle à distance).
Focus sur la forme de vie : on retient évidemment cette idée de Wittgenstein et de Fontanille, et elle est reformulée par Estay Stange de la façon suivante : « des cristallisations de pratiques collectives qui s’organisent en catégories et qui définissent des communautés d’appartenance » [p. 128]. Il s’agit bien d’une dimension de la praxis collective, et on pense immédiatement à Joseph Beuys. Notre auteur mentionne également les Living Pictures de Sylvien Blocher créant très explicitement des contextes d’intérêts et d’atmosphères partagés. Elle parle à ce propos de la « démocratisation de l’art », donc d’une axiologisation très poussée de l’œuvre. A notre époque, tous ces investissements axiologiques sont intégrés jusque dans le signifiant artistique, et c’est précisément l’orchestration de ces strates, souvent en dissonance, qui marquent la nouvelle esthétique.
Verónica Estay Stange est bien consciente qu’une telle modélisation peut paraître « artificielle ou imposée » [p. 138], et elle suggère en fin de chapitre une instruction bien pensée et très originale du point de vue de la « méthode vécue ». Elle suggère que toute modélisation savante, souvent séduisante et accaparante, associe deux facteurs, et je cite : « premièrement, l’aveuglement rétrospectif et prospectif, du moins partiel ; deuxièmement, la focalisation proximale, cette rencontre immédiate avec l’objet qui est seule à même de produire et de reproduire l’étonnement » [p. 139]. Éclatante sagesse d’une sémioticienne à qui on peut faire confiance…
* Le cinquième essai du recueil, de loin le plus long et stylistiquement le plus travaillé, porte un titre à connotation barthésienne, Petite mythologie contemporaine de la musique. L’essai traite d’un phénomène bien connu en sémio-esthétique, celui du franchissement des limites entre les différents arts : le syncrétisme qui a comme corrélat subjectif la synesthésie. Estay Stange développe à fond ce problematon en ce qui concerne la fusion du son et de l’image d’abord, ensuite la fusion de l’objet sonore et de l’objet architectural. Mais ceci n’est qu’une première étape dans cet effort de théoriser la musicalisation comme « transcendance métaphysique », notion bien inspirante introduite dans le premier chapitre du livre. En effet, la « musicalisation » des arts n’est qu’un saut heuristique vers le questionnement central qui se scinde en trois directions : le corps musical, les chants du social et la musique du monde. C’est que la sémio-esthétique des arts implique une « psychologie musicale » de la corporéité, une « politique musicale » de l’être-ensemble, une « cosmologie musicale » du monde… Je passe vite sur les sections « L’image, miroir du son » et « L’architecture, musique pétrifiée », pourtant agréables à lire vu l’abondance des exemplifications, pour me concentrer ensuite sur le noyau de l’argument de ce chapitre : la musicalisation du corps, de l’être-ensemble et du monde, substantialisation de la « transcendance métaphysique ».
On a souvent étudié et apprécié la « musicalité » de la peinture et de la poésie, et la musique comme modèle et source de transpositions vers les autres arts. Verónica Estay Stange considère que cette recherche mérite une « (petite) mythologie contemporaine de la musique ». Un mot seulement sur le premier groupe de transpositions, celui entre l’image et le son, domaine très connu, déjà depuis le XVIIIe siècle avec Castel et son « clavecin oculaire ». Notre auteur remarque avec raison que les transpositions entre son et image (couleur) sont fondées « soit sur les intervalles de la gamme, soit sur le substrat vibratoire commun aux configurations chromatiques et sonores » [p. 146]. Ce ne sont pas seulement les physiciens comme Helmholtz mais bien sûr aussi des poètes comme Baudelaire et Novalis qui se sont intéressés à la grammaire « vibratoire » des sons et des couleurs, pour ne pas oublier les peintres et les compositeurs eux-mêmes dont Scriabine est un excellent exemple très étudié, mais il y a aussi Hausmann et Nam June Paik par exemple. Estay Stange passe en revue jusqu’aux transpositions les plus récentes de certaines tentatives des multimédias et des intermédias. Et notre auteur constate que de telles transpositions butent évidemment contre la complexité énigmatique de la source de la sonorité, la voix humaine par exemple, pour conclure que « ces explorations interrogent la possibilité d’une unité et d’une transversalité originaire du sensible dont le mystère demeure intact » [p. 157].
On aborde ensuite un second thème accomplissant le passage du sonore au visible/tangible avec l’architecture comme musique pétrifiée. Estay Stange introduit alors non seulement un corpus extrêmement intéressant et original mais en plus une étonnante théorisation. Avec des syntagmes poétiques de Goethe, Novalis et Valéry en arrière-fond et les créations musicales de Xenakis, elle fait surgir l’imposante Philharmonie de Luxembourg, architecture de Christian de Portzamparc, pour illustrer « le vertige des glissandi » et « la cadence des courbes » comme procédés de transposition, et, en fin de compte, comme « musicalisation de l’architecture » où dominent les relations semi-symboliques, correspondances intersensorielles où, de toute évidence, le tactile se joint au visible/audible. Ainsi l’architecture « fait sortir la musique d’elle-même » [p. 171], adage que le titre du recueil que vous avez entre les mains annonçait déjà. On est ainsi en plein dans la vibration et dans la résonance, et la citation de Verónica Estay Stange que je reproduis in extenso en ce lieu, confirme ce positionnement : « Rendant possible cette interface entre architecture et musique, le semi-symbolisme fait communiquer la ‘pierre’ et le son, de sorte que les métamorphoses de l’un peuvent évoquer les transformations de l’autre. Il condense donc une proposition de forme de vie dans la mesure où il sollicite à travers le signifiant la participation du corps sensible à la perception de l’œuvre : je perçois la Philharmonie et mon corps résonne. La synesthésie opère dans la fibre » [p. 168]. Résonance et vibration, vécues comme signes de la « transcendance métaphysique », nous mènent donc vers le noyau de l’argument du livre : le corps musicalisé, l’être-ensemble musicalisé, le monde musicalisé, figures de la « Musique-majuscule hors d’elle-même ». Ces trois topoi résument en fait l’enseignement principal du livre de Estay Stange. Même si les exemplications sont très spécifiques et le corpus de recherche pleinement identifiable, la motivation, peut-être pas toujours évidente à première vue, consiste à fonder le triple des transcendances (ontique/modale, narrative/pragmatique et structurelle) dans la « transcendance métaphysique », celle des résonances et vibrations, celle de la corporéité « psychologique », de l’intercorporéité « politique », de la mondanéité « trans-physique ».
On s’arrête par conséquent attentivement à ces trois topoi. Le « corps » est « musicalisé » extéroceptivement, par résonance avec les autres corps et le contexte situationnel, mais également et surtout intéroceptivement, par l’expérience de résonances internes qui constituent le Lebensgefühl, le « sentiment de vie », comme nous l’a déjà enseigné Kant. En effet, la « proprioception », dans les termes de la sémiotique standard, est le « sentiment d’existence » tout en vibration et résonance, donc musicalisée… Notre auteur consacre un grand nombre de pages à l’extéroceptivité, les « interactions esthétiques » et elle nous présente plusieurs expériences psychoacoustiques, souvent intersensorielles, et des œuvres remarquables de grands artistes comme Ann Veronica Janssens, Sophie Calle et James Turrell, témoignant de la « musicalité du corps percevant » en résonance avec le contexte environnant mais surtout avec une intériorité où résonne en premier lieu, combien important (voir Raul Dorra), le silence, et où vibre toute une poiétique, toute une énergétique, toute « une musique qui est moi » (et non pas : en moi). C’est bien ce dont nous poétisent Goethe, Valéry et Herder. Valéry : « la musique qui est moi, la musique qui est dans le silence, en puissance » [p. 180-181]. Et quelle belle surprise que Verónica Estay Stange cite, dans ce contexte, Herder, le « haptologue » par excellence, le modeste philosophe génial qui fonde la transversalité des sens dans le toucher. Plusieurs expériences neurocognitives confirment d’ailleurs cette position et Estay Stange nous les présente. Notre corps est touché par les vibrations des sons, notre regard est frappé par les réflexions/résonances de la lumière… Estay Stange parvient à nous convaincre que Cage, Stockhausen, Xenakis, Varèse, incarnent fidèlement, dans et par leur musique, la conviction herderienne : « l’expérience esthétique est entièrement entre les mains du sujet, ou plutôt dans son corps » [p. 186], mains et corps, corps musicalisé intéroceptivement.
Le second topos est celui de l’intercorporéité « politique » que Estay Stange présente sous le titre bien attractif de Les chants du social. Le sujet n’est pas traité au même diapason sémio-esthétique que dans les chapitres précédents mais plutôt selon la méthode ethno-anthropologique. Notre auteur accepte et soutient la critique que Theodor Adorno adresse au romantisme esthéticiste, idéaliste et utopique (« l’art reflète l’état réel de la communauté » et pas ses aspirations) et elle sympathise avec les thèses et descriptions de l’ethnomusicologie, toujours en cherchant ses arguments dans les expériences de la musique et de l’art contemporains (Rauschenberg, Jean-Robert Sédano, Sylvie Blocher). Cette orientation s’inscrit clairement dans le modèle des quatre types de transcendances – on a affaire ici avec des stratégies de la « transcendance structurelle » dont les « formes de vie » émanent.
Le troisième et dernier topos, la mondanéité trans-physique est présenté sous le titre de La musique du monde. Que les rapports harmoniques de la musique peuvent être assimilés à la structure du cosmos est une idée vieille comme la philosophie grecque (Platon) et comme Kepler. Novalis, comme tant de poètes romantiques, a glorifié la sonorité de la Nature et sa résonance dans l’âme : « La Nature est une éolienne […] dont la voix fait vibrer en nous des cordes plus hautes… » [p. 218], image que Kant avait déjà utilisée dans la Critique de la faculté de juger. Une « colossale musique » est cosmogonique – et l’euphonie de cette céleste sonorité est troublée par d’insupportables stridences (cris, hurlements) dont Schopenhauer deviendra le héraut et dont il conclut l’absurdité de l’existence. Estay Stange a pris Xenakis comme le meilleur représentant de cette « musique cosmogonique » (« ces sons qui renvoient à des étoiles filantes sonores »…). Ce « monde musicalisé » est en fait trans-physique puisqu’il transpose les structures mentales des sujets. A ce point, la « transcendance structurelle », l’exploitation des formes de vie, a atteint sa plus large portée, et c’est ainsi que Verónica Estay Stange clôt sa « petite mythologie contemporaine de la musique ».
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Suit une conclusion intitulée Le contemporain en fuite. Elle comporte un résumé utile de l’ouvrage et exprime « la conscience de ses limites » [p. 241]. Ce paragraphe final du livre exprime si parfaitement le domaine et la portée de l’entreprise que je préfère le citer en entier. En plus, il réfléchit exactement ma propre opinion sur la méthode du livre et ses résultats. Voici les conclusions de Verónica Estay Stange : « Si, fondée sur la théorie sémiotique, [ma] démarche a l’avantage de permettre la gestion d’un grand nombre de données en les organisant dans un système cohérent, à la différence des études proprement thématiques ou exclusivement historiques, elle pose le problème d’empêcher à la fois l’exhaustivité de la recherche et l’approfondissement des œuvres convoquées. [Nous avons] extrait de ce vaste ensemble qu’est l’art contemporain seulement un certain nombre de créations » [p. 242]. C’est que « le contemporain [est] en fuite » [p. 235], en transformation incessante. Notre auteur dit avoir essayé quand même de capter les phénomènes en appliquant l’épochè husserlienne et en s’imprégnant d’un théorème de Michel Foucault sur la contemporanéité et son événementialité. Cette « méthode » a double tête a au moins comme avantage qu’elle nous mène à comprendre comment « la musique concerne directement le corps » et qu’elle provoque « un infléchissement proprioceptif », deux formidables acquis du livre que nous avons sur la table. Cette méthode nous a fait comprendre pourquoi et comment l’art contemporain, et sa musique, exige l’épuration perceptive, la présentification de la source, l’intégration du sujet-interprétant dans l’œuvre, la matérialisation du signifiant.
Mon appréciation du livre est plurielle. Je m’émerveille devant ce large panorama des phénomènes présentés et analysés, devant ce corpus qui pullule d’informations savantes et d’instructions utiles ! Ensuite, je respecte l’intelligence philosophique, la vision d’ensemble, l’inquiétude de l’âme et la mobilité de l’esprit ! Enfin, je me sens en toute empathie avec une délicate sensibilité pour les phénomènes de l’art, leur énigme et leur beauté !
Herman Parret, Bruxelles, 2-8 juillet 2021