L’effet-Sanremo. Dénoncer le viol, normaliser le sexisme The Sanremo-Effect. Exposing Rape, Normalizing Sexism
Carlo Andrea Tassinari
Université de Palerme, Université de Toulouse 2-Nîmes
Le Festival de la chanson de Sanremo est l’un des événements médiatique plus importants d’Italie. L’édition 2020, centrée sur le thème de la violence faite aux femmes, s’est déroulée sous le feu d’une controverse qui a conduit présentateurs et spectateurs a se questionner en direct sur la « vraie » violence. Notre objectif est de comprendre ce que les normes du genre télévisuel font à la mise en discours de la violence de genre. Le résultat est paradoxal : on aboutit à normaliser le sexisme tout en dénonçant le viol. Pour mettre en perspective cet « effet-Sanremo » par rapport au débat sur la « culture du viol », on propose une cartographie des tropes qui ont structuré le discours du spectacle sur la violence de genre : celui de la dénonciation du sexisme, de l’auto-défense du sexisme bienveillant et du « whataboutisme ».
Sanremo Music Festival is one of the most important Italian media events. The 2020th edition’s, whose main topic was violence against women, unfolded in the crucible of a controversy that compelled the host and the public to put to question on air what “real” gender violence was. Our aim is to provide a better understanding of the effect of the norms of a television genre on the narrative about gender violence. The result is paradoxical: while exposing rape, it normalizes sexism. In order to put into perspective the “Sanremo-effect” with contemporary debate on “rape culture”, we propose a cartography of the tropes structuring the discourse of the show on gender violence: the denouncing of sexism, the counterargument of benevolent sexism, and the strategy of whataboutism.
Index
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Mots-clés : Festival de Sanremo, normalisation, sexisme, télévision, violence faite aux femmes
Keywords : normalization, Sanremo Music Festival, sexism, television, violence against women
Introduction
Notre contribution propose une analyse de la représentation médiatique de la violence à l’égard des femmes lors de l’édition 2020 du Festival de la chanson de Sanremo, la compétition musicale la plus ancienne (1951) et la plus suivie de la télévision italienne, transmise en 2020 au cours des soirées du 4 au 8 février. Le choix d’aborder le thème des violences de genre dans un festival de musique peut paraître singulier. Pourtant, l’édition 2020 de ce Festival présente une occasion extraordinaire de décrire le processus de normalisation culturelle que subit la question de la violence de genre dans la télévision généraliste, notamment dans les genres du divertissement.
Pour mieux comprendre la pertinence et l’intérêt de la démarche, il faut tout d’abord considérer le statut de Sanremo dans le panorama médiatique italien. Fleuron du palimpseste Rai (Radiotelevisione italiana) ramassant chaque année 50 % du share, Sanremo tient moins à la compétition musicale en soi qu’à la construction d’une image édifiante de l’Italie (Santoro 2010 ; Campus 2011, 2019). Cette image comprend, entre autres, une représentation normalisée des rapports entre les sexes qui tient d’abord au format-même de l’émission. Sans anticiper, il suffit ici de rappeler que, en soixante-dix ans de transmission, Sanremo a vu seulement trois femmes dans le rôle d’animatrice principale. La (re-)production de l’identité nationale prise en charge par Sanremo est donc liée à une répartition hautement standardisée des rôles sexués. Ce qui en fait une véritable « technologie de genre » (de Lauretis 1987, Demaria et Violi 2008).
Cette « technologie » prend ici la forme du « spectacle de variété » (Grignaffini 2021 : 95-98) : le moteur narratif de l’émission – la compétition musicale – régit d’innombrables entractes qui en dilatent la durée (presque quatre heures par soirée) et qui permettent d’introduire, en l’occurrence, des références à l’actualité. La stabilité diachronique du format contient donc, dans sa conception-même, la possibilité d’actualiser le portrait de la nation en fonction des tendances thématiques de l’environnement médiatique externe. Rien d’étonnant alors qu’au moment où l’attention internationale sur la violence faite aux femmes augmente, le sujet rentre dans la programmation de l’édition 2020. Toutefois, à cause de la vocation non-clivante, ainsi qu’à cause de la répartition des rôles de genre à l’intérieur de l’émission, traditionnellement asymétrique, la manière dont on traite le sujet ne va pas de soi.
La réalisation du projet est confiée à un nouveau conducteur et directeur artistique, Amedeo Umberto Rita Sebastiani dit Amadeus. Amadeus, 58 ans, est perçu comme une personnalité médiatique « jeune » par son passé de DJ. Ce trait sociosémiotique est compatible avec l’intention de « mise à jour » thématique de l’émission. Mais la tension entre, d’une part, la volonté affichée par Amadeus de « faire un Sanremo au féminin » et, d’autre part, les codes en vigueur dans la sphère médiatique italienne, éclate déjà le 14 janvier, à la suite de propos jugés « sexistes » qu’Amadeus même a tenus lors de la conférence de presse. Puisque, le 4 février, la polémique n’aura pas été efficacement éteinte, l’émission sera obligée de mettre en place des rhétoriques de normalisation en direct, alors même qu’elle avait multiplié la présence féminine et mis au palimpseste plusieurs entractes traitant de violences faites aux femmes.
Pour suivre à la trace toutes ces instances d’énonciation (discours contestataire, normes du genre télévisuel, ajustements en direct à la controverse, programme de l’édition 2020), nous focaliserons notre attention sur les espaces « liminaux » du programme (entrées et sorties des animatrices, sketchs, monologues). Il s’agit des lieux qui séparent entre elles les performances musicales en concours et où le raccord entre les différents registres est le plus visible. Ces entractes se posent en continuité syntaxique et sémantique avec la controverse sur le sexisme de l’émission, qui se déploie de la conférence de presse aux déclarations aux journalistes et aux commentaires web. Nous suspendrons donc l’analyse des chansons. Cette limitation est certes problématique par rapport au regard culturel global que l’on pourrait porter sur Sanremo. Toutefois, la spécificité du palimpseste de l’édition 2020 et l’utilisation stratégique des entractes pour réparer au contrat de vision perturbé par la controverse nous semblent la justifier suffisamment.
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Ce qui nous intéresse ici ne sont donc pas seulement les stéréotypes du féminin (cf. Cosenza, Colombari, Gasparri 2016), mais aussi les stratégies où les stéréotypes sont inscrits pour redéfinir quelque chose d’autre que le genre (cf. Demaria 2019 : 372) – ici, « la violence ».
Nous développerons l’analyse à partir de la formation de la controverse. Ensuite, nous verrons comment l’émission se sert de l’ironie pour désactiver la polémique. Enfin, nous montrerons comment la normalisation des rapports de genres proposés par l’émission est couplée à une dénonciation du viol, adossée, par opposition, au comportement « inoffensif » des présentateurs. Comme nous le verrons, des visions stéréotypées du féminin sont ici déployées à l’intérieur d’une stratégie de représentation de la violence de genre2 que nous tenterons, en conclusion, de mettre en perspective avec le débat féministe actuel.
1. « Un pas en arrière »
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La conférence est entièrement visionnable (depuis l’Italie) sur l’archive numérique RAI : https://www.raiplay.it/video/2020/01/festival-di-sanremo---conferenza-stampa-cc8f0c34-e347-4e71-ba9a-a09e560b12b1.html
Un « pas en arrière » n’est pas seulement ce qu’il faut pour reconstituer les isotopies principales de l’édition 2020 de Sanremo. C’est aussi l’icône linguistique de la controverse éclatée lors de la conférence de presse d’ouverture de l’émission, le 14 janvier3.
La conférence dure à peu près une heure. Après une vingtaine de minutes c’est à Amadeus d’intervenir pour dire son émotion (premiers plans) et de présenter ses idées pour l’édition 2020 (là encore, grand panoramique). Il est assis au centre de la table, comme le Christ dans la Cène ; quatre des neuf co-présentatrices choisies par lui sont présentes sur scène et assises à ses côtés (« j’ai été conseillé sur la présence féminine, c’est important […] alors je me suis dit pourquoi avoir seulement deux co-présentatrices… ? »). Lorsqu’il passe à leur présentation, le champ de la caméra se rétrécit en coupant les extrémités de la table (fig. 1), soulignant la corrélation entre relations spatiales et relations de pouvoir. Nous voici plongés dans une répartition de rôles de genre tout à fait en ligne avec la tradition du Festival.
Fig. 1 : De gauche à droite : Francesca Sofia Novello, Laura Chimenti, Antonella Clerici, Amadeus, Diletta Leotta, Antonio Marano, Emma D’Acquino.
Amadeus commence par présenter Francesca Sofia Novello :
Francesca […] est une fille très belle, évidemment elles sont toutes très belles, elle est très belle, je suis content. Francesca par exemple est une sorte de – comme dire – une sorte de pari personnel car parfois il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance directe, j’étais curieux, elle est très belle. Évidemment nous savons tous qu’elle est la copine de Valentino Rossi mais elle a été choisie par moi – d’abord pour la beauté – mais aussi pour la capacité d’être à côté d’un grand homme en restant un pas en arrière, malgré son jeune âge. Elle est une mannequin très prometteur, destinée à un énorme succès et donc j’aimais bien l’idée d’être le premier à l’amener sur une scène prestigieuse comme celle de Sanremo (Minutes 36 :30-36 :50, trad. et italiques nôtres).
Aux autres co-présentatrices introduites – Laura Chimenti, Diletta Leotta et Emma D’Acquino –, seront épargnées les remarques sur leur vie personnelle et, même si leur activité professionnelle appelle un commentaire plus développé que celle de Novello (elles sont journalistes, Novello est mannequin), la première chose qu’Amadeus dit à leur sujet est toujours : « elle est très belle ». Quoi qu’il en soit, c’est la phrase sur le « pas en arrière » qui retient l’attention.
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« Le critère esthétique et le critère de la minorité par rapport au mâle. Puis allez-vous plaindre : « Pourquoi les femmes sont-elles moins payées, sont-elles battues, sont-elles tuées ? » « L’image qui continue de passer est que les femmes valent moins que les hommes et que leurs seuls titres de valeur publics sont la beauté et le fait de savoir être à leur côté sans leur ôter la lumière. Cela est dégueulasse. Amadeus, excuse-toi. » L’intervention est disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=KmT_eqS0x48, consulté le 15/02/2021.
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https://www.vanityfair.it/show/tv/2020/01/19/sanremo-2020-amadeus-lettera-delle-deputate-italiane
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La réaction des réseaux sociaux est immédiate et tout de suite reprise par les médias d’information (renforcée aussi par l’intervention radiophonique de l’écrivaine Michela Murgia4 et par une lettre de protestation d’un groupe de parlementaires5) : le « sexisme » d’Amadeus est jugé patent. Amadeus, au lieu de s’excuser, se défend en disant qu’il a été mal compris et que Novello se reconnaît dans ses propos6. Mais qu’entend-on par « sexisme », au juste ?
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Pour commodité, nous nous référons ici aux définitions du Robert en ligne, choisies après confrontation avec Wikipédia en français et Le Larousse en ligne.
L’accusation de « sexisme » active un scénario complexe où l’accusé est appelé à reconnaître ou à récuser une certaine image de lui-même et de la victime supposée du sexisme. Ce scénario tient à la définition même du mot : une « attitude de discrimination fondée sur le sexe (spécialement, discrimination à l’égard du sexe féminin) »7. On peut segmenter ainsi la définition :
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/Attitude/
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/Discriminatoire/
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/Fondée sur le sexe (spécialement… à l’égard du sexe féminin)/
Pour le même dictionnaire, une « attitude », est « la disposition à l’égard de qqn ou qqch. ; jugements, tendances provoquant un comportement ». On voit de suite que le terme désigne une relation à deux actants, un sujet humain et un sujet qui peut être à la fois humain ou non humain. Nous reviendrons tout de suite sur le statut actoriel de ce second actant. En ce qui concerne le premier, on note qu’il est immédiatement doté d’une compétence qui lui confère un statut « actualisé », prêt à agir ou en passe d’agir. Si rien n’est dit par rapport à l’intentionnalité de l’acte, le sujet qui discrimine, par présupposition, « peut » du moins le faire. S’agissant, dans notre cas, d’un faire de type énonciatif, l’attitude se configure comme une « compétence modale énonciative » qui informe une « structure de communication intersubjective » (Greimas et Courtés 1979 : 284).
Le second terme précise la charge sémantique de l’action. Selon le dictionnaire, la « discrimination » c’est le « fait de séparer un groupe humain des autres en le traitant plus mal ». On précise par là le statut actoriel du second actant : « un groupe humain » singularisé en tant qu’unité partitive de la totalité plus vaste de l’humanité (cf. Greimas 1976). Du point de vue narratif, l’acte « discriminatoire » est une opération polémique de virtualisation par rapport à un objet de valeur particulier : un vouloir-être définissant un minimum de « dignité » accordé à la totalité des humains dans leur ensemble, par rapport auquel il est traité « plus mal ». Il s’agit là de la rupture d’une « attente fiduciaire » (Greimas 1983) établie par une norme sociale (le principe de non-discrimination) et peut-être imaginaire (l’idée que le groupe discriminé a de lui-même). D’où l’on voit que, par rapport à cette attente s’appuyant sur l’existence présupposée d’un Destinateur social, la compétence énonciative du sujet discriminateur est « malveillante » dans ses effets, sinon dans ses intentions. C’est la différence principale d’avec l’acception plus abstraite de « discriminer » comme simple attribution d’une différence.
La troisième partie de la définition porte sur les critères taxinomiques de construction actorielle de l’actant « discriminé », à savoir le sexe du groupe considéré. Par ailleurs, le dictionnaire précise que cette attitude discriminatoire est en usage « spécialement à l’égard des femmes ». Cette précision est intéressante car elle introduit l’élément de la profondeur et de la mémoire culturelle, en soulignant ses contradictions : si, d’une part, la norme sociale prévoit que les groupes humains s’attendent à être traités tous de la même manière, il est d’usage, pour certains groupes, d’en discriminer d’autres sur la base du sexe, notamment ceux de sexe féminin.
Cette brève analyse lexicale met évidence quelques points de contact entre la sphère sémantique du sexisme et celle de la violence, en particulier la violence « sociale ». Le plus visible tient à l’élément central de la définition, à savoir la « discrimination ». Dire que quelqu’un fait l’objet d’une « discrimination » suffit en effet à créer les conditions qui conduisent à lui attribuer le rôle de « victime », au moins dans le sens de « souffre-douleur en butte à l’hostilité réelle ou supposée de quelqu’un, d'un groupe ». Par ailleurs, le fait de subir une action « contre sa volonté » (se voir attribuer un « être » dont « on ne veut pas ») est également l’élément central de l’acte violent (« agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation »). Enfin, la relation modale entre les sujets sexués en jeu dans le sexisme met en évidence une asymétrie de pouvoir en faveur de celui qui use de sa position pour discriminer, alors que la victime, tout comme pour la « violence » n’est qu’un objet démodalisé de discrimination. En somme, l’existence même du terme sexisme met en question une représentation irénique des rapports sociaux en soulignant un double rapport polémique : d’une part, celui entre un Destinateur social apparent, qui promeut l’idée d’une société d’égaux basée sur le principe de parité (entre autres, des genres), et un Destinateur réel, qui défend un régime polémique de domination en faveur des hommes, appelé généralement « patriarcat » ; d’autre part, il met en évidence les tensions internes à ce « régime patriarcal », où les femmes doivent lutter pour gagner une parité niée au bénéfice des hommes. Il s’ensuit que toute discussion sur le sexisme d’un propos ou d’un comportement est, en même temps, une discussion sur la représentation de la société : sur sa pacification réelle ou apparente, et sur la violence inhérente au conflit entre les sexes.
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Définition reprise de la directive européenne 2002/73/CE, appliquée en Italie par le décret législatif n. 145 du 30 mai 2005 et mise à jour par la directive européenne 2006/54/CE.
Évidemment, dans le cadre du festival, ces tensions se manifestent et prolifèrent sous le signe de la bienveillance et de la vénération envers les figures féminines. Nous nous trouvons, en effet, dans une situation de « discrimination indirecte », où une « pratique apparemment neutre » peut désavantager des personnes « d’un sexe spécifique »8. C’est la stratégie du « sexisme bienveillant » (cf. Sarlet et Dardenne 2012) qui vise justement à la « potentialisation » des asymétries. Il s’agit d’une praxis énonciative bien établie qui permet de faire cohabiter des normes sociales contradictoires (Paolucci 2010, 2020) modulant les modes d’existence des isotopies en jeu : d’une part, des qualités « féminines » – « la beauté » par exemple –, sont reconnues et attribuées dans et par le discours (actualisation réalisation) ; d’autre part la condition de subordination à laquelle elles sont corrélées (d’habitude dans le contexte d’énonciation) est reléguée en arrière-plan (réalisation potentialisation). Du point de vue de la praxis énonciative, il s’agit d’une « fluctuation » des formes sémiotiques (Fontanille et Zilberberg 1998 : 127-149, en part. 138).
L’erreur d’Amadeus dans la mise en place de cette stratégie est double. D’une part, il réitère de manière non nécessaire l’acte de vénération basée sur la beauté, donnant l’impression que ses co-présentatrices ne sont pas simplement « belles », ce qui est évident, mais « uniquement » et « seulement » belles. Cela, outre le fait d’activer le stéréotype de la « femme décorative » (Cosenza, Colombari et Gasparri 2016 : 340), sème le doute sur les compétences professionnelles « réelles » des présentatrices. Ce doute fonctionne comme une affordance cognitive que l’information complémentaire qu’Amadeus fournit sur Novello semble combler : « le pas en arrière ». Elle n’est pas seulement belle mais, par ailleurs, elle est « docile ». Enfin, Amadeus précise bien que c’est pour sa beauté et sa docilité qu’elle est jugée conforme aux valeurs dont il est le garant. Et la beauté et la docilité sont donc bien convoquées dans le discours comme les compétences requises par un standard de féminité à succès que Novello serait parvenue à incarner, en les réalisant simultanément. Si le jeu linguistique du sexisme bienveillant ne réussit pas, en somme, c’est qu’Amadeus, peut-être influencé aussi par une forme de moralité chrétienne à propos de la modestie, ne parvient pas à régler les modes d’existence des valeurs sur lequel le format du Festival mise son succès, à savoir la mise en arrière-plan de la subordination au profit de la vénération. D’une certaine manière, donc, Amadeus a été attaqué pour avoir dit une vérité : Novello a été probablement choisie en raison de son statut médiatique de « femme de quelqu’un », mais ce critère de sélection, dans le cadre du sexisme bienveillant, aurait dû être moins valorisé sur scène au regard de ses talents de présentatrice.
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Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Murgia : on ne peut s’étonner qu’un sujet aussi privé d’agency au bénéfice des sujets masculins puisse endosser facilement, comme le montrent les statistiques, le rôle de victime dans des violences physiques et sexuelles fatales ; cf. Bucchetti, Ferraresi, Magaraggia 2019 ; Dino 2021 ; Lalli 2021.
Par ailleurs, nous sommes à Sanremo, lieu qui signe l’apogée de la carrière d’une présentatrice ou d’un présentateur de la télévision italienne. L’asymétrie de genre perpétrée à travers le « modèle de succès féminin » ici proposé est particulièrement voyante sur le plan narratif. Le parcours de Novello se manifeste en effet comme une remarquable succession de syntagmes de « renonciation » et d’« attribution » : d’abord la « renonciation » à la visibilité au bénéfice d’un « grand homme », son fiancé ; ensuite, l’« attribution » de celle-ci, et la reconnaissance sociale qui s’ensuit, grâce à la décision d’une autre figure masculine, le susmentionné Amadeus. Cette succession suggère que la quête du succès, pour les femmes, ne prend pas la forme d’un programme narratif de « réalisation réflexive » ou d’autoréalisation, mais d’abord de « virtualisation réflexive », dans l’attente qu’un autre sujet, en l’occurrence masculin, reconnaisse cette vertueuse renonciation et opère une « réalisation transitive » de la visibilité à quoi on avait initialement renoncé (Greimas 1983)9.
2. « Puis-je le dire ? »
Que le spectacle commence. Chaque soirée dure presque quatre heures, avec plus de quinze chansons par soirée et des longs monologues, des danses, d’innombrables sketchs soulignant la complicité entre les présentateurs. Sanremo veut capter l’attention des spectateurs pendant une semaine. Le défi est lancé : il doit recomposer l’unité du pays qui, à l’évidence, ne peut pas se présenter clivé par une guerre entre les sexes prise en charge par les conducteurs et les conductrices ; mais Sanremo c’est aussi une formule spectaculaire bien rôdée qui s’appuie sur des rituels et une distribution des rôles qui marque très profondément les différences sexuelles. Les co-présentatrices et les artistes descendent sur scène par un périlleux escalier avec des habits somptueux ; leurs corps sont scrutés en profondeur par la caméra et leur entrée en scène est accompagnée de musiques sexualisantes qui précisent leur statut face au regard du spectateur (cf. Mulvey 1975, 1981 ; Demaria 2020 : 243-244) ; elles sont congédiées de la scène par un bouquet de fleurs ; elles ne bougent sur scène qu’accompagnées par le bras de l’animateur, comme dans les salons aristocrates du XVIIIe siècle. Pour tenir toute la semaine avec des épisodes si longs sans remettre en discussion de fond en comble le format Sanremo, il faut, dès la première soirée, régler les comptes à la polémique, et ce avec deux opérations principales : 1) souligner le caractère inoffensif et bienveillant d’Amadeus et priver ses propos de leur violence potentielle, en ridiculisant la polémique ; 2) rediriger sa charge vers des formes de violences dont Sanremo ne peut pas être accusé.
La première opération est assurée par l’ironie. Selon Per Aage Brandt, l’ironie est un « acte de langage de dissimulation transparente » qui « consiste dans une complexe procédure d’énonciation de débrayage-embrayage grâce à laquelle un destinateur discursif cherche à transmettre à un destinataire un message implicite dont le sens diffère, étant souvent contraire ou contradictoire, par rapport au message explicitement manifesté » (dans Greimas et Courtés 2007 : 168, trad. nôtre). Dans le cas présent, le message manifesté est qu’Amadeus, selon les critiques, aurait porté atteinte à l’égalité des figures féminines et devrait donc s’en excuser ; le message réel, c’est au contraire que c’est lui qui aurait été agressé par ceux sur qui il ironise. Une telle opération mobilise quatre actants : a) « un émetteur-manipulateur doté d’un faire-croire sélectif » ; b) « une cible » ; c) « un destinataire-complice doté d’un savoir-faire interprétatif lui permettant d’accéder au sens implicite du message en conformité avec l’intention de l’émetteur » ; d) « un destinataire non-complice, présent ou absent, réel ou virtuel », qui s’identifie dans la plupart des cas à la cible et dont le pouvoir interprétatif serait limité (Ibidem). L’objectif de « l’ironiste » c’est de « dévaloriser ou disqualifier […] la compétence ou la performance linguistique [de sa cible,] ou son adéquation au réel » (Id., 169), en cherchant à convaincre le destinataire-complice que le système de valeurs de la cible n’a pas de validité. Le procédé est efficace car il joue sur un mécanisme de véridiction similaire au trope du « sexisme bienveillant » (§ 2).
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D’ailleurs, l’isotopie de l’auto-victimisation a déjà été utilisée par Amadeus dans sa défense dans les coulisses du festival (« Je veux dire à ceux qui m’ont agressé personnellement… »). Cf. § 3.
Ce dispositif actantiel est d’abord mis en discours à l’entrée en scène de la première animatrice, la présentatrice sportive Sky Diletta Leotta (nous sommes à environ une heure du début de l’émission) : « C’est le moment de la voir descendre sur le terrain. (...) Elle est belle. Puis-je le dire ? Je l’ai dit. Elle est sympathique. Puis-je le dire ? Je l’ai dit. Elle a une licence en droit. Je ne le savais pas, c’est elle qui me l’a dit. Au festival de Sanremo 2020… Diletta Leotta ! » (trad. nôtre). On voit qu’Amadeus s’adresse aux spectateurs-complices pour délégitimer le système de valeur de ceux qui l’auraient obligé à demander la permission pour vénérer les figures féminines (« Puis-je le dire ? ») ; l’itération de la formule signale, au contraire, que c’est lui qui aurait été victime d’une agression gratuite10. Pour compléter la stratégie de victimisation, il affiche une gestualité particulière (fig. 2) qui sert de « signal d’alarme au destinataire complice – ici, le public – pour interpréter le message autrement que dans son sens apparent » (Id. : 168, trad. nôtre).
Fig. 2 : Capture d’écran de la gestualité de victimisation d’Amadeus – sourcils remontées, yeux grands ouverts, lèvres serrées, paumes vers le haut – tandis qu’il introduit Leotta
La même stratégie ironique d’auto-victimisation sera utilisée, une heure plus tard, lors de la présentation de la seconde présentatrice, Rula Jebreal : « C’est une journaliste internationale qui collabore avec des firmes américaines comme CNN, NBC, New York Times et Washington Post. Elle est l’une des dix conseillers du président Macron sur les thèmes de la parité de genre et droits des femmes pour le G7. Espérons bien, ce soir, qu’elle nous donnera quelque conseil, et qu’elle le donnera surtout à moi qui en ai si besoin. Au festival de Sanremo, Rula Jebreal ! » (trad. nôtre).
Enfin, à la troisième soirée, et dans le même esprit, lorsqu’entre finalement en scène Francesca Sofia Novello, protagoniste de la « gaffe » du « pas en arrière », Amadeus trace une ligne en spray sur la scène en déclarant qu’il s’agit « de la ligne du pas en arrière » et qu’« elle ne doit jamais rétrocéder ».
Il est intéressant de comparer les mécanismes opposés de la dénonciation du sexisme bienveillant et de l’ironie passive-agressive d’Amadeus. Le discours de dénonciation consiste à identifier comme « mensonge » l’évidence apparente selon laquelle l’acte de vénération des femmes exclut automatiquement toute forme de subordination ; en même temps, il expose ce que la bienveillance occulte, à savoir que la vénération n’est en effet qu’un moyen d’instaurer un rapport de domination. Dans la figure 3, nous pouvons visualiser ces positionnements stratégiques sur un carré sémiotique qui met en corrélation les axes sémantiques domination / vénération avec les termes de la catégorie de la véridiction :
Fig. 3 La dénonciation du sexisme bienveillant
L’ironie d’Amadeus, en revanche, ne revient pas sur la nature sexiste de ses actes, mais cherche à renverser le rapport de pouvoir que la dénonciation met en évidence. Cette opération aboutit à une redistribution des rôles de « victime » et d’« agresseur » internes à la catégorie « domination ». Cela permet de réorienter la charge de la violence. Nous pouvons visualiser cette opération sur le carré sémiotique en figure 4, qui met en corrélation les valeurs internes à la catégorie de la domination et celle propre à la catégorie de la véridiction.
Fig. 4 : L’ironie de Sanremo
L’enjeu, une fois de plus, est la potentialisation du conflit grâce à des mécanismes complexes de véridiction : pour Amadeus, le conflit entre les sexes dénoncé à l’égard de ses actes de vénération n’est qu’apparent, la violence réelle étant celle qu’il a subie ; pour les critiques, sa vénération, élevée contextuellement à la norme de genre, dissimule en vérité un rapport de pouvoir. Une fois désactivée la pertinence du pouvoir, il ne reste que le « compliment ».
L’activation de cette logique n’aurait pas pu être mise en place sans l’aide de Rosario Fiorello, dit Fiorello, bras droit d’Amadeus. Avec lui, il forme un « actant duel » installé par l’isotopie de « l’amitié » (Greimas 1976) (à l’ouverture du Festival, Amadeus raconte qu’il y a trente ans, ils s’étaient promis de présenter Sanremo ensemble ; les anecdotes sur leurs rapports personnels abondent, ainsi que les blagues sanctionnant leur complicité) qui cède le pas à la représentation d’une forme de masculinité « inoffensive », parfaite pour préparer la victimisation d’Amadeus. Dans son monologue d’entrée, au tout début de la première soirée, Fiorello se moque de la « grosseur » du nez d’Amadeus en feignant d’y appuyer son bras, reprise d’un « gag » classique du duo ; il feint de prévenir Amadeus de l’échec de l’émission ; il bouge partout sur la scène, en mettant en évidence la rigidité de l’animateur principal. Toutefois, en même temps, il le complimente de son succès ; il le félicite de sa clarté d’exposition ; il le pousse à montrer ses talents d’imitateur. La surexposition d’Amadeus est assurée, sans que son leadership soit discuté, par la bienveillance de cet homme gauche qui se laisse prendre par le nez.
Or la contribution majeure de Fiorello dans la dé-légitimation d’une critique qui voit dans le sexisme bienveillant un mécanisme de pouvoir est le traitement continu qu’il applique au mot même de « sexisme » pendant les quatre soirées. Si l’opération ironique est toujours présente, elle n’attaque plus la compétence présupposée ou l’adéquation au réel des propos de la cible ; elle attaque le sens même de son maître-mot par un procès de « désémantisation » (Greimas et Courtés 1979 : 93). Ce mécanisme a été efficacement saisi par le philosophe Lorenzo Gasparrini :
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https://questouomono.tumblr.com/post/190751119682/questo-uomo-no-108-il-fiorellismo
Fiorello, par ses blagues insistantes et continues sur le sexisme qui jouaient sur la désinence -isme attachée partout, a réalisé rapidement plusieurs objectifs :
1) Dévaluer le « sexisme » comme expression, en la rendant insupportable de sorte qu’elle devienne inécoutable et inécoutée ;
2) Ridiculiser sa signification, en appliquant son mécanisme de reconnaissance d’un comportement violent à des actions en soi insignifiantes ;
3) Rendre « viral » ce mécanisme de banalisation, en le transmettant à ses interlocuteurs qui en effet l’ont employé ailleurs (cf. les présentateurs dans l’espace précédent la connexion avec l’Ariston, et d’autres invités de l’émission) ;
4) Inculquer davantage à des millions de personnes le stéréotype linguistique, déjà très efficace, selon lequel tous les mots terminant en -isme sont gênants, violents, idéologiquement détestables, et culturellement clivants ;
5) Fournir aux mêmes millions de personnes la raison trouver une bonne excuse pour se désintéresser d’un grave problème social qui intéresse toutes et tous.11
- Note de bas de page 12 :
L’effet libératoire, pour Amadeus, est immédiat. Diletta Leotta peut désormais entrer en scène par la traditionnelle descente de l’escalier, dans son habit somptueux. La caméra la scrute de bas en haut par des zooms accentués ; les lumières du théâtre tournent au rouge ; l’introduction de Carless Whispers résonne dans une parfaite réalisation du trope télévisuel du « sexophone » (« un court riff de saxophone utilisé pour indiquer l’arrivée d’une femme sexy »12), complétant l’attribution du rôle thématique de la « femme sexy et romantique ».
La même procédure sera observée une heure plus tard pour la seconde co-présentatrice de la soirée, Rula Jebreal ; mais l’habit est blanc et simple, et l’accompagnement musical, Moon river (écrite pour Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé), évoque l’élégance : la thématisation, cette-fois-ci, est celle de la femme « sexy et raffinée » ; tandis que, pour Francesca Sofia Novello, la musique sera le thème central du Magicien d’Oz, pour souligner la beauté enfantine de la jeune présentatrice.
Le sexisme bienveillant inhérent à la répartition des rôles du format Sanremo est ainsi préservé.
3. Viol, sexisme et Whataboutisme
Or pour faire taire la polémique une fois pour toutes, un peu d’ironie ne suffit pas : se contenter de dire qu’Amadeus a été victime d’attaques infondées aurait pu laisser la porte ouverte à une remobilisation des catégories de la véridiction qui aurait conduit, encore une fois, à une dénonciation de l’auto-victimisation des défenseurs du sexisme (comme nous sommes en train de faire, finalement). En ce sens, l’inscription au programme du monologue de Rula Jebreal est providentielle. Elle sera en effet convoquée sur scène pour accueillir au festival le motif scabreux de la diffusion et de la normalisation du viol dans les sociétés occidentales.
Nous sommes à deux heures et vingt-sept minutes du début de l’émission, et son intervention dure douze minutes. Sur la scène, devant elle, un livre noir, qu’Amadeus présente comme contenant « réalité et souffrance », et un livre blanc, contenant « des phrases dont on voudrait se remplir la vie » des chansons iconiques pour Sanremo, célébrant des figures féminines. Les extraits des deux livres sont lus alternativement. La lecture du premier livre commence par la citation des phrases proférées dans des tribunaux au cours de procès pour viol : » Portiez-vous des sous-vêtements ce soir-là ? » ; « Aviez-vous cherché sur Internet le nom d’un contraceptif ce matin-là ? » ; « Trouvez-vous sexy les hommes qui portent des jeans ? » ; « Si les femmes ne veulent pas se faire violer elles doivent arrêter de s’habiller comme des putes ». Aux propos de culpabilisation des victimes de viol, succède l’histoire personnelle de Jebreal (sa mère s’est suicidée après avoir été violée) ; les statistiques impressionnantes sur les viols et les féminicides en Italie, détruisant par ailleurs le mythe du violeur bestial rencontré dans la rue (80 % des violences sont domestiques) ; le monologue se conclut, enfin, sur une exhortation : « Allez-y, demain matin posez-vous la question sur la manière dont Jebreal était habillée ; que l’on ne demande plus jamais comment était habillée une femme le soir où elle a été violée ».
La formulation concessive distingue nettement deux régimes de la violence qui viennent confirmer la dévaluation de sexisme dont Amadeus a été accusé. Le premier type de violence, verbal, amusant, portant sur la sexualisation et l’esthétisation des figures féminines n’est, au fond, qu’une violence apparente, le péché mignon de Sanremo, qui par ailleurs aurait appris aux Italiens les mots respect et soin par les textes de ses chansons contenus dans le « livre blanc » ; la « vraie violence », c’est la violence physique et sexuelle, celle qui tue et qui viole et qui refuse d’écouter les victimes. En ce sens, le monologue de Rula Jebreal peut être considéré comme une opération subtile et spectaculaire de whatabaoutisme, le dernier trope mobilisé par le discours sexiste de Sanremo pour défendre sa cause. Selon l’Oxford English Dictionary, le whataboutisme (en italien, benaltrismo) est une « technique ou pratique consistant à répondre à une accusation ou question difficile en faisant une contre-accusation ou en évoquant un problème différent ». Son emploi sert donc à établir une relation de contrariété entre l’accusation de sexisme, dont Sanremo a pu être considéré comme responsable mais qui ne rentre pas dans la catégorie des vraies violences, et l’accusation de viol, dont Sanremo ne peut être tenu pour responsable et qui, en tant que « vraie violence », exige d’être dénoncée.
Conclusion
- Note de bas de page 13 :
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Toute périodisation est bien sûr périlleuse, et le motif de la « vague » n’est ni innocent ni sans conséquences, cf. Chamberlain 2017. Il serait sans doute intéressant pour nous d’élaborer une modélisation du mouvement féministe en termes de praxis énonciative, focalisée sur des opérations concomitantes de (ré-)activation et de potentialisation de formes sémiotiques qui changent leur mode d’existence, cf. Fontanille et Zilberberg 1998. Nous nous réservons de développer cette perspective ailleurs.
Certes, ce monologue a le mérite de porter sur la scène de Sanremo des thèmes que la quatrième vague du féminisme a remis sous les projecteurs : il est d’opinion courante que la résurgence d’intérêt pour la parité de genre aurait été alimentée, en Europe et aux États-Unis, par la résonance des allégations d’abus sexuels contre des figures de pouvoir de l’industrie culturelle (Jimmy Savile en 2012, Bill Cosby en 2014 et Harvey Weinstein en 2017) et par le mouvement de libération de la parole à ce sujet grâce au hashtag Twitter #MeToo (2017) – précédé en Italie par #quellavoltache (2017) et suivi en France par #BalanceTonPorc (2017), puis par #MeTooInceste (2021). Or l’un des éléments distinctifs du discours sur le viol de ces dernières années est la récupération de la notion, élaborée dans les années 1970 par le féminisme radical américain dit de la « seconde vague »13 , de « culture du viol » (Connel et Wilson 1974) : l’idée selon laquelle la culture occidentale, quoiqu’elle condamne publiquement le viol, encourage cependant sa perpétration vers les minorités, notamment vers les femmes, par des normes cognitives qui conduisent à culpabiliser les victimes, à justifier les agresseurs ou à méconnaître les faits. Ce qui explique d’ailleurs à la fois les statistiques sur les viols et leur méconnaissance.
Les féminismes sont légions (cf. Demaria 2019), certes, mais dans le type de discours que nous venons de signaler il est possible cependant d’isoler une articulation entre stéréotypes sexistes et violences physiques et sexuelles faites aux femmes, qui est du genre de l’implication narrative : les violences faites aux femmes présupposent le sexisme et le sexisme est une condition de possibilité du viol, sans bien sûr que le sexisme conduise nécessairement à la violence physique. Or, dans la représentation de Sanremo, sexisme et viol sont des modèles de comportement violents marqués comme contraires. Une telle articulation – implication vs contrariété – met en évidence la suture entre les exigences idéologiques du genre télévisuel de Sanremo et les effets culturels de la représentation médiatique de la violence faite aux femmes.
En effet, faire passer l’idée que le sexisme ordinaire n’est pas « violent » et que la « vraie violence », au contraire et exclusivement, est celle physique et sexuelle du viol, détruit de l’intérieur la réflexion féministe sur la violence. Le passage d’une articulation féministe du thème de la violence, où sexisme et viol sont deux formes complémentaires, à une articulation antiféministe, où sexisme et viol sont des termes entre eux contraires, est bien la condition que l’environnement médiatique a imposé au sujet de la parité de genre (cf. Nahoum-Grappe 1996).
Nous retrouvons ici l’influence des objectifs idéologiques du genre télévisuel de Sanremo qui s’impose comme logique de la culture. Dire que la violence faite aux femmes est à condamner mais à condition de la séparer du sexisme ordinaire permet de donner au public une image bien moins clivante de l’Italie, car les spectateurs sont légitimés à se déresponsabiliser par rapport à la violence qui palpite virtuellement dans leurs gestes quotidiens.