Les repères de la sémiotique
Juan Alonso Aldama, Denis Bertrand, Bernard Darras, Flore Di Sciullo (éds.), Sémiotique impliquée. L’engagement du chercheur face aux sujets brûlants, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémioses », 2021.
Paul Hermans
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Il est encourageant d’accueillir un nouveau livre qui sollicite fermement le raisonnement sémiotique pour démêler le réel du sens des événements de notre époque. Et ceci à double titre. D’abord, le livre inaugure une nouvelle collection, Sémiosis, qui a pour ambition d’être une sorte de boussole sémiotique afin de nous aider à nous repérer dans le monde du sens : c’est le mot d’ordre de la collection. Ensuite, c’est le premier livre dans cette collection à répondre à cette ambition en s’interrogeant sur l’engagement du chercheur, qui, armé de la rationalité sémiotique, affronte les sujets brûlants d’aujourd’hui.
La sémiotique sert donc d’instrument d’orientation pour que l’homme ne perde pas la boussole. Avec cet instrument, c’est aussi l’utilisateur de cet outil qui s’implique : à quoi s’engage-t-il quand il cherche à se et à nous orienter avec la boussole sémiotique ? C’est bien le double aspect de ce livre : s’impliquer en tant que chercheur afin de mettre le cap sur le monde du sens, grâce au fil conducteur du raisonnement sémiotique.
Ce double aspect se confirme par une double introduction du livre. D’abord il y a l’introduction de Juan Alonso Aldama (Paris) et Flore Di Sciullo (Paris II) qui situent l’ouvrage et ses articles, résultat d’un colloque en 2020. Puis il y a l’introduction de Denis Bertrand (Paris 8) et Bernard Darras (Paris I) qui positionnent le livre en tant qu’ouverture du chantier de la collection Sémiosis. Un chantier ouvert aux diverses approches théoriques (structuraliste et pragmatiste), ouvert aux jeunes chercheurs et ouvert à tous les événements brûlants de l’actualité, suscitant le doute et la controverse. Le travail d’un repérage critique au milieu des fractures de sens, issu d’une association d’une quarantaine de chercheur.e.s de cinq universités parisiennes : le réseau doctoral francilien de recherche du Grand Paris Sémiotique (GPS).
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Le livre nous pose la question : les événements de mai 68 sont-ils encore d’actualité (p. 7, 19) ? À l’époque où la sémiotique surgit à l’université comme choix épistémologique alternatif, Lucien Goldman évoque cette phrase célèbre, dans un débat avec Michel Foucault, pour souligner que l’histoire se fait par (l’action de) l’homme : « Les structures ne descendent pas dans la rue ». Tout comme Roland Barthes, qui, comme voudrait nous faire croire l’anecdote, n’y descend pas non plus.
Au début du livre, Michel Costantini restitue le contexte de mai 68. Il part de la position prise par Algirdas Julien Greimas en 1966 dans le périodique Les temps modernes, consacré au structuralisme. Pour Greimas, l’Histoire clôt la structure, parce que l’Histoire ne fait que réaliser un nombre limité de toutes les possibilités dont dispose la structure. Pour conclure, Costantini confirme, à sa manière détournée, que les structures, comme le disait aussi Jacques Lacan, sont bel et bien quand même descendues dans la rue (p. 31). Quand la structure est véritablement en crise, « ça branle dans le manche », conclut-il. Peu importe ce que fait l’homme, la précarité de la situation fait en sorte que les structures s’agitent en tant que protagonistes dans la rue pour « s’historiser ».
- Note de bas de page 1 :
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Voir p. ex. Foucault (1969), Lévi-Strauss (1962, 1988), Sartre (1966), Paul-Laurent Assoun (1987), Mark Forster (1982), François Dosse (1989, 1991) ou Sophie Wahnich (2015). Quand Ils étaient déjà « vieux » en mai 68, comme nous le rappelle Costantini (p. 28), c’est aussi parce qu’ils prennent leur racine dans les années trente avec p. ex. Georges Bataille.
Au-delà de toute coloration idéologique (structuraliste ou marxiste) et de la tentation d’écrire des slogans sur des murs ou des tableaux, ces événements pointent bien une nouvelle génération qui se veut désengagée de l’intellectuel engagé Jean-Paul Sartre. L’homme n’est plus souverain, mais il dépend fortement d’autre chose : la permanence de la structure (Greimas), le signifiant (Lacan), les lois de l’histoire qui échappent à la raison humaine (Foucault), ou la mythologique de Claude Lévi-Strauss qui réduit l’Histoire de Sartre à l’ordre de mythe. Ces intellectuels ne s’engagent peut-être pas en descendant dans la rue, mais par leur recherche ils s’engagent sérieusement à démasquer l’homme : « Je » est avant tout un « autre », comme le répète ce livre (p. 13)1.
Dans ce recueil, Ivan Darrault nous raconte le réveil de son propre engagement sémiotique dans les années soixante. « L’ennui profond » de « l’enseignement lansonien de la littérature », méthode historisante qui vise l’auteur en tant qu’individu, l’a poussé dans les bras de la sémiotique pour un « apprentissage passionnant, mais difficile » de concepts sémiotiques (p. 96). Il témoigne ainsi clairement de cette époque avec la « nécessité de créer un espace de recherche inédit » (p. 101). Ainsi que Roland Barthes, transformant la littérature en écriture avec La mort de l’auteur (1967). Ou la conférence de Foucault, Qu’est-ce qu’un auteur ? (1969), suivie justement par le débat dans lequel Goldmann évoque cette célèbre phrase de mai 68. Mais au lieu de parler d’une négation du sujet, suggérée par Goldman, Foucault (1969 : 813,817) précise qu’il s’agit plutôt d’un sujet en tant que fonction, dont le fonctionnement est à démasquer. Par où nous rejoignons le second engagement, en 1980, décrit par Darrault (p. 98), parce que, autrement que Foucault, la sémiotique greimassienne ne veut pas seulement recycler l’Histoire par son articulation narrative, mais aussi la psychologie : elle offre un espace de recherche inédit sur la vie intérieure du sujet (p. 98 ; voir aussi Greimas, 1974 :70).
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Est-ce que mai 68 est encore d’actualité ? La réponse à cette question est à peine effleurée dans le livre. Mais il me semble que l’appel à la boussole sémiotique en tant qu’instrument critique pour se repérer face au réel du monde du sens, fait preuve de ce besoin d’une autre rationalité afin de pouvoir dire quelque chose d’inédit. Les discours historisants et psychologisants sur l’homme, comme en 68, manquent de poids face aux problèmes d’aujourd’hui. Donc la sémiotique s’impose encore de nos jours.
- Note de bas de page 2 :
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Je viens de commencer le livre d’Aurélie Pfauwadel (2022 :9), Lacan versus Foucault, qui nous cite Lacan : « Pour que quelque chose ait du sens […] il faut que ça se pose comme normal. ». Le sens parle toujours en même temps de l’homme, qui lui aussi échappe au devoir-être de la norme.
Le livre décrit ce besoin à sa manière : il s’agit de faire sens en tant qu’autre : « comment faire du sens avec ce qui nous échappe », comment se positionner face aux « violences faites au sens », comme le non-sens et l’insensé (p. 19-20). Et peut-être ce besoin se fait encore sentir plus qu’en mai 68, en raison des sujets brûlants d’aujourd’hui, même s’ils se manifestent d’une manière anodine : la dégradation de l’espérance de vie de l’humanité sur la planète, la montée des populismes et nationalismes, fake news ou deepfakes (p. 21)2.
Le mot brûlant illustre bien en quoi le réel a changé par rapport à mai 68 : trop chaud pour le toucher, trop controversé pour en discuter. Mais surtout ce mot exprime la force destructive d’un « feu » qui menace l’avenir de l’humanité par une « carbonisation » de l’être. Face à ce nouveau réel, c’est donc aussi l’engagement du chercheur qui change : comment faut-il s’engager aujourd’hui dans le choix et dans l’étude de ces sujets ? Le questionnement de ce livre est donc bel et bien d’actualité.
- Note de bas de page 3 :
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Nous les retrouvons dans le logos philosophique en France et ils servent aussi de soubassement à l’introduction de la phénoménologie en France (Assoun, 1987 :16). Ces deux possibilités sont d’ailleurs aussi en jeu dans le débat autour du Methodenstreit (le bricolage méthodologique de p. 10) ou le Wertstreit (la neutralité axiologique de p. 15) en Allemagne.
Le livre introduit deux possibilités pour l’engagement du chercheur3. D’un côté, un recul à l’aide des concepts sémiotiques qui servent d’intermédiaire, afin de se distancier du réel (l’objectivité du ratio). D’un autre, une immersion dans ce réel, avec l’expérience immédiate du chercheur (subjectivité de la passion). Comment équilibrer ces deux directions contraires ? Tous les articles dans ce recueil témoignent de la difficulté à trouver la « juste balance » entre le recul, pour ne pas brûler, et l’immersion, pour sentir le brûlant. Jusqu’à l’extrême, quand Pauline Delahaye nous raconte ne plus pouvoir prendre de distance avec son objet d’étude, sinon il disparaîtrait à cause d’une précarité méconnue des espèces, alors que l’homme reste indifférent à leur sort (p. 125). Ce qui nous rappelle les sociétés primitives étudiées par l’anthropologue dont nous parle Lévi-Strauss (2011 : 55).
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- Note de bas de page 4 :
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La publicité : https://www.youtube.com/watch?v=5qo1sPGjX34. Le journal : https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/2342779-20180925-video-malaise-genant-publicite-pathe-gaumont-accusee-encourager-harcelement-groupe-repond. Pour le tweet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paye_ta_shnek.
Darras prend l’expérience immédiate du chercheur comme point de départ de son article et il conseille le lecteur de ce texte de faire de même (p. 43)4. Le sujet controversé est une publicité de Pathé-Gaumont, référencée par d’autres médias : un journal et un tweet. Cette publicité se veut être une histoire d’amour, mais le tweet la dénonce comme l’histoire de harcèlement d’une femme : voilà un sujet d’actualité, suscitant le doute et la controverse.
Darras essaie de reconstruire la dynamique immédiate de la sémiose qui s’est engagée pour lui en consultant le journal, la publicité et le tweet. D’abord il rejette le message du tweet : le reproche de harcèlement lui semble une surinterprétation abusive (p. 45). Ensuite il se renseigne auprès des autres : qu’en disent les commentaires dans le journal et ses étudiants ? Leur sentiment de se trouver face à un harcèlement est considérable. Commence alors le doute qui pousse le chercheur à s’interroger sur ses propres habitudes et croyances (p. 48). Il se renseigne aussi auprès du site de l’auteure de tweet qui a rassemblé « 4000 phrases sexistes, violentes et dégradantes », dont la femme a été victime (p. 52).
De l’expérience immédiate au recul conceptuel de la sémiotique peircienne, Darras arrive à faire une « auto-ethnographie » qui lui permet, en tant que chercheur, de montrer plus de persévérance que les journalistes. Plutôt que de prendre position (p. ex. sur les médias sociaux), il faut passer par un doute afin de pouvoir changer ses propres habitudes et croyances. La sémiotique pragmatiste du suivi du métabolisme de la sémiose l’aide à trouver une « juste balance » grâce à une « auto-ethnographie ».
Pour aller plus loin, Darras conclut avec deux questions. D’abord il se demande s’il n’est pas question d’un système codifié, hérité de l’amour courtois, qui « sous-tend le registre des bonnes conduites » (p. 55). Ensuite, il se demande où il pourrait positionner l’entrée de la sémiotique structurale dans son enquête de la sémiotique pragmatiste (p. 56). Mais est-ce que la sémiotique structurale ne pourrait pas servir à saisir justement ce système (immanent) codifié, qui sous-tend les métabolismes de la sémiose ?
Au niveau de l’amour courtois, il y a la femme idéalisée versus la femme rabaissée (Assoun, 1992 : 21). Au niveau de la séduction, « toute l’habileté du séducteur consiste à accomplir cette transgression de telle sorte que la notion de harcèlement, grâce au consentement de l’autre, n’ait plus lieu d’être » (Žižek, 2004 : 106). Et l’analyse textuelle de la publicité nous montre comment les codes immanents sont mis en scène. Par exemple, la publicité nous fait entrer six fois dans une salle de cinéma. La troisième fois pour nous montrer un jaloux, avec l’homme cocu de Raging Bull. La quatrième fois pour nous montrer la solitude d’un homme sans femme, quand Forrest Gump nous parle de sa maman. Par l’analyse textuelle, la sémiotique pragmatiste rejoint l’immanence de la sémiotique structuraliste et, ensemble, elles ont ainsi le pouvoir d’approfondir l’analyse de l’objet de la recherche, ce qui rajoute à la précision de la boussole sémiotique pour se repérer.
Mais nous pourrions aller encore plus loin, et approfondir son enquête de manière plus poussée, en examinant les codes au niveau du signifiant avec les 76 plans de la publicité. L’analyse de Darras quantifie le temps, pour montrer la dominance du regard de l’homme : le male gaze introduit par Laura Mulvey dans la théorie cinématographique (1975) (p. 54). Mais ces codes cinématographiques nous permettent aussi de démontrer les enjeux de nature qualificative. En analysant les quatre autres fois où la publicité nous fait entrer dans une salle de cinéma pour regarder des histoires d’amour sur le grand écran :
- Note de bas de page 5 :
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Il est même possible de parler d’une « voix diégétique », parce que la parole des personnages du film dans la salle du cinéma est censée représenter la « dialogue » entre les protagonistes de la publicité.
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Nous regardons, les deux premières fois, le croisement des regards des protagonistes, entre celui qui regarde et celui qui est regardé, en utilisant la caméra subjective. C’est bien le code de ce « regard diégétique » d’Elana Dagrada (1986), qui régule l’activité inférentielle du spectateur afin de soutenir une ambigüité qui provoque des moments inconfortables : Darras ressent même « un début de peur » (p. 44)5.
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Nous regardons, les deux dernières fois, le visage de la fille, qui sourit sans que l’homme le voie. La caméra nous rend complices d’une intimité avec la fille pour rendre légitime le fait qu’« elle se laisse séduire », comme l’écrit Darras (p. 43).
Pourquoi ne pas utiliser l’ouverture de la collection Sémiosis pour faciliter des entrecroisements entre des différents approches sémiotiques autour d’un même objet de recherche ? Ceci apportera plus de lucidité pour un repérage critique. Selon Barthes, la salle de cinéma est un « lieu de disponibilité », « plus encore que la drague », qui « définit le mieux l’érotisme moderne […] de la grande ville » (Barthes, 1975 :105). Et quand cette publicité suscite la controverse, est-ce que ce n’est pas parce que notre société cherche de nouvelles règles pour réguler, avec un autre système codifié, un nouvel érotisme, sans que la femme en soit la victime (Žižek, 2014 :109) ?
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Bertrand part de la sémiotique structurale avec le principe d’immanence de Louis Hjemslev : « l’objet de la linguistique étant la forme […], tout recours aux faits extralinguistiques doit être exclu, parce que préjudiciable à l’homogénéité de la description » (Greimas & Courtès, 1979 : 181). Le principe de pertinence l’accompagne dans le choix de l’observable (p. 61,63). Greimas oppose l’immanence au paraître de la manifestation et la science est pour lui une victoire de l’immanence sur la manifestation : il faut « transpercer le paraître du sens commun pour atteindre son être vrai » (Greimas 1983 :131). Bertrand le dit à sa manière : « Le principe d’immanence est donc la clé de voûte pour entrer dans le réel du sens » (p. 63).
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Sujet trop vaste pour être traité ici, mais pour le situer il suffit d’un rappel de l’énonciation en tant que lieu de passage vers et lieu de production pour aller à la surface de la manifestation. La praxis énonciative témoigne d’un « renouvellement continuel » ou d’un « bricolage incessant » à cette surface des mots et des motifs. Greimas parle aussi d’une « intrusion de l’histoire dans la permanence » : l’immanence a du mal à parler de cette « irruption » imprévisible du réel au fil du temps au niveau de la surface de la manifestation (Hermans, 2019 : 15-19, 66-69).
Mais se tenir au principe d’immanence « démange ». Par conséquent, il y a ceux qui essaient de sortir de ce carcan. Bertrand, par contre, propose de se confronter à l’hétérogénéité de l’expérience du sens avec ce qu’il appelle des « régimes d’immanence » : dans la praxis énonciative « l’univers de sens bourgeonne de tous côtés », donc il faut « ouvrir la sémiotique structurale à la nouveauté par ce qui ne relève pas de son ordre du prévisible » (p. 66, 70)6. Ainsi Bertrand propose une ouverture à l’approche pragmatiste de Darras, même si le discours de Bertrand répond plutôt aux questions de Jacques Fontanille. Bertrand l’illustre avec un autre sujet brûlant qui suscite le doute et la controverse : l’écriture inclusive.
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Voir aussi l’article de Frédérique Krupa dans ce recueil qui démontre comment une telle dominance du « masculin » fonctionne dans le monde des jeux vidéo.
La langue nous oblige à choisir le genre, divisé en deux moitiés, masculin ou féminin, sauf dans le cas des mots rares, comme p. ex. l’enfant. Faute d’égalité, c’est le masculin qui l’emporte et le masculin est ainsi souvent censé inclure le féminin, sans que cela soit visible7. L’écriture inclusive vise justement à rendre toujours visibles les deux moitiés du genre. Bertrand donne l’exemple de « chers amis », qui se divise en deux moitiés : « chères amies et chers amis ». Ou, en combinant la « bi-généricité » dans un seul mot : cher.e-s ami(e)s, selon la préférence du séparateur (p. 76).
Puis, il y a un autre régime d’immanence : comment faire triompher ce combat pour l’écriture inclusive en imposant une nouvelle norme (d’un autre système codifié) ? Là, nous nous déplaçons vers le régime d’immanence de la praxis énonciative : l’usage de la langue, qui a l’habitude de s’innover par des changements, mais qui en même temps résiste aussi à ce changement par « la force de l’habitude ». Donc il faut peut-être passer à un autre régime encore pour impliquer la politique en tant que « moteur de cette transformation » (p. 77). Notre boussole sémiotique pourrait nous aider à nous repérer sur plusieurs régimes d’immanence, « sans être dupe de l’engagement que nous nous devons d’assumer » (p. 78). Et sans que ce combat idéologique devienne une guerre des sexes.
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L’attention accordée aux articles de Darras et Bertrand dans ce compte rendu se légitime par leur différend qui illustre les enjeux de cette nouvelle collection, ainsi que du livre. Les deux prennent leur recul conceptuel, différemment, afin de pouvoir se repérer dans le réel du sens. Darras part d’une inférence individuelle de la sémiose pour changer ses habitudes et il finit par se demander : n’y a-t-il pas de système immanent codifié au niveau social ? Bertrand part de l’immanence de la sémiotique structurale, pour terminer par la superstructure sociale de la praxis énonciative, et il finit par se demander, dans un autre régime d’immanence, comment il peut inciter l’individu à un changement de ses habitudes pour former un autre système codifié. Les deux se heurtent d’ailleurs à la différence sexuelle dans leurs études.
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L’« auto-ethnographie » de Darras s’approche du regard éloigné de Lévi-Strauss (2011 : 44-45) et plusieurs articles dans ce recueil témoignent de la même conscience réflexive à travers un recul conceptuel pour susciter le doute et la controverse.
Ainsi Camille Casale revient sur ses pas d’adolescente quand elle avait l’ambition de devenir danseuse, ce qui lui permettait de supporter une « souffrance corporelle ou morale » (p. 175). Alors comment trouver le juste équilibre entre ces deux moments dans le passé et le présent ? Elle conclut en disant qu’elle est arrivée à une position d’« implication sans engagement » (p. 185). Mais cette façon de se déclarer conforme à la norme, ne cache-t-elle pas un conflit entre ce « devoir » de recul conceptuel (p. 186) et un « vouloir » d’une expérience passionnelle et nostalgique ? Prétendre ainsi à une démarche de « neutralité » me semble une réponse hâtive et socialement souhaitable (p. 185).
Daniela Brisolara revendique ainsi le droit de semer le doute au cœur de son métier : le design. De William Morris à Walter Gropius, jusqu’à nos jours au Brésil, Brisolara montre éloquemment comment le design s’engage politiquement contre des idéologies ou les soutient en imposant ses propres idéaux. Au lieu de réduire le design à une esthétique, il faut donc le considérer en tant qu’agent politique. Et ainsi, aussi, comme avec le genre, le design sera toujours obligé de choisir son « camp » face aux sujets brûlants d’aujourd’hui, comme les fake news ou l’environnement (p. 148).
Le designer ne doit donc pas seulement apprendre à savoir-faire un « design », mais aussi à développer un état d’esprit capable d’être critique : voilà la porte d’entrée de la sémiotique pragmatique pour aider à mettre le designer dans une zone d’inconfort et à se questionner sur ses propres habitudes et croyances.
Mais parallèlement, le designer fait un travail collaboratif : donc il y a la possibilité d’impliquer les autres parties prenantes dans ce processus. Un projet de design devient ainsi un véritable « exercice sémiotique » qui enquête « sur la façon dont les processus de signification se constituent ». Ce qui oblige le designer à intervenir consciemment comme agent politique (p. 151). Recul par la sémiotique pour mieux se repérer, avant de s’impliquer dans son travail. Même si l’article n’apporte que peu d’exemples de cet « exercice sémiotique ».
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Mais l’exemple le plus impressionnant est certes celui de Verónica Estay Stange. D’abord dans un article avec Raphaël Horrein pour promouvoir les Cultural Studies face à la sémiotique. Alors que la sémiotique semble s’occuper de la cohérence et de l’homogénéité, afin de « sémiotiser » le réel avec ses concepts, les Cultural Studies veulent rendre la priorité au réel de l’objet de recherche : n’importe quel concept ou discipline est la bienvenue, pourvu qu’ils apportent quelque chose. Par conséquent, également le choix de l’objet de recherche est différent : le geste théorique dans la sémiotique greimassienne encadre l’objet de recherche par sa structure immanente (un recul), alors que le geste politique dans les Cultural Studies détermine le choix du réel à enquêter à travers son expérience immédiate.
Cette façon de « sémiotiser » le réel est illustré par l’article de Juan Alonso Aldama qui souhaite décrire le contraire d’un engagement : le désengagement et la défection. À commencer par le titre qui parle des processus sémiotiques d’une désagrégation actantielle. Ensuite l’introduction avance d’autres concepts du vocabulaire sémiotique (p. ex. valeur, valence ou in/extensif) qui sont ensuite approfondis. Pour finir, la problématique est savamment cernée par un vocabulaire sémiotique, alterné avec d’autres théories (Simmel, Smith, Weber). Mais par conséquent, le fil du réel même du sujet, brûlant ou pas, se perd un peu, comme par exemple avec la grande inconsistance des collectifs (p. 86) ou avec la construction d’une identité par sa participation à un collectif (p. 91). La boussole fonctionne, mais, trop à distance, sans le réel pour fixer un point de repère.
Finalement, Estay Stange nous raconte de manière poignante, sa quête d’un équilibre entre le recul et l’immersion quand elle cherche la « juste distance » dans son article sur les zones brûlantes de la mémoire. Prise entre un engagement énonciatif et un recul cognitif, elle essaie de rester sémioticienne, à distance, mais elle s’implique en même temps dans sa recherche en écrivant à la première personne (p. 115). Une attitude qui s’approche de l’« auto-ethnographie » de Darras, en adoptant « un regard à la fois intérieur et extérieur, proche et distancié » qui lui permet de parler de son sujet « en suspendant pour un moment son appartenance au collectif » (p. 115). Et seulement à travers cette position épistémologique, l’expérience immédiate se montre capable, à travers la théorie (la psychosémiotique d’un déchirement modal) et le discours (sur des tortionnaires) de trouver « une sorte de boussole éthique » (p. 116) qui lui sert de repère dans le réel du sens de son sujet brûlant de mémoire. Un sujet à découvrir par une lecture propre et un texte qui semble presque aboutir à l’assomption de la parole pleine de Lacan, quand une blessure et une révolte se conjoignent dans un cri à haute voix, écrit en majuscules (p. 118).
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Tous les articles dans ce recueil, chacun à sa manière, cherchent « la juste distance » : pas trop près, ni trop loin. Un regard éloigné : faire la médiation conceptuelle d’une expérience immédiate de son objet de recherche. Le livre permet au lecteur de découvrir ces différentes tentatives afin de s’interroger sur sa propre position.
Le but de cette « juste distance » est de faire fonctionner la boussole sémiotique afin de pouvoir se repérer dans notre monde du sens. Ce repérage ne fait sens, comme nous le dit le plus clairement Estay Stange dans ce livre, que par son caractère éthique : il ne s’agit pas de faire (encore plus) du sens, mais il s’agit de s’interroger face au réel du sens qui existe déjà. L’éthique de la boussole sémiotique nous permet ainsi de repérer ce que je peux savoir et ce que je dois faire.
Ensuite, il s’agit de changer ses habitudes et ses croyances avec l’analyse des métabolismes dynamiques de la sémiose peircienne. Soit de pousser au changement après l’analyse des codes immanents de l’acte, avec la sémiotique actantielle de Greimas. Ce livre démontre que les sujets brûlants d’aujourd’hui ne permettent plus au chercheur de rester indifférent. Tout chercheur est obligé de prendre parti face à son sujet et de s’exprimer sur son propre doute concernant ses propres prédispositions d’agir.
Sans s’enfermer dans une théorie sémiotiquem il faut toujours une ouverture vers la recherche des autres sciences. L’ouverture théorique de la collection Sémioses permet ainsi justement d’approfondir l’enquête de ce réel du sens, afin de garantir la précision magnétique de la boussole sémiotique par la médiation d’une diversité théorique et d’une expérience immédiate du réel du sens.