Marta Grabocz (dir.), Narratologie musicale. Topiques, théories et stratégies analytiques, Paris, Hermann, 2021, 567 p.

Anne Hénault

Sorbonne Université

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Texte intégral

Marta Grabocz (Université de Strasbourg) a récemment publié aux éditions Hermann, Narratologie musicale. Topiques, Théories et stratégies analytiques (désormais N.M.T.), une importante anthologie qui se lit comme un acte éditorial d’une rare puissance, à la fois dans une perspective musicologique et dans une perspective sémiotique.

La perspective musicologique est celle que Marta Grabocz a choisie, en réunissant dans ce volume cet ensemble d’études ; elle ménage ainsi un accès immédiat et démonstratif aux questionnements que la musicologie contemporaine associe, actuellement, aux notions de narratologie musicale et de topiques, avec :

Note de bas de page 1 :

Raymond Monelle, « Sur quelques aspects de la théorie des topiques musicaux » in Grabocz, Marta (éd.), Sens et signification en musique, Hermann Paris, 2007, p. 178., cité par Philippe Lalitte, précisément dans ce volume (N.M.T., p. 525)

  • d’une part, douze textes sélectionnés comme articles théoriques de référence sur les questions de « narratologie musicale » (ce que « raconte » la musique) et sur « les Topiques » généralement décrits comme « des fragments de mélodie ou de rythme, des formes conventionnelles ou encore des aspects du timbre ou de l’harmonie qui désignent des éléments de la vie sociale ou culturelle »1 ;

  • d’autre part, onze analyses approfondies rédigées par divers spécialistes de narratologie musicale qui tentent de pénétrer et de présenter, partitions à l’appui, des exemples de diathèses musicales dues à Mozart (2), Schubert (2), Chopin (3), Mahler (1), Saint-John Perse et Elliott Carter (1),Hans Werner Henze (1), Jonathan Harvey (1).

Note de bas de page 2 :

Morphologie des œuvres pour piano de F. Liszt, Budapest, 1986, puis Paris 1996, 214 p.

Note de bas de page 3 :

Cf., en particulier, M. Grabocz, 1997, 2000, 2007,2009, 2013. Voir bibliographie ci-dessous.

Marta Grabocz, dont on a lu, depuis 19862, tant d’analyses « morphologiques » alias « narratives », mais aussi tant de mises au point de pure analyse musicale3, a donc choisi de se situer, pour cet ouvrage, dans une sorte de hors-jeu sémiotique : elle ne se donne la parole que dans une introduction de 34 pages, rigoureusement factuelle où elle s’efforce, en particulier, de rétablir la chronologie exacte et le vrai contexte théorique des études qu’elle a réunies. Cette chronologie s’est trouvée difficile à établir, d’une manière purement conjoncturelle, du fait de la date effective de publication : beaucoup de ces travaux pouvaient être datés, initialement, de 2007. Mais, dans la mesure où ils ont été réactualisés constamment, notamment pour les bibliographies, et complétés par des textes plus anciens ou plus récents, jugés incontournables, ils couvrent une période de plus d’un demi-siècle d’études majeures, qui ont été dédiées à ces deux questions de « narratologie musicale et de » topique » entre 1957 (texte fondateur de Jozsef Ujfalussy) et 2019 (l’analyse par laquelle Ph. Lalitte montre « comment un schéma narratif (scénario) a émergé de la segmentation formelle et de la répartition des topiques dans le déroulement de la pièce », p. 540).

S’il est vrai que les deux notions de « Narratologie musicale » et de « Topique » commandent la plupart des développements de cet ouvrage, elles ne sont pas identifiées par des définitions biunivoques ; elles circulent dans l’ouvrage avec des significations à géométrie variable, ce qui contraint le lecteur à une lecture active par laquelle se dévoilent les étrangetés mais aussi la richesse et la spécificité des expériences musicales visées par ces deux expressions. L’expression « narratologie musicale » prend, dans ce recueil, un sens large et concerne, globalement, la manière dont chacun des contributeurs tient pour acquis le fait que la musique crée des significations sensibles, qui sont un langage partagé.

Risquons deux exemples improvisés, beaucoup moins savants que ceux qui sont décrits dans N.M.T. Très simplement vécus (sans l’expertise musicologique qui se déploie dans N.M.T.), ils nous offriront une modeste image de la constante et quasi-automatique réémergence de ce que peuvent être ces expériences de narratologie musicale, ressenties en groupe.

Au cours du concert du 5 avril 2022, à l’Observatoire de Paris, Antonin Le Faure vient de reposer son alto, pour lui préférer, pendant neuf minutes, la viole d’amour et ses doubles vibrations (dont il a expliqué, en deux mots, la technique méconnue) ; il complète sa brève présentation par une demi-phrase de commentaire du Lully Lullay (composé en 2017 par Philippe Hersant) qu’il s’apprête à jouer en duo avec Vincent Gailly, l’exceptionnel soliste sur accordéon. Quelques mots sont murmurés, à peine audibles : Lully Lullay est comme une sorte de berceuse, mais une berceuse tragique, dont l’enfant bercé est peu à peu abandonné par la vie. Toute la salle, saisie par les phrases musicales qui s’étirent et par les sons obtenus de ces deux instruments par les deux virtuoses, perçoit intensément la frêle tragédie évoquée par cette « berceuse » ; les postures et les échanges de regards en témoignent, il s’agit bien d’un moment partagé de vrai narré musical.

Note de bas de page 4 :

Vibrations, résonances, sont des thèmes récurrents des méditations sémiotiques d’Herman Parret. Voir, par exemple, le chapitre » Résonance » in La délicatesse des sens, Dijon, 2022, Les presses du réel, collection « Esthétique et Critique », 57-103.

À l’ouverture de ce même concert, dans cette surprenante salle Cassini qui est celle du Méridien de Paris, Vincent Gailly va interpréter, sur son accordéon de concert, » Perspective d’un escalier », une pièce pour accordéon seul, écrite en 2019 par Bastien David : en une demi-phrase, Antonin Le Faure présente cette œuvre comme une composition, en partie calquée sur les sons exacts et les fréquences des signaux périodiques, émis dans les espaces intersidéraux par les pulsars. Ces sons, ces fréquences très caractéristiques et ces résonances4 rythment les huit minutes de cette pièce musicale ; ils entraînent l’auditoire vers des échelles de sons que seul un grand soliste de l’accordéon était apte à métamorphoser en ces profonds escaliers interstellaires.

Il est très fréquent, du moins pour l’audition de pièces contemporaines, que des formes narratives soient ainsi brièvement esquissées par un titre explicite inscrit sur le programme ou commentées par les musiciens eux-mêmes, avant le début du concert. Dans l’esprit des auditeurs, les thèmes musicaux auxquels ils vont, ensemble, pouvoir attribuer une sorte d’iconicité, se différencient et reçoivent une identité narrative, telle qu’elle a pu être, plus ou moins consciemment, fléchée par le compositeur.

Il ne s’agit pas ici de travestir en de naïfs poèmes symphoniques des compositions véritablement originales, suscitées par de nouvelles possibilités sonores, découvertes récemment ; il est seulement question de reconnaître le fait qu’à partir d’instruments qu’on croyait bien connaître, les compositeurs, sont, à tout instant, en capacité de susciter, grâce à des interprètes de plus en plus experts, de grandes fresques musicales, de nouveaux paysages mentaux relativement figuratifs qui se perçoivent comme autant d’extensions du domaine du récit : la partition se déploie en des parcours qui suscitent, dans l’esprit des interprètes comme dans celui des auditeurs, des schémas renouvelés de narratologie musicale.

Parce qu’elle n’est pas contrainte par une théorisation unifiée, la narratologie musicale de N.M.T. est très multiplement présentée, sous des formes diverses par les douze premières études de la première partie, avant d’être soumise, en deuxième partie, à l’analyse musicologique des partitions, par laquelle les divers auteurs tentent de montrer, là-encore, selon des approches très diverses, comment il est possible d’affirmer que la musique produit ces significations racontables – tantôt comme un récit canonique dont la fin conduit l’esprit (ou le cœur) vers des sentiments contraires (ou du moins contradictoires) de ceux qui constituent l’état initial : les tensions exprimées à l’initiale sont dénouées en finale (Ivanka Stoianova, sur El Cimarron de H. W. Henze, 493-517), tantôt comme un ou plusieurs fragments de récit qui offrent en partage la tension, tragique ou rayonnante, de moments passionnels vécus intensément (E.Tarasti sur Fantaisie en ré mineur de Mozart, 331-353).

Note de bas de page 5 :

Un chant muet. Musique, signification, déconstruction, Paris, Philharmonie de Paris, 2016, titre de l’ important ouvrage du musicologue d’Edimbourg, R. Monelle, dont la belle traduction française par Stéphane Roth était disponible dès 2008 ; il aura attendu près de 10 ans sa publication de 2016, en français ; en 2000, la première édition de cet ouvrage, qui fut réalisée en anglais, par Princeton-Oxford, Princeton University Press, avait récusé l’oxymore figuratif Un chant muet, et avait choisi pour titre The sense of Music :Semiotic Essays. La traduction française de 2016 offre une captivante illustration de la manière dont une perception bien théorisée des Topiques peut permettre d’accéder plus profondément aux significations musicales.

Avec N.M.T., la musique n’est donc pas Un chant muet5 ; l’écoute musicale que les auditeurs peuvent percevoir et partager verbalement (d’une manière plus ou moins concordante) y est présentée comme une expérience sensorielle vitale, éprouvée et formulable « narrativement », par tout un chacun, à partir de faits objectifs concernant l’écriture des diverses partitions soumises à l’analyse musicale classique.

Les « Topoï » ou « Topiques », quant à eux, sont traités comme les unités signifiantes de cette narratologie, depuis qu’ils furent remis à l’honneur par Léonard Ratner en 1980. N.M.T. montre comment ils sont finalement devenus la success story de la musicologie américaine récente (W. Caplin, 2005).

Note de bas de page 6 :

Musique, narrativité, signification Paris, L’Harmattan, 2009 ; voir notamment 21-34 et 46-51.

Note de bas de page 7 :

D’autre part, si « Narratologie » et « Topiques » constituent le domaine principal, supposé déjà connu, de N.M.T., il va sans dire que cet ouvrage tient compte des multiples dénominations dont sont susceptibles ces deux notions : par exemple, au lieu du terme américain « Topique », les pays de l’Est (Asafiev, Karbusicky, J. Ujfalussy), parlent d’« Intonation » pour désigner tout ce « qui a pour effet d’apposer des étiquettes stylistiques sur des moments musicaux » (N.M.T, 78).

Marta Grabocz les avait présentés, en détail et à plusieurs reprises, dans Musique, narrativité, signification6. Elle indiquait alors que les « topiques » (alias « motifs » pour la musicologie francophone du début du XXe siècle) étaient repérés depuis le XVIIIe siècle, comme des signifiés typiques et plutôt conventionnels ; et elle rappelait les diverses classifications, dont ils ont fait l’objet. Celle de L. Ratner, par exemple, distingue notamment des Types de danses (menuet, gavotte, polonaise, etc.), des styles (pastoral, savant, chasseur, alla turca, etc.) et bien d’autres rubriques, soit environ 32 topiques7 recensés.

La comparaison entre ces deux ouvrages permet de mesurer à quel point l’approche de la musique par les Topiques a évolué dans les années récentes et comment cette mutation pourrait refonder toute la sémiotique musicale.

Note de bas de page 8 :

Celles de Boston (Peirce) comme celles de Paris, Genève, Copenhague, Prague, Bologne et autres lieux (F.de Saussure, L. Hjelmslev et al.).

Dans une perspective sémiotique, nous pouvons observer que la quasi-totalité des textes théoriques et au moins sept des travaux pratiques d’analyse présentés dans N.M.T. n’ont guère de rapport avec la narratologie sémiotique standard, longuement élaborée par l’École sémiotique de Paris (A. J. Greimas et ses élèves). Ces diverses analyses proposent un partage de sens intuitif, nourri d’une profonde connaissance des théories de la musicologie classique, non un calcul démonstratif des significations comparable à ceux que les études sémiotiques8 ont commencé à publier depuis le début du XXe siècle.

Note de bas de page 9 :

Cf. à ce propos, A Hénault, « Ricœur, a disciple of Greimas ? A case of paradoxical maïeutic », in Semiotics and its masters, Kristian Bankov, Paul Cobley (éds.), Boston/Berlin 2017, De Gruyter Mouton.

Bien des éléments des procédures « dures » de la sémiotique standard étaient fréquemment mis en œuvre dans les publications antérieures de Marta Grabocz, au moins jusqu’en 2009. Une des décisions majeures de N.M.T. semble avoir été de ne plus se focaliser immédiatement sur ces procédures visant le calcul démonstratif des significations, celles-là même qui avaient fini par sceller l’amitié intellectuelle d’A. J. Greimas et de P. Ricœur9. Cette décision d’abstinence sémiotique n’est ni annoncée ni explicitée par Marta Grabocz (M.G.) ; elle est seulement réalisée.

En quoi ce silence même est-il une composante de la force du geste éditorial de M.G. ? Les quelques observations qui vont suivre permettront de se représenter, au moins hypothétiquement, la raison d’être et la possible efficacité de ce changement dans la manière de décrire et d’analyser les passions sensibles et narratives, exprimées et/ou suscitées par la musique. Après quoi, inspirés par cette nouvelle prise de position, nous nous risquerons à formuler quelques vœux concernant l’avenir des études sémiotiques dédiées aux significations musicales.

Note de bas de page 10 :

Cf., in Greimas et Courtès (dir.) 1986, l’article « intonation » ainsi que tous les autres articles d’Eero Tarasti (E.T.)

En s’éloignant de l’Institut de Musicologie de l’Académie des sciences de Hongrie, pour venir à Paris où avait cours une surabondance de prises de position théoriques contradictoires, Martha Grabocz a subi le choc d’une acculturation violente à des approches fort éloignées de la théorisation de l’analyse musicale qu’elle avait toujours pratiquée : après avoir été initiée au déchiffrement de l’expression musicale, notamment par les cours et les publications de J. UJfalussy, très proches des leçons de la célèbre Morphologie du conte de Vladimir Propp, elle venait de publier sereinement Morphologie des œuvres pour piano de F. Liszt, avec des schémas explicatifs qui rendaient compte de l’appréciation musicale guidée par la doctrine musicologique des Topiques alias Intonations10.

À Paris, en 1980 et jusqu’à l’essoufflement de l’hyper-intellectualisme alors dominant en musique, elle voyait à l’œuvre, à la fois, des théoriciens de l’objet musical (Pierre Schaeffer et son équipe du Groupe de Recherches Musicales alias GRM), des musicologues (dont Daniel Charles), des sémioticiens (dont A. J. Greimas), des sémiologues (dont R. Barthes, U. Eco) et de nombreux styles de création musicale, avec, d’un côté, des postures très intellectualisées et gardiennes de leurs dogmes, comme l’étaient, par exemple, les musiques sérielles et, de l’autre, nombre de jeunes auteurs épris de liberté, d’appréciation personnelle et de disponibilité aux richesses sonores du vivant, comme l’étaient F. Bayle, C. Miereanu, J. B. Mâche, J. C. Risset, et tant d’autres compositeurs.

Mais elle eut à subir aussi, en tant que sémanticienne de la musique, d’innombrables débats stériles et mesquins, figés sur toutes sortes de pédantismes et de rapports de pouvoir. Les vrais moments de simple enchantement musical étaient devenus rares ; à vrai dire, ils ne semblaient plus guère permis.

Note de bas de page 11 :

Cf. le témoignage de François Delalande in Les Unités Sémiotiques Temporelles, M.I.M. (Laboratoire Musique et Informatique de Marseille, Marcel Frémiot et al., 1991-1996, pp. 16-17 et Note 5, p. 24.

Devant tant de prétentions intellectualistes, certains jeunes compositeurs, dont F. Bayle, s’étaient déjà positionnés négativement, en résistance11 aux admonestations savantes des partisans de « l’écoute réduite » de P. Schaeffer, lequel exigeait « pour la description typo-morphologique des musiques électroacoustiques, qu’on réduise l’objet sonore à une forme pure qui se détache de son contexte seulement par les lois de la forme (contraste, continuité, clôture) et non par des considérations de sens ».

Note de bas de page 12 :

In « Eléments d’analyse de la stratégie de composition », Actes du colloque Structures Musicales et Assistance informatique, M.I.M., 1990.

Dès ce moment-là, nombre de ces jeunes compositeurs professaient, au contraire, qu’on ne retient un fragment sonore pour l’insérer ou le développer dans une œuvre que « s’il dit quelque chose » ; ce qui, pour François Bayle, cité par F. Delalande12, pouvait aussi s’exprimer de la façon suivante : » Il fallait qu’apparaisse là-dedans quelque chose qui me chante […]. J’essaie les choses, certaines me chantent et c’est celles-là que je garde », un propos que F. Bayle prolonge par quelques descriptions de sons telles que : « Ce sont ces petits roucoulements, ce petit moiré derrière […] une légère trace de couleur. De là naît une petite histoire : c’est une histoire de grenouille, laquelle a besoin de son marécage ».

Tout se passe comme si, dans les années récentes, du fait de ses collaborations toujours plus actives avec divers nouveaux compositeurs, la pensée musicale de Marta Grabocz avait subi une de ces bifurcations nécessaires et irréversibles qui, selon les travaux de R. Thom et de Jean Petitot, caractérisent le développement des morphologies vivantes, à divers moments-clefs de leurs parcours programmés : Narratologie musicale. Topiques, Théories et stratégies analytiques – dont la préparation a commencé immédiatement après celle de Musique, narrativité, signification (M.N.S. L’Harmattan, 2009), apparaît comme l’inverse ou le négatif de M.N.S. Un clivage net, une bifurcation nette s’est produite dans la théorisation musicale de Marta Grabocz.

Pour bien pénétrer N.M.T., il vaut donc la peine de garder en main M.N.S., qui explique et exemplifie ce qui est supposé connu dans N.M.T. Dans M.N.S., tous les textes ont Marta Grabocz pour auteur. Elle explique et justifie ses propres positions et celles des auteurs auxquels elle fait référence. Avec N.M.T., si l’on excepte les 34 pages d’introduction, Marta Grabocz ne s’accorde plus la parole, elle ne prend plus parti ; elle ne propose aucune analyse personnelle, elle s’est mise en retrait du débat lui-même et, différence majeure d’avec M.N.S, elle n’inclut plus dans les notices bibliographiques et dans les index, des références aux publications théoriques et pratiques de la sémiotique. Les quelques références à des travaux sémiotiques – si présents dans ses ouvrages de la période précédente – sont, dans M.N.T., le fait des seuls contributeurs réellement engagés en sémiotique ou du moins attentifs à ses progrès actuels.

Note de bas de page 13 :

Ces publications dont nous savons qu’elles sont réellement postérieures à la conception et à la rédaction de N.M.T, même si leur parution est intervenue plus rapidement parce qu’elles n’impliquaient pas les mêmes difficultés de réalisation

Note de bas de page 14 :

Du moins celles que nous connaissons.

L’effet de bifurcation qui nous a paru jeter une si vive lumière sur N.M.T. (2021), est souligné par le fait que si ce volume est encore publié, dans la collection « GREAM/sémiotique et narratologie », après cela, les publications de Marta Grabocz ont rejoint la collection « GREAM/Création contemporaine »13. De fait, depuis lors, les publications de Marta Grabocz14 concernent surtout la création musicale contemporaine et proposent une approche de la recherche musicale actuelle, exemptée du métalangage de la sémiotique et plus spontanément « vécue ».

N.M.T. pourrait donc bien se situer, sans l’annoncer ni le formuler, en un point de bifurcation assumée de la réflexion de Marta Grabocz sur l’approche des significations musicales. Cette bifurcation consiste à se délester au maximum des intellectualismes non strictement musicologiques qui faisaient écran à une relation plus « naturelle » à la musique. M.G. retrouve ainsi la perception de significations plus immédiatement éprouvées, très en accord avec son travail de Budapest (1980), et avec la préface que Ch. Rosen avait offerte à l’édition de 1996 de ce même ouvrage, Morphologie des œuvres pour piano de Liszt.

Quelle postérité voyons-nous se profiler pour N.M.T ?

Nous tenterons de formuler ici quelques hypothèses sur ce que le geste éditorial de N.M.T. peut avoir de salutaire pour la sémiotique musicale, en général. Cet ouvrage se présente comme une invitation à s’intéresser d’abord à la réception des significations musicales telle qu’elle est vécue et formulée, avec une grande légitimité doctrinale, par les vingt-trois vrais musicologues, auteurs de ce volume.

De plus, comme ces enquêtes sur les significations musicales (et plus largement sur les nouvelles exigences de la création musicale contemporaine) ont été menées en parallèle avec des études de plus en plus souvent réalisées avec des compositeurs vivants (dont Peter Eötvos, F.-B. Mâche, Jean-Claude Risset et tant d’autres écrivains de musique), les derniers chapitres de N.M.T. fonctionnent déjà sur une définition du ou de la topique, résultant d’une active phénoménologie de l’expérience sonore.

Note de bas de page 15 :

La musique mixte est présentée ainsi d’après Vincent Tiffon : « La musique mixte est une musique de concert qui associe des instruments d’origine acoustique et des sons d’origine électronique, ces derniers produits en temps réel – lors du concert – et fixés sur support électronique et projetés via des haut-parleurs au moment du concert. »

Voici, par exemple, au dernier chapitre de N.M.T., la définition du topique musical par Ph. Lalitte, tandis qu’il propose un exemple d’application du concept de narrativité à une composition de musique mixte15, Advaya, de Jonathan Harvey (1994) :

Note de bas de page 16 :

« L’Ancienne Rhétorique », Communications, 16, 1970, p. 207

Nous définissons le topique comme un lieu imaginaire permettant d’articuler des contenus potentiels et de les unifier au sein d’une thématique identifiable. De ce point de vue la topique (la théorie des lieux), loin d’un réservoir de stéréotypes, devient, selon l’expression de Barthes, » accoucheuse de latent »16. Le topique de la musique mixte n’associe pas un contenu musical précis (une figure mélodique, un rythme, un son…) à un signifié (un style et/ou une connotation extramusicale). Les topiques ne sont pas des lieux communs repris tels quels, puisque les contenus musicaux sont toujours différents. Nous les concevons comme des stratégies relationnelles communes à un grand nombre de compositions sans pour autant être des clichés. Si l’on reprend la distinction opérée par Peirce entre type (type) et occurrence (token), un topique est un type de relation entre l’instrumental et l’électronique qui se matérialise dans des instances qui varient selon les œuvres et les dispositifs technologiques. Un même topique peut s’articuler à partir de divers aspects de l’écriture (hauteur, rythme, dynamique, timbre, morphologie, texture, espace…). De façon similaire, un même topique peut avoir recours à diverses technologies (synthèse, échantillonnage, traitements en temps réel ou spatialisation). Les topiques de la musique mixte ne sont donc ni spécifiquement liés à des paramètres musicaux, ni systématiquement associés à une technologie […]. On peut donc considérer les topiques comme des invariants qui favorisent la perception et la mémorisation. Les topiques, même s’ils ne sont pas désignés en tant que tels, balisent l’écoute et font émerger des significations. Pour le musicologue, les topiques constituent un moyen d’accéder à l’imaginaire du compositeur. (N.M.T., p. 526) 

Dans une perspective strictement sémiotique, N.M.T. fait œuvre de salubrité intellectuelle, en adoptant une attitude énonciative totalement dominée par les technicités du savoir musical des compositeurs et des musicologues et par une réelle disponibilité à tout ce savoir spécifique que devra viser et réélaborer une sémiotique de la musique digne de ce nom.

Note de bas de page 17 :

Cf M. Grabocz (dir.), Hermann 2018 et 2020, respectivement : François-Bernard Mâche, le compositeur et le savant face à l’univers sonore (avec Geneviève Mathon, co-dir.) et Modèles naturels et scénarios imaginaires dans les œuvres de Peter Eôtvôs, François – Bernard Mâche et Jean-Claude Risset, deux ouvrages où s’exprime une compréhension musicale spontanée et vivement éprouvée, en même temps qu’un certain retour à la modestie analytique de Propp. 

Avec N.M.T. Marta Grabocz entraîne peu à peu le lecteur vers une attitude qui semble s’être imposée à elle au cours des années récentes, celle d’une appréciation musicale plus naturelle et spontanée, plus « vraie » parce que, plus directement, soumise aux effets perceptifs et passionnels de la musique et libérée de tout ce qui pouvait être théoricisme improvisé et mal pensé17.

Peut-on, arrivés à ce point, se permettre quelques anticipations sur l’avenir de la sémiotique musicale ? N.M.T. ayant assaini l’approche des significations musicales, en faveur des vrais spécialistes du domaine musical, il ne sera plus possible de tenter d’importer brutalement des concepts opératoires de la sémiotique générale dans l’analyse des textes musicaux, sans avoir suffisamment réfléchi aux spécificités des sémiotiques auditives en général, et aux caractéristiques particulières de la sémiose musicale, comme l’avait fait pour la peinture l’atelier de sémiotique visuelle, notamment avec les manifestes provocants et paradoxaux, rédigés et publiés par Jean-Marie Floch, en 1978. Ce dernier avait alors commencé par pourfendre le préjugé le plus unanimement admis : les images sont plus faciles à comprendre parce qu’elles « ressemblent » à ce dont elles sont l’image. Pour la sémiotique, le langage visuel n’est pas plus analogique que les autres : le contrat d’iconicité, si cher à R. Barthes et à sa sémiologie, s’est trouvé ainsi dénoncé au nom du principe saussurien majeur de l’arbitraire du signe et c’est adossée à ce principe que la sémiotique du visuel a pu commencer à progresser.

La sémiotique musicale ainsi que la sémiotique du domaine sonore, en général, ne peuvent se légitimer qu’en ayant, elles-aussi, consolidé le premier stade de délimitation raisonnée de leurs champs de pertinence spécifiques, par un effort comparable à celui qui avait mobilisé, pendant plusieurs années, l’atelier de sémiotique visuelle du Groupe Greimas. C’est à ce prix seulement que la recherche en sémiotique musicale peut espérer aboutir à des résultats aussi radicalement neufs et aussi efficaces que ceux de la sémiotique visuelle. Ces derniers ne sont-ils pas, encore aujourd’hui, un modèle privilégié, l’une des réalisations exemplaires de la Sémiotique générale lorsqu’elle s’intéresse aux significations non-verbales ?

Note de bas de page 18 :

Voir comment C. Miereanu définit la Textkompostion in Actes sémiotiques, Bulletin, 28, 1983, n° 1.

On se souvient de la manière dont A. J. Greimas avait désiré que se développe cette sémiotique musicale-là, parallèlement à la sémiotique visuelle qu’il pouvait déjà commencer à valider. Nous ne reviendrons pas, ici, sur ce printemps 1978, au cours duquel A. J. Greimas s’était montré tellement heureux de pouvoir offrir à la communauté scientifique (par le biais du si mince numéro 4-5 du Bulletin) une sorte de première mondiale des sémiotiques non-verbales, avec, d’une part, les premiers manifestes de J.-M. Floch et de F. Thürlemann, pour la sémiotique visuelle et, d’autre part, les brefs résumés des deux premières thèses de sémiotique musicale jamais soutenues ; l’une, réalisée à Paris, sous sa direction, par le compositeur Costin Miéreanu : Textkomposition :voie zéro de l’écriture musicale18 ; l’autre, à Helsinki, par le musicologue et pianiste Eero Tarasti, Myth and Music (Wagner, Stravinski, Sibelius).

Note de bas de page 19 :

On pense ici au bref colloque de mars 1983, inspiré par Paolo Fabbri et A. J. Greimas à l’Institut culturel Italien de Paris. Il réunissait, sur le thème « La sémiotique de la musique existe-t-elle ? », une poignée de spécialistes qui travaillaient selon des principes compatibles avec ceux de l’atelier de Sémiotique visuelle. Il est vrai que ce dernier avait, alors, déjà acquis pignon sur rue, avec la publication par Jean-Marie Floch de « Kandinsky : sémiotique d’un discours plastique non figuratif », dans le célèbre n° 34 de Communications (1981).

Il y avait là les prémisses d’une vraie sémiotique du non-verbal. Jean-Marie Floch n’allait pas tarder à publier l’étude de Composition IV de Kandinsky et on prévoyait que les deux thèses de sémiotique musicale qui venaient d’être soutenues allaient favoriser un travail similaire en direction des significations musicales. Cet élan s’est maintenu jusqu’en 198319.

Note de bas de page 20 :

Dans plusieurs centres de recherches importants, dont à Saõ Paulo, ceux qui analysent la chanson brésilienne autour de Ivã Carlos Lopes et Luiz Tatit ainsi qu’avec Ricardo Nogueira de Castro Monteiro et Marcos Lopes. Cf. Nouveaux actes sémiotiques, n° 92-93, 2004, La chanson brésilienne. Approches sémiotiques.

Les réalisations initiales de la sémiotique visuelle constituent, encore aujourd’hui, un des résultats incontournables de la sémiotique générale. On espère voir s’instaurer bientôt une sémiotique musicale d’une force démonstrative comparable. Pour l’instant, cette recherche exigeante (qui poursuit largement ses efforts20 à l’échelle mondiale) n’a pas encore su se doter d’une joyeuse équipe de fous de Sémiotique, capables d’offrir à la musique le genre de principes (issus d’une intense phénoménologie de l’auditif) que la sémiotique visuelle a su extraire de sa propre phénoménologie du visuel.

Note de bas de page 21 :

Nous suivons ici la leçon de J. F. Bordron, in 2011, L’Iconicité et ses images (passim et p. 147) qui distingue les icônes des traditions religieuses pour lesquelles, en français, le mot « icône » est au féminin, alors que le méta-langage de la sémiotique emploie /îcône / au masculin.

La bifurcation, « morphologique » au sens de René Thom, que représente N.M.T. dans le parcours scientifique de Marta Grabocz, pourrait bien être le geste salutaire qui désinhibera conjointement la musicologie et la sémiotique. Sa « narratologie » et ses « topiques » embrassent ce qui, dans les significations musicales, semble immédiatement transposable en mots, ce qui semble dicible spontanément d’un morceau de musique s’il présente des icônes sonores perçus21 comme tels.

Si un jour doit exister une sémiotique du sonore, pour laquelle une sémiotique de la musique est appelée à jouer un rôle d’éclaireur et de modèle (comme ce fut le cas pour la sémiotique de la peinture abstraite), il est clair que ce retour à la narratologie musicale spontanée, incarné par N.M.T., aura joué un rôle décisif, en précisant la distribution des tâches :

  • L’expertise des spécialistes de l’analyse musicale est le premier guide, étant donnée l’ampleur et la technicité des connaissances proprement musicales qui sont à maîtriser pour s’exprimer, d’une manière autorisée, sur les significations musicales.

  • Le projet d’une sémiotique de la musique peut et doit se concrétiser par un patient travail préalable d’analyses phénoménologiques du signifiant /musique/, effectuées par des groupes qui réuniraient, sur un rythme régulier, durant le temps qu’il faudrait, de vraies bonnes volontés, modestes et sûres, issues de la musicologie, de la sémiotique visuelle et de la sémiotique générale.

Note de bas de page 22 :

Dans son avant-propos à la Chanson brésilienne, NAS, 92-93, p. 7.

Note de bas de page 23 :

En particulier en Amérique du Sud, notamment à Rio de Janeiro autour de la chanson brésilienne ainsi qu’ à Puebla, au Mexique ou à Buenos Aires et Santiago du Chili. On a lu passionnément les travaux de Luis Tatit, Iva Carlos lopes, Ricardo Nogueira de Castra Monteiro, Marco Lopes, dans ce même NAS 92-93.

Un tel projet sera-t-il bientôt d’actualité pour la Sémiotique générale ? Hermann Parret le réclamait déjà en 1983. Jacques Fontanille l’appelle de ses vœux en 200422. Il se poursuit, partout où s’élabore de la sémiotique, pleinement consciente de ses innombrables urgences23. Il serait bon de passer à une échelle plus vaste et à une vitesse supérieure.

À vrai dire, ce projet devra bien se réaliser, puisque la sémiotique du continu, le travail sur les passions sont tellement dépendants du développement d’une véritable sémiotique musicale…

bip