Indétermination et hard cases : est-il méthodologiquement plausible de superposer discrétion linguistique et discrétion judiciaire ? Indeterminacy and hard cases: is it methodologically plausible to overlap linguistic discretion and judicial discretion?

José Manuel Aroso LINHARES

Université de Coimbra (Univ Coimbra, UCILeR)

https://doi.org/10.25965/as.7858

Lorsqu’on explore méthodologiquement la construction de la décision judiciaire et son contexte de réalisation-performance institutionnellement spécifique, on reconnaît un contraste saisissant entre, d’un côté, la complexité associée aux représentations du texte – déclenchée par l’érosion-dépassement du paradigme normativiste du XIXe siècle (et de sa théorie de l’interprétation), mais aussi par les contributions de la sémiotique juridique et les changements de perspective associés aux diverses linguistic, literary et aesthetic turns  et, de l’autre côté, le traitement du problème de l’indétermination, associé de manière dominante au problème des hard cases et de la création discrétionnaire ou cultivant un modèle synchronique d’autonomie-isolement (d’autosubsistance) des matériaux juridiques en vigueur. Cet article pose la question de savoir si cette association est nécessaire et productive et si, pour comprendre les implications méthodologiques de l’indétermination, ne gagnerait-on pas significativement à renoncer à cette affinité (à cette parentalité complexe) entre discrétion linguistique et discrétion juridique.

When we methodologically explore the construction of the judicial decision and its institutionally specific context of realization-performance, we acknowledge a striking contrast between, on the one hand, the complexity associated with the representations of the text –triggered by the erosion-overcoming of the normativist paradigm of the nineteenth century (and its theory of interpretation), but also by the contributions of legal semiotics and the shifts in perspective associated with the various linguistic, literary and aesthetic turns– and, on the other hand, the treatment of the problem of indetermination, associated in a dominant way with the problem of hard cases and discretionary creation or cultivating a synchronic model of autonomy-isolation (of self-subsistence) concerning the legal materials in force. This essay raises the question of whether this association is necessary and productive and whether, in order to understand the methodological implications of indeterminacy, will we not gain significantly when we renounce this affinity (this complex parenting) between linguistic discretion and legal discretion.

Index

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Mots-clés : cas difficiles, discrétion, indétermination des mots de la loi, interprétation en concret, réalisation (-performance)

Keywords : concrete interpretation, discretion, hard cases, indeterminacy of the words of the law, realization (-performance)

Auteurs cités : Jam M. BROEKMAN, António CASTANHEIRA NEVES, Jacques DERRIDA, Ronald DWORKIN, Karl ENGISCH, Hans-Georg GADAMER, Algirdas J. GREIMAS, Herbert H. J. HART, Bernard Stuart JACKSON, José Manuel Aroso LINHARES, Gerald POSTEMA

Plan
Texte intégral

1. Introduction au problème : sens, indétermination linguistique et textualité

On sait bien que l’horizon pratique-culturel actuel nous expose au feu d’un héritage pluriel en ce qui concerne la conception de la textualité (et la relation texte / contexte) et que cette pluralité rend particulièrement difficile (mais non moins stimulante) toute tentative d’aborder le problème de l’indétermination linguistique et de ses projections méthodologiques. Cette complexité n’est pas moindre (bien au contraire !) lorsque le contexte de signification à explorer est celui du monde pratique du Droit et, surtout, lorsque les implications méthodologiques à prendre en compte (en perspective méta-dogmatique) concernent la construction de la décision judiciaire et son contexte de réalisation-performance institutionnellement spécifique.

Il est vrai que cette complexité commence par traduire une richesse sans précédent de ressources et d’instruments réflexifs, à savoir ceux que l’explosion récente de la Sémiotique Juridique – soit dans la veine triadique (peircienne) cultivée par Roberta Kevelson, soit dans la tradition binaire (greimassienne) assumée par Eric Landowski et Bernard Jackson (Jackson 1985 : 03-27 ; Jackson 2017 : 433-441 ; Broekman, Backer 2013 : 06-11, 35-65) – a rendu disponibles pour la reconstitution externe (plus modérée ou plus critiquement engagée) des speech acts, énoncés et discours ou de leurs prétentions-claims qui incluent certainement des représentations d’unité (associables à la catégorie d’intelligibilité du système juridique) et d’autres aspirations possibles à l’intersémioticité (Jackson 1985 : 14-17 ; Jackson 1996 : 345-347). Et pourtant, la complexité associée aux représentations du texte ne s’arrête pas là : elle est aussi le résultat de l’érosion-dépassement du paradigme normativiste du XIXe siècle (et de la Théorie de l’Interprétation qui le distingue) – avec les multiples dialogues (positifs ou négatifs) et les modes de survie (plus ou moins évidents) que ce paradigme ne cesse de générer –, ainsi que le produit (maintenant comme pluralité et différence, à la limite du différend) des vagues successives et hétérogènes des (analytical and non-analytical) linguistic turns, literary turns et aesthetic turns au cours des soixante-dix dernières années – toutes avec des projections éloquentes dans le monde du Droit.

Cependant, il y a un contraste saisissant (si non une asymétrie surprenante) entre, d’un côté, ce tissu de composantes hétérogènes (plus ou moins incompatibles) concernant les conceptions du texte – et les types de rationalité (théorétique-analytique, empirique-explicative ou pratique-prudentielle) qui sont associés à leur interprétation – et, de l’autre, la relative homogénéité des implications juridico-méthodologiques de l’indétermination. À quelques notables exceptions près, ces dernières semblent trouver leur cadre réflexif dominant (pacifiquement accueilli) dans l’identification avec le problème des hard cases et dans l’exploration du sens et des possibilités de la judicial discretion (pour une fois abordée comme si elle était surtout une linguistic discretion), voire dans un modèle d’autonomie-isolement des matériaux juridiques en vigueur qu’avec Frederic Kellogg on peut appeler synchronique (Kellogg 2013).

C’est ce contraste ou cette asymétrie que je me propose explorer dans cet article : non pas tant dans le but de me demander si l’ouverture des références constitutives (hard cases, judicial discretion, synchronic model), en admettant plusieurs chemins, rend cette homogénéité plus apparente que réel, que pour savoir si de telles références et les cadrages qu’elles présupposent sont vraiment nécessaires. Autrement dit, je me demande si le discours juridique, pour respecter son autonomie et sa spécificité, ne devrait pas, en revanche, repenser le problème de l’indétermination en cultivant un modèle qui (également avec l’aide de Kellogg, praeter Kellogg, ou même versus Kellogg) on pourrait dire diachronique.

Note de bas de page 1 :

C’est évidemment l’approche canonique justifiée par le paradigme normativiste et/ou formaliste du XIXe siècle.

Note de bas de page 2 :

Deux représentations du texte (nonobstant leurs horizons réflexifs différents) sont ici présentées dans leurs convergences (à savoir comme expériences d’une certaine démarche d’intentio operis et d’une dynamique de construction et d’ouverture) : la première tient à la réhabilitation non analytique de la philosophie pratique en général et d’H. G. Gadamer en particulier, la seconde est l’une des pièces maîtresses de l’interprétativisme de R. Dworkin. Concernant la première, il est pertinent de rappeler le sens de la conversation herméneutique (hermeneutisches Gespräch) et son lien avec le mouvement de fusion des horizons : voir notamment Gadamer 2010 : 387 ss. (“Sprache als Medium der hermeneutischen Erfahrung”) (“Was ein Text meint ist daher nicht einem unverrückbar und eigensinnig festgehaltenen Standpunkt zur vergleichen…”, 394). Concernant le second, il ne faut pas oublier que l’on a ici la considération du type ou du genre d’interprétation (avec un créateur commençant un projet que l’interprète tente de faire avancer) que le droit partage avec la littérature et la performance artistique (Dworkin 2011 : 134-139) [“In collaborative interpretation (…) [the interpreter] treats himself as having joined an author in an attempt to realize, in a conversation, a law, a poem, or a picture, the value he believes it can and should have…”, 136).

Note de bas de page 3 :

Sans oublier que, dans la mesure même où le schème sujet/objet permet de configurer un point de vue extérieur comme une approche descriptive canonique (modérée) ou comme une construction empirique-analytique rigoureuse (radicale), le contexte où s’inscrit l’interaction sujet/sujet (soit dans sa dynamique constitutive, soit dans ses discutables projections méthodiques) peut aussi être pensé en termes plus ou moins stables, avec l’expérience de la stabilité (comme fruit de l’héritage de la tradition) permettant une pure circularité herméneutique... et le témoignage de l’instabilité ouvrant la porte à la Déconstruction. Cela revient certainement (tout en admettant un héritage heideggerien commun) à distinguer les philosophies de H. G. Gadamer et de J. Derrida – ainsi qu’à opposer leurs contestables conversions dans des méthodes d’interprétation juridiquement plausibles.

Répondre à cette question demande certes une réduction productive de cette complexité. Si la question était celle de la Théorie de l’Interprétation juridique (avec ses canons et ses catégories d’intelligibilité), peut-être gagnerait-on à autonomiser deux axes nucléaires et à reconstituer les différences à partir des tensions polarisantes que ces axes comprennent. Avec le premier axe, on thématiserait ainsi le rôle du texte, et avec le second le rapport entre textualité et juridicité. Thématiser le rôle du texte serait en fait opposer son traitement comme simple objet cognitif (impliquant un schème sujet / objet)1 à sa reconnaissance comme sujet-interlocuteur d’une conversation responsable (justifiant une approche discursive argumentative sujet / sujet ou un processus collaboratif inlassablement renouvelé2)3.

Explorer le rapport entre textualité et juridicité serait en retour opposer les conceptions constitutives aux conceptions (seulement) expressives du texte, les premières justifiant une juridicité immanente, émergente des caractéristiques-exigences de la norme-texte (nous ramenant au cœur de la notion de loi de la période des Lumières, avec son identification à l’universalité rationnelle directement garantie par la généralité et l’abstraction de l’énoncé), et les secondes défendant une pluralité de références normatives extérieures (culminant dans la mobilisation des arguments of principle), voire une réintroduction du binôme interpretatio legis / interpretatio juris (Neves 2003 : 138-143). La question n’est pas cependant celle de la Théorie de l’Interprétation juridique en général, mais celle de l’indétermination et de ses projections méthodologiques sur la décision-jugement. Et s’il convient de ne pas oublier ces tensions et leur répartition plausible selon ces deux axes, il importe d’emblée de reconnaître qu’au regard de cette association entre indétermination et cas difficiles, il y a certainement d’autres tensions à prendre en compte.

Les sections qui suivent abordent ce thème principal et ses intersections complexes. Elles le font en recourant à la perspective interne qu’une certaine Théorie du Droit nous incite à poursuivre, sans pour autant négliger les précieuses ressources que nous offre le regard externe (modérément externe) de la Sémiotique Juridique. Ce regard nous oblige notamment à être attentifs à l’une des dimensions contemporaines de la pluralité, vraiment incontournable lorsqu’il s’agit d’évoquer la réalité juridique et son law in action : je parle de la dimension thématique qui résulte du contrepoint entre communications sociales généralisées et communications sociales restreintes – contrepoint associé à la notion de groupe sémiotique et au processus de narrativisation des structures partagées de compréhension (Greimas 1976 : 45 ss, 53-60 ; Jackson 1995 : 93-98, 154-158, 393-397, 424 ss).

Pour atteindre les objectifs de cette réflexion, l’article est divisé en 3 parties : l’item 2 (Indétermination et cas difficiles : tensions et potentiel aporétique) explore la conception dominante et dégage les postulats qui, dans une dynamique de dépassement partiel, l’immunisent contre une problématisation explicite ; l’item 3 (Indétermination et expérimentation concrète des normes légales : rejet du binôme cas faciles / cas difficiles) cherche à montrer à quel point, dans son intelligibilité méthodologique, le dépassement radical du binôme concernant les cas devient indispensable pour penser autrement le problème juridique de l’indétermination ; et, enfin, l’item 4 (Indétermination et expérimentation concrète des normes légales : la dialectique problème / système) éclaire la voie qui permet de passer du simple rejet du binôme à une reconnaissance de la rationalité pratique sujet / sujet propre à la jurisdictio – une rationalité qui se manifeste dans l’expérience autonome d’un artefact de concrétude analogiquement comparable et dans les possibilités corrélatives de la dialectique problème / système.

2. Indétermination et cas difficiles : tensions et potentiel aporétique

Note de bas de page 4 :

Dans le texte qui suit j’ai utilisé (avec la concentration et la simplification requises) quelques-unes des conclusions-claims auxquelles je suis parvenu dans une étude monographique sur le problème du binôme cas faciles/cas difficiles. Pour un examen moins hâtif des arguments avancés, je renvoie à cette monographie : Linhares 2017.

Je commence par une combinaison improbable de deux interlocuteurs et de deux diagnostics, qui, malgré eux, nous aident à comprendre les limites d’un traitement de l’indétermination dominé par le binôme cas faciles / cas difficiles. Dans cette étape, mon but n’est autre que de préciser en quels termes cette identification méthodologiquement conséquente entre indétermination linguistique et cas difficiles (proposant ou prescrivant un modus operandi pour les cas faciles et un autre pour les cas difficiles ou complexes)4 nous place (et nous condamne à rester…), maintenant par rapport à la dynamique d’érosion et dépassement du paradigme normativiste, dans une sorte de tempo di mezzo.

Note de bas de page 5 :

Cette autonomisation des théories des cas difficiles ne couvre pas toutes les propositions méthodologiques qui mobilisent les signifiants en question et leur binôme… – et seulement parce qu’elles les mobilisent ! –, elle envisage celles et seulement celles qui, en associant les tâches constitutives de la jurisdiction (“whenever a doubtful case arrives”) à une pure prerogative of choice (Holmes (1889) 2006 : 239), prennent simultanément au sérieux le problème de la création discrétionnaire que ce choix exige – ce qui implique devoir réfléchir à l’étendue de cette discrétion et à la rationalisation (plus ou moins effective) du choix entre alternatives qu’elle accomplit.

Note de bas de page 6 :

Dans les théories dites des cas difficiles, il est en effet possible de distinguer deux grandes voies : a) celle où le binôme relatif aux cas (ou la démarcation qu’il génère) – en exigeant un traitement de la discrétion (tendanciellement) libre d’intentions juridiques – nous apparaît comme une ressource constructive indissociable de la lutte contre le formalisme menée dans le common law world – une lutte qui (assimilant les héritages du conventionnalisme ou du pragmatisme, des critical legal scholars ou du law and humanities) se développe sur un ensemble de fronts très hétérogènes (avec des propositions aussi différentes que celles de Raz et Posner, Duncan Kennedy et Boyd White) ; b) celle inscrite dans un horizon qui dépasse largement ce parochial ground – alors qu’elle conjugue quelques acquis du normativisme « continental » avec les enjeux de la réhabilitation de la philosophie pratique et l’héritage du teleological turn –, où le même binôme nous apparaît comme un élément essentiel d’une certaine théorie standard de l’argumentation (Neil MacCormick, Robert Alexy, Aulis Aarnio, Aleksander Peczenik, Manuel Atienza) – beaucoup plus homogène certes, non seulement parce qu’elle se montre sensible à la pertinence des raisons juridiques (voire systémico-juridiques) –, mais aussi parce que, en retravaillant l’héritage de Wróblewski, elle nous apparaît éclairée par les contrepoints justification interne / justification externe, argumentation déductivement valide / argumentation non déductive, justification de premier ordre / justification de second ordre, subsomption / pondération. Avec des affinités majeures avec la première voie, la « théorie » des cas difficiles que nous devons a Hart se situe manifestement dans un middle way : en fait, il ne s’agit pas d’exonérer le juge de la nécessité d’un choix moral et politique – ce choix continue à être reconnu comme une causa sui autosuffisante (la conclusion, même si elle n’est pas arbitraire ou irrationnelle, est en effet un choix) ! –, mais il s’agit de défendre que des arguments juridiques (avec plus ou moins de poids) interviennent fructueusement dans ce choix. Pour un développement détaillé de cette reconstitution (et des critères qui justifient la distribution de ses interlocuteurs), cf. Linhares 2017 et 2020.

Reconnaître pleinement cette localisation (les composantes qu’elle refuse et celles qu’elle a problématiquement préservé) ne signifie pas certes ignorer le large éventail de solutions que cette dualisation de modi operandi nous permet d’envisager, et encore moins négliger les différences de configuration (intentionnellement structurantes) qu’elle assigne au territoire de la discretion5 (oscillant entre une open area libre de raisons juridiques et un Spielraum dominé par ces mêmes raisons, à savoir celles que les normes-principes justifient)6. Cela signifie cependant dénoncer une hésitation constructive (voire une circularité) et le paradoxe (voire l’aporie) qu’elle déclenche…

L’exemple par excellence de cette hésitation constructive (et du middle way qu’elle justifie, quelque part entre le « noble rêve du formalisme » et le « cauchemar du scepticisme réaliste ») se trouve certainement dans la proposition d’Herbert L. A. Hart (le premier et le plus direct ou central des interlocuteurs dont je parlais tout à l’heure). Il s’agit en effet de construire une théorie des hard cases inséparable de la thèse de l’open texture of law et d’identifier ainsi un problème spécifique : celui des incertitudes que la « communication » des règles générales (par la législation et les précédents) pose à la décision judiciaire – un problème de « crise de communication », concernant d’un côté les « situations de fait » sub judice (particular situations) ou leur impossibilité de se présenter à nous déjà « séparées » et « étiquetées » (marked off, labelled) comme « instances » (ou « cas d’application ») de ces règles –, et concernant de l’autre côté les règles elles-mêmes ou leur impossibilité de « faire un pas en avant » (step forward) afin de « revendiquer » ou « réclamer » (claiming) ces « instances » (Hart 1994 : 124-129 ; Hart 1997 : 969ss ; Hart 2013 : 652-665).

“Logic is silent on how to classify particulars – and this is the heart of a judicial decision” (Hart 1958: 610). Cette brève allusion suffit à se rendre compte que l’hésitation constructive invoquée est, après tout, celle qui relie l’inévitabilité d’une expérimentation concrète concernant la difficulté des cas à la possibilité de fixer dans l’abstrait les limites de cette expérimentation (ou la perspective qui la guide) : ce que revient à superposer (ou entrelacer) les exercices de clarification concernant les cas et les règles, ou plus rigoureusement, à soutenir que les premiers peuvent toujours être délimités par les « mots généraux » qu’emploient les seconds et par les « classifications » correspondantes (Hart 1994 : 124), celles-ci prises au sérieux dans leur autosubsistance rationnelle et dans leur déterminabilité herméneutique.

C’est ce présupposé qui permet à Herbert L. A. Hart de réinventer l’un des binômes auxquels Heck avait eu recours  celui qui oppose noyau et pénombre , mais désormais pour défendre que son exploration méthodiquement plausible nous ramène nécessairement à la représentation d’un discours d’alternatives (“... all rules have a penumbra of uncertainty where the judge must choose between alternatives”) (Hart 1994 : 12). Défendre ce découpage, c’est en effet, d’une part, admettre que ce discours d’alternatives s’affirme « dans la grande majorité des cas » (et certainement dans tous les cas vraiment « importants ») (Hart 1994 : 12) – ce qui suffit à écarter le rêve formaliste de l’exclusivité des cas faciles (“formalism’ or ‘literalism’ […] ignores the problems of the penumbra […], viewing the process as consisting pre-eminently in deductive reasoning”) (Hart 1958 : 608). Mais c’est aussi, d’autre part, soutenir qu’il est possible de faire correspondre à chaque règle générale un noyau-core de déterminabilité (“where there is general agreement in judgments as to the applicability of the classifying terms”) (Hart 1994 : 126)... Et c’est encore défendre que le choix dans les cas situés dans la pénombre doit être orienté rationnellement (Hart 1958 : 612, 614) – ce qui, combiné avec la reconnaissance de l’existence (aussi) de cas faciles (“standard cases or clear cases, [with] determinate rules”) (Hart 1994 : 04-05, 135 ; Hart 1958 : 612), implique à son tour d’écarter le cauchemar sceptique du Réalisme (et avec ceci la livraison inconditionnelle à un décisionnisme de cas difficiles). Ce qui nous ramène au middle way précité, désormais enfin éclairé comme une expérience de limited discretion faite de pouvoirs interstitiels (“... the courts exercise a genuine though interstitial law-making power or discretion in those cases where the existing explicit law fails to dictate a decision”) (Hart 1994 : 259).

Note de bas de page 7 :

Tout serait certainement différent si on voulait discuter les critères et limites de la création discrétionnaire !

On peut bien sûr dire que, malgré l’irrésistible exemplarité de ses formulations, Herbet L. A. Hart n’est que l’une des voix qui composent ce tissu. Les éléments que nous avons accentués sont cependant communes à toutes les autres voix7. Comme nous l’avons déjà vu, il s’agit de partir d’un traitement autosubsistant des matériaux juridiques disponibles, si l’on veut, et de l’exigence de présupposer et d’expérimenter le Droit en vigueur comme un ensemble de matériaux-ressources. Il s’agit cependant aussi de présupposer la norme-règle (voire explicitement une conception normativiste de norme-ratio) comme modèle (positif ou négatif) de cette autosubsistance (Linhares 2017 : 46 ss, 64 ss, 113 ss).

Cela ouvre la voie pour reconnaître en quels termes l’hésitation constructive précitée s’exacerbe, et c’est justement sur cette voie que la très brève intervention de notre deuxième interlocuteur (bien que marginale) devient précieuse. Je me réfère en fait à Jacques Derrida : d’une part, il s’agit d’ invoquer directement l’exemple de sa première aporie de possibilité-impossibilité concernant la décision-voluntas du juge (première aporie : l’épochè de la règle) – celle qui, soulignant l’exigence que cette décision soit à la fois réglée et sans règle, reconnaît l’invincible hétérogénéité du cas et de la règle ou la condition correspondante de communicabilité / incommunicabilité (Derrida 1994 : 50-52). D’autre part, il s’agit de rappeler une recommandation-clé concernant tout témoignage critique (mais surtout celui qui est pris au sérieux comme Déconstruction) – la recommandation qui fait dépendre la force de dépassement attribuable au jugement critique de la capacité réflexive à inscrire les pratiques qu’elle déconstruit dans un jeu authentique de différences ou de dissémination, c’est-à-dire, de la capacité à s’ouvrir à la recontextualisation illimitée qui est (circulairement) le contexte et le corrélat de telles pratiques (Derrida 1988 : 136).

Comme nous ne cesserons de le souligner, la principale difficulté de la pragmatique commune qui associe l’indétermination à la question des cas difficiles (qui est aussi, après tout, la principale difficulté de l’exploration par Derrida du potentiel aporétique lié au Droit) réside précisément dans l’incapacité à remplir cette agenda critique, ou du moins à faire justice à cette ouverture – incapacité qui correspond ici, très clairement, à la fidélité à un traitement étanche du moment de l’interprétation, pensé dans l’abstrait (avec des limites d’intelligibilité cognitivo-herméneutiques que seulement les significations grammaticales du texte pourront plus ou moins drastiquement assurer).

En revenant sur le traitement de l’indétermination dans le cadre du binôme cas faciles / cas difficiles, on doit en effet souligner que tout se passe comme si l’on disait que ce binôme, quelle que soit la traduction par laquelle il nous est exposé (et la conception qu’il reflète), ne devient méthodiquement intelligible que si l’on fait abstraction de la priorité méthodique du problème concret ou si (au nom d’un explicite ou implicite isomorphisme des faits) (Silatala 2011 : 29-55) on renonce à comprendre toutes les composantes du problème-controverse qui, dans leur autonomie ou dynamique spécifiques, dépassent le cadre assigné aux dits matériaux-ressources. Ce qui nous amène finalement à conclure que l’attention portée à la controverse-cas, bien qu’indispensable, se cantonne ici à une mission heuristique – celle de sélectionner les matériaux normatifs et leurs articulations pertinentes –, se diluant ou disparaissant (étant en quelque sorte absorbée par l’iter méthodique) dès que cette étape est accomplie avec succès – pour que la perspective soit, sans équivoque, celle qui nous est offerte par l’intelligibilité autosubsistante d’une totalité et par celle-ci comme somme virtuelle d’opportunités de détermination.

Tout cela, sans oublier que connaître (interpréter) cette totalité, c’est désormais accéder à un ensemble d’alternatives légitimes et que cette légitimité signifie simultanément possibilité linguistiquement sanctionnée (inclusion dans le cercle des significations permises) et capacité d’assimilation ou de cadrage rationnel du cas-controverse sub judice. Il s’agit en effet de parier sur un exercice de qualification-découpage-graduation des cas (faciles ou difficiles, plus faciles ou plus difficiles) qui, étant exclusivement déterminé par le nombre d’alternatives permises (une ou plusieurs alternatives / peu d’alternatives ou beaucoup d’alternatives), précise les expectatives en question, en distinguant le cadrage rationnel et la logique de dés-implication (ici comme logique d’inférence ou d’extraction de significations impliquées).

Il y a en effet une différence significative entre les deux situations méthodologiques suivantes : celle qui affirme que l’une des alternatives correspond à la solution à obtenir (ou est capable de l’assimiler rationnellement)… et celle qui postule que la solution du cas s’obtient par déduction de l’énoncé normatif (-prémisse) qui constitue cette alternative. Selon les conceptions qui nous occupent, une telle inférence ne se produira que dans les cas dits faciles – chaque fois que la perspective des matériaux-données nous expose à une seule possibilité légitime ! Dès que ces possibilités se multiplient – et c’est cette multiplication (et seulement elle !) qui soutient la démarcation abstraite des cas difficiles (“I casi difficili sono quelli […] in cui il giudice è posto di fronte ad un numero di possibilità, tutte legitime nell’ambito dell’ordinamento”) (Barak 1995 : 45) –, la détermination cognitive des alternatives ou de leurs frontières extérieures (éclairées par les possibilités de l’ordre juridique actuel) n’est plus le dernier mot, demandant plutôt une nouvelle étape.

Cette étape est, à son tour, construite par un ensemble d’actes de voluntas (le dernier desquels impose autoritairement l’une des alternatives légitimes) : ce qui nous montre que les options de détermination en jeu – même lorsqu’elles s’avèrent capables de mobiliser des arguments avec warrants normatifs-juridiques – sont loin d’intégrer (c’est à dire, de pouvoir être contenues dans) les significations des matériaux précédemment présupposés et dans les alternatives qui les spécifient. Comme si le spectre de la Rahmentheorie de Hans Kelsen, malgré sa différence majeure concernant la consistance cognitive, planait enfin sur le découpage du discours des cas difficiles, qu’il s’agisse de l’assumer dans la perspective d’un espace ouvert, libre d’intentions juridiques, ou qu’il s’agisse de le rendre compatible avec une argumentation juridiquement institutionnalisée (Linhares 2017 : 113-118).

Lorsque les défis de la difficulté des cas et des incertitudes dans la communication du langage normatif se chevauchent et se confondent, on aboutit en fait au modèle de l’isolement qui, on l’a vu, peut être dit synchronique. Celui qui, en oubliant le « cas dans sa singularité » et en faisant abstraction du « rapport diachronique » que ce cas établit avec un enchaînement de cas analogues (ou encore négligeant le noyau problématique in action commun à tous ces cas), se préoccupe moins des problèmes de concurrence entre matériaux juridiques (entre matériaux qui se disputent l’assimilation d’un problème concret) que des différentes possibilités d’interprétation (ou du semantischer Spielraum) que le langage mobilisé par chacun de ces matériaux lui permet – semantischer Spielraum que devra encadrer (et légitimer rationnellement), à son tour, une spécification pragmatique ultérieure (et la décision qui la soutient).

Tandis que l’attention à ces problèmes de concurrence impliquerait d’invoquer une certaine représentation locale de l’incertitude (“focused on […] the immediate ambiguity of fact and alternative rules in the context of indidividual cases”), le souci de la prédétermination de ce cadre sémantique signifie, en contraste, se sacrifier à une représentation globale (“emphasizing […] a ‘global’ indeterminacy”) : comme s’il s’agissait après tout de « confiner l’indéterminabilité juridiquement pertinente » (dans son assimilation possible de la question de la délimitation des cas difficiles) au problème des « interstices » qui, avec plus ou moins d’étendue ou d’intensité (et se projetant à la fois sur les plans extensionnel et intensionnel) séparent ou blessent les « significations verbales » (Kelogg 2013 : 12-14).

3. Indétermination et expérimentation concrète des normes légales : rejet du binôme cas faciles / cas difficiles

Note de bas de page 8 :

Pour une considération de toutes ces possibilités de classification et de substitution, cf. Linhares 2017 : 118-143.

Brûlons quelques étapes espérées, plus ou moins habituellement fréquentées. Celles par exemple qui nous permettent de distinguer les types d’imperfection linguistique – en opposant les ambiguïtés (équivocités ou plurivocités) et les incohérences connotativement-intensivement reconnues et les imprécisions et porosités dénotativement-extensivement pertinentes (Neves 1993 : 109-115, 127-141 ; Neves 1995 : 435-441 ; Neves 2003 : 173-184) – ou de distribuer les « objects » de la création discrétionnaire du juge –, en recréant le contrepoint « discrétion concernant les normes / discrétion concernant les faits / discrétion concernant l’application des règles aux faits » (Barak 1995 : 21-26). Ou bien les étapes qui, relevant de la pragmatique de pluralité qui divise la Théorie du Droit contemporaine, nous incitent à qualifier l’indeterminicy thesis : ce qui, avec Gerald Postema, correspond par exemple à une séquence de deux contrepoints (“unlimited or global versus limited or local indeterminicy, narrow versus counterfactual indetermination”, Postema 2011 226, 234-235), ou, avec L. Solum, à une distinction entre conceptions fortes et faibles (“strong versus weak indetermination thesis”) (Solum 1987 : 462-503). Ou encore les étapes qui proposent une drastique substitution de signifiants, introduisant les catégories (réputées préférables) de la sous-détermination (underdeterminacy, Solum 1987 : 472 ss.), de l’incertitude (uncertainty, (Dworkin 1996 : 131-134 ; Dworkin 2011 : 34-35, 118 ss) ou de l’indécidabilité (Derrida 1988 : 116 ; Balkin 2005 : 719-740). Cet exercice nous apporteraient des éclaircissements non négligeables, en nous maintenant cependant (bien que pour des raisons différentes) dans l’immanence du rapport indétermination / cas difficiles tout en reproduisant (voire en exacerbant) les hésitations constructives et le potentiel aporétique déjà reconnus8.

Il est en effet urgent de revenir à notre question principale, que je me permets de reposer dans les termes suivants : pour comprendre les implications méthodologiques et juridiques de l’indétermination (les rendant congruentes avec les conclusions-claims d’autonomie qui distinguent le monde pratique du Droit), ne gagnerait-on pas significativement à renoncer à cette affinité (à cette parentalité complexe) entre discrétion linguistique et discrétion juridique justifiée par la théorie des cas difficiles ? Comme la réflexion précédente le laissait présager, j’avancerai ici une réponse positive. Je le ferai (en deux mots seulement !), en questionnant non seulement l’identification qui fusionne l’indétermination des matériaux juridiques et la difficulté des cas-controverses, mais aussi et surtout en rejetant toute la pertinence méthodologique du binôme, quelle que soit la variante défendue. Je le ferai aussi écoutant successivement Ronald Dworkin et António Castanheira Neves. Comme si on envisageait enfin deux moments ou deux étapes…

Il s’agit bien d’exiger que la discretion in play, lorsqu’elle est projetée dans le modus operandi du juge – du fait de la redondance évidente de ses deux sens faibles et de l’insuffisance, voire de l’inexactitude, de son sens fort (Dworkin 1984 : 31 ss) –, nous paraisse dépourvue de toute projection méthodologique. Il s’agit cependant aussi de rejeter les possibilités d’une no-right-(legal)-answer thesis (et le scepticisme interne qui nourrit ses manifestations) (Dworkin 1985 : 119-145), avec un revers lumineux qui, on le sait, s’accomplit grâce à la conception du Droit comme intégrité et à l’interprétativisme qui la rend possible... Cette conception suppose l’autonomie des arguments of principle – c’est-à-dire, la plausibilité d’un right answer qui, étant fondée sur les legal rights des sujets de la controverse, n’en est pas moins (inséparablement) éclairée par la political hypothesis du respect de la « communauté de principes » ou de celle-ci « interprétée » du point de vue da la meilleure théorie possible.

Significativement, ceci nous amène à reconnaître que les cas dits faciles ne sont que des « cas particuliers des cas difficiles » (“easy cases are, for law as integrity, only special cases of hard ones”) (Dworkin 1986 : 266)… De sorte que la possibilité de les identifier comme tels (“… encountering which we may cal the easy-case problem”) (Dworkin 1986 : 353) n’affecte ni le continuum des pratiques de jugement ni l’unité du schème méthodique qui, guidé par une conception du Droit comme intégrité, correspond internement au développement de ces pratiques (“law as integrity explains and justifies easy cases as well as hard ones […] [,] it also shows why they are easy / Hercules does not need one method for hard cases and another for easy ones […] his method is equally at work in easy cases”) (Dworkin 1986: 266, 354).

Avec les possibilités offertes par cette conception du Droit, pourquoi devrait-on aller plus loin (pourquoi ne pourrait-on pas se contenter des résultats de cette étape) ? Si la mobilisation des principes comme fondements garantit sans équivoque une exigence d’unité méthodique (capable de rejeter toute discontinuous strategy of adjudication), l’attribution aux pratiques juridiques d’une intelligibilité interprétative (pariant sur la rationalisation constructive offerte par l’interprétation collaborative) favorise cependant la survivance de quelques signes concernant la pragmatique facile / difficile. Il s’agit notamment des signes qui concilient l’ouverture du texte (inscrit dans mouvement incessant de récréation dû à la chain of law) avec une intentio operis explicitement sémantique (justifiant un semantic originalism) (Dworkin 1997 : 1249, 1256-1262) et de ceux qui traitent le cas-controverse (dans sa signification méthodologique) comme un ensemble de situations (créatives) de lecture et d’écriture des matériaux juridiques (Linhares 1997 : 157-170).

Ceci nous conduit à une dernière étape (ouverte précisément par le Jurisprudentialisme de António Castanheira Neves). Il s’agit en effet très clairement de reconnaître que le dépassement méthodologiquement complet du binôme concernant les cas n’est pleinement accompli que si l’on parie sur une compréhension du Droit qui, concentrée sur la priorité du cas-événement, reconnaît, d’une part, dans la construction pratico-culturelle de la concrétude (juridiquement pertinente) et dans ses exigences normatives l’authentique prius méthodologique (« la perspective problématique-intentionnelle qui conditionne tout et en fonction de laquelle tout doit être interrogé et résolu », Neves 1993 : 142, notre traduction) et qui, d’autre part, rend une telle construction (et l’expérience du juste concret de son respondere) circulairement inséparable d’une expérience de tertialité (et du système pluridimensionnel et ouvert qui la rend possible) (Linhares 2020).

Plus que la distinction fondements / critères (avec sa rupture fondamentale du continuum principes / normes), ce qui importe ici, c’est avant tout la pluralité des critères (législatifs, doctrinaires et judiciels) – et surtout l’irréductibilité des schèmes de solution apportés par les critères de la jurisprudence dogmatique et juridictionnelle (lorsqu’ils exemplifient et reconstruisent réflexivement des situations-problèmes) aux modèles programmatiques assumés par les prescriptions législatives. Quand on accentue cette irréductibilité, on est en effet en condition d’inscrire la perspective du problème dans l’expérience même du système sans condamner celle-ci à la représentation d’un catalogue de topoi (équivalents in abstracto). Cela implique attribuer à chacune des couches du système (principes, prescriptions législatives, préjugements ou précédents juridictionnels, critères dogmatiques, réalité juridique) un mode d’existence pratique (et de contraignement autoritaire ou présomptif) institutionnellement distinct ; et cela implique aussi libérer la circularité pratique ainsi mise en mouvement de son abîme aporétique et lui rendre la productivité lumineuse d’une dialectique (problème / système / problème).

Antonio Castanheira Neves dit : « Il n’y a pas de cas faciles et de cas difficiles, il y a simplement des cas juridiques… » (Neves 2009 : 24, notre traduction). Est-ce là la conclusion-claim à retenir ? Assurément. Et d’emblée sur un plan qui nous permet de maintenir une unité méthodique immaculée. Il y a certainement des degrés de facilité / difficulté qui peuvent être détectés en assumant pleinement le prius du cas juridique decidendo, mais ceux-ci ne troublent pas l’inévitabilité de la dialectique problème / système (et l’unité du schéma méthodique qui l’assume). Car ils sont privés de l’homogénéité qui, sur le plan intentionnel et objectif-matériel, nous serait indispensable pour pouvoir reconnaître d’un côté de manière productive le problème méthodologique de la difficulté des cas – ou pour isoler transversalement la question qui l’identifie (concernant l’indétermination, l’incertitude ou l’indecidabilité) –, et de l’autre côté pour transformer l’appréciation en question (signalant le degré de complexité précité) en une qualification ou une étiquette auto-identifiable, référentiellement (ou ontiquement) attribuable à des cas concrets réels – une qualification qui, une fois préalablement réglé, conditionnerait décisivement (sur les plans de la rationalité, des catégories d’intelligibilité ou de la méthodique) la construction des jugements correspondants (Linhares 2017 : 171-182).

4. Indétermination et expérimentation concrète des normes légales : la dialectique problème / système

Note de bas de page 9 :

L’association de l’interprétation juridique aux jugements abstraits est encore préservée dans la systématisation proposée par Karl Engisch (2018), qui distingue interprétation abstraite et application (subsomptive) concrète : “die Gewinnung abstrakter juristischer Urteile aus dem Rechtssätze: Auslegung und Verstehen” (kapitel IV) / die Gewinnung konkreter juristischer Urteile aus dem Rechtssätze: insbesondere das Problem des Subsumtion” (kapitel III) (Engisch 2018).

Note de bas de page 10 :

Nous retrouvons ici la théorie canonique de l’interprétation du XIXe siècle, attribuant aux éléments grammatical, historique et logico-systématique de Savigny l’identité de facteurs intra-textuels (permettant la détermination de significations textuellement intrinsèques) et traitant par contraste l’exploration des composantes rationnelles-téléologiques (concernant le Grund, la motivation ou la justification) comme ressources d’une (dangereuse) approche extratextuelle.

Note de bas de page 11 :

António Castanheira Neves discute systématiquement ce contrepoint, tout en défendant une vision pratique-normative. La question directrice est en fait la suivante : “Est-ce que le problème de l’interprétation du droit doit être compris comme un problème strictement ou rigoureusement herméneutique ou bien comme un problème essentiellement normatif ? En d’autres termes, le problème de l’interprétation juridique consiste-t-il à savoir ce qui est textuellement contenu dans la loi, et comment ces significations doivent être déterminées en termes purement herméneutiques, ou plutôt à savoir de quelle manière pratique-normative le sens juridico-normatif de cette loi devra-t-il être assimilée afin qu’elle puisse être mobilisée comme un critère juridiquement adéquat pour une décision correcte sur un problème concret ?” (Neves 1993 : 83-84).

Il y a cependant un autre aspect fondamental à prendre en compte. Pour donner à l’indétermination juridique un sens différent (en évitant qu’elle soit traitée comme une pure indétermination linguistique), il ne suffit pas en effet de l’affranchir du binôme relatif aux cas. Il faut encore prendre position face à deux autres tensions constructives et à leurs binômes respectifs. Quelles sont ces tensions ? D’abord, celle qui interroge la textualité en tant que telle, opposant interprétation in abstracto à interprétation du point de vue du cas concret9 (et complétant le premier pôle par la distinction entre significations ou éléments-facteurs intra- et extratextuels10). Ensuite, celle qui interroge la nature de l’interprétation, opposant une identité purement herméneutique à une identité pratique-normative (normativement constitutive)11.

La réponse à ces deux sortes de tensions (ou à la séquence qu’elles engendrent) n’est pas exempte à son tour de conséquences méthodiques immédiates, dont la plus importante est assurément celle qui concerne l’autonomie ou l’isolement synchroniques de l’interprétation : cette interprétation doit-elle continuer à être conçue (non seulement analytiquement mais aussi chronologiquement) comme une opération (ou un moment) in abstracto (antérieur à l’application)… ? Ou bien la perspective de la concrétude analogiquement comparable, donnant au cas-problème une priorité méthodologique décisive, doit-elle imposer, au contraire, un authentique continuum performatif, restituant à l’interprétation son « sens intégral » de « réalisation du droit », sens intégral du reste incompatible avec « toute » scission ou division méthodologiquement plausible entre interprétation et application de la loi (Neves 2003 : 45) ?

En répondant positivement à cette deuxième question, la conception du Jurisprudentialisme transforme radicalement le problème méthodologique de l’indétermination. Il ne s’agit pas seulement de rejeter une linguistic meaning approach ou d’inscrire les matériaux juridiques dans un continuum de concrétisation-réalisation-performance, mais aussi d’exiger que les normes légales soient hypothétiquement travaillées comme des jugements de valeur explicites (comme des normes-problème demandant une confrontation analogique avec le domaine de pertinence du cas-controverse) (Neves 1993 : 151-152, 166 ss), ainsi que de soumettre la construction de cette décision-jugement à des tests autonomes de contrôle pratique-rationnel, considérant simultanément et inextricablement sa justesse matérielle concrète et sa concordance dogmatique (le Richtigkeitskontrol et le Stimmigkeitskontrol autonomisés par Esser).

Au regard de cette dernière concordance, deux étapes semblent en effet exigibles : celle qui adopte une approche téléologique immanente, considérant exclusivement des arguments of policy (ratio legis), et celle qui dépasse ce niveau pour développer une réalisation principielle axiologiquement engagée, mobilisant d’authentiques arguments of principle (ratio juris) (Neves 1993 : 184-196). Tout se passe comme si, avec ce mapping, le problème de l’indétermination, se dégageant de ses affinités électives avec le problème des cas difficiles, s’identifiait pleinement à celui des limites intentionnelles des normes juridiques et à l’expérience de l’historicité intensive qui se manifeste dans tout exercice de reconstitution de ces normes (Neves 1995 : 75-79).

Ainsi, le dépassement de cette indétermination (quelle que soit sa complexité) peut toujours s’accomplir en mobilisant la dialectique problème / système. Sans oublier que l’intervention du système exige, elle aussi, toujours le concours de ses différentes couches… Même s’il existe une correspondance apparemment totale entre les circonstances du cas et les circonstances typifiées dans la norme, le juge ne pourra jamais se passer d’une expérimentation de cette norme dans la perspective de ce cas (« le facteur de décision, c’est la confrontation entre problèmes – entre le type de problème de la norme et la nature du problème concret –, et non pas l’identité des situations – la situation prévue dans l’hypothèse de la norme et la situation concrète… », Neves 1993 : 174, notre traduction). Enfin, il ne pourra jamais se passer non plus d’une expérimentation qui convoquera inévitablement la ratio juris (et les principes normatifs institutionnellement juridiques qui la soutiennent), mais aussi l’expérience de la jurisprudence et de la doctrine. Même par rapport aux principes normatifs et à leur historicité constitutive, le médiateur par excellence ne peut manquer d’être le Juristenrecht que ces deux expériences construisent (Linhares 2018).

Conclusions

Le chemin que nous venons de parcourir dans cet article nous a confrontés à deux approches incontestablement différentes du problème juridique de l’indétermination et de ses projections méthodologiques sur la décision-jugement.

Aussi intéressantes que puissent être les contributions à ce problème produites par les « théories » dites des cas difficiles, seul le rejet critique de ce lien (ou du binôme qui le spécifie), rendant l’indétermination normative-juridique irréductible à une simple indétermination linguistique, nous semble répondre de manière productive aux défis de contextualisation critique que les circonstances actuelles exigent du Droit… De quel Droit ? S’agit-il de tous les Droits possibles, c’est-à-dire, de l’ensemble de réponses effectives (coercitivement consacrées) au problème de la vie en commun,
quel que soit l’horizon culturel et civilisationnel et l’arc ou le cycle temporel dans lequel ce problème s’inscrit ? Certainement pas. Il s’agit au contraire, et très clairement, d’un certain Droit, assumé sans équivoque comme un projet et un mode de vie (voire comme une réponse pratique-culturelle) lié au Texte de l’Occident, construit par des matrices judéo-chrétiennes, gréco-romaines et européennes et poursuivant ainsi son chemin (et sa dialectique avec ses contextes de réalité) en tant que réponse possible (entre autres réponses également possibles) à un problème nécessaire d’institutionnalisation (ou de création d’un ordre) (Neves 1993 : 231-234 ; Neves 2008 : 9-41, 101-128).

Pour ce Droit-projet, cela signifie pouvoir rétablir la continuité avec son contexte originel d’émergence (dû ou attribué à l’héritage de la civitas romaine) et retrouver ainsi son véritable noyau identitaire dans la priorité méthodologiquement constitutive de la controverse-cas, mais aussi dans l’invention de l’exemplarité comme concrétude analogiquement comparable – tous deux réinventés sous le feu de notre présent (et assumant ainsi la circularité dialectique que les pôles du problème et du système finissent par tisser).

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