État de Droit, langage et textualité juridique Rule of Law, language and legal textuality

Pierre Moor

Université de Lausanne

https://doi.org/10.25965/as.7844

Après un bref rappel des principes essentiels de l’État de Droit, l’auteur analyse la logique de l’application du droit dans la perspective de la sémiotique. Il met en évidence l’importance des normes à faible densité et l’imprévisibilité consécutive de la mise en œuvre des règles juridiques : les signes qui composent le texte à appliquer ne trouvent alors pleinement sens qu’en rapport avec le concret des cas d’espèce qui sont, au stade de l’application, leurs référents. S’il en résulte un déficit dans la réalisation maximale de l’État de Droit, la procéduralisation croissante des décisions étatiques le compense partiellement. De plus, l’imprévisibilité est inévitable, tant au regard de l’accomplissement des tâches étatiques que de la prise en considération par le juge, notamment sous l’angle de l’équité et de la justice, des situations concrètes.

After a brief reminder of the essential principles of the Rule of Law, the Author analyzes the logic of the application of law from the perspective of semiotics. The article highlights the importance of low density standards and the consequent unpredictability of the implementation of legal rules : the signs that make up the text to be applied only find full meaning in relation to the concrete of the cases of species which are, at the application stage, their referents. If this results in a deficit in the maximum realization of the Rule of Law, the increasing proceduralization of state decisions partially compensates for it. In addition, unpredictability is inevitable, both with regard to the performance of state tasks and the consideration, especially from the angle of equity and justice, of concrete situations.

Index

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Mots-clés : densité normative, imprévisibilité, logique juridique, procéduralisation du Droit, textes normatifs

Keywords : legal logic, normative density, normative texts, proceduralization of the Law, unpredictability

Auteurs cités : Umberto ECO, Gérard GENETTE, Algirdas J. GREIMAS, Jürgen HABERMAS, Niklas LUHMANN, Edgar MORIN, Chaïm PERELMAN, Paul RICŒUR

Plan
Texte intégral

1. La problématique

État de Droit et textualité juridique : la juxtaposition de ces termes semble à première vue incongrue, vu leur différence de nature. Le premier est un concept descriptif juridico-politique d’une certaine configuration du droit, plus précisément du Droit Constitutionnel, configuration qui est considérée par certains États – pour la plupart, ce sont des États occidentaux – comme l’alpha et l’oméga d’une organisation politique modèle ; d’une certaine manière, c’est le concept d’une idéologie. Le second résulte d’une analyse théorique des structures et du fonctionnement du système juridique.

Mettre ces deux termes en relation consisterait, dans leur juxtaposition, à expliciter, d’une part, quelle organisation du Droit est postulée pour l’effectivité du modèle et, d’autre part, quel impact ont sur l’organisation effective du modèle les modalités réelles du système juridique tel qu’il est pratiqué.

Pour chacune de ces deux explicitations, il faut préalablement être au clair sur le concept-modèle d’État de Droit et sur la théorie du droit à développer sur l’organisation et le fonctionnement du système juridique des États gouvernés selon ce modèle.

2. Le concept d’État de Droit

Le modèle d’État de Droit s’est réalisé, entre tous les États qui ont voulu s’en inspirer, à différentes époques de leurs histoires politiques respectives, selon diverses variantes et à différents degrés. La description du concept d’État de Droit ne peut donc être faite que sur le mode de l’idéal-type. Ses éléments sont assez familiers à tout lecteur qui est intéressé à la politique de son pays pour ne faire ici l’objet que d’un bref rappel.

Le principe premier est sans doute celui de la légalité : tout acte de l’État doit reposer sur une base légale. Et, par base légale, on doit entendre une norme juridique adoptée par un parlement librement élu : une loi. C’est un acte public, accessible à tout un chacun, et tout un chacun est en mesure de le respecter. La Cour Européenne des Droits de l’Homme l’a défini de manière devenue classique :

Note de bas de page 1 :

Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26.4.1979, Série A, vol. 30, § 49 (italiques de l’auteur).

[...] on ne peut considérer comme une loi qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé.1

Parallèlement ont été développées les garanties de droits fondamentaux. Parmi celles-ci, les libertés d’association et d’expression sont consubstantielles à la structure parlementaire.

La qualité de sujets de droit consiste en la faculté juridiquement reconnue de déduire des prétentions contre l’État à partir des droits fondamentaux, de même qu’en la reconnaissance de leur autonomie dans leurs relations entre eux : seule leur volonté ou, à défaut une base légale, peut justifier des obligations mises à leur charge.

Le tout implique un appareil judiciaire jouissant d’une totale indépendance, propre à garantir l’effectivité du principe de la base légale et celle de la qualité de sujets de droit.

Historiquement, l’ensemble de ces structures s’est mis en place à partir de l’affermissement des États-nations, qui ont centralisé dans leurs organes la création du Droit. Une Constitution – écrite ou non – en posait, et en pose toujours l’organisation, en même temps que la garantie des droits fondamentaux et des procédures démocratiques.

Quelque schématique qu’il soit, ce bref rappel suffira à confronter le modèle de l’État de Droit avec l’organisation et la structure du Droit telles qu’elles sont pratiquées dans les États occidentaux. Il permet de rendre compte de la cohérence de sa conception : les différents éléments sont censés former un système dans lequel ils sont en relation nécessaire les uns avec les autres. En fin de compte, on peut observer que la vision est portée par la volonté d’encadrer et de limiter la dimension politique de la structure de pouvoir qu’est l’État, en garantissant l’autonomie de la société civile et en instituant les processus dans lesquels celle-ci est capable de contrôler, voire de diriger ce que, sous l’Ancien Régime, Hobbes avait désigné allégoriquement comme Léviathan.

3. Système et structures du Droit

3.1. Remarque préliminaire

Le Droit dont nous allons décrire les structures de fonctionnement en en faisant la théorie est celui des États qui, dans le moment de l’adoption de leur Constitution, ont décidé d’être des États de Droit, en se référant aux principes rappelés ci-dessus. Nous pourrons ainsi confronter idéologie et réalité : l’idéologie qui a conduit à la mise en place de l’organisation politique des institutions étatiques et la réalité du fonctionnement du Droit produit par ces institutions. L’une comme l’autre étant le produit d’une évolution socio-historique commune, dans ses grandes lignes, à certains États et, par conséquent, ne devant pas être considérées comme des essences universelles, elles doivent être analysées comme des apparitions contingentes d’une tradition originale spécifique, empêchant dès lors toute extrapolation à d’autres traditions.

3.2. Le droit en tant que système normatif appliqué

On voit souvent le Droit comme un édifice de normes générales, du moins dans les États de Droit écrit. Cependant, les normes existent pour être appliquées : soit par les autorités, soit par les « justiciables ». Celles-là le font explicitement, ceux-ci, dans leurs comportements, en s’y référant expressément ou, implicitement, en suivant les usages en cours dans la culture juridique de leur société. Le Droit est donc une pratique sociale en même temps qu’un ensemble abstrait plus ou moins ordonné de normes, dont la mise en œuvre est précisément cette pratique ; et celle-ci va consister en un travail spécifique sur les normes et avec elles, qui conduit à leur effectivité.

Note de bas de page 2 :

Cf. Moor 2005 : 69 ss ; Moor 2021 : 25 ss, 127 ss.

Note de bas de page 3 :

Le terme est emprunté à Somek 2006 : 10 ss.

En d’autres mots, le Droit ne peut être conçu sans la dimension de son application, qui est sa finalité, inscrite dans son être même (Moor 2005 : 69 ss ; Moor 2021 : 25 ss ; 127 ss)2. Occulter cette dimension, c’est céder à l’illusion du syllogisme dit judiciaire, illusion qui réduit l’ordre juridique au schéma simpliste d’une mise en œuvre par la seule opération logique de la déduction, laquelle, par définition, n’apporte aucune connaissance nouvelle sur la norme. Or une observation de la réalité du phénomène juridique, même la plus superficielle, montre à l’évidence que la logique nécessaire pour mener les normes à leur application est infiniment plus complexe. Cette complexité explique qu’il faille des juges, des avocats, des professeurs pour manier avec une expertise spécifique les opérations juridiques : des « experts » (Somek 2006 : 10 ss)3, ceux qui, selon la formule de la Cour Européenne, donnent des « conseils éclairés ».

Note de bas de page 4 :

Sur le concept de système, cf. Morin 1977 : 94 ss, et sur celui d’unité complexe, ibid. : 105 ss ; sur l’approche systémique en Théorie du Droit, cf. Moor 2021 : 45 ss.

Note de bas de page 5 :

Sur le sujet de droit et la doctrine, cf. Moor 2021 : 136 ss, 216 ss.

Cette pratique est organisée comme un système qui forme une unité complexe, c’est-à-dire un tout dont les éléments sont en interrelation et dont leur combinaison organisatrice constitue l’unité et l’identité4 (Morin 1977 : 94 ss, 105 ss ; Moor 2021 : 45 ss). Ces éléments sont les normes et leurs textes, les différentes fonctions (juges, doctrine, sujets de droit5 [Moor 2021 : 136 ss, 216 ss]) qui assurent les communications à l’intérieur du système et les relations avec son environnement et, enfin, les acteurs qui, exerçant ces fonctions, travaillent sur et avec ces normes par la médiation des textes.

3.3. L’incertitude et le raisonnable

Note de bas de page 6 :

Voir plus bas le concept de densité normative.

Dans la citation faite plus haut de la Cour Européenne, deux expressions, mises ici en italiques, doivent retenir l’attention : « en s’entourant au besoin de conseils éclairés, [le citoyen] doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé ». À la lecture de ces deux expressions, plusieurs points posent question et demanderaient d’être explicités : quand y a-t-il un tel besoin ? Quels sont les éclaircissements qui peuvent être apportés ? Et qu’est-ce qu’un degré raisonnable de prévision ? Il ressort en tout cas de ces formules que, très souvent, il ne suffit pas de savoir lire pour prévoir avec certitude « les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé ». Il est en effet fréquent que ce soit seulement au stade de l’application de la norme qu’il est possible de déterminer le sens qu’elle a à prendre dans les situations concrètes ; dans ce type de configurations, la question à laquelle il faut répondre pour donner une solution au cas ne peut résulter de la seule lecture du texte de cette norme, dont l’abstraction et la généralité laissent indéterminé le sens à produire dans les idiosyncrasies des cas individuels. Mais il faut alors évaluer les conséquences à tirer de ce que nous appellerons la réserve d’incertitude créée, au niveau même de la loi, par de telles indéterminations normatives – dites notions juridiques indéterminées –, qui ne seront levées que dans l’application concrète6.

Note de bas de page 7 :

Latour 2004 : 104, 153/4, 161/2, 181, 187, 202.

Note de bas de page 8 :

C’est Niklas Luhmann qui, le premier, a mis le concept au centre de son analyse du système juridique – cf. Luhmann 1995 : 131 ss. Voir Moor 2021 : 135 ss.

Note de bas de page 9 :

Voir plus bas sous ch. 3.4.4.1. le concept de densité normative.

Ces questions ne concernent pas seulement les laïcs, pour désigner ainsi les non-juristes, lorsqu’ils ont intérêt à savoir quel sera le régime juridique de leurs activités, mais aussi tous les professionnels du Droit – les experts –, au premier rang desquels il faut placer les juges, au moment d’appliquer le Droit aux laïcs. Car ils sont tous placés devant la même problématique : comment lever l’incertitude de l’application créée par une notion juridique indéterminée. Certes, les seconds le font avec une portée impérative – ils disent le Droit – tandis que, pour les premiers, il ne s’agit que d’une anticipation de ce que diront les autorités si elles sont saisies d’un litige : les laïcs ne peuvent pas être assurés de la solution, quels que soient les « conseils éclairés » des experts, puisque, par définition, si le critère à appliquer est celui de la « raisonnabilité », dans quantité de cas, plusieurs solutions peuvent être qualifiées de « raisonnables ». Mais le juge est dans la même situation que les laïcs, même s’il est plus « éclairé » qu’eux : lui aussi doit se déterminer sur ce qui est « raisonnable » et doit choisir ce qu’il va dire comme étant le droit. Comme l’écrit Bruno Latour en décrivant la posture intellectuelle du juge (Latour 2004 : 104 ss)7, le sentiment dominant chez les juristes est l’hésitation sur le « raisonnable » pour lequel opter. Cette observation rejoint l’analyse que fait Niklas Luhmann de la substance normative du droit (Luhmann 1995 : 131 ss)8 laquelle laisse le plus souvent subsister une marge d’incertitude dans l’interprétation et l’application du Droit9.

Le juge est pourtant dans une position particulière. Le laïc peut se satisfaire de l’incertitude : « On verra bien ! », ou « Dans le doute, abstiens-toi ! », peut-il se dire. Le juge, lui, doit décider, sous peine de déni de justice : c’est à lui qu’il incombe de lever l’incertitude, cela en tranchant. Le juge rend des arrêts : le mot peut être pris au pied de la lettre – il doit arrêter d’hésiter entre plusieurs solutions « raisonnables ». Mais, comment le fait-il ? C’est ce que la Théorie du Droit doit expliciter. Cela implique une analyse des rapports entre la norme et les décisions qui l’appliquent ; comme ces rapports s’établissent par la médiation du texte de la norme – car il n’est pas possible de connaître une norme autrement que par la lecture du texte qui la dit –, il s’agit premièrement d’analyser les rapports entre le texte et la norme elle-même.

3.4. La logique textuelle du Droit

3.4.1. Le concept de textes juridiques et leur double référence

Note de bas de page 10 :

Cf. un exemple de ce travail, plus bas ad note 18.

Quelle que soit leur profession – juge, avocat, professeur, conseiller juridique –, les juristes ne travaillent pas avec ni sur des normes : ils travaillent sur des textes, qu’ils interprètent pour établir la norme qu’ils vont appliquer10. Il convient d’insister sur ce concept de « texte », dont l’emploi ici découle de la dimension langagière du droit. Le Droit ne peut être connu que par les assertions qui sont faites à son sujet, il se manifeste nécessairement et uniquement sous forme de « textes » (écrits ou oraux), c’est-à-dire d’actes de langage.

Les « textes » qui nous intéressent sont les « textes normatifs » : les textes dont l’adoption par une autorité, selon les règles de compétence et de procédure instituées par l’ordre juridique, a pour fin spécifique de créer une norme. L’acte du législateur est donc double : d’une part, il manifeste sa volonté de créer une norme nouvelle et, d’autre part, il adopte un texte qui exprime le savoir qu’il a de cette norme, savoir qu’il entend communiquer au moment où il crée la norme.

Note de bas de page 11 :

Sur ce sujet, voir Moor 2005 : 177 ss ; Moor 2010 : 55 ss, 71 ss ; Moor 2021 : 31 ss. Nous devons essentiellement ce concept à Ricœur (notamment 1986 : 154 ss). Pour le dire comme Eco (1985 : 27), « si le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dits ou de déjà dits restés en blanc, alors le texte n’est pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle » (à vrai dire, Umberto Eco traite des textes narratifs, mais les textes juridiques racontent aussi une histoire – voir ad note 22, deux références).

En tant qu’acte de langage, le texte est une combinaison de signes et a donc un double référent : c’est, d’une part, au moment de son adoption, la norme que l’adoption crée, et c’est, d’autre part, au moment où l’application de la norme le requiert, les éléments de réalité extérieurs que désignent les signes qui le composent (Moor 2005 : 177 ss ; Moor 2010 : 55 ss, 71 ss ; Moor 2021 : 31 ss)11.

Note de bas de page 12 :

Greimas 1972 : 84 ss (nous nous écartons cependant de sa terminologie, en appelant « normatif » le niveau qu’il appelle « législatif », et « quotidienne » la langue qu’il appelle « naturelle ») ; à vrai dire, le discours juridique qu’il analyse est celui d’un texte législatif, et nous élargissons donc la portée de ses thèses. En outre, le niveau normatif du texte est aussi référentiel, puisqu’il est le signe d’une « chose » qui lui est extérieure – la norme dont il est la « parole » – et qui est donc son référent.

C’est ainsi que, reprenant la conception d’Algirdas Julien Greimas (Greimas 1972 : 84 ss)12, on peut distinguer le niveau normatif, qui relève spécifiquement de l’univers du Droit, et le niveau référentiel, auquel il y a mise en rapport des significations juridiques avec leurs référents, qui sont les « choses du monde ». Dans l’ordre du paraître sémiotique – c’est-à-dire avant toute opération juridique –, le niveau normatif constitue la parole du Droit sur les choses, dont, au niveau référentiel, l’existence est évidente, car donnée par la langue quotidienne : cette parole paraît postérieure à ce dont il y est question, comme le nom est donné après que les « choses » apparaissent dans l’existence. Dans l’ordre de l’être sémiotique – c’est-à-dire dans l’acte des opérations juridiques signifiantes –, c’est le niveau normatif qui vise les « choses du monde », en en soustrayant les qualités qui ne l’intéressent pas pour leur donner le nom qu’elles ont dans l’univers du Droit – ce sont les faits appelés « pertinents » : leur « nom » et les qualités qui sont attachées sémantiquement à ce nom existent logiquement en droit antérieurement à leur existence de « choses » de l’univers référentiel.

Note de bas de page 13 :

Sur le thème de cette violence et de la distanciation, cf. Moor 2021 : 12 ss. Le terme d’« instaurer [des êtres et des choses] » employé par Greimas 1972 : 84 est à cet égard ambigu.

Il y a donc une distanciation entre les « choses » telles qu’elles sont dites dans la norme et les « choses du monde », auxquelles il est fait « violence » pour les faire entrer dans le moule distanciateur des « faits pertinents » (Moor 2021 : 12 ss)13.

3.4.2. Impérativité institutionnelle et impérativité épistémique

La lecture du texte permet à son lecteur de connaître la norme ; si sa seule lecture ne le permet pas, il devra procéder à son interprétation, dont le résultat sera posé par l’écriture d’un nouveau texte, qui, à ce moment, est censé exprimer exactement la norme.

La portée de ce travail diffère suivant l’auteur du texte. Si celui-ci est doté par l’ordre juridique de la compétence de dire définitivement le texte pertinent, celui-ci va jouir alors d’une impérativité institutionnelle : cet auteur, une personne (celui qui occupe la fonction judiciaire) est en même temps une autorité en vertu de l’institutionnalisation des compétences par l’ordre juridique. Soit un tel texte est écrit par la dernière instance, soit il émane d’une autorité inférieure, le délai éventuel de recours étant échu ; il peut alors être dit « texte normatif ». Mais il va de soi que son impérativité sera limitée à la sphère de compétence particulière de son auteur – contrairement à celle des textes du législateur, dont la compétence est générale.

L’autre type d’impérativité de textes est d’ordre épistémique : il qualifie la force de conviction de l’argumentation qui, dans l’idée de son auteur, prouve l’intégration de la norme dans l’ordre juridique et, par conséquent, sa validité.

Note de bas de page 14 :

Sur ces deux modalités d’impérativité, Moor 2005 : 166 ss, 175 ss ; et Moor 2021 : 34, 214.

En principe, toute « impérativité institutionnelle » doit être au bénéfice d’une « impérativité épistémique » (Moor 2005 : 166 ss)14. Celle-ci, le cas échéant, peut être contrôlée par une autre autorité, compétente pour exercer un tel contrôle, lequel aboutit soit à la confirmation, soit à l’invalidation du texte au terme d’une autre argumentation que celle de l’instance précédente. L’inverse n’est pas vrai : les textes écrits par la doctrine, ou par des avocats, des conseillers juridiques, ne revendiquent qu’une « impérativité épistémique » ; et c’est bien d’une revendication qu’il s’agit, qui ne sera confirmée que si l’écriture du texte proposée est admise par une autorité.

3.4.3. Portée et substance des textes juridiques

Note de bas de page 15 :

Sur le concept d’unité complexe, emprunté à Edgar Morin, cf. la référence ci-dessus note 4.

Note de bas de page 16 :

Moor 2021 : 44 ss.

Dans leur dimension nécessairement langagière, les textes sont un ensemble cohérent de signes ; formant une unité signifiante, ils sont eux-mêmes un signe, complexe puisque composé de signes : une unité complexe15. La théorie du droit ne peut donc se concevoir que dans une approche sémiotique en même temps que systémique16 (Moor 2021 : 44 ss).

Note de bas de page 17 :

Moor 2021 : 204 ss.

Note de bas de page 18 :

Référence à un arrêt, déjà ancien, du Tribunal fédéral suisse, qui, lui, a interprété le texte de manière non épicène : il a donc ajouté au texte initial les mots « ont le droit de vote les hommes de nationalité suisse […] ». L’exemple permet aussi de faire observer que même un texte clair doit être interprété pour qu’on puisse dire qu’il est clair (Arrêts du Tribunal fédéral [ci-après : ATF] 83 [1957] I 73). À l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de vote, et quelques-unes ont saisi le Tribunal fédéral en invoquant que le principe de l’égalité de traitement exigeait une lecture épicène : le texte nouvellement formulé a motivé le rejet de leur recours.

En tant qu’unité signifiante, le texte a comme référent la norme, que l’acte d’adoption du texte a eu pour fin de créer. Les normes sont ce au sujet de quoi les textes sont écrits – elles en sont les référents, dans le triangle sémiotique signifiant/signifié/référent. Elles ne sont donc pas le signifié du texte ; celui-ci exprime un savoir sur la norme qu’il vise : le savoir de son auteur, qui le communique ainsi – et c’est ce savoir qui est le signifié du texte (Moor 2021 : 204 ss)17. Quant à eux, les éléments/signes du texte qui composent l’unité du texte ont pour référents les « choses » – juridiques ou du monde extérieur – dont ils sont les signes. L’interprète les interprète pour trouver ce qui, à son avis, est la norme et, le cas échéant, écrire un nouveau texte – un texte secondaire – qui, mieux que le texte dont il interprète les signes, s’intègre à l’ordre juridique. Par exemple, le signe /causer/ dans le texte de l’article du Code instituant la responsabilité civile est réécrit “causalité adéquate” dans un nouveau texte qui rend compte exactement du sens de la norme. Autre exemple, /Suisses/, dans le texte selon lequel « ont le droit de vote les Suisses âgés de 20 ans révolus », peut être lu de façon épicène ou non : il faudra donc interpréter le texte, c’est-à-dire lui donner une nouvelle formulation pour qu’il dise effectivement la signification de la norme : « […] les Suisses et les Suissesses âgés de vingt ans révolus »18.

Les juristes travaillent sur et avec des textes : ils ont donc à faire avec des signes qui renvoient à des référents – les normes et les « choses du monde » – qui leur sont extérieurs et qu’il s’agit précisément pour eux de déterminer par le travail sur ces textes. Ce sont ces opérations qu’il convient d’analyser.

3.4.4. Le texte juridique et la densité normative

3.4.4.1. Le texte juridique et les notions juridiques indéterminées

On appelle « densité normative » le degré dans lequel le référent est déterminé par le signe. Elle est maximale lorsqu’aucune opération n’est nécessaire pour la détermination. Tel est le cas si le signe est une donnée numérique : le texte disant « la présence de plus de 0,8 % d’alcoolémie justifie le retrait immédiat du permis de conduire » est suffisamment déterminant pour connaître la norme parce que le critère du texte pour apprécier le taux d’alcool dans le sang de n’importe quel conducteur est applicable sans qu’il soit nécessaire d’examiner quoi que ce soit d’autre pour prendre la mesure du retrait. Elle est minimale lorsque le texte ne fournit aucun indice pour l’application de la norme : c’est rarissime – peut-être le seul exemple dans les États de droit est-il celui de l’octroi de la grâce.

Note de bas de page 19 :

Sur le concept de programme normatif, cf. Moor 2021 : 71 ss.

Entre ces deux extrêmes, les signes normatifs seront dits notions juridiques indéterminées. Le texte fournira alors des indices qui permettront de déterminer l’application concrète – ce qu’on a appelé un programme normatif (Moor 2021 : 71)19. Ces indices sont autant de lignes directrices qui guideront l’autorité tout en lui laissant une marge de liberté, de manière qu’elle puisse choisir, entre plusieurs solutions que l’indétermination du signe rend toutes concevables, celle qui lui paraît la mieux intégrée à l’ordre juridique dans son entier. Ce genre de configuration est beaucoup plus répandu dans les textes normatifs qu’on ne le pense en général, et les exemples sont innombrables. Ainsi la mise sous protection de « sites remarquables » ou de « monuments caractéristiques du passé », les « circonstances personnelles » permettant une réduction de peine, les « justes motifs » autorisant la résiliation d’un contrat, l’adoption de mesures « selon l’état de la science et de la technique », l’appréciation d’un comportement professionnel « selon les règles de l’art » : ces exemples sont ceux où seule une évaluation concrète des circonstances du cas d’espèce permet de leur confronter les indices du programme normatif et de les pondérer – pondération le plus souvent nécessaire car tous les indices ne vont pas nécessairement dans le même sens ni n’ont une importance identique. Il n’y a aucune possibilité de procéder par déduction face à la complexité de ce type d’évaluation : si on veut se référer à la figure du syllogisme, le problème posé est en effet l’établissement de la mineure. Cette opération requiert que la mineure à laquelle on aboutit soit justifiée par une argumentation propre à convaincre la communauté de son bien-fondé, c’est-à-dire que c’est précisément cette mineure qui est la mieux intégrable à l’ordre juridique : par exemple, « le chirurgien qui opère [en étant dans un état de grande fatigue] viole les règles de l’art et commet donc un acte fautif » – cette mineure, représentant un cas de la majeure, constitue donc une norme particulière qui ne peut être justifiée seulement par la simple référence à la norme générale (qui pourrait être » celui qui cause par un acte fautif un préjudice à son cocontractant est tenu de le réparer [...] »).

Note de bas de page 20 :

Sur l’abduction, voir Eco 1988 : 49 ss, et Eco 1992 : 253 ss, 272 ss., et sur son utilisation en Droit, Moor 2005 : 96 ss, 289 ss ; Somek 2006 : 114 ss.

Puisqu’il s’agit de réunir dans un ensemble le plus cohérent possible les indices fournis par le programme normatif en les confrontant aux circonstances particulières du cas d’espèce à juger, le procédé logique est celui de l’abduction (Eco 1998 : 49 ss ; Moor 2005 : 96 ss ; Somek 2006 : 114 ss)20.

3.4.4.2. Le texte juridique et les motifs de la diminution de la densité normative

Le choix de la densité ne dépend pas nécessairement de la capacité rédactionnelle des auteurs de textes ; ceux-ci, plus souvent qu’on ne le pense, doivent – ou veulent – se contenter de ne leur donner qu’une densité moyenne, voire faible. À cela, il y a plusieurs causes. La principale est l’imprévisibilité de toutes les circonstances des cas où la norme doit s’appliquer et dans lesquelles leurs idiosyncrasies jouent un rôle essentiel ; parfois même, c’est même pour que l’application puisse tenir compte de leurs spécificités concrètes que le législateur utilise des notions (c’est-à-dire des signes) indéterminées. Exemples topiques, les « monuments caractéristiques du passé » ou les « circonstances personnelles ». Ou bien les situations évoluent trop rapidement, sans pouvoir être prévues : ainsi « l’état de la science et de la technique ». Dans tous ces cas, le législateur est contraint de réduire la densité normative à l’indication de l’objectif à poursuivre et de quelques lignes directrices (âge du monument, degré de conservation, beauté intrinsèque, etc.) : la densité que le législateur donnera à son texte sera plus ou moins considérable, dessinant un programme normatif plus ou moins déterminant.

3.4.4.3. Les enjeux

Plus faible est la densité normative, plus grande sera la liberté de l’application, dans la mesure où les possibilités abductives seront plus étendues. C’est dire que l’autorité jouira d’une plus grande marge de manœuvre dans l’établissement de la mineure du syllogisme qui va la conduire à la solution du cas d’espèce. Mais – et c’est sur cette question qu’il faut conclure ce développement – n’est-ce pas la porte ouverte à la pure subjectivité du choix qu’elle fait ? Or le droit – celui de l’État de Droit – est fondé sur une organisation qui, en principe, tend à réduire le plus possible l’impact des subjectivités sur les actes d’autorité (mis à part les actes de pure politique) ; de là, d’ailleurs, l’idéologie du syllogisme judiciaire, qui veut convertir les opérations juridiques en pures déductions.

Mais il n’y a pas seulement les situations de subjectivités banales, dans des cas d’espèce politiquement mineurs. Il y a aussi des textes aux notions des plus indéterminées qui visent les « atteintes aux intérêts de l’État [ou : de la Nation] », lesquels, on ne le sait que trop, permettent aux régimes totalitaires ou même simplement autoritaires, une fois le pouvoir judiciaire mis au pas, de mener de féroces campagnes répressives contre toute forme d’opposition.

3.4.5. La logique abductive et l’établissement des faits

Note de bas de page 21 :

Ginzburg 1989 : 139 ss, ou, dans (1991), son analyse critique de la reconstruction par la police du « fait » de la participation d’un accusé d’un attentat terroriste.

La logique abductive consiste à réunir les indices disponibles en hypothèses de travail de manière à pouvoir retenir comme solution au problème posé celle d’entre elles qui a la plus forte vraisemblance. Elle recherche donc la relation entre les indices disponibles à ce point plausible qu’on peut écarter toute autre explication de la présence dans le cas d’espèce de ces indices, sans qu’il en manque un qui serait essentiel pour la cohérence de la relation. On peut la comparer à l’écriture d’un scénario. On peut parler aussi, à la suite de Carlo Ginzburg, de logique indiciaire (Ginzburg 1989 : 139 ss)21.

Note de bas de page 22 :

Voir Genette 1972 : passim, auquel nous nous référons dans Moor 2010 : 83 ss, dans un chapitre sur l’établissement des faits.

Cette logique est à l’œuvre dans l’interprétation et l’application des textes juridiques. Mais elle l’est aussi dans l’établissement des faits – une phase importante dans l’application du Droit proprement dite. On sait que, juridiquement, les « faits » ne sont pas la réalité de la situation à laquelle le droit va s’appliquer, de deux points de vue : non seulement ne sont retenus comme « faits de la cause » que ceux qui sont prouvés, mais aussi les faits qui sont à prouver sont uniquement ceux que la norme applicable désigne comme pertinents. Donc non seulement le juge a à interpréter la norme pour connaître de leur pertinence, mais aussi – selon la règle de la « libre appréciation des preuves » – les preuves apportées ne constituent que des indices, que, ici aussi selon une logique abductive, le juge doit entreprendre de réunir en un faisceau vraisemblable, comme dit plus haut, constituant un récit, auquel les concepts de la narratologie sont applicables (Genette 1972 ; Moor 2010 : 83)22.

3.4.6. L’argumentation en Droit : argumentations internes et externes

Note de bas de page 23 :

C’est Perelman 1984 : 112 ss, à la suite de Perelman/Olbrechts-Tyteca (1958), qui a réintroduit cette thématique dans la Théorie du Droit : « Le raisonnement judiciaire vise à dégager et à justifier la solution autorisée d’une controverse, dans laquelle des argumentations en sens divers, menées conformément à des procédures imposées, cherchent à faire valoir, dans des situations variées, une valeur ou un compromis entre valeurs, qui puisse être accepté dans un milieu et à un moment donné ». Voir aussi Moor 2016 : 145 ss.

Nous avons mis en lumière, que, très fréquemment, ce n’est pas une logique déductive qui est mise en œuvre pour interpréter ni pour appliquer le droit. Dans de telles configurations normatives, comme il n’y a aucune nécessité logique à la conclusion du raisonnement, mais seulement la plausibilité la plus forte de la solution finalement retenue, il s’agit de convaincre le destinataire par un enchaînement d’arguments qui vise à démontrer qu’elle est plus vraisemblable que toute autre (Perelman 1984 : 112 ss)23.

Pour construire son argumentation, le juge ne peut pas toujours, dans ces situations, recourir aux ressources propres de l’ordre juridique : il est alors obligé de construire son argumentation avec des motivations reposant sur des savoirs externes : l’état de la science et de la technique, les règles de l’art, les usages et les mœurs courantes dans la société, l’expérience générale de la vie. Il en va ainsi déjà de l’établissement des faits : le scénario qui lie les indices dont il dispose lui est inspiré par ce qui se passe en général dans la vie sociale lorsque de tels indices sont présents.

Mais il en va de même aussi pour l’interprétation et l’application du droit. La logique abductive à l’œuvre dans la détermination concrète des notions indéterminées requiert le recours à des savoirs externes. Par exemple, déterminer s’il y a causalité adéquate entre un acte et un préjudice demande de rechercher si, dans le cours normal et ordinaire des choses et selon l’expérience de la vie, un acte du genre de celui qui a été commis cause des conséquences du genre de celles qui se sont produites, question à laquelle l’ordre juridique ne fournit qu’exceptionnellement une réponse ; de même, et toujours dans le domaine de la responsabilité civile – mais on peut aussi citer les cas de droit disciplinaire –, lorsqu’il s’agit de déterminer si l’acte commis est fautif. Il s’agit dans ces deux exemples de questions d’application. Mais il en va de même pour celles d’interprétation : on citera celle de la notion d’intégration dans la société comme condition de la naturalisation en droit des étrangers, mais dans d’autres domaines aussi (par exemple, en droit scolaire savoir si la fréquentation de cours de natation mixte pour les élèves de religion musulmane est un élément propre à promouvoir leur intégration sociale).

Note de bas de page 24 :

Cf. Eco 1985 : 145 ss, 220 ss, sur l’écriture et la lecture des récits, et la transposition de ses considérations au domaine juridique, Moor 2010 : 294 ss.

Dans l’établissement des faits comme dans l’interprétation et l’application du Droit, la structure de l’argumentation va donc être celle du « récit », dans lequel les arguments pro et contra – à l’instar des personnages d’une fiction narrative – sont confrontés jusqu’à ce que l’alliance la plus forte entre ceux de l’un ou l’autre des deux groupes emporte la conviction de l’auteur et, du moins celui-ci l’espère-t-il, celle du lecteur (Eco 1985 : 145 ss ; Moor 2010 : 294 ss)24.

4. Logique des structures du système juridique et État de Droit

4.1. Logique textuelle et ouverture du Droit – le pouvoir créateur du juge

Les situations d’incertitude sur ce que sera le droit une fois que celui sera dit lui sont consubstantielles : les ressources argumentatives qu’offre l’ordre juridique sont limitées à ce qui a été déjà dit de manière suffisamment précise – dense – pour pouvoir être simplement répété. Il en résulte que le droit est par sa nature même lacunaire, parce que les normes législatives qui le composent ne permettent pas par leur seule substance de résoudre le problème juridique auquel le juge est confronté. Ce n’est pas un vice : c’est ce qu’il faut montrer.

Note de bas de page 25 :

Sur ce point, cf. Moor 2010 : 261 ss.

Lorsque la densité minimale ne permet pas la simple répétition de ce que la norme prescrit généralement pour résoudre la question juridique posée concrètement, le juge doit construire une norme particulière originale. Il est certes lié par le programme normatif de la norme générale – il est rare, en effet, que celle-ci ne contienne pas des directives qui encadrent le pouvoir du juge. Mais il n’en reste pas moins qu’à l’intérieur de ce cadre, le juge dispose d’un pouvoir créateur qui va ajouter une norme particulière à l’encyclopédie de la norme générale25 et, par là, augmenter sa compréhension. Comme on l’a vu, il recourt pour ce faire à des savoirs extérieurs à l’ordre juridique ou à des principes de droit généraux – tels que, par exemple le principe de proportionnalité – qui, eux aussi, requièrent l’utilisation d’arguments d’origine extérieure. Le Droit s’ouvre ainsi à son environnement social – usages, mœurs, déontologies professionnelles.

Nous l’avons déjà souligné : c’est cette ouverture qui lui permet d’accompagner ce qui se passe dans la société au moment même où il s’applique et d’y adapter sa normativité : ce qu’il intègre comme savoir social se juridicise par cette reprise. C’est elle aussi qui lui permet, toujours dans le même cadre, de prendre en compte les idiosyncrasies des cas concrets qui lui sont soumis. Et nous avons déjà dit que ce n’est par paresse intellectuelle que le législateur diminue ainsi la densité normative. Rappelons ici d’abord que les abstractions que le langage le contraint à utiliser pour assurer la généralité des notions employées dans ses textes ne peuvent rendre compte de la singularité concrète de tous les cas futurs, dont les idiosyncrasies sont par définition imprévisibles ; cela peut aussi inclure, il ne faut pas l’oublier, des préoccupations de justice, lorsque la pertinence de sa prise en considération ressort de spécificités propres au cas. En second lieu, il peut importer que les évolutions à venir – dans l’état des connaissances scientifiques, des possibilités techniques, dans les conceptions éthiques et de la moralité – ne soient pas obérées par des règles qui seraient figées dans leur substance au moment de leur adoption.

Il y a donc, dans la mesure de la densité des normes applicables et de leur programme normatif, un pouvoir créateur du juge. Celui-ci pose problème si l’on se réfère à une stricte orthodoxie légaliste. La prévisibilité que celle-ci requiert du droit est en effet affaiblie du fait de l’incertitude qu’introduit ce pouvoir créateur. Nul n’est censé ignorer la loi : mais que devient ce principe fondamental si le juge peut innover au moment où il statue ? D’où la nécessité de ces « conseils éclairés » que la Cour Européenne des Droits de l’Homme recommande de solliciter ; mais rien ne garantit que ces conseils, qui reposent sur la connaissance de ce qui est prévisible à partir des expériences passées, permettent celle de l’imprévisible à-venir...

Note de bas de page 26 :

Perelman 1979 : 25, 31 et 43, a bien montré les voies de l’intégration du droit dans la société.

Cependant, d’un autre côté, il faut déjà remarquer que le pouvoir créateur du juge permet au Droit de suivre les dynamiques à l’œuvre dans la société. En d’autres mots, le droit peut ainsi demeurer actuel dans le présent de son application, quelle que soit l’époque à laquelle la norme elle-même a été créée. S’il y a donc un prix à payer (sur lequel nous reviendrons), il y a aussi un bénéfice social : le droit actualisable reste celui de la société dans son actualité (Perelman 1979 : 25 ss)26.

En outre, l’obligation de motiver ses jugements et leur publicité contraint le juge à construire une argumentation propre à convaincre : si ce sont les juristes qui sont concernés, par leur médiation, l’environnement social est également atteint, dont l’acceptance de la jurisprudence est ainsi visée – nous le verrons aussi plus bas.

Note de bas de page 27 :

Le lecteur pourra trouver des exemples dans trois arrêts du Tribunal fédéral suisse : ATF 94 (1968) II 65, 119 (1993) Ia 178, 119 (1993) Ia 178, analysés dans Moor 2010 : 253, 267, 278.

L’activité juridique suit ainsi une double programmation : d’une part celle des contraintes qui découlent de l’ordre juridique et de ses programmes normatifs, d’autre part celle qui, dans la mesure où la densité normative le permet, résulte de l’utilisation par le juge des informations qu’il reçoit de son environnement et qu’il prend en compte pour assurer la réception des normes particulières qu’il crée27.

Une telle ouverture est également une nécessité sociale. Car les normes juridiques sont des modèles de comportement, qu’elles soient générales ou particulières, que le droit exporte à son environnement politico-social : elles doivent donc lui être adéquates pour être acceptées et suivies. C’est le thème de l’acceptance, sur lequel nous reviendrons.

4.2. La langue des juristes et l’accès au Droit

Note de bas de page 28 :

« Dès lors, s’étant assuré sommairement du statut sémiotique social de l’individu, il est aisé de concevoir son acculturation ultérieure comme l’apprentissage, plus ou moins réussi, d´un certain nombre de ‘langages’ spécialisés qui le font participer, non à des groupes sociaux proprement dits, mais à des ‘communautés de langage’ restreintes, à des groupes sémiotiques caractérisés par la compétence que possèdent en commun les individus qui en font partie, d’émettre et de recevoir un certain type de discours » (Greimas 1976 : 53).  

Note de bas de page 29 :

Sur le métatexte, cf. Moor 2021 : 216 ss.

S’il faut d’ailleurs des « conseils éclairés », c’est bien que la lumière ne règne pas ! Nul n’est censé ignorer la loi. Mais le droit se parle dans une langue spécifique – un sociolecte – celle des juristes, lesquels forment une corporation qui, dans la terminologie greimassienne, est qualifiée comme « groupe sémiotique » (Greimas 1976 : 53)28. Cette langue est formée par l’appareil conceptuel à l’aide duquel les textes normatifs sont écrits et lus ; au fondement de cet ensemble, on trouve le métatexte juridique : une sorte d’encyclopédie des savoirs juridiques, en même temps mémoire de la tradition et travail constamment actualisé de la jurisprudence et de la doctrine (Moor 2021 : 216 ss)29.

À cela s’ajoute que les juristes agissent selon des procédures formalisées qui, pour les profanes, peuvent sembler faire obstacle à ce que la justice soit rendue.

Note de bas de page 30 :

D’ailleurs, le Digeste, œuvre monumentale qui rassemble l’entier du Droit Romain, le dit à son tout début (D. 1.1.1.1).

Cela fait irrésistiblement penser aux arcanes d’une religion30. Se pose alors la question de l’accès au Droit pour ceux qui n’en sont pas les prêtres.

D’un côté, il est manifeste que les normes juridiques sont, grosso modo, respectées par les sujets de droit qui en sont les destinataires. C’est sans doute dû pour partie à la peur du gendarme – la peur de la sanction qu’elles attachent à leur violation. Mais surtout, dans nos sociétés occidentales, et peut-être dans toute société, une culture juridique est répandue qui, pour laïque qu’elle soit, et implicite dans la pratique des relations sociales, correspond le plus souvent à ce que prescrit l’ordre juridique ; celui-ci, en effet, est raisonnablement justifié – on insistera sur ce point plus bas – de telle sorte qu’il suffit en général d’avoir un comportement raisonnable pour s’y conformer même si on n’en est pas conscient.

Mais la raison n’est de loin pas toujours univoque, ce qui crée des possibilités de conflit sur ce que dicte un ordre juridique, même raisonnable. C’est à ce point que s’ouvre la question de l’accès au droit – c’est-à-dire des conditions matérielles et juridiques qui donnent la possibilité juridique et factuelle de saisir l’autorité déclarée par l’ordre juridique compétente pour dire le droit –, puisque, lorsqu’on est en présence d’une situation d’incertitude, elle ne peut être levée de façon impérative que par cette autorité. Cette question se double dès lors d’une autre, qui est celle de l’accès au juge : il s’agit ici d’éléments factuels, qui, néanmoins, méritent d’être évoqués, dans la mesure où cet accès est en fait restreint par leur impact.

Note de bas de page 31 :

Prévue par tous les États de droit et par la Convention européenne des droits de l’homme (art. 6 al. 3 lit. c).

Il s’agit d’abord du coût financier de cet accès : les honoraires d’un avocat, dont les services sont requis pour en recevoir des « conseils éclairés » avant même d’entamer une procédure, et les frais et dépens encourus en cas de perte du procès, même si l’octroi d’une assistance judiciaire gratuite facilite à cet égard aux justiciables démunis l’accès au juge31. Et, de plus, pour les litiges qui ne portent que sur un montant modique, le justiciable hésitera d’entreprendre une procédure.

Note de bas de page 32 :

L’assurance prenant à sa charge les frais encourus par le dépôt d’une action en justice, les assurés sont plus enclins à saisir un juge que s’ils avaient à les payer eux-mêmes.

D’un autre côté, les juridictions sont de plus en plus surchargées (les assurances de protection juridique n’y sont sans doute pas pour rien32). Les délais pour obtenir un jugement en sont prolongés d’autant. Cela a pour effet que l’issue du litige est souvent éloignée du moment où celui-ci est né, et, dès lors, l’attente de justice a fréquemment perdu de son intérêt. Le seul remède paraît être l’augmentation du nombre de juges dans les différentes instances, ce qui est de nature à entraîner un défaut de coordination des jurisprudences que chacun d’eux est appelé à rendre. Peut-être pourrait-on qualifier un tel remède de processus inflationniste, qui expliquerait sans doute en partie la perte de prestige et de respect social dont semble actuellement souffrir la magistrature.

Il s’explique aussi que les litiges importants soient souvent soustraits à la justice ordinaire pour être confiés par les parties à des arbitres. Enfin, l’institution de procédures de médiation, si elle satisfait la célérité du règlement des conflits, implique – si elles aboutissent – que chacun des intéressés souscrive à un compromis : leur accord se substitue alors à l’application du Droit.

Même s’ils n’entrent pas formellement en contradiction manifeste avec les exigences de principe de l’État de Droit, ces divers phénomènes, factuels plutôt que juridiques, sont de nature à en limiter la réalisation matérielle. C’est pourquoi nous les esquissons ici.

5. La compensation par la procéduralisation

5.1. Une compensation par la formalisation de la position des sujets de droit

Note de bas de page 33 :

Sur le principe de proportionnalité, cf. Moor (2016 : 115 ss), et sur la prohibition de l’arbitraire cf. Moor (2021 : 157 ss). Ce dernier principe permet de contrôler l’objectivité et la rationalité des actes étatiques ; s’il existe sous ce nom en droit suisse, il se trouve dans tous les États de Droit sous d’autres appellations.

La prévisibilité de l’application du droit matériel se réduit du fait de ses structures de décision telles qu’elles sont exigées par l’accomplissement des tâches étatiques et la nécessité de pouvoir tenir compte du concret des « choses de la vie ». Il existe certes d’autres règles de droit matériel qui limitent le pouvoir normatif créateur des autorités chargées de la mise en œuvre du Droit : ce sont des principes généraux tels que celui de la proportionnalité ou de la prohibition de l’arbitraire, dont l’importance est grandissante33. Mais ceux-ci, dans la mesure où ils permettent bien au juge d’intervenir à l’intérieur de l’exercice de ce pouvoir créateur, ne font que déplacer le problème. Car s’ils rendent possible le contrôle d’une autorité par une autre autorité, ils ne diminuent pas, pour le justiciable, la marge d’incertitude finalement inhérente aux contenus normatifs indéterminés, que ceux-ci soient appliqués par le juge ou toute autre autorité.

Les moyens palliatifs sont donc à chercher dans le droit formel, c’est-à-dire celui qui régit les procédures de décision. Il s’agit alors de renforcer la position des justiciables dans les processus de décision, en la formalisant par l’octroi de droits de participation.

Les modalités de telles participation peuvent se situer en amont ou en aval de la prise de décision, comme les exemples qui suivent le montrent. En amont : en renforçant les droits des parties (notamment le Droit d’être entendu, le Droit de prendre connaissance des pièces du dossier), en créant des procédures de participation démocratiques aux décisions qui auront un impact important sur l’environnement social, politique, écologique. En aval : en ouvrant des voies de recours judiciaires.

De manière plus générale, il s’agit également de garantir un accès ouvert et transparent aux modalités des activités étatiques, aussi bien, ici aussi, en amont de la décision à prendre, par l’information sur les éléments qui vont la déterminer, qu’en aval, par la motivation de la décision prise. Cela seul peut permettre la discussion critique au sein de la société de la mise en œuvre du Droit ; même si cette discussion n’a le plus souvent lieu que dans le milieu restreint des juristes, elle peut se répercuter dans la société, par le biais des médias, lorsque les enjeux politiques sont susceptibles de provoquer un plus large débat.

Note de bas de page 34 :

Notamment dans (Habermas 1978 : 142 ss) et dans (Habermas 1997 : 144 ss, 169 ss, 244 ss, 256 ss).

On reconnaît là le principe de liberté communicationnelle postulé par Jürgen Habermas comme élément essentiel des rapports entre Démocratie et Droit, en tant qu’elle est le présupposé essentiel de l’information de la société et de la circulation des idées entre elle et l’État (Habermas 1978 : 142 ss)34. On peut repérer dans cette perspective l’étroite relation entre l’État de Droit, les structures du système juridique et les droits fondamentaux idéaux.

5.2. La définition de partie aux procédures

Si le droit matériel n’offre qu’une garantie relative de prévisibilité, la tendance compensatrice a été d’assurer au mieux par la procédure la position des justiciables. Preuve en soit, par exemple, les garanties d’un procès équitable que pose l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ; en particulier, on sait que la jurisprudence a interprété très largement la notion de « droits et obligations de caractère civil », en l’étendant à des pans entiers de matières traditionnellement classées en droit continental dans le Droit Administratif – l’accès au juge et le droit à un procès équitable se sont ainsi ouverts, permettant le contrôle judiciaire de domaines qui, suivant les États, n’était pas assuré.

Note de bas de page 35 :

Cf. Moor et Poltier 2011 : 727 ss.

Note de bas de page 36 :

Chapus 1994, No 867 ; voir aussi Lachaume et Pauliat 2007 : 678 ss, l’analyse de quelques cas de jurisprudence.

Note de bas de page 37 :

Moor/Poltier 2011 : 769 ss.

Ailleurs, on peut noter que la qualité de partie, également pour le contentieux de droit administratif, a été élargie. Par exemple, depuis 1968, en Suisse, a été abandonnée une définition qui la restreignait aux atteintes à un intérêt juridiquement protégé (c’est-à-dire, dans une autre terminologie, à un droit subjectif) : il suffit d’une atteinte à un intérêt digne de protection, ce qui inclut les atteintes à des intérêts purement matériels (Moor et Poltier 2011 : 727 ss)35. Le Droit français, depuis longtemps, se réfère quant à lui à une notion tout aussi large, sinon même davantage : il faut l’atteinte à un intérêt personnel, « jugé suffisant dès lors qu’il n’est pas lésé de manière exagérément incertaine ou exagérément indirecte » (Chapus 1994 : 867 ; Lachaume et Pauliat 2007 : 678 ss)36. Certains ordres juridiques ouvrent même l’accès au juge administratif à des organisations à but idéal ou à des associations : c’est le recours dans l’intérêt de la loi, pour lequel il suffit d’invoquer la violation de la loi sans avoir à invoquer la lésion d’un intérêt personnel – comme en Droit suisse (mais il faut que la loi institue un tel droit de recours, tel est le cas par exemple pour la protection de la nature et de l’environnement) (Moor et Poltier 2011 : 769)37. L’intérêt de cet élargissement ne tient pas seulement dans les possibilités de recours, mais aussi, sinon surtout, dans la capacité corrélative de participation dans les procédures administratives, c’est-à-dire avant que la décision soit prise.

En même temps que la définition de partie s’étendait, les garanties procédurales se sont élargies dans les procédures devant les autorités administratives : droit d’être entendu, droit d’accéder au dossier, etc. C’est ici une innovation capitale, car ces garanties peuvent être invoquées avant que la décision administrative soit prise, de manière que les personnes intéressées puissent faire valoir leurs arguments en temps utile.

5.3. La décision judiciaire, la publication des motivations et l’auditoire universel

La publication des jugements et de leur motivation a constitué une étape importante dans la constitution de l’État de Droit – bien que certains d’entre eux (la France très particulièrement) soient en retard sur ce point. Elle implique en effet leur écriture – la transmutation, en un texte, des raisons qui ont inspiré la démarche intellectuelle du juge, opération qui permet leur objectivation. Or il est bien connu que poser par écrit un raisonnement qui n’est d’abord que pensé est un excellent moyen d’en vérifier la cohérence. Mais, surtout, exposer ainsi à la lecture par autrui les raisons qui justifient, aux yeux de l’auteur du texte, la décision que celui-ci a prise, c’est livrer à la critique les cheminements argumentatifs qu’il a utilisés. Et, dès lors que le texte est publié, cet « autrui » peut être n’importe quel lecteur.

Note de bas de page 38 :

Perelman/Olbrechts-Tyteca 1958 : 40 ss ; Perelman 1984 : 95.

Note de bas de page 39 :

Le terme est emprunté à Riffaterre (1971 : 46 ss) et employé ici dans un autre contexte que celui de l’analyse littéraire – mais on peut en transposer le concept.

Il découle de cette ouverture publique du texte de la décision judiciaire qu’elle rétroagit sur son élaboration et sa rédaction : on ne pense ni n’écrit la même chose si le lectorat n’est pas par avance limité à quelques individus dont on sait déjà que leur approbation est acquise, mais qu’il s’étend à un ensemble indéterminé de lecteurs potentiels qu’il s’agit de convaincre du bien-fondé des argumentations ainsi exposées à l’analyse et à la critique. L’auteur, soucieux de l’acceptance sociale de ce qu’il décide, sera par là-même soumis à l’exigence de la plus grande objectivité possible. La publication des motivations a donc des effets beaucoup plus profonds que de persuader les parties dont il tranche le conflit qui les sépare : elle vise ce que Chaïm Perelman (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958 : 40 ss ; Perelman, 1984 : 95)38 a appelé l’« auditoire universel » – l’épithète est sans doute exagérée, il vaudrait mieux sans doute parler d’un « archilecteur » (Riffaterre 1971 : 46)39, évidemment tout aussi fictif, ou d’un surmoi de rationalité intégré par l’auteur de la décision.

5.4. De la relation de vérification

Cette structure vise à démontrer à l’« archilecteur » que les solutions auxquelles l’argumentation aboutit sont les meilleures, quant à l’intégration aussi bien dans l’ordre juridique que dans l’univers des valeurs, des connaissances et des expériences répandues dans la société.

Note de bas de page 40 :

Greimas 1983 : 119, 124.

Note de bas de page 41 :

Greimas 1983 : 125.

Note de bas de page 42 :

Moor 2005 : 51 ss, et Moor 2010 : 269 ss.

Toutefois, le message que le juge destine à cet auditoire est élaboré dans la perspective de son acceptation ; il considère qu’il correspond à l’« univers cognitif » (Greimas 1983 : 119, 124)40 de ce destinataire fictif. Si le juge observe cet univers pour y repérer ce qui lui permettrait d’asseoir son argumentation, il y verra une collection hétérogène de valeurs, d’expériences, de connaissances parfois convergentes, parfois divergentes, dans des lignes de partage qui ne se recoupent pas forcément, et parmi lesquelles il devra choisir celle qui lui paraît, d’une part, être intégrable dans le programme normatif qu’il doit appliquer et, d’autre part, en même temps, la plus généralement reçue dans la collectivité qu’il est censé représenter comme organe de l’État : déjà reçue, elle rend son argumentation recevable. C’est ce qu’on a désigné plus haut comme « acceptance » – Greimas parle de « validation » (Greimas 1983 : 125)41. C’est dans ce choix que consiste la dimension proprement micropolitique de l’activité juridictionnelle (Moor 2005 : 51 ; 2010 : 269)42.

Il y a certes dans cette acceptance l’expression d’une confiance ; mais il s’agit d’une confiance globale dans le système juridique comme un système socio-politiquement nécessaire de réglementation des conflits sociaux et interindividuels auxquels tout membre de cette société peut se trouver – le plus souvent de manière inattendue – confronté.

Note de bas de page 43 :

Pour reprendre le terme de Greimas 1983 : 123.

Note de bas de page 44 :

Greimas 1983 : 110 ss.

Note de bas de page 45 :

Greimas 1983 : 110.

Note de bas de page 46 :

Ce que nous avons nommé une figure de l’ordre juridique, Moor 2016 : 191 ss, et Moor 2021 : 109 ss.

Mais il s’y trouve aussi une « manipulation » (Greimas 1983 : 123)43 qui consiste à combiner les modalités du pouvoir et du savoir. Le pouvoir, d’une part, est constitué de celui qui, dérivé, découle du programme normatif de la loi applicable auquel le juge est tenu, et de celui qui est attaché à la compétence de donner une solution définitive à la question juridique à résoudre ; le savoir, d’autre part, est la somme des connaissances spécifiquement juridiques qui lui permettent de construire son argumentation. De cette « manipulation » résulte une pseudo-objectivation, dans toutes les situations dans lesquelles le juge puise ses arguments à l’extérieur de l’ordre juridique : il y a objectivation dans la mesure où le juge qui se prononce est désigné et se désigne comme autorité investie par le droit (« la cour de céans ») (Greimas 1983 : 110)44, et elle est en même temps un « simulacre » (Greimas 1983 : 110)45 puisque ce juge est aussi un homme comme tous les autres, limité dans son univers cognitif (Moor 2016 : 191 ss ; Moor 2021 : 109 ss)46.

Note de bas de page 47 :

Moor 2021 : 14 : le droit comme mise en scène.

Cependant, cette « manipulation » est le produit de la distanciation inhérente au système juridique comme sous-système sémantique au sein de la société. Pour pouvoir nommer les « choses de la vie », le droit doit s’en distancer pour être en mesure de les représenter dans les signes de sa propre langue – et la figure du juge est l’un de ces signes : il « représente » la justice, et c’est dans cette représentation que consiste le simulacre. C’est aussi le prix à payer pour assurer pacifiquement le règlement des conflits : organiser leur mise en scène, pour les résoudre selon des règles établies dans un scénario prescrit dans la mesure où il est pré-scrit (Moor 2021 : 14)47.

Conclusions

Nous avons montré que l’approche sémiotique des textes normatifs permet de mettre en évidence l’ouverture du droit en aval de la loi et que, par là même, sa prévisibilité en est diminuée. Est-ce au préjudice du modèle de l’État de Droit ? Il s’agit ici de dresser un bilan.

Première question : ces compensations procédurales sont-elles sous ce rapport suffisamment opérantes ? Elles consistent, dans leur substance, à octroyer à des personnes ou organisations extérieures aux autorités publiques des pouvoirs d’intervention dans les processus de décision ; elles ne garantissent nullement que ce qui se fait entendre ainsi de l’autorité soit effectivement pris en compte. Mais, au moins, des arguments peuvent être ainsi soulevés que l’autorité aurait peut-être omis. Cela dépend évidemment du poids des personnes et, surtout, des organisations qui interviennent et de la publicité qu’elles peuvent obtenir dans l’opinion publique. Mais ces procédures contribuent – au moins – à augmenter l’acceptance de la décision à venir, si ce n’est pas nécessairement l’objectivité de sa rationalité.

Deuxième question : comment faut-il apprécier la diminution de prévisibilité d’un texte juridique ? On a vu que l’application du Droit provoque l’apparition d’un pouvoir normatif créateur en aval de la loi : c’est à ce moment que l’autorité donne sens à la loi. D’une part, la diminution de la densité normative exige qu’au stade de l’application, la mineure du syllogisme soit élaborée pour déterminer sa conclusion, contrairement à ce que demanderait la rigueur du syllogisme dit judiciaire, dans lequel la mineure est évidente. La mineure est alors une norme particulière nouvelle, qui est adaptée au concret des cas d’espèce. D’autre part, l’implantation des gros investissements d’infrastructure ne peut être normativement régie que par l’énumération des objectifs poursuivis et des valeurs à prendre en compte : il en résulte une appréciable liberté de décision, dont les éléments pertinents vont découler de facteurs de fait (topographiques, géologiques, environnementaux, financiers, cohérence de réseau, etc.).

Dans les deux cas, l’application se fonde sur les configurations concrètes de situations qui ont chacune leur idiosyncrasie – d’où les possibilités limitées de la déterminer au moyen de « notions abstraites », donc au moyen de la loi. Il en va ainsi aussi bien en Droit privé (par exemple les notions de « faute », de « justes motifs », de « causalité adéquate ») qu’en droit public (« monument digne de protection », « état de la technique », « immission excessive »).

Il y a donc une tension entre le modèle de l’État de Droit et la capacité du droit à déterminer sous forme générale et abstraite toutes les interventions publiques dans les relations sociales, économiques, écologiques qui animent la société. Cette tension est inévitable, et, d’ailleurs, elle permet au système juridique, à première vue peut-être paradoxalement, de ne pas se refermer sur lui-même. Si l’adoption des lois, dépendant de choix politiques, importe dans le droit des solutions aux conflits sociaux, il peut en aller ainsi également au niveau de l’application – ou mieux : à celui de la mise en œuvre – qui demeure ainsi en rapport avec les dynamiques sociales : la micropolitique à ce niveau-ci complète la macropolitique législative. Cela peut être le cas du droit privé (voir l’exemple du divorce cité plus haut) aussi bien que du droit administratif.

L’importance de la dimension concrète de l’application du Droit, là où de faibles densités normatives ouvrent la voie à une telle prise en considération, est donc grande : l’autorité peut se laisser guider par l’idée de justice et d’équité, elle peut aussi veiller à l’efficacité de ses activités. Quelque imparfaites qu’elles soient, les compensations procédurales prennent place ici : parallèlement à l’ouverture du Droit à une normativité non prédéterminée par la loi – ce qui relève de la matière même des activités et de leur environnement –, l’application s’ouvre formellement sur son environnement politico-social.

Un équilibre peut ainsi être institué, dont l’effectivité dépend manifestement des conditions de réceptivité dans lesquelles s’exercent les activités publiques. On se trouve dans le domaine du politique, qui est responsable en dernière instance de l’acceptabilité sociale de ce qu’il entreprend et décide.

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