Jean-Claude Coquet, Phénoménologie du langage, choix de textes édité par Michel Costantini et Ahmed Kharbouch, Lambert-Lucas, Limoges, 2022

Ivan Darrault-Harris

Université de Limoges

Jean PETITOT

EHESS

Herman PARRET

Université de Louvain

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Herman PARRET, Ivan Darrault-Harris et Jean PETITOT.

Plan
Texte intégral

Le compte rendu qui suit est à trois voix, celles, successivement, d’Ivan Darrault-Harris, de Jean Petitot et d’Herman Parret qui ont accompagné, longuement, fidèlement, Jean-Claude Coquet dans le déploiement d’une œuvre originale, certes parfois difficile, mais qui trouvera ici, souhaitons-le, un éclairage polyphonique utile. Que le lecteur ne nous tienne pas rigueur des quelques redites de ces trois textes, car l’idée initiale d’un montage, forcément arbitraire, n’a pas été retenue : il aurait altéré la singularité de ces éclairages.

Ivan DARRAULT-HARRIS (Tours, 12 décembre 2022)

Après La Quête du sens (PUF, 1997) et Phusis et Logos (Presses Universitaires de Vincennes-Saint-Denis, 2007), voici, de Jean-Claude Coquet, Phénoménologie du langage (Lambert-Lucas, 2022), une sélection de vingt textes aux bons soins de Michel Costantini et Ahmed Kharbouch dans, on le verra, une belle continuité de recherches et de publications.

Entre l’introduction d’Ahmed Kharbouch (Le langage sert à vivre) qui pose remarquablement l’ancrage théorico-épistémologique de l’ensemble et le postambule de Michel Costantini, impressionnante recherche d’identification de « Notre Aristote », les vingt textes choisis, précédés d’un préambule inédit, tout au long d’une période qui va de 2005 à 2017, sont ou des republications – mais souvent soumises à des reprises – ou la mise en forme de notes inédites initialement destinées à des conférences ou communications. La bibliographie partielle (1995-2019) montre que la sélection opérée ne retient qu’une minorité des publications, d’une grande densité.

Les trois parties qui organisent les chapitres donnent corps clairement au fil rouge qui traverse et tient l’ouvrage : I. Du corps à l’énonciation, II. Ce qui de la voix passe dans l’écriture, III. Expérience sensible et expérience de pensée. On parcourt donc successivement les rapports de la phénoménologie du langage avec la linguistique, avec la littérature, et, enfin, avec la philosophie.

Confronté à la richesse de ce recueil et à la dimension de l’empan du champ investi, le lecteur ne nous en voudra pas de nous limiter à mettre en lumière quelques éléments significatifs de la pensée de l’auteur. Cela, d’ailleurs, ne saurait avoir de conséquence trop fâcheuse dans la mesure où chaque texte du recueil est une porte qui ouvre sur l’essentiel du point de vue phénoménologique de l’auteur. Le lecteur pourra donc choisir son entrée dans l’ouvrage ad libitum. Et sans craindre pour autant les redites ou répétitions tant la pensée se renouvelle et s’enrichit de la progression des illustrations et applications.

L’ouvrage conjoint réhabilitation et démonstration. Réhabilitation, d’abord, de la reconnaissance de l’hétérogénéité du langage, qui participe et de la phusis et du logos, en opposition à la position partagée par bien des linguistes et des philosophes, y compris Ricœur dont la philosophie du langage doit être soigneusement distinguée, malgré les apparentements apparents, de la phénoménologie du langage. Benveniste, référence permanente de Coquet, l’affirme fort clairement :

Note de bas de page 1 :

Cité par Coquet, p. 104, qui introduit, entre crochets, les termes de phusis et logos. C’est un extrait d’un manuscrit publié dans Fenoglio, I., Coquet, J.-C., Kristeva, J., Malamoud, C., Quignard, P., Autour d’Émile Benveniste, Seuil, 2016, pp. 37-44.

Le langage a ceci de particulier, d’irrémédiablement particulier et qui crée sa difficulté spécifique à l’endroit de toute théorie unitaire ; il se développe toujours à la jonction de la nature [de la phusis] et de la culture [du logos]1.

Démonstration toujours concomitante, ensuite, de la convocation et de l’analyse des textes philosophiques, linguistiques, littéraires, des œuvres et commentaires des plasticiens pour repérer les marques formelles (prédicats somatiques ou cognitifs) renvoyant soit à l’ordre de la phusis soit à l’ordre du logos, et aux instances énonçantes sources de la production discursive, dénommées non-sujet ou sujet.

La lecture du préambule nous arrêtera tant elle nous révèle, pour la première fois avec une telle précision, la genèse de l’élaboration théorique, dans les lectures croisées d’Aristote, Cassirer et Merleau-Ponty et la découverte des deux sources recherchées : phusis et logos saisissant l’être dans ses deux dimensions, ontologique et linguistique.

Helléniste philologue, Coquet s’attache méthodiquement à la critique des traductions habituelles d’Aristote pour finalement oser la sienne, celle du phénoménologue du langage :

« La voix traduit les affects de la personne et l’écriture traduit les affects inscrits dans la voix » (p. 25). Mais Aristote n’en reste pas à la voix et à l’écrit pour caractériser le fonctionnement du langage, il ajoute les choses (ta pragmata), les objets du monde. La triade <voix, écriture, réalité> est donc constituée. Et Coquet de mobiliser sa source principale, Benveniste, qui affirme que « l’expérience humaine est inscrite dans le langage ». D’où la recherche de ce qui est dans la voix, dans l’écriture. Le bel exemple, emprunté à Benveniste, du principe d’Archimède permet de confronter le discours descriptif du « scientiste », se confinant au logos (« Tout corps plongé dans l’eau… ») à celui du poète, lié à son expérience corporelle d’« être plongé aux flots tièdes de Sicile » (p. 112).

Il faut donc que l’analyste du discours détermine l’instance énonçante à l’origine de la production discursive et les prédicats qui la caractérisent : descriptifs, cognitifs dans le cas du savant, ou somatiques, dans le cas du poète (voir le tableau de correspondance des prédicats p. 171).

Si l’on passe du domaine du logos à celui de la phusis, ce sont donc bien les prédicats somatiques qui vont permettre de dire le sensible, et de définir la position d’une instance énonçante recevant la dénomination de non-sujet, marquée par la privation de jugement.

Note de bas de page 2 :

Nous nous sommes nous-même essayé à la reprise, rejoignant celle de Coquet, de l’analyse de Greimas de ce même texte de Calvino, en imaginant une poursuite de l’analyse au-delà du Rubicon épistémologique que Greimas ne se décide pas à franchir. Cf. Ivan Darrault-Harris, « Algirdas Julien Greimas, De l’Imperfection, Fanlac, Périgueux, 1987, Chap. « Le Guizzo », pp. 23-34, Actes Sémiotiques [En ligne], n° 115, 2012 : URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1506

Sur ce point, la reprise critique de l’analyse que fait Greimas d’un passage de Palomar d’Italo Calvino fait justement apparaître l’effet réductionniste quand on ramène les prédicats somatiques du côté du logos, de la cognition. Palomar regarde, sur la plage, une femme aux seins nus. « Le regard avance jusqu’à effleurer la peau tendue », écrit Calvino ; cet effleurement, et non toucher, ne peut être la manifestation d’une volonté de conjonction totale, comme le dit Greimas, mais celle d’un pur corps percevant, un non-sujet. L’objet même disparaît pour laisser la place à un quasi-objet se soustrayant à la saisie2.

Si Greimas repère lucidement dans le texte de Calvino l’existence d’une fracture (de fait le passage du statut de sujet à celui de non-sujet), il n’en tire rien quant à l’interprétation et son analyse, alors, ne peut que dériver à cause d’un rabattement des prédicats somatiques sur la dimension cognitive.

Quant à Ricœur, s’il admet une existence double, paradoxale, du langage,

Note de bas de page 3 :

Paul Ricœur, « Philosophies du langage », Encyclopaedia Universalis, 1980, p. 776-777, cité par Coquet, p. 175.

D’une part, le langage n’est pas premier, ni même autonome, il est seulement l’expression seconde d’une appréhension de la réalité, articulée plus bas que lui, et pourtant c’est toujours dans le langage que sa propre dépendance à ce qui le précède vient à se dire. C’est là l’autre face du paradoxe.3

il se refuse à accorder à cette appréhension de la réalité, à l’expérience corporelle humaine le statut que lui accorde Benveniste, le fait qu’elle soit inhérente au langage, lequel est donc capable de re-présenter la réalité. Et Coquet de citer à nouveau Benveniste :

Note de bas de page 4 :

Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 68, cité par Coquet, p. 55.

Cette expérience n’est pas décrite, elle est là, inhérente à la forme qui la transmet, constituant la personne dans le discours et par conséquent toute personne dès qu’elle parle.4

La démarche de réhabilitation du point de vue phénoménologique sur le langage, qui s’origine chez Aristote, s’accompagne, disions-nous, de démonstration permanente dans la confrontation avec un florilège de discours, afin de repérer ce qui manifeste l’instance énonçante à l’œuvre ou bien le passage d’une instance à l’autre.

Le lecteur rencontrera donc un grand nombre d’analyses permettant de mettre à l’épreuve des faits discursifs les positions épistémologiques de l’auteur qui refuse donc de s’installer dans la dimension purement spéculative. La littérature (Virgile, Proust, Duras…), la peinture (Cézanne, Munch, Soulages…), les réflexions psychanalytiques, philosophiques, critiques voire empruntées au quotidien médiatique sont sollicitées pour alimenter de manière convaincante la nature double du langage.

Si la théorie des instances propose une méthodologie originale d’approche et d’analyse des discours, tout particulièrement le discours littéraire, voire poétique, lequel apparaît donner souvent la préséance au non-sujet et son expérience corporelle du monde des choses mêmes, il nous faut reconnaître combien le point de vue phénoménologique a éclairé nos propres recherches portant sur le comportement humain, apportant des réponses là où l’éthologie, scientiste, échoue.

L’étude, si délicate, de la genèse du sujet chez le bébé montre ainsi toute la pertinence des notions de prise et de reprise utilisées par Coquet : le bébé est d’abord submergé par un ensemble de sensations diverses (temps de la prise) en tant que proto-non-sujet ; il réorganise ces stimulations grâce à l’enveloppe pré-narrative (proposée par D. Stern) : c’est le temps de la reprise et de l’accès, certes progressif, au statut de proto-sujet.

Note de bas de page 5 :

V. notre chapitre « Instabilité et devenir aux marges de la psychose : sémiotique de l’état-limite », Adolescence en scène, Limoges, Pulim, 2022, pp. 143-152. Et, concernant la théorie de l’ellipse, op. cit., pp. 109-125.

D’autre part, autre exemple, le recours aux instances énonçantes permet de caractériser le statut subjectal si particulier du « sujet état-limite ou borderline » (que la psychiatrie a du mal à définir) en montrant son instabilité entre des positions occupées successivement5.

Enfin, notre théorie de l’ellipse mettant en scène deux sujets distincts, ceux de la diction et de la fiction, montre que le patient engagé dans la réalisation d’une œuvre réussit sa guérison parce qu’il ignore le lien profond qui relie sa production à sa pathologie, parce qu’il se laisse envahir, comme non-sujet, par ses propres symptômes qui vont devenir fiction. Et l’on comprend que, dans cette option thérapeutique, l’interprétation du sens profond de sa création soit interdite car elle provoquerait une irruption stérilisante du statut de sujet.

Parvenu au terme de notre compte rendu de lecture, nous en mesurons toute l’insuffisance tant il y aurait encore tant à dire, par exemple sur l’existence d’une sémiotique du continu, non catégorielle, s’approchant au plus près des textes en proposant par exemple les notions de quasi-sujet, de quasi-objet, suggérant, au fil des rencontres textuelles, un affinement toujours possible.

Coquet, en phénoménologue du langage, prenant en compte la re-présentation de la réalité, nous permet de l’entrevoir à notre tour.

Et c’est bien le bonheur de cette expérience que nous propose Phénoménologie du langage.

Jean PETITOT (Paris, 26 novembre 2022) 

Un thème particulièrement central dans cet ouvrage est celui de phusis et logos (titre de l’ouvrage de Jean-Claude Coquet de 2007) en relation avec la phénoménologie et plus particulièrement avec le passage de la phénoménologie du « Leibkörper » husserlien à une philosophie de la Nature chez Maurice Merleau-Ponty.

Note de bas de page 6 :

Ce thème était au cœur de notre riche dialogue avec Jean-Claude Coquet « Phénoménologie et sémiotique » organisé par Ivan Darrault-Harris et paru en 2011 dans les Nouveaux Actes Sémiotiques, 114. À partir de 1990 Jean-Claude Coquet a codirigé pendant plusieurs années mon séminaire de sémiotique à l’EHESS qui continuera ensuite avec Jean-Jacques Vincensini, Ivan Darrault-Harris et Michel Costantini.

La phusis chez Jean-Claude Coquet n’est évidemment pas la physique (il ne s’agit pas chez lui de quelque réductionnisme physicaliste que ce soit) mais renvoie à la structuration morphologique du monde naturel sensible6. Elle est ce qui « donne accès au monde sensible ».

Dans plusieurs des chapitres, ce thème de phusis et logos est repris et approfondi. Par exemple, à propos de prédicats somatiques dans le chapitre 2 « Comment dire le sensible », où Jean-Claude Coquet insiste sur le fait qu’il n’y a pas que des prédicats cognitifs relevant du logos et concernant des représentations mentales mais aussi des prédicats sensibles (ceux de la perception et des expériences corporelles) relevant quant à eux de la phusis. Il explicite à ce propos la différence entre dire et décrire et entre présenter et représenter.

Cette opposition a une longue histoire. Elle est centrale dans la phénoménologie husserlienne et remonte (au moins) à l’opposition entre Darstellung (présentation) et Vorstellung (représentation) chez Kant. La présentation perceptive, la donation phénoménale, bref l’apparaître, du sensible sont pré-conceptuels, anté-prédicatifs, pré-judicatifs, même s’il existe évidemment des jugements de perception possédant une syntaxe logique. Ils sont « anté-prédicatifs » au sens où, sous sa forme « analytique » de format logique, opère la structure « synthétique » des perceptions qui, par exemple dans le cas de la vision, sont de format géométrique-morphologique et non pas logique. Dans plusieurs de ses textes, en particulier « Erfahrung und Urteil » (Expérience et Jugement), Husserl a étudié la « fondation » des catégories logiques de la prédication (côté logos) dans la phénoménologie de la perception (côté phusis). C’est un tel programme de fondation du logos dans la phusis que redéploie Jean-Claude Coquet en termes de phénoménologie du langage.

Le programme de recherche est d’apprendre à « retrouver l’ordre de la phusis sous le logos » comme le dit Merleau-Ponty. Le chapitre 7, « Phusis et logos : un nouveau paradigme linguistique », lui est entièrement consacré. Sa dernière phrase (p. 93) est une question rhétorique affirmant sur le mode de l'interrogation oratoire : « Rendre ses droits à la phusis et aux prédicats somatiques qui la manifestent, l’articuler au logos et aux prédicats cognitifs qui viennent ensuite, n’est-ce pas aussi permettre la fondation d’une phénoménologie du langage ? L’établissement d’un paradigme phusis-logos est-il vraiment hors de notre portée ? ». Ce chapitre est dédié à la phusis comme « puissance d’être » chez Aristote et comme « pouvoir qui paraît et qui se dévoile [et qui] se représente ensuite » chez Merleau-Ponty. Dans ses cours au Collège de France des années 1950, ce dernier a développé une refondation naturaliste de la phénoménologie. Il estime que, en plus de la description eidétique de ce que Husserl appelait « le flux héraclitéen des formes sensibles », on a besoin d’une théorie dynamique des formes macroscopiques et des structures morphologiques du monde sensible permettant d’expliquer les « gradients morphogénétiques » et « l’émergence entre les micro-phénomènes, de macro-phénomènes originaux, lieux singuliers de l’espace ». Selon Merleau-Ponty (cf. ses Résumés de Cours au Collège de France des années 1952-1960) la phénoménologie doit se dépasser vers une approche topologique et dynamique des formes du monde naturel, tant il est vrai que la phusis est précisément « une force lisible dans une forme » une instance qui explique ce que Kant appelait la techné de la Nature dans la Critique de la Faculté de Juger. À la fin des années 1960 René Thom apporta une théorie mathématique de cette phénoménalisation morphologique macroscopique et qualitative de la Nature.

Note de bas de page 7 :

Nouveaux Actes Sémiotiques, 114, 2011, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2736

Une grande originalité de Jean-Claude Coquet est d’avoir réussi, en s’inspirant de Cassirer et de Benveniste, à intégrer ce problème de la phusis comme fondation du logos dans la structure même du langage. C’est cela que vise selon lui une phénoménologie du langage. Il ne s’agit pas seulement d’approcher le langage dans une perspective phénoménologique mais d’intégrer la phénoménologie du monde sensible dans la linguistique elle-même, l’instance du sujet s’enrichissant de son « corps-phusis » (« Leibkörper » chez Husserl, « chair » chez Merleau-Ponty), le corps étant « le niveau substantiel de l’instance énonçante ». Dans notre débat7, Jean-Claude Coquet insiste beaucoup sur le fait que les philosophies du langage dominantes n’établissent pas de liens entre le langage et la phusis. Au contraire, « pour la phénoménologie du langage, la phusis est inhérente au langage » à travers l’énonciation conçue comme l’instance du sujet enrichi de son corps. La référence est alors Benveniste. C’est parce que « l’énonciation relève de la phusis » que l'on peut « dire » le sensible avec des prédicats somatiques, alors que les prédicats cognitifs ne font que « traduire » le sensible.

De mon côté, la phusis est plutôt décalée vers la phénoménalité morphologique, c’est-à-dire la nature enrichie de son apparaître. La référence est alors Thom. Une phénoménologie du langage est possible parce qu’il existe une sorte de procession être → monde →langage médiée par le niveau morphodynamique intermédiaire de l’apparaître phénoménal.

Note de bas de page 8 :

Cf. La Métamorphose des plantes et autres écrits botaniques (Versuch die Metamorphose der Pflanzen, 1790).

On voit s’établir ainsi un riche dialogue entre la « subjectivisation » et la « naturalisation » de la phusis dont la racine commune, se trouve dans la Critique de la Faculté de Juger de Kant et la Morphologie goethéenne8.

Herman PARRET (Bruxelles, 6 décembre 2022)

L’apologie de phusis

Ce livre édité par Michel Costantini et Ahmed Kharbouch contient vingt textes, essentiellement des interventions à des colloques et des articles de revues, qui clarifient et complètent la thèse que Jean-Coquet avait exposée dans son livre influent de 2007, Phusis et logos – Une phénoménologie du langage, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes. La Phénoménologie du langage de 2022 qui vient de paraître quinze ans plus tard, confirme et raffine le point de vue de l’auteur devenu entretemps paradigmatique dans le champ des théories du langage en linguistique et en sémiotique, si ce n’est également en philosophie du langage. Ceux qui connaissent bien l’auteur et son œuvre ne s’étonneront pas de la consistance, de la cohérence et de la persistance de cette construction théorique si sensible à la profondeur créatrice de la subjectivité parlante. Et surtout, le point de vue de Coquet propose une alternative s’attaquant patiemment et intelligemment à la grosse machinerie des théorisations dominantes dans les sciences du langage (syntaxe générative, linguistique cognitive, logicismes de toutes sortes). Les éditeurs Costantini et Kharbouch n’ont pas seulement fait un patient travail de rassemblement mais ils ont également aidé largement à faire comprendre le noyau du projet de Coquet avec leurs propres textes (préambule et postambule) mais également par leur travail sur la bibliographie de Coquet et les Index. Je reviens dans un instant sur leurs deux textes.

Central dans le livre de Jean-Claude Coquet est le thème de la démarcation de la « phénoménologie du langage » à l’égard des conceptualisations dans les sciences humaines (essentiellement la linguistique et la sémiotique structurales) et de la philosophie du langage. La philosophie du langage est essentiellement projetée par Coquet dans les pays anglosaxons [philosophies des actes de langage post-austiniennes, logique conversationnelle par exemple] mais l’auteur ne prend pas en compte la tradition allemande qui, à partir de la spéculation postkantienne des romantiques jusqu’à la psycho-philosophie de la fin du dix-neuvième siècle, en fait jusqu’au Husserl des Recherches logiques en premier lieu, a produit des brins de théorisations essentielles concernant la subjectivité dans le langage, correspondant bien aux exigences de la « phénoménologie du langage » que Coquet a voulu mettre en évidence. La démarcation de la « phénoménologie du langage » chez lui est radicale. Elle marque de claires limites, mais, en fait, ne présente qu’une certaine conception bien spécifique de la subjectivité dans le langage qui selon moi est compatible avec des apports de larges sections de la philosophie du langage formulées dans l’histoire de la philosophie postkantienne. Toutefois, si la démarcation de la « phénoménologie du langage » selon Coquet avec la soi-disant philosophie du langage est problématique, sa relation avec la linguistique et la sémiotique est clairement conflictuelle. Il est absolument évident que la pensée de « la subjectivité dans le langage » est expulsée des théories linguistiques et sémiotiques, systématiquement et surtout à cause des épistémologies sous-jacentes des linguistiques et sémiotiques du vingtième siècle. Mais même là, il faut nuancer. S’il est absolument vrai que certaines lectures soi-disant orthodoxes de Saussure ont incroyablement appauvri les intuitions profondes du Maître, comme le démontrent les manuscrits, ceux de Harvard par exemple que j’ai pu exhumer et publier moi-même – il y a chez Saussure une constante inquiétude sur le statut théorique du « discours » en face de la langue et du langage, le « discours » étant systématiquement marginalisé, ignoré même en linguistique structurale soi-disant « post-saussurienne ». Mais même chez Hjelmslev qui, en tant que constructiviste et déductiviste, ne peut avoir « officiellement » aucun intérêt pour le phénomène du « discours » – toutefois, La catégorie des cas démontre le contraire, même si le point de vue hjelmslévien dans cet écrit n’a jamais été officialisé et repris par le structuralisme dominant. Et si l’on scrute le champ de la sémiotique structurale dont les ambitions culminent dans la Sémantique structurale, il est vrai que l’on n’y voit pas d’intéressants signes d’une ouverture vers une certaine « subjectivité » du corrélat théorisé. Et quand même, il y a, comme « couronnement » de ce structuralisme officiel, disent certains, De l’imperfection qui glorifie une certaine corporéité et sa sensorialité qui semble tout de même avoir fasciné et ému profondément le structuraliste qu’est Greimas, fascination et émotion qui ont été réutilisées dans certaines sémiotiques du corps, de la sensibilité/sensorialité et des passions dans les décennies 2000/2020. Coquet notera dans ces recherches récentes encore un impact trop décisif de logos et une trop pesante répression de phusis, ce que je concède, mais une certaine présence de la subjectivité ne peut quand même être niée. C’est vrai que chez Greimas, tout comme chez Peirce, Searle, Grice et à peu près tous les philosophes du langage, le geste instaurateur est « logique » et constructiviste pointant vers le fantasme d’une immanence totale et d’une clôture pour tout élément proto-théorique qui ouvre la saisie vers la totalité, la profondeur, la subjectivité. La sémiotique « comme projet scientifique » semble exiger une épistémologie qui passe par nécessité à côté de l’essence. Reste qu’une inquiétude travaille implacablement le linguiste et le sémioticien parce que la construction d’une théorie ne parvient pas à maîtriser ses marges, i.e. l’essence résistante. Le logos ne parvient jamais à maîtriser la phusis, toujours débordante, mais une certaine humilité nous apprend de ne pas nous laisser paralyser par une telle impuissance. Pour conclure ce premier point, redisons-le, la démarcation de la « phénoménologie du langage » à l’égard de la philosophie du langage pourrait être revue en dépassant la restriction de la philosophie du langage aux orientations anglosaxonnes (Peirce, Austin et leur successeurs) vers des traditions plus classiquement philosophiques, toutes postkantiennes (ainsi je pense à la Lebensphilosophie de Schiller et de Goethe, à la psycho-philosophie et évidemment au Husserl, non pas tellement des Recherches logiques, mais des Idées et même des Méditations cartésiennes, qui ont tant inspiré Merleau-Ponty.) Toutefois, en ce qui concerne les projets scientifiques des linguistiques et des sémiotiques structurales, il va de soi que ces projets n’ont pas été capables de récupérer phusis, et pourtant il y a, même là, des inquiétudes bienfaisantes qui luttent contre l’oubli de l’essentiel.

Et il y a évidemment, avec une insistance obstinément constante pendant ces trente ans de recherche, une triade d’éminents noms qui ont dû garantir le projet de Coquet : Benveniste, Merleau-Ponty et Ricœur, et bien dans cet ordre-là, avec comme précurseur le Stagirite. Il est vrai qu’Aristote est le punctum du postambule de Michel Costantini qui, avec un enthousiasme attendrissant, retourne aux écrits biologiques d’Aristote pour en tirer sa merveilleuse « phénoménologie de la voix » qui convient parfaitement comme justification de l’analyse du corps-voix que Coquet propose dans le cadre de sa réévaluation de phusis. Il y a quelques autres philosophes que Coquet introduit dans sa théorie des instances énonçantes, comme Cassirer, Maldiney et Levinas, et le linguiste Gustave Guillaume, mais ils restent plutôt à l’horizon de l’argumentation. Et il y a les écrivains, comme Baudelaire, Proust, Duras, Cixous, formant les champs d’application. Proust est introduit et étudié à partir d’un énoncé de Benveniste : « Bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre », le langage étant l’activité signifiante, ce qui veut dire qu’il « présente » le parcours qui va de l’instance d’énonciation charnelle (non intellectuelle) qu’est le corps qui est « traduit » par l’interprétant, énergétique et dynamique de la mise en scène d’une subjectivité incorporée, instaurant ainsi le transfert de l’expérience de la « vivance » d’une subjectivité vers un interprétant. Ne disons pas que cela est de la « communication », mais plutôt de la « présentification » (Darstellung) et de la « traductibilité ». Coquet nous propose de lire À la recherche du temps perdu à l’aide d’une telle conception de la lecture : déchiffrer et « traduire » le sens des prédicats somatiques si génialement créés par Proust, dans toute leur concrétude, et comprendre (« revivre ») ainsi les expériences de « vivance » des héros-corps de la Recherche. C’est dire et comprendre l’expérience, et plus en général, le sensible mis-en-scène par l’écrivain.

Reste que Benveniste, Merleau-Ponty et Ricœur forment l’épine dorsale de la théorisation de Jean-Claude Coquet. L’attachement de celui-ci à Benveniste est presque filial, surtout dans le long texte sur l’écriture que Coquet a publié en 2016 dans un volume édité par Le Seuil, Autour d’Émile Benveniste – Sur l’écriture. Ce texte est de loin le plus élaboré du recueil (environ quarante pages) et il illustre bien cette filiation extrêmement fidèle de Coquet à l’égard de Benveniste. L’écriture reprend cette relation de traductibilité à un niveau supérieur puisque l’écriture est un « relais du discours », dit Benveniste, elle est l’interprétant de la langue, mieux : l’écriture est « trace » (non pas « signe »), « mouvement du vivant » énonce explicitement Benveniste d’après Merleau-Ponty. La trace « parle » de l’instance corporelle, de la vivance, elle est du côté de phusis et non pas du logos identifiant, catégorisant, s’autoproduisant dans son immanence. Ce texte si riche sur l’écriture montre bien comment on passe fluidement de Benveniste à Merleau-Ponty qui donne toujours et partout de la substance philosophique aux thèses de linguistique générale de Benveniste. Et Coquet note avec raison que le « vivre le langage » de Merleau-Ponty fait écho à « le langage sert à vivre » de Benveniste… Vivre est du côté de phusis, tout comme l’expérience est du côté de la vie, la trace étant phénomène somatique. Les « éruptions » (jaculation, jaillissement, explosion), suggère Benveniste, sont évidemment du côté de la vie énoncée, réalisations de l’instance corporelle, du corps comme non-sujet. Avec cette notion de non-sujet on est dans le sub-logique (le terme se trouve, qu’on le croie ou non, dans La catégorie des cas de Hjelmslev) et il est évident que Coquet comprend le non-sujet exactement comme Merleau-Ponty le suggère : « C’est à travers mon corps que je vais au monde, l’expérience tactile se fait “en avant” de moi, et n’est pas centrée sur moi… Ce n’est pas moi (“sujet” comme instance judicative) qui touche, c’est mon corps » (p. 110). Cette focalisation sur l’haptique, le corps touchant, radicalise absolument la notion de corporéité, devenant ainsi le « corps » d’un non-sujet, et c’est bien là que l’hypostase du non-sujet, donc de phusis, devait aboutir. Mais en plus, c’est bien à une telle conception que le « mariage » de Benveniste et de Merleau-Ponty aboutit.

L’œuvre de Paul Ricœur n’a pas eu le même impact fondamental sur Coquet. Il faut considérer les trois derniers chapitres du recueil (de 18 à 20, rédigés en 2006) comme des ajouts, intéressants en eux-mêmes mais supplémentaires. Il semble que Coquet a surtout cherché un appui théorique dans les écrits de Paul Ricœur. Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, apporte notamment quelques nouveaux éléments d’analyse, mais Jean-Claude Coquet est prudent puisqu’il rappelle explicitement « …certains traits caractérisants du travail de Ricœur que nous devrions garder à l’esprit si nous voulons éviter de fâcheux contresens » (p. 230), entre autres « de sacrifier le “discours” au “récit” ». Et encore : « Force et faiblesse de Ricœur » (p. 212) où, entre autres, Coquet ne semble pas accepter l’idée de Ricœur que le soi est disciple du texte. Et Coquet a raison de dire que le dialogue de Ricœur avec Greimas a peut-être amené le philosophe à narrativiser ou textualiser n’importe quelle unité sémiotique. C’est comme si Coquet voulait purifier Ricœur de toute influence greimassienne. Autre contamination que Ricœur risque serait la réduction d’une théorie de l’énonciation à une perspective pragmatique en philosophie des actes de langage austinienne… D’autre part, il y aurait chez Ricœur un philosophème que Coquet accepte et promulgue : que le non-sujet est en fait un soi-même comme un autre, transformation d’une formulation dans une autre qui nous fait entrer une nouvelle fois dans la sphère de phusis

À ce stade je n’ai commenté la position de Jean-Claude Coquet que sur deux points : sa conception de la démarcation de la phénoménologie du langage à l’égard de la philosophie du langage et du structuralisme linguistique et sémiotique d’une part, et la dépendance de notre auteur à l’égard de la triade Benveniste/Merleau-Ponty/Ricœur pour ne pas oublier Aristote dont je dirai un mot dans ce paragraphe conclusif. La phénoménologie du langage expose avec une insistance raisonnante et une subtile intelligence une conception de la tension entre logos et phusis, et des stratégies de réparation de phusis auxquelles j’adhère globalement. Ce combat pour incorporer les valeurs de phusis dans les théories du langage a aussi été le mien en tant qu’épistémologue des sémiolinguistiques, même si je concède à certaines philosophies du langage une même ouverture vers phusis (je pense, dans l’ombre de Kant, à Herder et aux Frühromantiker qui sont en fait des Lebensphilosophen, des philosophes de la « vivance »). Je ne peux qu’exprimer ma solidarité théorique pour cette hypostase de la vie, du corps et de la voix, qui est générée par phusis, et qui dans le champ des approches théoriques, est opposée à l’hypostase de la connaissance, de l’immanence, de la formalisation, de la modélisation, générées par logos. Le supplément qui ouvre la chaîne des moments de phusis – les écrits biologiques d’Aristote (le Traité des animaux) – m’a particulièrement séduit : un philosophème que Coquet exploite dans la deuxième section du livre (« Ce qui de la voix passe dans l’écriture ») et que Michel Costantini analyse superbement dans le « Postambule » du livre. En effet, le « non-sujet » que Coquet met en scène dans sa conception de la portée de phusis, est donc bien le sujet-corps, et la voix, selon « notre Aristote » dirait Michel Costantini, est le corps-voix. Il est vrai que le structuralisme est sourd et muet – le logos n’a pas de voix et sa soi-disant « sensibilité » ne touche pas et ne produit aucune instance énonciative qui présuppose un corps en vie, ni une voix qui touche comme la palpitation de phusis.

L’excellent livre de Jean-Claude Coquet nous a remis en contact avec un « phénomène » (phénoménologie du langage) réprimé, refoulé même, dans les discours dominants des sciences humaines d’aujourd’hui.

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