Ivan Darrault-Harris, Adolescence en scène. Éthosémiotique des comportements et discours, Limoges, Pulim, « Semiotica Viva », 2022. Préface de J. Fontanille

Denis BERTRAND

Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Louis Althusser, « Comment lire “Le Capital” », dans Positions, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 49-60 (l’auteur revient en conclusion sur cette « règle d’or... » pour la lecture de l’étude princeps de Marx : « 1. Laisser systématiquement de côté la Section I ; 2. Commencer par la Section II ; 3. Lire très attentivement les Sections II, III, IV, VIII* (donc, laisser de côté la Section V) ; 4. Essayer de lire, ensuite seulement, la Section I (...) ») * On ne sait pas ce qu’on doit faire des Sections VI et VII... (DB).

Louis Althusser, dans « Comment lire Le Capital ? », donnait d’emblée « le conseil pratique suivant : commencer la lecture du Livre I par la Section II ». Et il précisait quelques lignes plus loin : « Ce conseil est plus qu’un conseil : c’est une recommandation que je me permets de présenter comme une recommandation impérative. »1 De même, mais loin d’en faire une « recommandation » de cette nature, nous suggérons aussi une dérogation à la lecture linéaire pour entrer dans le livre d’Ivan Darrault-Harris, Adolescence en scène. Nous invitons les lecteurs, après avoir pris connaissance de la saisissante « Présentation » des p. 13-17, à commencer par l’« Épilogue » (p. 243-259), puis à revenir à l’« Introduction » (p. 19-34) avant d’entrer dans la matière centrale du propos. Mais en s’y engageant d’abord, osons-nous suggérer, par la lecture des chapitres 1 et 2 de la deuxième partie du livre (on verra pourquoi).

Ce corps central de l’ouvrage est structuré en trois grands moments : « 1. Énonciations adolescentes », « 2. Le cadre art-thérapeutique » et « 3. Figures de la rébellion ». Trois grandes séquences qui forment des unités relativement autonomes dans un ensemble dont la cohérence assure le passage de la psychosémiotique de l’adolescence en situation thérapeutique à une éthosémiotique plus générale des comportements adolescents qui est une des grandes innovations de cet ouvrage. Chacun est libre bien entendu de choisir son entrée à sa guise. Notre suggestion « à sauts et à gambades » (Montaigne) ne fait qu’épouser une remarque de l’auteur prévoyant lui-même un lecteur-modèle primesautier, à l’image de son héros, l’adolescent. Mais justifions le parcours ici suggéré.

Ce livre est un livre-tableau. Ou un livre-scène, comme son titre l’indique. Cela veut dire qu’il a un cadre, dans tous les sens du mot. Sur le plan de l’Expression d’abord, il est bien encadré par ces deux textes, de taille équivalente (quinze pages), dont le statut diffère de tous les autres chapitres du volume, ceux qui mettent en scène précisément, sous éclairage sémiotique, les tensions et les drames de l’adolescence.

L’« Épilogue » présente l’arrière-plan épistémologique et l’assise théorique mis en œuvre dans les différentes études ici publiées. Son titre, « L’immanence en question, une condition de l’interdisciplinarité ? », indique bien le niveau où se situe le débat au sein duquel Ivan Darrault-Harris prend position. Interroger la pertinence et les limites du principe d’immanence, récemment objet d’une discussion approfondie au sein de la communauté sémiotique (cf. Luisa Ruiz Moreno et Alessandro Zinna, éds. « La inmanencia en cuestión », Tópicos del seminario, 3 vol. , 2014-2015). Mettre en perspective ce principe à travers la « triple généalogie » – structurale, phénoménologique, morphologique – de la sémiotique. Poser le caractère premier du corps percevant comme instance énonçante de base, c’est-à-dire implanté au foyer même du langage en acte. Assumer une interdisciplinarité indispensable pour le domaine étudié, afin qu’elle soit à la fois raisonnée et respectueuse des autres approches, assumant les implications épistémologiques de cette interaction. Faire cohabiter enfin, au sein même de la sémiotique, une forme d’interdisciplinarité interne (p. 259) qui consiste à maintenir les acquis de l’immanentisme tout en les dépassant. Voilà à peu près les enjeux de cet épilogue roboratif.

Alors que paraît le dernier livre de Jean-Claude Coquet (cf. ici-même, la note de lecture à trois voix sur Phénoménologie du langage, d’Ivan Darrault-Harris, de Jean Petitot et d’Herman Parret) et que nous rendons collectivement hommage au sémioticien de si haute stature qui vient de disparaître, on comprend que ces pages s’inscrivent dans ses pas et en prolongent les traces. Elles développent ainsi avec finesse la critique coquettienne de l’immanentisme, tout en respectant son espace. Elles montrent l’enjeu de l’instance corporelle énonçante à la base de toute activité de langage et son intégration effective à la théorie générale condensée en phusis et logos, ce couple de concepts promu par Coquet ne s’excluant pas mais se conditionnant réciproquement. Elles promeuvent la réhabilitation du sensible comme constitutive de l’expression langagière que Coquet conceptualisera avec les prédicats somatiques. Ce vaste parcours conceptuel, au cœur des problématiques contemporaines, est ici mis en place de manière si pédagogique que le lecteur, même s’il est peu familier de la sémiotique des instances énonçantes, s’y retrouve avec facilité et en découvre le bien fondé.

Quant à l’« Introduction », elle apparaît comme le pendant individuel de ce que l’« Épilogue » évoquait à hauteur de la communauté scientifique. C’est une autobiographie intellectuelle. Elle retrace l’itinéraire du chercheur, clairement articulé en deux grandes périodes. La première, celle de l’émergence et de la fondation de la psychosémiotique (1975-1983), lorsque les modèles greimassiens – génératifs et narratifs – permettaient d’établir le socle théorique de la démarche : l’extension de ces modèles issus du texte verbal à la sphère du langage comportemental ouvre à l’analyse sémiotique la possibilité de se positionner dans un contexte thérapeutique. Elle entre alors en résonance de manière raisonnée avec d’autres disciplines (psychiatrie, psychothérapie, psychanalyse), en mesurant ses apports et sans « empiètement impérialiste » (p. 25).

Et puis vint la seconde période, à partir de 1983-84, lorsque le corps du sujet s’impose, et que les actants doivent abandonner leur « existence diaphane d’“êtres de papier” » (p. 27) pour être appréhendés pour ce qu’ils sont avant tout : de la chair énonçante, un corps reconnu comme enjeu d’autant plus décisif qu’il vit, au cœur de l’adolescence, une terrible transformation. Il deviendra ainsi plus tard « instance de base de l’énonciation ». On comprend alors combien fut déterminante pour Ivan Darrault-Harris la rencontre avec la sémiotique subjectale dont Jean-Claude Coquet publiait en 1984 le premier traité, Le discours et son sujet. Ces nouveaux instruments permettront l’élargissement de la déjà ancienne psychosémiotique en éthosémiotique, ouvrant désormais le cadre thérapeutique aux espaces de vie dans leur quotidienneté (famille, école, pairs). Cette compréhension nouvelle sera concrétisée dans l’approche art-thérapeutique de la psychiatrie de l’ellipse (cf. l’ouvrage éponyme avec J.-P. Klein, 2007), dont la figure décentrée fait apparaître ses deux foyers, foyer de la « diction » et foyer de la « fiction », imposant la maîtrise délicate de leur équilibre dans l’aller et retour de l’un à l’autre au sein de la cure thérapeutique.

Trait interdisciplinaire essentiel aux recherches ainsi orientées : la relation avec la psychanalyse. Celle-ci, en reliant l’événement corporel à la formation du fantasme, a ouvert au psycho-sémioticien des pistes nouvelles. Elle permettra de mieux comprendre les comportements adolescents et, notamment, le fantasme d’auto-engendrement, un des motifs essentiels de l’ouvrage qui, justement, associe étroitement le corps, le psychisme et le narratif. Ce fantasme, manifesté de façon extrêmement variée entre les conduites à risques, les expériences illicites et la découverte de l’écriture « signée », est considéré par l’auteur comme le fantasme « hypothétiquement central et organisateur de l’imaginaire adolescent » (p. 55). On comprend sa présence perlée tout au long de l’ouvrage, au fil des chapitres et de bout en bout.

Ce puissant encadrement formel entre « Épilogue » et « Introduction », définit donc, sur le plan du contenu, le cadre théorique de la démarche. Celle-ci entend bien prendre en compte, au plus près de l’expérience traumatique vécue tous les éléments qui la déterminent. C’est-à-dire alors, selon une nouvelle acception du mot, le « cadre de vie » lui-même, avec tous ses paramètres : les espaces du dedans et du dehors, les langages – la langue à réinventer, les vêtements, les accessoires –, les acteurs – adultes, parents, enseignants, thérapeutes, etc. –, les objets, fétichisés ou non, les matières et tous les univers sensoriels. Ce dernier cadre devient ainsi une autre désignation pour la sémiotique des « formes de vie ».

Si chaque chapitre du triptyque central mobilise ce syncrétisme signifiant, il en est un pourtant qui nous paraît, au cœur du livre, particulièrement rayonnant. Comme si toute la matière, en amont et aval, s’organisait à partir de son centre. C’est le chapitre intitulé « Entre Charybde & Scylla. Une navigation difficile » (II, 2, p. 131-142). Pour bien comprendre cette double figure issue de l’Odyssée, il convient de remonter au chapitre précédent « La théorie de l’ellipse » (II, 1, p. 115-129) avec ses deux foyers déjà nommés, la « diction » (moi, ici, maintenant) et la « fiction » (un autre, ailleurs, alors). Car la bonne « navigation » que propose le récit du « cas de François-Xavier » repose sur la justesse et la bonne distance entre ces deux pôles pour établir une « configuration d’aide » pertinente. L’histoire de cet enfant en souffrance nous paraît centrale car elle articule les deux versants de la clinique et de la sémiotique, elle nous montre un cas à partir duquel se consolide un modèle, elle raconte un récit et élabore une théorie. L’extrême singulier s’élève au plus général.

C’est en effet une histoire qui nous est racontée, celle de la démarche à découvrir pour engager et réussir la thérapie : au terme de nombreuses tentatives échouées (trop de « diction » d’un côté, trop de « fiction » de l’autre) et alors même qu’il semble que rien ne peut plus marcher et que tout pourrait basculer dans la dissonance, voilà que le thérapeute découvre le point de justesse. Ce point est celui qui fait entrer en congruence les éléments structurels apparemment disjoints, symptômes pathologiques du sujet. Ainsi, par exemple, l’enfant a creusé un abyme entre l’intérieur de la classe, où il refuse de considérer – de voir – tout savoir, alors que dehors, dans la cour de récréation, il cherche au contraire à tout voir, et en particulier ce qui est objet d’interdit sexuel. Le trouble se situe alors entre le défaut et l’excès du voir. Ou encore, parmi d’autres traits, il accepte la parole mais refuse l’écriture et ses supports. Et voici, comme l’écrit Ivan Darrault-Harris, qu’une « petite étincelle » provoque la fusion de toutes ces disjonctions. C’est la proposition de manipuler des « marionnettes à gaine ». Le sujet est hors de la vue, mais il voit, ses mains (son corps) sont cachées dans les personnages qu’il manipule, le tout « dans un dispositif symbolique où il est permis, et même obligatoire, peut-on lire, de mettre les mains sous les jupes ! » (p. 139). La scène d’adolescence mobilise dans la fiction les acteurs de la diction (le thérapeute est le public) et le chemin de la guérison est désormais tracé.

Sans aller plus avant dans cette histoire, notons que son climax se trouve quasiment au milieu du livre (p. 138 sur 272) et que se distribuent en amont et en aval, de manière symétrique, les grandes thématiques qui vont fonder l’éthosémiotique des comportements dans l’adolescence. En amont, sous le titre général de « Énonciations adolescentes » se trouve posée la question du sujet, celle de son intime fondation dans l’espace dilaté de l’énonciation grâce à la sémiotique des instances énonçantes. Car c’est l’acte désormais qui nous arrête et non son résultat. En d’autres termes, ce qu’on mesure ici, c’est la « prégnance de l’énonciation, du mouvement même du “dire” au détriment du “dit” » (p. 38). Les instances articulent cette énonciation, elles s’y rendent lisibles. On les voit par exemple à l’œuvre dans la hantise de la signature telle que la manifeste la frénésie des tags. Ivan Darrault leur oppose très justement les inscriptions murales de mai 68 : ici c’était le contenu énoncé mais anonyme qui était focalisé ; là c’est le dire lui-même, le cri : « c’est moi ! », qui devient pur contenu dans son acte d’ostension (p. 59).

Dans cette partie se trament quelques motifs récurrents autour de l’adolescence : celui de l’auto-engendrement en est la clef de voûte. À travers ses manifestations diverses (conduites à risques, signatures, tags, discours corporels, écriture enfin...), il revient en boucle. Mais à chaque occurrence, l’analyse lui apporte un éclairage nouveau. Plus largement, cet égotisme contemporain appelle le récit. La narrativité, loin d’être abandonnée par la théorie des instances énonçantes, traverse tous les âges et transparaît comme un des niveaux de l’analyse. Depuis son émergence chez le nourrisson jusqu’aux récits-témoignages eux-mêmes. Et les cas abondent, apportant chaque fois une problématique nouvelle, ce qui est une autre richesse de ce livre : le mythe d’origine de Pierre (p. 46), les textes appels d’aphasiques et de boulimiques (p. 90), le dialogue de Roméo et Juliette « parlant l’amour » (p. 99), le monstre noir et l’enfant tout rose dessous (p. 125), et tant d’autres histoires, dont celle de François-Xavier.

En aval de celle-ci, commence la troisième partie de l’ouvrage : « Figures de la rébellion ». Après l’éthosémiotique de l’intime – celles des énonciations adolescentes –, voici l’éthosémiotique des modes d’insertion et de résistance à l’insertion dans le collectif : les figures de l’autorité, le monde adulte entre espace familial et espace scolaire, le problème de la transmission inter- et trans-générationnelle, les parents et le groupe familial, bref la confrontation du sujet singulier et incandescent qu’est l’ado avec ces écrans de rôles thématiques impérieux que dresse autour de lui son environnement. Si nous entendons par « rôle thématique » le mode d’insertion de l’individuel dans le collectif par la médiation du langage – depuis la dénomination des rôles jusqu’aux formes de discours qu’elle induit –, alors on comprend comment, à lire ces pages, ce concept éclaire les enjeux dramatiques de l’adolescence en scène. Le travail d’Ivan Darrault-Harris se présente alors comme une contribution essentielle à une réflexion critique sur l’actant collectif.

Ajoutons pour finir une remarque sur la relation entre clinique et théorie sémiotique. Adolescence en scène transcende toute idée convenue de sémiotique appliquée. On peut parler ici de psychosémiotique interventionniste. Du côté de la clinique, elle entend « modestement, lutter efficacement contre cette démission sémiotique » (p. 61) en appelant au devoir de réception, de lecture et de compréhension des discours adolescents. Et du côté de la théorie, elle perçoit dans le corps adolescent l’engendrement possible d’une théorie du langage. Celle-ci, comme le suggère Jacques Fontanille dans sa préface, se construit dans le va et vient entre immanence et réalité, entre structure et instance, entre instance judicative et instance corporelle, entre traductions réciproques de la phusis en logos. Ivan Darrault-Harris, théoricien, thérapeute et pédagogue offre ici à la discussion un moment de bonheur.

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