Alice Giannitrapani (éd.), Foodscapes: cibo in città, Milan, Cartacea, 2021, 284 p.

Giorgia Costanzo

Université de Palerme

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Texte intégral

Cela a dû arriver à tout le monde. À Paris, au pied de la Tour Eiffel en mangeant des macarons ou une crêpe sucrée, à Palerme, avec un « panino con le panelle » sur le rivage du village balnéaire de Mondello, ou encore à Amsterdam, en se promenant sur les canaux avec un cornet en papier rempli de chips ou à Berlin, avec une bière et un jarret de porc fumé parmi les tables d’un restaurant typique. Partout, la nourriture nous relie aux lieux que nous visitons car il est dans le sens commun que la visite d’une ville passe aussi par la dégustation des plats qui la caractérisent. Elle est au cœur, après tout, du tourisme œno-gastronomique : le tour du street food ou les forfaits gastronomiques de toutes sortes proposés par les agences et les sites de voyage présupposent un touriste intéressé précisément par le voyage pour manger. Manger afin de vivre le voyage lui-même. Cependant, il ne s’agit pas seulement de tourisme : la relation entre l’espace urbain et la gastronomie est plus large et concerne toutes les manières dont la ville devient le théâtre de la consommation alimentaire et de sa préparation culinaire.

L’ouvrage Foodscapes: cibo in città, édité par Alice Giannitrapani (2021, Mimesis, 280 pages) tente d’expliciter la manière dont la ville construit ses propres formes d’existence à travers ses liens avec la culture gastronomique de référence. Ce dont il est question, c’est de la manière variée et extrêmement complexe dont la ville et la nourriture, les lieux de la maison et les places, les plats amateurs et les spécialités gastronomiques, la cuisine de rue et les restaurants, s’associent pour donner vie à des identités, des pratiques quotidiennes, des occasions conviviales et des expériences exceptionnelles. En d’autres termes, l’ouvrage examine comment des formes de sens urbain et social sont données par la gastronomie et, inversement, comment la gastronomie contribue à construire le sens d’un lieu spécifique.

Note de bas de page 1 :

Toutes les citations d’A. Giannitrapani, éd., 2021, Foodscapes: cibo in città, Milano, Mimesis, ont été traduites de l’italien par nous.

D’autre part, si nous sommes ce que nous mangeons, ce n’est pas tant parce que, selon le sens commun, notre corps est le résultat des aliments que nous mangeons, mais plutôt parce que la nourriture, les pratiques de sa fabrication, et les lieux et contextes de sa consommation, nous constituent avant tout comme sujets sociaux et culturels (Marrone 2022). D’une part, l’alimentation est un langage par lequel une société parle d’elle-même, du monde et de la culture gastronomique dont elle fait partie et, ce faisant, contribue à la façonner. D’autre part, cette mise en forme peut néanmoins avoir des manifestations très variées qui vont parfois au-delà de la nourriture pour inclure d’autres expressions textuelles telles que les livres de recettes, les programmes télévisés, les supermarchés, les ustensiles de cuisine, les restaurants, les techniques culinaires, etc. – on pense, par exemple, à la manière dont la table, ainsi que le système complexe de règles, de rituels et de choix alimentaires qui l’anime, nous parle des différences sociales et des hiérarchies de ceux qui s’asseoient autour (Marrone 2014). Observée dans cette perspective, la nourriture devient une partie d’un discours gastronomique plus large (Marrone 2022), une sémiosphère qui s’exprime dans une pluralité de pratiques et d’espaces différents et parfois même apparemment distants. Tous ces éléments réunis, au sein d’un réseau dense de connexions, d’échanges et de transformations assidues, donnent naissance à une certaine culture alimentaire. Ainsi, c’est l’intertextualité inhérente au discours, dans un renvoi constant et potentiellement infini des textes à d’autres textes, qui explique le lien bidirectionnel entre la nourriture et la ville. C’est ainsi, en d’autres termes, que « la ville devient un test décisif pour la scène œno-gastronomique »1, écrit Giannitrapani dans l’introduction du volume (9).

Pour désarticuler et restituer, clarifiée, une telle complexité, Foodscapes choisit la confrontation interdisciplinaire : les différentes contributions, en effet, établissent un dialogue fructueux entre la perspective sémiotique et l’architecture, la géographie, l’histoire et l’anthropologie qui, observant chacune le même objet d’étude avec son propre regard, tentent de saisir la « valeur sociale qui fusionne les liens entre la nourriture et la ville » (Giannitrapani : 7). C’est-à-dire les liens entre le paysage urbain et ses usages gastronomiques, mettant en évidence le dynamisme des relations que ces deux discours entretiennent.

L’un de ces usages est certainement le « manger à l’extérieur », compris comme une expérience de suspension du « manger à l’intérieur » plus ordinaire : prendre des déjeuners, des goûters ou des dîners en dehors de la maison représente « un moment de rejet, de rupture, qui précède une réunion ultérieure avec une certaine forme de coutume ou de routine » (Giannitrapani : 15). En définitive, c’est depuis que les repas se déroulent à l’extérieur du domicile que les lieux de consommation alimentaire ont donné forme aux rues et aux places, de sorte que la ville est devenue un véritable « lieu de performances gastronomiques-conviviales » (14). Pensons aux restaurants : l’espace de la salle à manger a commencé à se redéfinir constamment entre l’intérieur et l’extérieur avec l’expansion vers l’extérieur des tables, des chaises et avec l’utilisation de gazebos qui, espaces semi-ouverts ou du moins non fermés, selon Giannitrapani, réarticulent et ressemblent à l’espace des trottoirs et des rues adjacentes au restaurant. En d’autres termes, le restaurant s’est ouvert au monde extérieur en débordant sur la ville, dans les ruelles et sur les places. C’est ce que l’on appelle la foodification, qui, en peuplant des quartiers entiers d’une clé gourmande, modifie, bon gré mal gré, l’architecture et la proxémique du paysage urbain. Cependant, les restaurants, les pubs et les clubs, en plus d’être des lieux de consommation, sont souvent aussi des lieux d’agrégation. Comme le dit Burgio, « la ville est devenue une gigantesque salle à manger [...], une sorte de grand restaurant en plein air » (80). Si la table, objet de réflexion de l’essai de Burgio, a traditionnellement été un noyau convivial de la vie domestique, un objet autour duquel se rassembler et se réunir, un lieu d’échange, de règles et de relations entre acteurs humains et non humain, aujourd’hui elle « a quitté nos maisons pour apparaître et se répandre, sous d’autres formes, dans les espaces publics de la ville » (79). C’est la possibilité de transformer n’importe quel lieu urbain en salles à manger improvisées, dans lesquelles n’importe quelle étagère peut se transformer en table au moment où elle prend sa valeur : la table n’est alors pas un objet mais ce système de relations auquel elle donne vie, une forme qui peut être réalisée même en son absence matérielle.

Par conséquent, si les scénarios spatiaux de l’alimentation changent, les dynamiques sociales changent aussi. Comme l’écrit Giannitrapani, « partager un repas, c’est évidemment aussi, et dans certains cas surtout, partager les relations qui se créent autour de lui. [...] Quelle que soit la forme que prend la restauration, son statut éminemment social reste ferme » (16-17). Ainsi, il est clair depuis quelque temps déjà que manger au restaurant n’est jamais seulement un moment de partage d’un besoin physiologique que l’on cherche à satisfaire, mais un moment entièrement socialisé et culturalisé dans lequel tout – des tables à la vaisselle, du lieu aux types de préparation des plats – écrit et réécrit sans cesse les actions, dessine des scénarios de consommation plus ou moins prévisibles, dessine la formalité ou l’informalité, les normes de comportement, les règles non seulement de la commensalité, entendue comme le partage d’être à table, mais différentes idées de la convivialité.

C’est de ce sentiment de communauté qui se construit autour de la nourriture que parle Forino dans son étude du monde des cuisines collectives. Au cours de l’histoire, répondant de temps à autre à des raisons politiques, romantiques, féministes ou économiques, la cuisine domestique a en effet tenté à plusieurs reprises de s’ouvrir à la communauté, à la ville et à ses besoins sociaux. De centre familial de la maison, lieu privé qui a des significations différentes selon les époques – si dans les cuisines paysannes on cuisine, on mange, on dort, on coud, on file, on travaille, on raconte des histoires, en bref, on vit, la cuisine aristocratique, non vécue par les habitants, est plutôt le royaume des cuisiniers et, à partir de la seconde moitié du siècle dernier, la prison domestique des femmes –, la cuisine devient un outil à grâce auquel on peut formuler des idées précises sur la société. En effet, c’est dans l’extériorisation de la cuisine que l’auteur identifie la manière dont la nourriture façonne le paysage urbain et les nouvelles conditions existentielles, tout en montrant clairement comment la signification d’un lieu peut changer dans le temps et l’espace.

Le livre ne manque pas d’inévitables références à la pandémie de Covid-19 qui a conduit les lieux de consommation alimentaire à repenser leurs relations avec la ville. Comme l’expliquent Boutaud et Forino dans leurs essais, la période de confinement a apparemment mis à rude épreuve la convivialité, limitant à l’extrême la vie urbaine et les possibilités classiques de rencontre et de partage. Et pourtant, dans le cadre de ce lockdown, on se souvient des retrouvailles de la famille qui s’est vue confinée entre les murs de la maison, des rencontres en ligne avec les amis, de la redécouverte collective de la cuisine domestique, du partage de ses expériences culinaires sur les réseaux sociaux, des petits trophées d’une véritable survie personnelle, et des chants et discussions sur les balcons de la maison avec les voisins. En somme, il s’agit d’« une forme de vie normalisée par les règles mêmes de l’enfermement, destinée à orchestrer ses propres modes de résilience, notamment à travers de nouvelles formes de convivialité. Une tension est ainsi créée entre la forme rigide et standardisée de l’enfermement et la pluralisation des manières d’être dans la convivialité » (Boutaud : 36). La nourriture devient ainsi un noyau privilégié autour duquel on se rassemble et on continue à faire partie de quelque chose, que ce soit à travers un écran ou en mode présentiel.

Si « les liens entre l’espace du restaurant et l’espace urbain ont historiquement pris différentes nuances, s’articulant le long d’un continuum entre séparation et fusion » (Giannitrapani :14), c’est précisément la frontière entre intérieur/extérieur, privé/public – termes qui, dans la ville contemporaine, font l’objet d’une médiation réciproque constante, se traduisant souvent l’un dans l’autre – qui a été remise en question pendant le lockdown. Non seulement en raison de la re-sémantisation de lieux qui ont toujours été sémantiquement ambivalents, tels que les balcons et les cours, ou en raison de l’omniprésence du partage digital qui a caractérisé la période d’isolement, où les « formes de convivialité dans la maison seraient ainsi un troisième espace installé dans la relation extensive entre l’espace privé et l’espace public » (Boutaud : 39), mais aussi, à bien y réfléchir, en raison de la manière dont, avant, pendant et après la pandémie, les restaurants ont débordé vers nos maisons, par le moyen du food delivery. En effet, la livraison à domicile remet en question les limites des lieux de restauration : les bars et les restaurants, les glaciers et les fast-food, brisant les limites physiques de leurs propres murs ; ils entrent dans nos maisons, à travers l’expérience extraordinaire de la restauration domestique.

L’idée d’une cuisine étendue est donc liée précisément à l’effacement de ces frontières : non seulement le parcours urbain de la cuisine d’un restaurant à notre domicile fait partie de l’expérience gastronomique – pensons aux emballages fabriqués spécifiquement pour la livraison, avec des matériaux qui garantissent le goût et la saveur, de sorte que manger à la maison est une expérience aussi similaire que possible à celle que nous vivrions assis dans une pizzeria ou un restaurant – mais, en même temps, cette expérience peut être fragmentée et restructurée dans différents lieux, à différents moments et avec la collaboration de différents acteurs (Giannitrapani : 22). Ainsi, lorsque nous recevons une pizza gastronomique à la maison, nous devons, avant de la manger, réassembler les « morceaux » soigneusement reçus dans des récipients séparés afin de préserver leur arôme et leur goût. De même, Steegman Mangrané identifie dans le processus d’évolution et de transformation des marchés urbains un phénomène d’extension et de diffusion du marché en dehors de ses limites institutionnelles : où commence et où finit le marché ? On dira qu’il se déroule dans les limites tracées par les étals typiques des marchés. Et pourtant – comme cela se produit non seulement dans le cas de la Boqueria de Barcelone analysé par l’auteur, mais dans de nombreux marchés du monde entier –, que se passe-t-il lorsque l’offre du marché s’ouvre non seulement à la vente de matières premières mais aussi, et parfois surtout, à des aliments prêts à être consommés sur place ou à être emportés chez soi ? La conséquence est, une fois de plus, un brouillage de frontières : le marché couvert de Barcelone incorpore d’autres lieux de la ville, comme c’est le cas des ateliers situés dans les différents quartiers où les aliments sont préparés avant d’être transportés et vendus à la Boqueria. Cette hybridation du marché avec d’autres types de restauration fusionne ainsi deux moments initialement séparés, celui de la vente et celui de la consommation effective, qui peuvent être vécus dans un même lieu.

De telles hybridations imprègnent également les supermarchés, objet de la réflexion de Pozzato. Dans ces espaces typiquement industriels de consommation de masse, on observe une sorte de mise en abyme de la ville, qui concerne, d’une part, l’imitation de l’organisation spatiale urbaine – les rues, les petites places, le comptoir à pain, la charcuterie avec les plats cuisinés et le marché ou la charrette du fermier pour les produits frais – et, d’autre part, le fait de se constituer comme un espace identitaire complexe qui, animé par le flux ininterrompu de différentes subjectivités, tout comme une ville, donne lieu à des régimes intersubjectifs spécifiques. Ces transformations traversent même les genres les plus traditionnels, comme celui de l’osteria, analysé par Capatti qui, avec trois études de cas, retrace son évolution historique en Italie dans ses innovations, ses régressions vers ses origines – avec un retour aux plats traditionnels – et ses hybridations avec d’autres genres de restauration comme le restaurant de haute cuisine, pour s’adapter à des publics changeants et éviter de disparaître (également en raison des changements générationnels dans la gestion des établissements).

Des genres plus novateurs sont également explorés dans le livre, notamment la restauration dite « non conventionnelle ». Dans cet examen des formes de consommation alimentaire urbaine, en effet, ne pouvaient pas manquer les références à des cas qui, comme F.I.CO. à Bologne, proposent une nouvelle façon de penser la restauration. Marrone, qui consacre une grande partie de sa contribution au parc alimentaire de Eataly, montre comment l’idée d’une usine paysanne ne fait que neutraliser, du logo au lieu, des oppositions telles que fast-food/slow-food, modernité/tradition, culture/nature, industrie/agriculture. Ainsi, si en général il semble y avoir dans la ville un désir répandu de concilier des termes contraires – intérieur/extérieur, public/privé, vente/consommation... –, même dans le cas du parc bolonais il y a une certaine tendance à la construction identitaire à travers et autour de la conciliation de valeurs généralement opposées. Le tout dans un espace qui tente de reconstruire, d’englober et surtout de mettre en valeur toute la chaîne de production, dans une sorte de réduction d’échelle qui annule le temps et les distances : de la production des matières premières (les fermes) à leur transformation en aliments (l’usine), jusqu’aux lieux où le produit fini et marqué est acheté et consommé (le marché, les restaurants et le supermarché). La présentation de l’ensemble de la filière, animée par une forte intention pédagogique et de marketing, n’est cependant qu’un faux-semblant : les animaux que les visiteurs rencontrent lors de la promenade vers les fermes ne sont en effet pas ceux qui serviront à fabriquer les produits en vente dans le parc, tout comme les jambons et les mortadelles transformés par les opérateurs et dont on peut observer la préparation derrière les vitres des ateliers de fabrication – qui muséifient notamment ce moment de la production – ne seront pas ceux que l’on trouvera effectivement exposés sur les étals du marché. « Ce dont le visiteur est témoin est donc le plan de l’expression qui raconte les différents moments de la chaîne d’approvisionnement et leurs valeurs socioculturelles, qui sont placées sur le plan du contenu » (Marrone : 190). En d’autres termes, chaque zone finit par signifier la nature du monde rural et de la ferme (l’élevage), la culture industrialisée des usines alimentaires (l’usine) et la culture de la consommation (les restaurants et le marché), en hiérarchisant leurs isotopies et en concrétisant l’oxymore du parc lui-même : « F.I.CO. est une usine paysanne parce qu’elle met le monde rural (à l’extérieur) en étroite relation spatiale avec le monde industriel (immédiatement à l’intérieur) » (Marrone : 195). Toutefois, on pourrait dire que la tentative de prendre ce qui est bon dans le système industriel et de le fusionner avec la culture rurale, qui, en termes sémiotiques, donnerait lieu à un terme complexe, se transforme rapidement en un terme neutre qui nie à la fois l’industrie et la réalité rurale. D’autre part, ce qui contribue à ce sentiment d’ambiguïté, comme le souligne Marrone, c’est aussi l’enchevêtrement des espaces d’exposition et des marchandises dans le parc qui, exprimant l’abondance de l’offre, finit par provoquer un sentiment de désorientation qui nuit à l’intention commerciale de F.I.CO., c’est-à-dire à sa valorisation pratique : personne ne va à F.I.CO. pour faire du shopping, mais pour flâner (les parcours ne sont pas respectés, le « vélo-cart » devient un jeu...).

D’une part, F.I.CO. prend l’apparence d’une marque qui dépose son empreinte sur tout ce qu’elle contient, agissant comme toutes les marques alimentaires qui « sont de moins en moins de purs producteurs de nourriture et de plus en plus des pourvoyeurs d’idéologies alimentaires et/ou d’imaginaires gastronomiques – qui se transforment soudainement en formes de vie plus larges, dépassant la sphère gastronomique proprement dite » (Marrone : 199). D’autre part, le parc tente aussi de marquer la ville : comme Marrone et Frixa ne manquent pas de le souligner, « la naissance de F.I.CO. fait partie d’un projet plus large de régénération urbaine de Bologne, où la nourriture est chargée de transformer l’identité de cette ville/marque dans un sens touristique et, en fait, œno-gastronomique » (Marrone : 181). Le tourisme est en effet, inévitablement, un thème qui traverse et unit de nombreuses contributions.

Tout bien considéré, l’ouvrage met en évidence deux perspectives différentes : d’un côté, il pose la question de l’influence que le tourisme et l’évolution des modes de vie et des habitudes de consommation peuvent avoir sur l’évolution des villes et sur l’hybridation des genres de restaurants, comme dans le cas des transformations de l’osteria observées par Capatti ou de la Bologne étudiée par Frixa. De l’autre côté, et dans une perspective plus strictement sémiotique, le volume interroge la construction de l’énonciateur : à qui la ville parle-t-elle ? Quel type de tourisme construit-elle ? Comment le fait-elle et avec quels dispositifs ? Quelles sont ses transformations ? Dans quelle mesure ces dispositifs sont-ils efficaces pour établir de nouvelles proxémies, des relations spécifiques entre les sujets et l’espace, entre les aliments et les lieux ?

En renversant le point de vue, il semblerait donc que l’inverse soit également vrai : ce ne sont pas seulement les transformations sociales et l’évolution des publics qui provoquent des changements dans les villes dans le domaine de la restauration, mais ce sont les transformations mêmes des lieux, la manière dont les discours urbains et gastronomiques construisent les identités des lieux en délimitant leurs énonciateurs spécifiques, qui engendrent des traditions, des goûts et des dégoûts, ainsi que de nouvelles formes de tourisme, de consommation et d’usage, ordinaires et extra-ordinaires, de rues, de places et de quartiers entiers.

En ce sens, il est intéressant de remarquer la tendance inverse de deux villes qui, en changeant leur récit, tentent chacune de construire leur propre touriste modèle : la susdite Bologne qui, comme le souligne Frixa, tente de libérer son identité de sa culture gastronomique de référence en visant un tourisme non strictement lié à la nourriture, et Rome. Dans ce dernier cas, comme le montre Virgolin dans son essai, la ville vit au contraire une tentative de repositionnement global au sein d’un type de tourisme porté notamment par la gastronomie du lieu : il s’agit du « tourisme dit expérientiel, qui souligne avant tout la dimension sensible du voyage et qui présuppose une certaine tension du sujet avec son propre horizon identitaire » (232), exaltant le fétiche du voyage compris comme « live like a local ». Quelque chose qui émerge également dans le cas de Sienne étudié par Addis et Capineri, qui montrent comment le processus de touristification de la ville et de construction de l’identité du lieu est évident dans les images utilisées sur la plateforme d’hébergement en ligne d’Airbnb. Des tables dressées avec des gobelets ou des paniers remplis de fruits, des bouteilles de vin parfois posées sur le lit et des cuisines immortalisées comme des instantanés de vie vécue, avec de la vaisselle déplacée et des aliments prêts à être cuisinés : dans les photographies, la nourriture représente souvent un lien avec le territoire, entre l’intérieur et l’extérieur – comme dans le cas du vin – et semble anticiper les situations qui peuvent être recréées en son sein, proposant de véritables façons de vivre l’hébergement, donnant lieu à des formes spécifiques de tourisme, à des façons de penser les vacances et les lieux.

C’est également le cas du street food analysé dans le livre par Ventura Bordenca. On pourrait penser : quoi de plus authentique que la cuisine de rue ? Dans l’imaginaire collectif, cette cuisine « est indissolublement liée à telle ou telle ville du monde [...] [contribuant] à l’identité d’une ville tant au niveau du signifiant (sa localisation spatiale) qu’au niveau du signifié (l’âme, la mémoire de cette ville) » (Ventura Bordenca : 123). En revanche, à bien y réfléchir, c’est vrai : il n’y a pas de forme de restauration qui rende la question du lien entre l’espace urbain et l’alimentation plus pertinente que celle représentée par le street food. Véritable forme de vie, comme l’explique Ventura Bordenca, plutôt qu’un type de fast-food à consommer sur les marches d’une place ou en flânant dans les ruelles étroites du centre-ville, le street food doit être pensée avant tout comme « une manière de vivre le goût, de concevoir l’expérience gastronomique » (126) qui, désobéissant, en principe, à toutes les bonnes règles du savoir-vivre à table, repose sur une sorte de mythologie de l’informel. Cette dernière est une valeur qui peut être articulée de manière interne, à tel point que Ventura Bordenca utilise la catégorie informel/formel (et leurs négations respectives – non-informel/non-formel) pour développer les types d’espaces identifiés par Hall dans La dimension cachée (1966) et typologisés en espaces préordonnés, semi-déterminés et informels en fonction de la fixité ou de la fluidité des espaces eux-mêmes. La formalité et l’informalité, en tant qu’effets discursifs, donnent lieu à différentes configurations spatiales de la nourriture de rue, qui ne se manifeste pas toujours de la même manière : des étals de rue où l’on achète de la nourriture à la volée (espace informel) aux salles à manger disposées autour de charbons et aux cuisines en plein air (espace non-informel), en passant par les restaurants de street food (espace formel) et les food truck, les camionnettes sur le bord de la route (espace non-formel). En d’autres termes, « le problème n’est pas l’aliment lui-même mais toute la scène de consommation, la relation avec l’espace, la manière de le vivre » (Ventura Bordenca : 137). Manger debout, avec les mains, s’asseoir où l’on veut ou à des tables improvisées, voire se salir... ce qui est normalement un faux pas par rapport aux règles du bon savoir-vivre devient un possible désagrément qui s’institutionnalise au point de devenir des règles du street food, des codes à part entière. De plus, la cuisine de rue, dans la mesure où elle est souvent issue de rebuts ou d’aliments typiques de la tradition pauvre ou paysanne, représente le rempart de l’identité d’une ville. Or, poursuit Ventura, ce type de restauration est au contraire le résultat d’une hybridation continue, « le résultat temporaire de ce qu’une certaine culture et un certain discours gastronomique définissent comme tel » (ibid.). La tradition, l’identité, la typicité sont donc toujours données comme des effets de sens, le résultat de choix discursifs précis qui, à travers les histoires, les légendes, les publicités, les guides touristiques et les lieux de restauration eux-mêmes, inventent les traditions d’un lieu, les rendent réelles et surtout efficaces pour donner vie à certaines idées – souvent plurielles – de l’italianité et des différentes sous-catégories régionales – romanité, palermitanité, etc.

Tout se passe exactement comme l’observe Puca à propos de la construction discursive de l’italianité gastronomique des restaurants new-yorkais, dans laquelle le seul invariant individualisable est représenté par les processus de traduction, de mélange et d’hybridation culturelle qui sous-tendent l’offre d’italien traditionnel. « Sous l’apparente unité donnée par l’usage lexical du mot “italien”, coexistent à New York des valeurs gastronomiques résolument différentes » (Puca : 98). Ici, même l’offre de plats stéréotypés de la culture alimentaire italienne, comme la pâte ou la pizza, participe souvent à cette hybridation, comme dans le cas des pizzas de Domino’s, une chaîne américaine de pizzerias, qui, de l’identité visuelle de la marque au type de pizzas proposées (la Honolulu Hawaian avec ananas, poivrons, jambon, bacon et mozzarella, pour n’en citer qu’une), ne font que marquer le plat comme un certain type d’américanité, devenant à leur tour des plats traditionnels de la marque et plus généralement de la ville. En d’autres termes, d’une part le sens de la nourriture n’est jamais fixé une fois pour toutes ; d’autre part, bien qu’elle fasse également partie de la gastronomie italienne, il n’y a rien de plus typique à New York qu’une Slice Pizza à grignoter sur les bancs de Central Park.

Ainsi, une question composite telle que « la nourriture dans la ville », pour citer le titre du volume, a permis aux auteurs des essais de réfléchir sur le même objet d’étude à partir de différents points de vue, non seulement au niveau disciplinaire mais aussi à partir de perspectives hétérogènes qui, comme nous l’avons vu, ont chacune permis d’observer différents aspects de la ville et de ses usages gastronomiques comme des petits morceaux d’un unicum, une totalité intégrale de sens. C’est précisément pour cette raison que les contributions sont liées les unes aux autres et que, pendant la lecture, elles semblent se parler et renvoyer les unes aux autres dans un dialogue qui cherche à restituer la complexité discursive du phénomène analysé. Un choix obligatoire et en même temps stratégique qui a permis une explication riche et articulée des processus de signification qui lient l’espace et la ville.

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