Francesco Mangiapane et Carlo Andrea Tassinari (dirs.), Metodo e testualità. Costruzioni analitiche e modi di fare, numéro spécial d’E/C, n° 34, 2022, 278 p.
https://mimesisjournals.com/ojs/index.php/ec/issue/view/118

Valeria Burgio

Université Ca’ Foscari, Venise

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Texte intégral

C’est la troisième fois qu’E/C, la revue de l’Association Italienne d’Études Sémiotiques, consacre un numéro à la méthode sémiotique. Le deux numéros précédents (le n° 24, dirigé par Guido Ferraro, Riccardo Finocchi et Anna Maria Lorusso, et le n° 25, dirigé par Giuditta bassano et Piero Polidoro) recueillaient les réflexions des sémiologues à la suite des congrès annuels où ils s’étaient confrontés aux confins et aux spécificités disciplinaires de la sémiotique. Dans ces cas, comme dans celui-ci, la nécessité de raisonner sur son propre statut disciplinaire naissait d’une « inquiétude de légitimation » persistante (Lorusso 2018 : 10) et de la volonté d’expliciter la connaissance tacite et la « dimension silencieuse » (Barbieri, 2019, p. 6) à travers laquelle on observe souvent le monde sub specie semiotica.

Par rapport aux numéros précédents, le n° 34 possède en plus une dimension didactique et pédagogique. La plupart des textes ici inclus ont été présentés dans le cadre d’un séminaire consacré aux méthodologies d’analyse du texte tenu à Palerme en automne 2021, dans le but de montrer aux doctorants de différentes disciplines l’efficacité analytique de la méthode sémiotique pour différents types de textualité. L’intention du séminaire était aussi de rendre visible la pratique du travail sémiotique – l’analyse du texte – en expliquant la manière dont la méthode est appliquée. Le recueil réaffirme d’une seule voix l’importance d’expliciter la compétence proprement sémiotique dans une discipline qui se veut « à vocation scientifique » (selon la célèbre définition de Greimas, 1983) pour permettre au lecteur de retracer les parcours de la pratique analytique et éventuellement de revenir sur eux pour emprunter d’autres chemins. En fait, c’est la méthode qui caractérise la sémiotique par rapport aux autres sciences sociales, comme l’a montré Mattozzi (2019) dans sa définition de la sémiotique comme discipline « infra » : la sémiotique offrirait aux autres sciences sociales – si elles l’écoutaient plus attentivement – un niveau intermédiaire entre l’empirique et le théorique à travers la méthodologie de description – non pas un simple compte-rendu d’un objet observé, mais une stratégie pour établir la pertinence qui construit l’objet et oriente la collection de données. Cette capacité de médiation entre niveaux, comment le font remarquer les directeurs, Francesco Mangiapane et Carlo Andrea Tassinari, consiste en la recherche des « chaînons manquants », déjà largement mentionnés dans les collections précédentes (Fabbri 1998 ; Migliore 2018 ; Marrone 2021).

Ce nouveau recueil d’essais (n° 34) assume donc l’aspect méthodologique comme élément constitutif de la discipline. Il recueille ainsi l’héritage de Paolo Fabbri et son souhait d’une sémiotique entendue comme « discipline marquée » (Fabbri, 2021), qui montre ses propres traits différentiels en tant que traits marqués par rapport à un standard défini comme une « norme » : un écart par rapport à l’évidence et au sens commun. Cependant, comme Mangiapane nous invite à le faire dans son essai, il ne faut pas confondre le « marquage » avec l’orthodoxie (p. 113). Le sémiologue doit plutôt adopter une attitude ouverte et curieuse vis-à-vis des autres disciplines, ce qui lui fait souvent esquisser des hypothèses de travail qu’il faut ensuite vérifier par la méthode. Amateur de profession au sens où il s’intéresse à tout ce qui produit du sens, sans se livrer à la spécialisation, il doit abandonner la terre ferme et s’aventurer au large (Floch 1986) pour revenir ensuite à la rigueur et à la discipline de l’analyse.

Nous n’avons jamais été formalistes

Implicitement, l’invitation au dialogue transdisciplinaire et à « l’aventure sémiotique » (Barthes 1985) est une réponse aux accusations préjudicielles de formalisme qui sont fréquemment adressées à la sémiotique. Comme le montrent nombreux textes de ce recueil, analyser un texte ne signifie pas le réduire à un schéma toujours identique. Il s’agit au contraire de l’interpréter de la même manière qu’une exécution musicale « fait parler » une partition (voir à ce propos Eco 1962 : 34), en la faisant résonner, dialoguer, non seulement avec l’exercice de la lecture, mais avec l’application rigoureuse d’outils et de compétences qui l’affinent et l’ancrent dans la preuve textuelle. Loin de réduire tous les textes à l’invariance, l’analyse sémiotique vise à faire émerger la singularité irréductible de chaque œuvre (voir à ce sujet Pozzato 2016).

À cet égard, Bassano et Polidoro (2019) proposent une image efficace : la méthode sémiotique ne serait pas tant une grille de fer qui tombe sur l’objet d’analyse, le découpant selon sa matrice rigide sans respecter les articulations et les courbures de l’objet lui-même, mais plutôt un « filet à grimper » qui s’adapte au poids de son utilisateur et à la forme de l’objet sur lequel il repose.

L’aventure de l’analyse sémiotique, si elle est menée avec compétence et audace, consiste en un dialogue à double sens entre texte et analyste, où ce dernier cherche la clé interprétative, « l’indice textuel » (Marrone : 170) qui lui permet de reconstruire l’organisation du sens et de donner à chaque élément sa juste place. Ainsi, la structure ternaire (par syntagmes sériels, selon la définition de Geninasca 1989) d’un passage de Proust devient une représentation des valeurs et des transformations présentes tout au long de la Recherche (Pozzato). La construction poétique, en effet, réalisée selon la formule bien connue de Jakobson (1963) comme projection d’un paradigme sur un syntagme, s’applique à différentes formes textuelles, du texte en prose de Proust à une chanson de Paolo Conte (Marrone) : pour cela, le jeu de parallélismes et d’inversions devient la clé pour comprendre les transformations à l’œuvre au sein de la chanson Pittori della domenica (Conte 1975) et, de manière projective, la construction de la biographie de son auteur.

L’analyse du texte pictural emprunte aussi la terminologie et la méthodologie de la recherche poétique, à commencer par la détection d’enjambements et rimes plastiques, comme le rappelle Tarcisio Lancioni (p. 189). Sémiotiques visuelle et verbale communiquent entre elles, non pas en raison d’une application acritique au texte visuel des méthodes utilisées pour le texte verbal, mais grâce la maturité atteinte par la discipline à partir des études développées autour de la traduction intersémiotique. Depuis quelque temps, les notions d’« image » et de « figure » sont utilisées pour approcher des configurations discursives qui n’appartiennent pas au champ du visible. Comme le rappelle Lancioni, Greimas (1987) a montré qu’il y a une plasticité même dans le texte littéraire, selon la notion de « figural ». La lecture topologique des poèmes de Geninasca est une forme d’application d’une sémiotique planaire au texte littéraire, et non l’inverse.

Dario Mangano élargit encore les frontières du poétique, rappelant comment l’analyse de Jakobson (1963), qui partait d’un slogan publicitaire (le fameux « I like Ike »), pouvait être appliquée, dans le contexte soviétique, au texte cinématographique. Bien qu’il s’agisse d’un art du temps et donc linéaire, la forme du contenu cinématographique se déploie suivant des parallélismes et des renversements et peut donc être lue selon un schéma paradigmatique. La publicité, domaine traditionnel de la sémiotique, est souvent considérée comme un exemple de simplification et de réduction jusqu’à l’os d’une structure narrative. Au contraire, Dario Mangano montre que même le genre communicatif de la publicité peut engendrer des « œuvres ouvertes » dont la complexité permet des interprétations multiples. L’étude de cas qu’il examine est le clip vidéo tourné en superspot pour Chanel n. 5 par Baz Luhrmann en 2014. Ainsi, contrairement à la vulgate, « ce que le sémiologue aspire à faire n’est pas de circonscrire et de limiter la sémiose mais d’indiquer les mécanismes textuels grâce auxquels elle est produite, et où la seule limite à l’interprétation est la cohérence qu’un texte donné s’avère posséder » (210, notre traduction). En ce sens, le texte de Mangano, tout en considérant la centralité de la narration dans le discours de la marque, s’oppose à la vision simplifiée du storytelling qu’en a le marketing : en effet, il n’y a pas une seule histoire dans une publicité, mais plusieurs sens véhiculés par différentes substances expressives au niveau du signifiant représenté qui, dans le cas de la publicité des parfums, est plus que jamais synesthésique. La tâche de la sémiotique est donc de faire émerger les virtualités de sens présentes dans un texte, et non de les réduire à une seule histoire banale, qui est toujours la même au niveau narratif de toute forme textuelle.

Hors du dossier sur la méthode, l’essai de Giovanna Cosenza s’oppose également à une vision banalisante de l’idée de narration. L’auteure passe en revue la littérature de marketing sur le concept de storytelling. Malheureusement, cette littérature ne tient pas compte des outils et des concepts sémiotiques, et s’appuie sur une vision stéréotypée et banalisante du récit. En fait, la sémiotique permet de démanteler les mécanismes qui rendent un récit efficace, alors que les manuels de narration n’expliquent pas pourquoi une histoire fonctionne et une autre non. De ce point de vue, l’analyse de la construction et de l’évolution du personnage de l’ancien maire de Palerme Leoluca Orlando par Carlo Andrea Tassinari est exemplaire. La longue construction du personnage serait basée sur une utilisation compétente des outils narratifs, avec une définition claire des alliés et des anti-sujets, des objectifs et des obstacles que le maire – vu comme un Héros – doit surmonter. Tassinari, cependant, démontre également comment l’application du schéma narratif canonique de Greimas ne peut pas être universellement valable. Dans le cas analysé, en effet, la défaite finale du héros (le maire Orlando) devient un mécanisme méta-narratif pour transformer la logique de l’histoire, en l’occurrence pour passer du Comte de Fées au Mythe. Le schéma narratif canonique repose sur une culture idéologisée dans laquelle le sens de l’action est déterminé par la réussite de la performance sanctionnée positivement. Il existe pourtant des modèles alternatifs de réalisation qui ne passent pas par la réussite de l’épreuve, mais par la chute (momentanée) du héros. Dans la perspective théâtrale (inspirée de Landowski 1989), dans laquelle l’auteur réinterprète l’expérience politique d’Orlando, le travail d’activation du collectif public est fondamental. La « totalité participative » de l’électorat, destinataire passif, est appelée à devenir « opinion publique », détentrice d’un mandat politique, véritable acteur collectif.

Le limites du texte

Un principe de la sémiotique du texte sur lequel pratiquement tous les essais mettent l’accent est que le texte est le produit d’un projet théorique de description, et que par conséquent « l’analyse est toujours stratégique, alignée, jamais neutre » (Marrone, p. 171). Comme le déclare Alice Giannitrapani au début de son essai, « le texte n’est pas une donnée ontologiquement définie, qui se soumet à un regard prétendument objectif, mais il est le résultat final d’un processus de construction, dérivé du point de vue situé de l’observateur » (49, notre traduction). Les limites du texte dépendent en effet de la « nécessité heuristique de l’analyse » (Lancioni : 183) et peuvent être déplacées en fonction des besoins analytiques. Seule la « clôture opératoire » (terme que Lancioni emprunte à Niklas Luhmann) permet de « reconstruire les pertinences sémantiques (les catégories sous les termes manifestés) et les isotopies engendrées par leur récurrence » (183, notre traduction). Pour cette raison, il existe des variations subjectives dans l’analyse, comme l’ont montré les analyses comparées du même texte, développées par différents chercheurs (Pozzato, 2007).

Ce n’est que grâce à l’élasticité de cette notion de texte qu’il est possible d’élargir le regard analytique au-delà de l’artefact communicatif et d’envisager les comportements, les pratiques, les espaces et les formes de vie. Mais ici, plutôt que de parler de texte, compte tenu de la variété des formes d’expression examinées, il vaudrait mieux parler de « corpus », comme le font surtout les contributions françaises de ce recueil d’essais.

Manar Hammad, par exemple, réfléchit d’abord à la construction d’un corpus cohérent, constitué, dans le cas qu’il étudie, des multiples formes d’éclairage à huile et verre dans les espaces publics de différentes régions du monde arabe (Asie Mineure, Syrie, Maghreb) depuis plusieurs siècles. Son sujet d’analyse est la multiplication, le regroupement et le déploiement des sources lumineuses dans les espaces publics. Cela n’implique pas une analyse des objets lumineux singuliers, mais une réflexion sur les rapports entre eux, avec une attention particulière aux corps réfléchissants et réfractants, aux espaces architecturaux et aux pratiques collectives des usages (la prière, l’étude). La nouveauté de cette analyse est de présenter une conception dynamique du programme narratif (où le sujet d’action, l’objet de valeur et les programmes modaux changent constamment) et d’accorder une importance à la syntaxe et à la morphologie du déploiement des lumières, plutôt que de se centrer sur le seul objet – la lampe décontextualisée et, il va sans dire, éteinte, que l’on montre aux expositions d’art arabe.

La même conception relationnelle de la lumières dans l’espace est présente dans le texte de Ilaria Ventura Bordenca, qui analyse l’illumination des espaces de vente dans les supermarchés. Ventura suit la tradition flochienne d’analyse des formes de relation entre les corps et les espaces et l’enrichit avec les réflexions de Jacques Fontanille (1995) sur les effets de sens de la lumière sur le visible. Une notion centrale dans le texte de Ventura Bordenca est celle de l’efficacité, dans l’acception de Paolo Fabbri (2017) : en se détachant des études de marketing qui analysent en termes quantitatifs (augmentation des ventes) les effets dus à l’évolution du design d’intérieur dans les supermarchés, la chercheuse considère l’efficacité en termes de construction d’un système de valeurs : la manière dont chaque produit est positionné et éclairé dans l’espace du parcours d’achat est le résultat et en même temps la cause d’une vision du monde. C’est une élaboration féconde de l’idée d’une « société réfléchie » (Landowski, 1989) dans les espaces de vente. La sémiotique n’étudie donc pas comment une valeur donnée à priori (par exemple, l’accueil) est représentée, mais comment cette valeur se construit dans différentes formes d’expression au sein d’une culture.

L’essai de Giorgia Costanzo se nourrit du même humus théorique, montrant comment le discours de marque d’une part reflète, et d’autre part construit, les différents concepts de « naturalité » qui circulent dans la culture actuelle. À travers une analyse à la manière de Floch (1995) de la composante figurative, taxique et fonctionnelle dans le packaging cosmétique, la chercheuse s’interroge sur les différentes stratégies par lesquelles une idée multiforme de naturalité est véhiculée dans un produit – le maquillage – qui représente par définition la quintessence de l’artificialité. Le corpus d’analyse est constitué de marques qui s’autoproclament « vertes » et se construit par opposition aux marques et aux gammes qui n’explicitent pas la valeur de la naturalité.

Des stratégies discursives différentes produisent des idées de nature différente : c’est l’une des hypothèses à partir desquelles la sémiotique s’entremêle avec la pensée anthropologique, qui s’est longtemps engagée dans la recherche d’un multinaturalisme alternatif au concept plus rebattu et parfois banalisé de multiculturalisme. Dans un des essais théoriquement les plus denses de la collection et qui apparaît hors du dossier sur la méthode, Franciscu Sedda passe en revue la littérature anthropologique sur le couple opposant nature/culture, d’où émerge la dimension fortement relationnelle du raisonnement anthropologique et son rapport désormais établi avec les disciplines de la signification. Par ailleurs, l’auteur démontre l’utilité de la pensée sémiotique, à commencer par Saussure et Hjelmslev, pour démêler certains concepts anthropologiques. Sedda adresse cependant une critique voilée à la sémiotique, qui traiterait plus de l’opposition nature/culture comme catégorie sémantique à appliquer localement aux pratiques discursives, que du contenu historique et socio-politique de ce rapport. La sémiotique devrait donc combiner une vision hiérarchique et stratifiée du sens avec une vision horizontale et réticulaire, plus proche de celle adoptée par l’anthropologie, et examiner les relations entre les différentes idées de nature et de culture en tant que chaînes de traduction.

Alice Giannitrapani, pour sa part, analyse, suivant les indications de Greimas (1976), non seulement le discours de l’espace relatif au Grand Cretto de Burri à Gibellina, mais aussi celui sur l’espace, c’est-à-dire les discours sur cette installation environnementale qui circulent sur Internet. Les frontières du texte s’élargissent et se rétrécissent selon les plans de pertinence qu’on veut activer dans l’analyse. Dans un examen des relations entre les textes, les contextes et les co-textes, Giannitrapani en vient à considérer le sens du corpus comme pertinent. Comme le dit Paolo Fabbri (2017), étudier les pratiques ne signifie pas en effet sortir de l’immanence du texte, mais prendre en compte les comportements et les actions du texte, faire du contexte un texte.

La façon dont Denis Bertrand construit un corpus à partir d’un besoin argumentatif est à cet égard exemplaire : voulant étudier la manière dont se construit un actant collectif dans le discours public et politique, l’auteur s’interroge sur la naissance, l’évolution et l’institutionnalisation du collectif qui agit contre la crise climatique. Il le fait en partant du premier discours de Greta Thunberg adressé à un destinataire collectif (l’ONU), puis en suivant son développement dans l’auto-narration des militants de Friday for Future et enfin en lisant la convention de l’accord de Paris sur le climat qui a résulté de la négociation et de la rencontre entre des parties aux intérêts différents.

Un objet devient signifiant à partir des discours qui lui donnent forme : avant que ces textes (qui sont un échantillon d’autres que l’on peut trouver) n’existent, un sujet collectif composé d’humains et de non-humains touchés par le changement climatique ne s’était pas constitué.

L’essai de Giuditta Bassano suit le même chemin, montrant, à travers un appareil théorique solide qui réunit sémiotique, anthropologie et philosophie du droit, comment les acteurs collectifs se constituent grâce à une chaîne de discours juridiques qui, à leur tour, dépendent des relations contextuelles entre les humains, les non-humains et les espaces d’interaction. Dans ce cas également, l’auteure construit un corpus fonctionnel à son propos, en choisissant une série d’articles juridiques thématiquement liés et en examinant leur relation avec les pratiques quotidiennes de la copropriété. L’objet d’étude – la copropriété immobilière – est, d’une part, très original (il n’y a pas d’études sémiotiques antérieures), et d’autre part s’offre comme base paradigmatique pour réfléchir à d’autres formes de relations normées, ou à normer, entre humains et non-humains, ainsi qu’à l’espace dans lequel ils s’affrontent.

Quelques réflexions en marge

Ce recueil d’essais met en lumière les spécificités qui sont au cœur de l’identité disciplinaire de la sémiotique. Dans la reconnaissance d’une omniprésence de la signification, et donc en face d’une extrême variété d’objets d’analyse, un regard commun émerge, consolidé par des années de pratique analytique. Les analyses des textes poétiques et littéraires, par exemple, montrent une grande maturité de la discipline. Cependant, le regard collectif n’est pas seulement tourné vers le passé, dans la glorification d’une discipline qui a aujourd’hui au moins cinquante ans (lire à ce sujet la revue sur l’état de la sémiotique italienne dirigée par Marrone et Migliore 2022). Parfois les textes nous introduisent en effet aux enjeux de la contemporanéité, avec une attention aux bouleversements dus à l’avènement des médias numériques – qui ne peuvent plus être appelés « nouveaux » mais qui sont tout de même en transformation continuelle.

Ci-dessous, je note, de manière quelque peu désordonnée, quelques axes de réflexion pour le futur :

  • La méthode sémiotique, par ses propres procédés, est une critique pratique des méthodes de text mining, car tout en détectant des répétitions et des éléments appartenant à un même champ sémantique, elle démontre que les mêmes occurrences peuvent, dans différentes parties du texte, avoir des significations opposées et donc donner lieu à des transformations au sein du programme narratif.

  • Une sémiotique qui tient compte de la structure de l’expérience médiatique (Eugeni, 2010) est très utile pour lire le sens en rapport avec la forme du genre textuel. La capacité à générer du sens d’un spot publicitaire, par exemple, évolue suivant les transformations des usages. Une publicité qui interrompt le flux télévisé est un produit culturel différent d’une publicité qui suit la logique « à la demande » et qui peut également être vue plusieurs fois de suite, en boucle dans le support numérique (Mangano).

  • De plus, un objet artistique modifiera sa signification à partir des pratiques de reproduction et de diffusion de l’image et des logiques virales qui non seulement déterminent son succès du point de vue quantitatif, mais qui en outre recontextualisent sa signification (Giannitrapani).

  • L’idée d’une méthode sémiotique comme « boîte à outils » devrait être utilisée avec prudence. En fait, les outils ne doivent pas être utilisés au hasard pour n’importe quel type de texte, mais doivent s’adapter aux formes particulières des textes et aux environnements médiatiques dans lesquels ils sont diffusés. De plus, ils doivent toujours être liés à des concepts prêts à être à chaque fois redéfinis et affinés, remodelant la théorie (cf. à cet égard Traini 2018). Par ailleurs, s’il est vrai que la vocation philosophique de la discipline sémiotique consiste dans l’extrapolation des « images de pensée sous-jacentes aux textes » (Fabbri 1998 : 26), comme le rappelle Ventura Bordenca, cela ne peut passer que par une méthode qui maintient un lien fort avec ces concepts.

Dernière question : existe-t-il une école italienne de sémiotique ? C’est la question posée dans la collection d’essais dirigée par Marrone et Migliore (2022) que nous avons citée et qui vient d’être publiée. Il s’agit encore d’une question d’identité disciplinaire. Il y a une dizaine d’années, Massimo Leone (2011) avait même parlé d’une école sicilienne de sémiotique dans une recension à un volume consacré – presque tautologiquement – à la ville de Palerme. La réouverture de un « Circolo Semiologico Siciliano » et le transfert de la bibliothèque de Paolo Fabbri de Rimini à Palerme l’année dernière, consacre définitivement la continuité entre la tradition structurale incarnée par Fabbri lui-même, avec toutes ses incursions interdisciplinaires, et l’école sémiotique sicilienne, qui croise ses racines avec celles de l’anthropologie et de la sémiologie d’inspiration barthésienne avec une attention particulière aux phénomènes culturels étendus. Le volume d’E/C, né d’un séminaire à Palerme et lié temporellement à l’ouverture d’une école d’été de sémiotique à Erice, montre la nature d’un projet de liaison très étroite entre recherche et enseignement, dans lequel les aspects scientifiques d’une discipline sont fortement affirmés et fondés sur la rigueur de l’observation, la description et l’analyse. En même temps, de la clôture disciplinaire ou – pire encore – régional-nationaliste, cette école émergente se nourrit du dialogue international et interdisciplinaire et se montre engagée dans une auto-traduction continuelle. En d’autres termes, elle se montre capable de passer avec aisance d’un métalangage sémiotique à une approche plus à même de dialoguer avec le public et avec d’autres disciplines, cherchant à reprendre aux sciences dures cette part importante (et fondamentale pour ceux qui s’occupent de communication, comme les sémioticiens) qu’est la diffusion. Cela aussi, c’est une preuve tacite qu’il vaut peut-être la peine d’expliciter.

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