Gianfranco Marrone, Gustoso e saporito. Introduzione al discorso gastronomico, Milano, Bompiani, 2022, 350 p.

Davide Puca

Université de Palerme

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Texte intégral

Le nouvel ouvrage du sémiologue italien Gianfranco Marrone sur la sémiotique de la gastronomie vient d’être publié. Le livre, en italien, fait partie de la série « Campo Aperto » dirigée par Stefano Bartezzaghi pour l’éditeur Bompiani. Plutôt que de choisir un titre prévisible tel que « Sémiotique de la gastronomie », l’auteur a opté pour un titre défini dans les pages du livre comme « référentiel ». Nous reviendrons dans un instant sur ce que cela signifie.

Ce travail, il faut le rappeler, n’est pas le fruit d’une promenade occasionnelle sur le terrain des études alimentaires, mais il fait partie d’un ensemble des travaux de terrain qui s’étend sur une décennie et par lequel Gianfranco Marrone, avec son groupe de recherche de l’Université de Palerme, a contribué à la relance décisive des études de sémiotique structurelle dans le domaine de l’alimentation. Parmi les différents travaux dans ce domaine, nous pouvons mentionner : La cucina del senso (2012, dirigé avec Alice Giannitrapani), Gastromania (2014), Buono da pensare (2015), et notamment Semiotica del gusto. Linguaggi della cucina, del cibo, della tavola (2016).

C’est avec ce dernier volume d’il y a six ans que Gustoso e saporito (c’est-à-dire « Goûteux et savoureux ») établit d’emblée une continuité explicite. Le nouveau volume s’inscrit certes dans ce prolongement, mais il constitue également un remaniement radical des visions théoriques, des outils analytiques et des études de cas abordés au fil des ans. Ce qui donne lieu, probablement, à l’une des présentations les plus complètes de l’état actuel des études sémiotiques dans ce domaine. Si l’on passe à un niveau plus stylistique, on constate l’heureux mariage entre rigueur méthodologique et clarté expositive qui caractérise les livres de l’auteur, avec une écriture sèche et dépourvue de technicité semblable comme celle que l’on retrouve dans des ouvrages publiés ces dernières années, tels L’invenzione del testo (2010), Introduzione alla semiotica del testo (2011 ; traduit en français sous le titre Principes de la sémiotique du texte) et Prima lezione di semiotica (2018).

Mais quelle est la spécificité d’une sensibilité sémiotique à la culture alimentaire ? De la lecture de l’ouvrage se dégage avant tout un éthos qui, au-delà des différents thèmes abordés, caractérise la pénétration de la sémiotique dans une matière longtemps laissée pour l’essentiel à d’autres disciplines : une progression certainement non motivée par le goût de la spéculation, mais par l’observation directe des phénomènes empiriques à travers l’analyse textuelle, ainsi que par une certaine aversion pour le débat préétabli qui règne toujours parmi les coutumes gastronomiques apocalyptiques et intégrées.

Le rôle de la sémiotique dans les études alimentaires en tant que science de la complexité est affirmé dès le choix d’ouverture du premier chapitre, avec un départ in medias res sur le concept lévi-straussien de mythe d’après des œuvres séminales comme Le cru et le cuit (1964) et L’origine de manières de table (1968). Interpréter la pensée mythique, c’est aller au-delà des apparences des manifestations individuelles : derrière l’hétérogénéité des habitudes alimentaires, des rituels établis, des fonctions nutritionnelles et des bavardages auxquels se prête la nourriture, on insiste sur un point de vue immanent, celui de la culture dans sa globalité cosmologique. À ce niveau, les phénomènes accidentels participent à une logique de sens commun et collectif. Ainsi, le mythe fournit un modèle archétypal pour expliquer le fonctionnement du langage lui-même, en tant que machine de génération de sens, de tradition et de traduction, de préservation et de changement. Le premier niveau de modélisation et d’analyse, c’est-à-dire l’alimentation en tant que système symbolique en soi, s’entrelace avec un second niveau, celui des langages qui parlent de l’alimentation, donnant lieu à des traductions et des trans-codifications : des recettes à la communication médiatique, en passant par les bavardages sur les régimes et les préférences, parler de l’alimentation est une pratique essentielle pour lui donner du sens.

Cependant, c’est déjà à ce stade que l’on remarque une première prise de position théorique par rapport à l’ouvrage précurseur Semiotica del gusto (2016) : introduire la notion sémiotique de « langage alimentaire » permet à l’auteur de la dépasser, en privilégiant la notion plus inclusive de « discours gastronomique ». D’où le sous-titre du livre. Comme le discours amoureux (Barthes 1977), le discours gastronomique est « une construction sémiotique constituée d’un certain nombre de praxis significatives, d’énoncés et d’actions qui parlent, et de mots qui agissent » (p. 36). En bref, le discours est la nourriture dans sa vie sociale : il ne s’agit pas d’un système symbolique unique, mais de langues, de textes, de thèmes et de figures, d’acteurs, de temps et d’espaces qui coexistent et communiquent entre eux, souvent avec une certaine contradiction (heureuse). Le discours est donc une construction sémiotique fondamentale pour trouver des lignes isotopiques entre des niveaux souvent considérés comme distincts par les études académiques, tels que la signification des aliments, leur expérience sociale plus large et leurs représentations et traductions :

Bien sûr, il y a des mots qui parlent de la nourriture, comme les noms des plats (un univers très riche et varié en soi) ou les jargons ésotériques des œnologues (très sophistiqués, quelque peu enchevêtrés) ; de même, il y a la nourriture qui parle, qui dit autre chose d’elle-même (la nature, la société, le cosmos, la vie et la mort...), en employant une syntaxe, une sémantique et une rhétorique très complexes, stratifiées et finement articulées. Mais le problème est que, quelle que soit son ampleur, la nature sémiotique – c’est-à-dire communicative, mais surtout significative, de l’alimentation, va au-delà de l’aliment lui-même, de sa vaste gamme de qualités sensibles (saveurs, odeurs, formes et couleurs, températures, textures et croisements synesthésiques connexes), s’insinuant partout : des coins et recoins de la cuisine aux rituels de la table, des techniques de cuisson aux outils qui les rendent possibles, du choix des ingrédients à l’utilisation des restes – pour nous limiter aux plus évidents (p. 8).

On peut penser, à ce propos, à la façon dont la surexposition de la nourriture (ou « gastromanie »), évidente depuis quelques années dans les programmes télévisés, sur les médias sociaux et dans les restaurants avec vue sur la cuisine, va de pair avec une mise en avant des techniques culinaires qui incitent à un jugement visuel sur l’esthétique du plat, la « vérité » des ingrédients ou la mise en place. Retracer les isotopies qui traversent le discours alimentaire – indépendamment des substances impliquées – nous aide à identifier les valeurs qui caractérisent une époque, à travers son expérience alimentaire. C’est ainsi que l’analyse des textes et leur organisation en discours, loin d’être une pratique spéculative, constitue précisément une science sociale à part entière.

Parmi les modèles théorico-analytiques qui reviennent dans le livre, il en est un, introduit dans les ouvrages précédents et repris dans le troisième chapitre du volume, qui permet à l’auteur de doter l’ensemble de l’édifice sémiotique du goût d’une interface esthétique propre à l’expérience alimentaire. Parlons enfin du titre Goûteux et savoureux, une dichotomie qui retrace celle, fondatrice pour la sémiotique du visible, du plastique et du figuratif (Greimas 1984).

L’histoire de l’esthétique est très riche en tentatives d’établir des taxonomies perceptives et des critères d’évaluation sensorielle des objets du monde. À ce stade, et non sans une bonne dose de mépris platonicien pour la nourriture qui perdure dans certains milieux, le terme « goût » lui-même est passé de l’indication d’un canal sensoriel impliqué dans l’expérience de la nourriture, à une signification nettement plus rare qui le lie au monde de l’art. Le goût se définit en tant que capacité et entraînement au jugement de tout ce qui est beau ou laid – dans la mesure où l’on peut avoir un bon ou un mauvais goût. Il s’agit d’un glissement sémantique du mot « goût » qui, à un niveau plus profond, reflète bien les hypothèses épistémologiques qui sous-tendent un type traditionnel d’esthétique : un sujet humain en position centrale qui, doté de compétences stables et d’un mode d’existence essentiellement cognitif, recueille les qualités intrinsèques des objets qui, de temps à autre, se présentent à lui grâce aux canaux sensoriels. Les canaux sensoriels, strictement séparés les uns des autres, agissent comme les dispositifs d’un ordinateur, recueillant les stimuli visuels ou acoustiques et les transmettant au sujet évaluateur de la manière la plus fidèle et la plus claire possible.

Il n’est pas surprenant que ce paradigme perceptif constitue la base de presque toutes les techniques de dégustation, ainsi que de toutes les sciences sensorielles qui légitiment les systèmes descriptifs « scientifiques », basés sur les expériences de laboratoire. On pense, par exemple, à la manière dont se déroule normalement une dégustation de vin, ou à un panel d’experts jugeant de l’adéquation d’aliments typiques à des normes codifiées telles que les appellations d’origine contrôlée. Il n’est pas non plus surprenant de voir comment ce même modèle esthétique a accompagné l’industrie alimentaire en inondant les supermarchés de fruits et légumes aux couleurs et tailles parfaites, certes sucrés, mais décidément peu excitants en termes de « goût ». Ce n’est donc pas un hasard si la critique contemporaine du système dominant de production alimentaire et vinicole se dote entretemps d’une nouvelle théorie esthétique (Perullo 2012 et 2021).

Les observations de Marrone sur la manière dont ce même paradigme qui conçoit le sujet, l’objet et la société comme des entités distinctes et prédéterminées, a orienté une certaine partie de la littérature sémiotique qui a abordé l’alimentation – hypostasiant une forme de vie alimentaire plus proche de la dégustation technique que du contact quotidien avec la nourriture réelle –, sont donc bienvenues. Dans ce modèle, soutient Marrone, c’est « comme si la sphère corporelle pré-subjective venait “d’abord” ; “ensuite” la constitution de l’individu-sujet par la cognition, et “enfin” l’agrégation sociale qui encadre le tout. Elle part d’une condition “aurorale” de la sensation et des sens, et se dirige vers une complication progressive et une socialisation par la catégorisation et l’interprétation » (p. 90).

Cependant, pour une science qui s’intéresse à la signification, le goût devrait être intéressant dans la mesure où il permet d’attacher un certain contenu sémantique à la perception :

Nous percevons ce qui pour nous a une valeur, une importance, un sens, à l’intérieur donc d’une situation, d’une histoire, d’un contexte dans lequel nous nous trouvons pour une raison quelconque, pour atteindre un but quelconque, en vue de la conjonction avec un objet que nous avons chargé d’une certaine importance existentielle, d’une valeur. De ce point de vue, la perception du goût – comme d’ailleurs toute perception – se situe à l’intérieur d’un processus narratif où l’activité sensorielle n’est jamais une fin en soi, une esthétique pure, car elle naît, se développe, se transforme et souvent disparaît en fonction de la valeur avec laquelle le percipient entend se lier, en passant par différentes phases et programmes d’action opposés. Ainsi, dans le cas du sens du goût (dans la double acception du terme « sens »), la sémiotique ne peut que partager l’idée que percevoir et jouir, manger et éprouver du plaisir, sont le même acte (p. 84).

La proposition de l’auteur est de réviser sémiotiquement la question des sensations gustatives, en traçant « dans la signification gustative, au-delà des processus physiologiques de sa constitution, non pas un mais deux systèmes différents, chacun avec son propre plan d’expression et de contenu, lesquels, bien que différemment constitués sur le plan théorique, se retrouvent ensuite, dans l’acte concret de la dégustation, souvent mélangés » (p. 99). À cette fin, nous rappelons comment deux modes de signification ont été identifiés au sein de la sémiotique visuelle, chacun répondant à une logique différente, à savoir le figuratif et le plastique (Greimas 1984), qui placent le thème perceptif à l’intérieur – et non à l’extérieur – de la sphère de la signification. Le langage figuratif, comme on le sait, concerne les mécanismes de représentation des images et leur capacité mimétique : nous reconnaissons sur une photographie une image du monde naturel, comme un zèbre, grâce à des grilles de lecture culturellement partagées et apprises par l’expérience préalable (avec le monde et/ou ses stéréotypes de représentation). En même temps, nous pouvons reconnaître un deuxième langage, dit plastique, composé de lignes, de couleurs, de positions etc. Ce qui se trouve au centre de l’image peut, dans de nombreux cas, être plus pertinent que ce qui est représenté de manière floue ou plus petite sur les côtés. Il s’agit d’un autre mode de corrélation, non mimétique, entre l’expression et le contenu, qui contribue à la création de sens pour la première.

Selon Marrone, quelque chose de similaire se produit au niveau du goût. Si nous demandons à quelqu’un ce qu’il mange, il est peu probable qu’il réponde qu’il mange « des grains de céréales bien mélangés ». Il est plus probable qu’il réponde qu’il mange du « risotto ». Lorsqu’on lui demande des détails, il peut dire que le plat contient « du riz, des champignons, du beurre et du parmesan », selon son niveau d’expertise sur le plat et les ingrédients qui le composent. Ce niveau de corrélation sémantique qui part de la reconnaissance cognitive de ce qui se passe dans le plat : c’est, précisément le langage du goûteux. Ce n’est que dans un second temps, et en faisant abstraction du plat et des ingrédients emblématiques, que se pose la question du contraste entre les sensations de croquant et de crémeux, de salé et de sucré, etc. Le sens, dans ce second cas que Marrone définit comme savoureux, est constitué de caractéristiques sensibles plus spécifiques du plat. En effet, à l’instar de la vision d’images, l’expérience alimentaire peut également représenter la nourriture avec deux regards différents. Le savoureux – tout comme le plastique – ne précède donc pas le goûteux, mais lui succède. Il s’agit, en termes de saisie esthétique (Greimas 1987), « d’une sorte d’éloignement du regard, d’une réémergence du sensible qui double les grilles perceptives culturelles déjà données pour en établir, éventuellement et localement, de nouvelles » (p. 102).

Goûteux et savoureux sont donc deux langages et, à ce titre, deux modes de corrélation entre expression et contenu qui agissent selon un mécanisme classique de mise en forme de la matière. Le contact entre l’homme et la nourriture dépend, comme tous les processus de sémiose, de l’inséparabilité des deux plans : analyser la nourriture ne signifie pas, par conséquent, s’attarder sur le signifiant. D’un point de vue véritablement sémiotique, il n’est pas possible de séparer la jouissance physiologique de la substance alimentaire du contenu sémantique, de son récit de préparation et autres. En effet, comme l’affirme encore Marrone, la segmentation d’un continuum expressif implique toujours des choix de sens spécifiques (p. 108).

En regardant rétrospectivement les études sémiotiques sur la nourriture et le vin au cours des deux dernières décennies, on peut se demander si la nourriture n’était qu’un objet « prétexte » pour affirmer une autre valeur de la recherche, à savoir l’investigation physiologique pour le développement d’une théorie sémiotique de la perception, peut-être en compétition avec les « vraies » sciences de l’analyse sensorielle. D’où la priorité accordée à la stabilisation et à l’autonomisation « iconiques » et « figuratives » de l’expérience alimentaire, ainsi qu’aux hiérarchies de canaux perceptifs et aux les niveaux de socialité impliqués dans l’expérience alimentaire. En même temps que la proposition d’un outil d’analyse, nous voyons, en conclusion, une position théorique forte sur l’approche sémiotique de l’expérience alimentaire, que nous pourrions en l’occurrence résumer en une phrase : « de l’intelligible au sensible », c’est-à-dire réaffirmer la primauté du sens comme cadre dans lequel se déroulent les phénomènes physiologiques eux-mêmes, et non l’inverse.

On peut conclure cette lecture, sans aucune prétention à l’exhaustivité, en ajoutant que, dans les huit chapitres qui composent le volume, les thèmes et les cas d’analyse apportés sont nombreux et variés. Ce sont des exemples de haute cuisine qui apportent un nouveau banc d’essai aux théories de l’énonciation, à l’analyse d’un plat sicilien, les « sarde a beccafico », avec tous les jeux sophistiqués de véridiction que l’apparente simplicité des cuisines traditionnelles apporte, en passant par une ouverture finale stimulante sur le thème des étiquettes à table, une arène où les formalités servent à construire un dialogue beaucoup plus profond entre les acteurs.

Sans doute cette remise en ordre de la boîte à outils sémiotique sur l’alimentation facilitera l’accès à un champ d’étude, la sémiotique de l’alimentation, qui peut présenter un grand attrait pour un public néophyte. En même temps, bien que Gustoso e Saporito soit conçu comme une « introduction », donc à la portée d’un public plutôt large et généraliste, il est possible (et surtout souhaitable) que sa diffusion atteigne le vaste public des études interdisciplinaires rassemblées sous la catégorie générale des études alimentaires. Un public de chercheurs en sciences historiques, philosophiques, sociales et humaines souvent rebutés par le métalangage spécialisé de la sémiotique et chez qui, à en juger par les bibliographies rituelles, le temps de la sémiotique semble trop souvent s’être arrêté à Roland Barthes. Ce travail peut-il contribuer à jeter de nouvelles bases pour un dialogue qui dépasse les formalités ?

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