Retour vers le passé du futur
Texte introductif pour la réédition de « Sémiotique et prospectivité »
Éric Bertin
Université de Limoges, Sciences Po
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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
- Note de bas de page 1 :
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« Sémiotique et prospectivité », Manar Hammad et Ivan Avila Belloso (dir.), Actes Sémiotiques, VII, 32, 1984. Les références aux différentes contributions du numéro seront notées dans le texte par les initiales SEP, suivies de l’indication de la page mentionnée.
Si 1984 est le nom du célèbre roman éponyme de George Orwell, publié en 1949, c’est aussi – dans un registre certes plus confidentiel – l’année de publication par la revue Actes Sémiotiques d’un numéro intitulé « Sémiotique et prospectivité »1. Les sémioticiens à l’œuvre avaient-ils souhaité opportunément s’inscrire dans cette année prophétique, pour aborder eux aussi les questions relatives au régime de l’anticipation ? Toujours est-il que ce numéro du Bulletin, confié à la direction de Manar Hammad et Ivan Avila Belloso, visait à interroger les procédures prospectives et à les soumettre à l’examen sémiotique. Le numéro rassemblait huit contributions, de Per Aage Brandt, Pierre Delpuech, Marco Jacquemet, Catherine Pellegrini, Jean Petitot, Claude Zilberberg, ainsi que celles des deux auteurs en charge du dossier. Il s’agissait de positionner la sémiotique, stratégiquement et scientifiquement, dans sa capacité à se saisir d’une préoccupation croissante du champ social, politique et économique. Il est vrai que dans un monde contemporain qui gagnait en complexité, la prospective et le « prospectiviste » étaient devenus des termes en vogue dans les années 80, ainsi que le rappelle la revue Futuribles, dans son Histoire et mémoire de la prospective (2023). La création par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) de la chaire de Prospective industrielle en 1982, constituait alors un indice institutionnel de cet intérêt et de cette préoccupation pour la « faculté de prévoir ».
Aujourd’hui, près de quarante ans après cette publication, la réédition numérique de ce numéro est particulièrement bienvenue, car elle met en branle le double mouvement rétrospectif et prospectif au cœur de la machinerie sémiotique. C’est d’abord l’occasion de revenir, avec le bénéfice du recul, sur ce que pouvait dire la sémiotique de la prospectivité en 1984, comment elle construisait cet objet et les catégories qu’elle mobilisait pour en rendre compte, les éclairages théoriques et méthodologiques qu’elle sollicitait pour dégager une « prise » (Landowski, 2009). On mesure ici la vigueur de ces textes, et les zones de convergence et de tension qu’ils dessinent, notamment autour de l’articulation entre prévision et prédiction. Mais c’est aussi l’occasion de réévaluer l’apport sémiotique, dans un monde où la complexité, l’incertitude et le court terme semblent être devenus les coordonnées épistémiques et temporelles du récit de l’humanité. Un monde en transformation profonde, dans lequel les sciences sociales sont convoquées pour éclairer un futur à la fois prévisible et incertain, et où la demande sociale de prospective n’a sans doute jamais été aussi forte.
L’ambition des auteurs ne prétend pas faire de la sémiotique une science prospective, mais plutôt de rendre compte sémiotiquement des procédures à l’œuvre dans les différentes praxis prospectives, et ainsi « apporter quelque chose à une science de l’action concertée » (SEP, 4), et être utile « aux planificateurs, futurologues, et autres hommes d’action ». La recherche sémiotique s’était alors déjà penchée sur la problématique de l’anticipation, en s’intéressant à la question de la stratégie. Des travaux fondateurs menés notamment par Éric Landowski et Paolo Fabbri, ainsi que par Jacques Fontanille (1983), s’étaient intéressés à l’incertitude engendrée par l’anticipation de la confrontation entre actants, et aux procédures stratégiques d’anticipation, de calculs et de simulacres déployées pour tenter de prévoir ce qui n’est pas encore advenu.
En se tournant vers la prospective, le premier constat des auteurs est déceptif, regrettant le refus des acteurs et praticiens de la prospective – ou le manque d’intérêt ? – de participer à ce projet. À une exception notable toutefois, celle de Pierre Delpuech et sa contribution sur la prévision boursière, prévision dont la seule compétence serait réduite à la diminution du risque (SEP, 24), et dans un autre registre, celle de Jean Petitot sur la prédiction scientifique. On sait que l’imaginaire populaire accorde à la bourse des vertus prophétiques et une vertu d’infaillibilité. Pourtant, on a là un domaine d’exercice de la prévision où la rationalité cognitive du régime analytique se trouve régulièrement contredite par l’irrationalité et les fluctuations d’un système de croyances collectives. Qu’en serait-il aujourd’hui de la collaboration de la communauté des praticiens ? Serions-nous capables de « manipuler » sémiotiquement les acteurs de ce champ pour les convaincre de participer à un tel projet ? Voilà un défi qui mettrait sainement à l’épreuve le pouvoir persuasif de la discipline, et sa capacité à créer les conditions d’un dialogue intellectuel sur cette question, pour reprendre la fameuse structure du défi (Greimas, 1983).
À défaut d’avoir pu pleinement construire ce dialogue à l’époque, les sémioticiens ont abordé la prospective sous l’angle des interrogations épistémologiques qu’elle soulève pour la sémiotique. Il est vrai que l’orientation de cette dernière est par nature rétrospective, contrainte qu’elle est de prendre ses objets « par la fin », à travers leur manifestation, pour « remonter vers le début » (SEP, 6). Mais inversement, ses outils et ses concepts dont le carré sémiotique, les modes d’existence, ou encore le parcours génératif, l’amènent à réfléchir à des textes qui ne sont pas encore, ou qui pourraient advenir. Jean Petitot cerne les deux niveaux de prédictibilité en sémiotique : d’une part, une sémiotique de la prédictibilité, appréhendable à travers l’étude du contrat fiduciaire ou de la promesse ; et d’autre part la force prédictive de la théorie sémiotique (SEP, 12), et qui amène à s’interroger par exemple sur le type de prédictibilité du schéma narratif, et la capacité prospective du niveau narratif profond. Si on la considère dans une perspective scientifique, la question de la prédictibilité est étroitement liée à celle du déterminisme, sorte de Graal et d’espace utopique de la prédiction, puisqu’il conditionne sa performance. L’ère de l’algorithme incarne de manière radicale – et alarmante – cette technologisation et cette systématisation de la prédictibilité.
C’est la divination qui s’impose comme un champ fécond d’exploration de la prospective, de manière à la fois prévisible et un peu inattendue. La pratique divinatoire, sous ses différentes formes, et la pratique scientifique ont en effet une visée commune de prévoir les événements. Les contributions de Ivan Avila Belloso et de Catherine Pellegrini rappellent l’importance du rôle de la temporalité en tant que simulacre indispensable à l’interprétation prospective (SEP, 33). L’aura de la prospective tient en effet à cet état d’attente et de préparation à ce qui peut venir sur l’horizon temporel, auquel s’attache le prestige chimérique et obsessionnel d’une activité que l’auteur du Rivage des Syrtes avait si dramatiquement et intensément saisi (Gracq, 1951). Les deux auteurs nous rappellent aussi opportunément que dans ces univers de sens orientés vers la prévision et la prédiction, le hasard (SEP, 31) constitue toujours une sorte d’angle mort, d’impensé. Le régime de l’aléa défini par Landowski (2005), et notamment l’aléa programmé et l’aléa motivé, pourrait sans doute nourrir utilement la réflexion sur le hasard.
Plus généralement, la structure porteuse de la prospective s’articule autour de la prévision et de la prédiction, modalités d’un faire prospectif généralisable. La pré-vision reposerait en grande partie sur une activité interprétative, consistant à lire les signes prospectifs d’une réalité à-venir. Elle serait ainsi en quelque sorte la compétence préalable à la pré-diction, performance du discours prédictif régie par la « certitude » du côté de l’énonciateur et par le « probable » du côté de l’énonciataire (SEP, 37). Se déplaçant sans cesse sur un horizon de temporalité, la signification du discours de la prospective se construit dans la négociation permanente des modalités véridictoires et épistémiques. Retenons enfin cette caractéristique du faire prospectif soulignée par Claude Zilberberg, en tant que faire cognitif adossé au savoir, mis au défi de proposer à la fois des modèles d’intelligibilité pour « comprendre », et des modèles d’efficacité, sommé « d’agir » et de « réussir » (SEP, 39).
L’expérience et le regard contemporains confirment toute l’actualité et la pertinence de ces textes. Leur réédition peut être aussi l’occasion d’interroger quelques aspects plus récents de cette problématique de la prospectivité. La pandémie, entre autres, a amené à reconsidérer la segmentation et l’articulation des régimes temporels dans un continuum poreux où les temporalités semblent se chevaucher (Fontanille, 2021). Jacques Fontanille se penche notamment sur l’analyse de ce régime temporel contemporain exacerbé par la pandémie dans lequel le futur est déjà dans le présent. Il est vrai qu’avant même le covid, la question de la prospectivité semblait déjà hantée par l’imaginaire de la transition et ses déterminations qui contraignent le sujet contemporain à reconsidérer les modalités temporelles et rythmiques de tout processus de transformation.
La problématique des tendances apporterait sans doute un éclairage complémentaire, en ce qu’elle illustre une autre modalité du faire prospectif. Selon Giulia Ceriani, il ne s’agit pas de « regarder en avance mais de jouer d’avance », c’est-à-dire de produire des simulations de futurs possibles à partir desquelles sélectionner les exemplaires qui survivront le plus facilement, et investir au maximum afin qu’ils croissent (Ceriani, 2015). C’est donc extraire et actualiser un artefact de futur, selon la modalité du probable, pour l’extraire de sa gangue de virtualité et faire en sorte que le développement de ses actualisations dans le présent se transforment en réalité et se constituent en partie intégrante de ce présent, prenant la forme thématique de la prophétie auto-réalisatrice. Le sujet du faire prospectif, modalisé par son vouloir, n’essaye pas de prévoir ce qui n’est pas encore, mais de pré-figurer et de con-figurer ce qu’il veut faire advenir D’une certaine manière, les « tendanceurs » de la mode ne procèdent pas autrement. En donnant une forme et une figure à des objets, la tendance vise moins à prédire l’avenir qu’à le produire, à partir d’une intentionnalité. Elle a naguère trouvé dans le film Minority Report (Spielberg, 2002) son expression hyperbolique et dystopique.
Il semblerait qu’aujourd’hui la prospective voie sa forme et sa praxis s’infléchir, en partie sous la pression exercée par les imaginaires médiatiques et fictionnels. Elle tend à s’émanciper, dans une certaine mesure, du modèle initial constitué par la prédiction scientifique. On voit ainsi se développer une forme prospective qui renégocie les régimes véridictoires liés au couple fiction/réalité. Elle se caractérise par la scénarisation, combinant les niveaux discursif, pratique et stratégique (Fontanille, 2008) dans une même activité. Des instances de pouvoir, telles que le ministère de la Défense, font appel à des équipes de scénaristes et d’écrivains pour développer – en partie collectivement – des scénarios permettant de penser le futur des conflits, de les faire prioriser par un Destinateur-décideur pour ensuite concevoir des stratégies planificatrices adaptatives. L’originalité principale réside dans l’hybridation des régimes prospectifs : ni purement réalistes, ni purement fictionnels, les récits proposés peuvent décliner une palette véridictoire entre le plausible, l’envisageable, l’improbable. Le registre ultra réaliste combiné au registre fictionnel, par exemple, peut donner naissance à des scénarios régis par une sorte d’invraisemblance crédible. Le contrat fiduciaire de la prospective se renégocie, et le savoir-vrai voit sa place redéfinie, collaborant avec le savoir-figurer et l’imagination, pour tenter de faire raison à la part d’imaginaire et d’irrationnel dans l’anticipation de ce qui est à venir. Le projet Amazonies Spatiales, auquel l’auteur de ces lignes a la chance de participer, illustre bien ce nouveau mode de collaboration entre différents régimes de production de la signification prospective. À l’initiative de l’Agence spatiale européenne et de l’institut Matrice, Amazonies Spatiales vise à repenser collectivement les imaginaires spatiaux dans la perspective de futurs souhaitables pour la planète. Il s’agit, pour produire des grands récits prospectifs situés en 2075, de faire collaborer une communauté d’auteurs en résidence d’écriture avec un collège d’experts et de chercheurs issus de différentes disciplines.
De nouveaux espaces et enjeux se dessinent donc dans le champ de la prospective. On peut souhaiter que la relecture de ces textes fondateurs fasse naître le désir, ou la nécessité, d’ouvrir un nouveau chapitre des liens entre sémiotique et prospectivité. Ce serait à notre échelle déjà le scénario d’un futur souhaitable.