Introduction
Jacques Fontanille
Université de Limoges
Francesco Marsciani
Université de Bologne
Index
Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Jacques Fontanille et Francesco Marsciani.
Le défi lancé par notre projet était probablement exigeant. Il s’agissait de mettre en lumière, dans le champ de la sémiotique dite « structurale », non seulement des options théoriques différentes et souvent alternatives, mais aussi, dans certains cas (c’est ce que nous attendions) des implicites théoriques, ou plutôt des arrière-plans et/ou des horizons de référence, pas toujours éclairés par des choix ou des déclarations explicites, des horizons qui en réalité induisent des pratiques théoriques et méthodologiques divergentes à l’intérieur d’un même cadre général de référence. C’est ainsi qu’est née l’idée d’inviter des collègues à discuter de ce qui unit et en même temps sépare les diverses et nombreuses orientations sémiotiques qui ont émergé au cours des trois dernières décennies, depuis la mort de Greimas et, même avant, sur la base de certaines suggestions issues des dernières indications fournies par Greimas lui-même.
Chacun d’entre nous se souvient du moment où il fallait prolonger la sémiotique dite « standard » (ce qui, dans le jargon académique des sciences humaines était à la fois une consécration, comme théorie de référence, en même temps qu’une transition vers une éventuelle désuétude) par une sémiotique du discours. Mais comme cette sémiotique du discours s’occupait d’objets étranges et dérangeants (passions, praxis énonciative, tensivité, etc.) ce passage devenait risqué : fallait-il quitter la sémiotique standard ? fallait-il s’en accommoder ? comment avancer dans la sémiotique du discours sans provoquer une balkanisation théorique ?
À quoi correspondait donc la sémiotique standard ? Essentiellement à la forme que la sémiotique structurale et générative avait prise pendant les années d’élaboration des structures fondamentales de l’articulation sémantique et de la narrativité, au cours des années 1970, et qui se présentait sous une forme précise et stable, celle du parcours génératif, avec ses niveaux organisés selon une progression ordonnée, sur une échelle hiérarchique qui allait du niveau le plus abstrait au niveau le plus concret de l’articulation de la signification. Profitant, avec les différences qui s’imposent, du succès du modèle génératif en linguistique proposé par Chomsky au milieu des années 60, le parcours génératif de la signification promouvait un principe épistémologique très général consistant à soumettre la description des objets de connaissance, en sciences humaines, à une représentation abstraite et formelle de leur mode de production.
L’idée sous-jacente à la générativité en général repose en effet sur l’idée que le sens, plus précisément le sens structural, est le produit de reformulations, transpositions ou traductions successives. Dans une perspective abstraite et formelle, ces reformulations sont métalinguistiques, ou méta-sémiotiques : le parcours génératif prend alors l’allure d’une série de reformulations méta-linguistiques canoniques et hiérarchisées, dans un dispositif unidirectionnel.
Pour beaucoup de sémioticiens, ayant à l’esprit les origines sémantiques de la sémiotique structurale greimassienne, le parcours génératif est compris comme une reconstruction du parcours de production du contenu, en vue de sa rencontre avec l’expression, conçue comme la phase terminale de ses articulations et comme un moment épiphanique, en surface et en fin de parcours. Il est pourtant possible, et probablement conforme à la pensée même de Greimas, d’imaginer le « parcours génératif de la signification », ainsi que l’indique sa dénomination complète et authentique, comme le parcours d’articulation progressif de la signification en tant que telle, c’est-à-dire plus précisément la reconstruction des conditions immanentes de l’articulation de la relation fondamentale qui constitue la fonction sémiotique, autrement dit l’établissement de l’isomorphisme (ou de la « forme commune ») qui garantira ou rendra possible, au niveau de la manifestation, la sémiose comme rencontre entre l’expression et le contenu. Ces derniers ne se distingueront l’un de l’autre qu’au terme de la manifestation, où on pourra identifier les substances dans lesquelles ils se réalisent. Sous ce point de vue, le parcours génératif reconstruit les conditions de la forme structurelle immanente qui articule les plans de signification et non pas du tout le seul contenu lui-même ou, comme on l’a parfois espéré, l’expression dans sa spécificité. Conformément au principe hjelmslevien, l’expression et le contenu n’ont pas d’existence autonome, ils ne sont pas vraiment « des choses différentes », mais ils ne sont que les fonctifs de la fonction sémiotique, caractérisée par l’isomorphisme entre les deux plans.
Dans leur développement des niveaux d’articulation les plus abstraits aux plus concrets, les différentes phases de l’isomorphisme sont l’objet propre de la connaissance sémiotique de la signification, connaissance dont la voie générative est la théorie et la représentation. En somme, dans le parcours génératif de la signification, le couple directeur est [immanence/manifestation], et c’est seulement au terme de ce parcours, dans la réalisation des signes, des textualités, et des sémioses au sens le plus large, que le couple pertinent est [expression/contenu]. Si, au moins, cette mise au point permettait d’éviter les confusions ou hésitations entre manifestation et expression, nous aurions déjà en partie rempli notre office.
Notre appel à communication, en vue du recueil des contributions pour le présent numéro d’Actes Sémiotiques, n’était pas, comme c’est le cas le plus habituel, la simple proposition d’un thème susceptible de « rassembler » des contributions convergentes, mais, au contraire, un ensemble de questions et problèmes susceptibles de « diviser » et de susciter des controverses. Il rappelait d’abord les transitions intervenues depuis la fin des années 1980 au sein de l’école greimassienne et tentait de susciter une réflexion claire et approfondie sur les modèles et tendances théoriques qui s’étaient progressivement affirmés au cours des années suivantes.
Nous avons donc tenté de suggérer une manière d’aborder une telle réflexion, en appelant à se concentrer sur les modèles formels des propositions théoriques qui s’imposaient progressivement dans le débat ; des modèles formels au sens banal, si l’on veut, de la forme des théories, et des modèles diagrammatiques et spatiaux qui émergeaient, toute une eidétique qui, sous ses diverses formes, prenait néanmoins ses distances avec le modèle classique du parcours génératif. Ce modèle a en effet souvent été vécu par les chercheurs comme une structure théorique à bien des égards rigide et trop contraignante, et surtout soupçonnée de réduire drastiquement la complexité des phénomènes de signification, sous le prisme d’un moule structuraliste formaliste, incapable de rendre compte de la production et de la circulation du sens dans la finesse, la diversité et l’imprévisibilité de ses détails. En somme, la forte cohérence de la forme adoptée serait obtenue au détriment de l’adéquation aux objets analysés, et notamment dans la perspective de leur interprétation, bien plus que de leur production.
Au sein même du champ de la sémiotique structurale, la diversité des attitudes à cet égard peut être ramenée à quatre positions de base : (1) le parcours génératif est adopté et appliqué ; (2) le parcours génératif est adopté mais reconfiguré, adapté, ou complété ; (3) le parcours génératif est admis comme horizon commode partagé, mais inutilisé ; (4) le parcours génératif est récusé, et remplacé par une autre forme. La première position, celle du dogmatisme canonique, a été la plus répandue, et a donné lieu à de nombreuses études caractérisées par leur systématicité et leur formalisme. Pour la seconde, le cas de Jean Petitot est emblématique : il adopte le principe du parcours génératif, mais en reconfigurant entièrement la générativité qui le constitue, et en particulier la nature des conversions entre niveaux : la dynamique des catastrophes est le ressort de cette reconfiguration. Pour la troisième, Eric Landowski est parfaitement représentatif de chercheurs qui conservent l’horizon commode du parcours génératif, faute de mieux. Jean-Claude Coquet, de son côté, récuse le principe génératif lui-même, au nom de sa forme même : cet empilement hiérarchique et à parcours prédéterminé est pour lui typique d’une théorie « objectale », installée sans aucune considération de la place de l’instance subjective (ou plus généralement de l’instance de référence) de la connaissance. La forme théorique d’une sémiotique « subjectale », centrée sur une instance de référence, est typiquement une topologie centrée, comportant centre, frontière, intérieur et extérieur, périphérie et zones intermédiaires. C’est aussi, par ailleurs, la forme de la théorie sémiotique de Lotman, à savoir la sémiosphère. On note aussi, parallèlement, que Rastier, un autre des collaborateurs de la première heure, auprès de Greimas, a choisi encore une autre forme pour sa propre théorie : dans la perspective de l’analyse textuelle, la forme qu’il choisit est modulaire (modules thématique, dialectique, dialogique, tactique) ; dans la perspective de la sémiotique des cultures, et notamment dans la présentation des zones anthropiques, on pourrait hésiter entre une forme modulaire et une forme à topologie centrée (je-ici / tu-on là / il-ailleurs).
En outre, plus généralement et au-delà des quelques cas évoqués ci-dessus, il est à souligner qu’une bonne partie des critiques et des propositions complémentaires ou alternatives provenaient certes de discussions ou de sensibilités endogènes, pour ainsi dire, mais que, dans bien d’autres cas, l’impulsion pour l’innovation provenait d’une fréquentation libre et plus systématique d’autres écoles de pensée, d’autres sémiotiques et d’autres linguistiques, qui déterminaient des points de vue différents ou des visions globales concernant la nature d’une théorie du langage adéquate et puissante. Il suffit de penser aux modèles lotmaniens, aux modèles morphogénétiques, au modèle d’inspiration phénoménologique issu des travaux de Benveniste, au modèle peircéen de processualité de la sémiose, etc. Il en va de même de l’influence que la confrontation avec d’autres disciplines des sciences humaines a pu déterminer dans la maturation de ces visions diversifiées (on peut penser par exemple aux modèles statistiques en ce qui concerne la sociologie, aux modèles d’économie émotionnelle en ce qui concerne la psychologie, aux modèles de distribution des identifications culturelles des collectifs en ce qui concerne l’anthropologie). En bref, notre invitation était de mettre à plat et d’exposer, dans la mesure du possible, les arrière-plans qui motivent, souvent implicitement, les propositions d’innovation qui font leur chemin, et de favoriser ainsi une comparaison entre les différentes options, pas toujours compatibles entre elles, qui apparaissent sur la scène du débat sémiotique.
Tel qu’il était conçu et formulé, notre appel à contributions a atteint l’essentiel de son objectif : la sélection de contributions que nous présentons ici est hétérogène, et elles prennent des partis fermement contrastés. Le lecteur se rendra compte que ceux qui ont répondu à l’invitation ont adopté des stratégies différentes pour aborder la question et en adoptant des attitudes bien distinctes. En somme, le débat est lancé, son objectif est compris, et la réflexion peut continuer, non pas séparément, chacun restant enfermé dans sa propre tendance, ou obnubilé par la défense et la diffusion de son propre modèle de référence, mais collectivement : ce dossier est une phase de réflexion sur la manière dont notre discipline aborde ses prochaines années de recherche et sur les voies qu’elle envisage à l’avenir.
Il est possible d’identifier à cet égard trois axes majeurs dans ces contributions : (i) un premier axe est celui de la défense d’une structure consolidée, face à des propositions novatrices qui, d’une manière ou d’une autre, sont perçues comme subvertissant des acquis durement gagnés et qui méritent d’être sauvegardés ; (2) un deuxième axe est celui qui profite de notre invitation à présenter des propositions qui modifient radicalement la forme de la théorie standard et qui reformulent, avec l’explicitation attendue et ici bienvenue, l’économie globale de l’appareil théorique de départ ; (3) un troisième axe appartient à ceux qui ont préféré adopter une position « méta », intervenant dans notre proposition en regardant pour ainsi dire le terrain de jeu d’en haut, en montrant les possibilités d’un aperçu des différenciations possibles plutôt qu’en adoptant l’une ou l’autre des propositions émergentes elles-mêmes.
La contribution de Waldir Beividas et celles de Ludovic Chatenet et Angelo Di Caterino appartiennent au premier axe. Le premier défend les principes structurels de la forme face à ce qu’il considère comme les dérives substantialistes d’une naturalisation du sens qui serpentent dans de nombreuses propositions théoriques contemporaines. Il le fait en partant de la revendication de l’importance cruciale de l’option structurale dans la linguistique de Saussure et la glossématique de Hjelmslev, auxquelles on doit ce que Beividas appelle les « principes sémiologiques » et qui sont, par essence, les principes fondamentaux du formalisme saussurien et hjelmslevien, que Greimas va reprendre à son compte et dont il va faire les fondements de sa théorie sémiotique. Certains cognitivismes, certains pragmatismes, certains phénoménologismes sont, pour Beividas, des dérives dangereuses qui risquent d’affaiblir un projet sémiotique qui s’était construit sur la linguistique structurale et dont il avait tiré les pierres angulaires fondamentales. En défendant la sémiotique comme « théorie formalisante et immanente du sens », reposant sur une « épistémologie discursive immanente », et en accusant de transgression les sémioticiens qui ont conduit des recherches sur la perception, ou sur le corps, entre autres, il ne fait pas que tenir ces thématiques pour extra-sémiotiques, car il récuse en même temps toute tentative d’intégration de ces thématiques au formalisme sémiotique, c’est-à-dire, en l’occurrence, de la forme sémiotique de la perception ou du corps sensible. En distinguant les « causalités descendantes » – celles propres à une sémiotique formelle et générative – et les « causalités ascendantes » – celles issues de la naturalisation de la sémiotique – Beividas fait une proposition originale : il invite les neurosciences à s’inspirer de cette conception « descendante » de la causalité sémiotique, et comprendre enfin que « des lois du langage […] instruisent l’implémentation sémantique dans les neurones » et comment « un esprit peut se former dans un cerveau ».
La seconde contribution défend la capacité durable de la sémiotique générative, sous la forme que lui avait donnée l’école de Greimas, à rendre compte des phénomènes concrets de signification, où qu’ils se produisent, et en particulier dans le domaine des études anthropologiques où la capacité descriptive de la sémiotique générative n’a pas encore subi de démenti majeur. Plutôt que de poursuivre les questions que l’anthropologie a récemment soulevées, avec le risque de se trouver à la remorque d’orientations qui ne nous appartiennent pas – nous, opposé à eux, désignant respectivement la communauté sémiotique, et eux, dûment mentionnés, qui sont Descola, Viveiros de Castro et Latour –, il faudrait, disent les auteurs, se mettre en position de revendiquer une capacité scientifique descriptive que la sémiotique a pleinement acquise et dont il vaut la peine d’exploiter toutes les potentialités. Toutefois, si cette capacité descriptive est indéniable, la preuve n’a jusqu’alors pas vraiment été faite de sa capacité à prendre en considération la diversité culturelle, ou d’une autre nature, en tant que telle. La théorie de Lotman permet-elle de prendre en compte la diversité culturelle ? ou bien seulement de décrire séparément de nombreuses cultures ? Car assumer une épistémologie de la diversité ne consiste pas à décrire séparément et successivement soit différentes formes narratives soit différentes cultures, mais à rendre compte des principes qui engendrent de telles diversités : la diversification devient alors un objet de recherche proprement sémiotique. Le problème posé par un modèle marqué culturellement et idéologiquement n’est pas qu’il soit marqué, car tous le sont, aussi bien les modèles alternatifs que les modèles standards ; le problème, c’est que le modèle en question puisse être suffisamment dominant pour qu’on ne voie plus ni qu’il est marqué, ni qu’il n’est que dominant, et pas universel.
Au deuxième axe appartiennent les interventions d’Ahmed Kharbouch et de Pierluigi Basso Fossali qui avancent tous deux des propositions novatrices pour la transformation du cadre théorique. Kharbouch propose une synthèse des positions de Jean Claude Coquet, dont il épouse les orientations, qui lui permettent de défendre une théorie sémiotique dite « subjectale » contre une sémiotique « objectale » (la sémiotique de Greimas). Les concepts fondamentaux de la proposition de Coquet sont exposés de manière systématique, de façon à rendre compte d’une vision organique et accomplie de l’œuvre du théoricien français : le couple physis/logos, la théorie des instances prédicatives et énonçantes, la typologie des degrés de subjectivation pour une sémiotique du discours, sont autant d’éléments d’une théorie de la signification discursive qui reprend avec force les propositions de Benveniste et de Merleau-Ponty pour une phénoménologie renouvelée du langage.
Kharbouch n’insiste pas sur un point qui paraît pourtant central aujourd’hui. Coquet récuse à la fois la démarche déductive et le principe de la générativité, propres à la sémiotique de Greimas. Si on renonce à la déduction et à la générativité, alors on choisit l’induction à partir des actes et manifestations assumés par les instances. L’induction est guidée par une série de catégories – par exemple autonomie/hétéronomie, cognitif/somatique, physis/logos, être jeté (physis)/être projeté (logos). La mise en œuvre de ces catégories permet de spécifier des « univers de discours », et, dès lors, il n’est plus possible de considérer « le » discours comme un ensemble unifiable et totalisable.
La contribution de Basso Fossali, pour sa part, développe ses récentes réflexions sur une écologie du sens qui a besoin d’un cadre théorique qui dépasse les limites d’un générativisme considéré comme désuet et qui, au contraire, sache mettre en jeu les éléments qui composent ce que Basso appelle une circuitation du sens, dans une circularité dynamique entre les instances individuelles, institutionnelles et collectives, ou communautaires, et qui garantissent l’évolution des formes de sens. Quand il écrit : « Une idée est donc un germe reconfigurateur qui peut continuer à faire la différence et à signaler la nécessité de sa propre transposition ultérieure dans les circuits entrelacés, ce qui mobilise nécessairement des médiations sémiotiques pour en assurer la traduction et la thésaurisation », il indique à la fois les modes d’existence de la signification : elle se déplace sans cesse entre les instances (elle circuite), jusqu’à faire retour sur elle-même (en cycle), et lors de ce retour elle se déplace (en spirale) dans une autre partie de son environnement, et traverse une autre signification, mais aussi la nature des opérations dans et entre les circuits : traduction et thésaurisation. Basso traite ces problématiques en profondeur et propose, de manière élaborée et personnellement assumée, un renouvellement théorique d’une portée radicale.
Les contributions que nous avons classées dans le troisième axe sont d’une nature différente. Il s’agit des travaux de Sémir Badir, Denis Bertrand et Gianfranco Marrone, qui tentent, chacun à leur manière, de relativiser la proposition avancée dans l’appel et de fournir des points de vue qui permettent de réinterpréter le problème des formes de la théorie et d’en réorienter la pertinence.
La contribution de Badir, par exemple, renverse le point de vue spatialiste, ou localiste, avec lequel la soi-disant forme d’une théorie est habituellement métaphorisée, en proposant d’utiliser la dimension de la temporalité pour repenser les différences entre les variations de pensée qui sous-tendent les divergences théoriques.
Après une étude approfondie des potentialités syntaxiques de la temporalité, l’auteur propose une typologie possible des principales tendances qui habitent le débat sémiotique contemporain, selon le point de vue temporel et aspectuel adopté, et la manière de situer les répétitions observées dans la dynamique temporelle. Ayant ainsi distingué quatre « conceptions » du temps : prospectif (temps à borne initiale), rétrospectif (temps à borne finale), médiant-neutre (temps non borné), panchronique (temps à bornes initiale et finale), il peut en déduire quatre formes de temporalités discursives : la déduction (temps à borne initiale), le récit (temps à borne finale), l’argument (temps à bornes initiale et finale), et la description (temps non borné). D’où quatre types de formes théoriques de la sémiotique : la tensivité posée à partir d’une tension initiale (déduction), la narrativité calculée à partir d’une borne finale (récit), l’argumentativité avec bornes initiale et finale (Barthes, Jeanneret), la descriptivité, non bornée (Rastier). On notera que le principe de diversification proposé par Sémir Badir ne couvre qu’une partie de la diversité des orientations théoriques post-greimassiennes.
La contribution de Denis Bertrand, au contraire, reprend le problème de la forme spatiale que prend toute théorie, pour redéployer extensivement le couple fondamental « profondeur/surface » qui irrigue la théorie sémiotique greimassienne, mais dont l’histoire est beaucoup plus importante et étendue. Commençant par un examen approfondi de la catégorie de profondeur, Bertrand en signale quelques propriétés qui nous semblent ici décisives : d’abord la profondeur n’a en elle-même pas de fond, et suscite un mouvement que rien ne devrait arrêter : il faut donc ou bien imposer un fond (on bloque le mouvement), ou bien attribuer un statut épistémique spécial à ce « fond » qui recule infiniment, comme c’est le cas dans les anciennes typologies de la signification, évoquées par Bertrand, et dues à la philosophie hébraïque et à l’herméneutique des Pères de l’Église : la dernière couche de profondeur est secrète, arcane, et résonne à l’infini, ou confine à l’éternité. Ensuite la profondeur est continue, et pour la faire signifier, il faut ajouter des strates, des seuils entre instances : c’est ce à quoi s’emploient les mêmes modèles exégétiques, mais aussi la psychanalyse, et la sémiotique générative. Enfin, la profondeur implique au moins une orientation perspective : orientation prenant son origine dans la position d’un observateur sensible au recul dans l’espace, et perspective comme forme déterminante de ce que saisit cet observateur.
Bertrand discute ensuite la pertinence de l’hypothèse localiste dans les sciences humaines et termine en soulignant l’importance de la notion de parcours, qui comporte un dynamisme implicite mettant en jeu une instance présupposée, liée à l’instance d’énonciation, capable de rendre compte de la perspective dans laquelle, à chaque fois, le parcours lui-même est cadré et mis en valeur. La notion de parcours permet d’ajouter une propriété : l’observateur, déjà signalé à propos de la profondeur, n’est ni extérieur ou distancié, comme on le dit souvent, mais « immergé », impliqué dans le monde conceptuel parcouru. C’est cette sensibilité immergée qui sert enfin de point d’appui pour sa suggestion finale, celle concernant les « régimes d’immanence », configurations descriptives hétérogènes, spécifiques à telle ou telle réalisation concrète, et où peuvent s’entrelacer aussi bien des propriétés émanant d’un système sous-jacent (la narrativité greimassienne, par exemple) que celles répondant à l’impact sensible de l’expérience (phusis), que l’instance d’énonciation s’efforce, dans le discours, de traduire en langage (logos).
La contribution de Marrone, enfin, adopte une stratégie encore différente, en nous expliquant ce qu’il est advenu de l’idée même de « traité » (le principal genre littéraire du point de vue de la présentation systématique d’une théorie) dans le cas du Traité de sémiotique générale d’Umberto Eco. L’analyse de Marrone montre clairement à quel point le texte d’Eco met en tension deux attitudes alternatives : d’une part, la déclaration programmatique d’une intention définitoire et proprement fondatrice, un véritable agencement conceptuel d’éléments qui devaient avoir la valeur d’une sorte de base de discussion, la mise au point de ce qui avait été fait jusqu’alors ; d’autre part, le caractère éminemment synchronique et systématique de la forme « traité » est traversé, tout au long du développement de l’ouvrage, par une attitude d’une autre nature, une sorte de narration, et une diachronie dans la succession des ensembles conceptuels, une mise en récit des arguments et des développements de la recherche, grâce à laquelle la théorie elle-même prend une forme beaucoup moins achevée et systématique et se présente comme un travail en cours.
Traité en surface, récit de découverte en profondeur. Cette analyse consacrée à Eco devrait être conservée en mémoire par tous les rédacteurs et lecteurs de « traités », voire de manuels se présentant comme des traités plus ou moins exhaustifs et didactiques : Marrone signale et montre, respectueusement s’agissant d’Eco, la duplicité du genre du traité quand il est appliqué par un esprit élevé qui s’efforce, par ce moyen, d’imprimer sa marque sur la présentation d’une théorie. Cette tendance n’est pas spécifique à Umberto Eco, et il faudrait toujours rechercher, sous une présentation didactique, la forme théorique que l’auteur s’efforce d’imprimer à titre personnel.
Nous, les deux responsables de ce dossier, savions à l’avance que nous n’étions pas entièrement d’accord sur la forme de la théorie sémiotique que nous pratiquons, et c’est même la raison qui nous a poussés à nous associer ! Nous devons donc, maintenant, faire en sorte de jouer un rôle dans cette mise en scène et de défendre deux positions différentes par rapport à la cible principale de la discussion, à savoir la Voie Générative sous la forme que l’école de Greimas lui a attribuée.
S’il est vrai qu’il est possible de mettre en regard deux perspectives interprétatives de l’état actuel de la recherche sémiotique, l’une plus liée à une sorte d’orthodoxie par rapport à la sémiotique dite standard et l’autre plus impliquée dans les développements de la recherche sur la discursivité, et qu’il est également possible d’associer à ces deux perspectives les valeurs respectives du canon et de l’organon, Francesco Marsciani tentera d’expliciter les raisons d’une défense du canon (le parcours génératif dans sa forme classique) et Jacques Fontanille tentera d’expliciter les raisons en faveur de l’organon, lié aux propositions novatrices les plus récentes de la sémiotique.
Les raisons du canon
La Voie Générative (celle-là même que nous connaissons et étudions dans les manuels, celle qui est constituée de niveaux de profondeur organisés selon une hiérarchie orientée qui va des niveaux les plus abstraits aux niveaux les plus concrets) a été largement critiquée et remise en question de toutes parts et depuis plusieurs décennies. Dès le début des années 1980, toujours dans le cadre du Séminaire de Sémantique Générale dirigé par Greimas, les premiers indices des poussées qui, dans les années suivantes, allaient tenter de déconstruire la logique générative qui la gouverne et, peut-être plus timidement, la nature structurale des hypothèses sur lesquelles elle s’appuie, se faisaient déjà sentir.
Les critiques formulées à l’encontre de la voie générative étaient, et sont encore, de différentes natures, mais on peut les résumer en trois points : (i) une rigidité formaliste et contraignante, (ii) une incapacité à rendre compte de la variété des formes textuelles qui peuplent le monde, et (iii) une incohérence interne liée au principe de conversion entre les niveaux (ce qu’exprime la formule un peu obscure d’équivalence et en même temps d’enrichissement du sens dans le passage d’un niveau à l’autre).
On pourrait affirmer que, bien que largement compréhensibles, ces trois critiques reposent sur une lecture partielle, voire erronée, de la nature authentique de l’hypothèse qui sous-tend le parcours génératif dans sa forme réalisée. Précisons que Greimas lui-même, comme à propos de la conversion (supra), prête parfois le flanc à des lectures que l’on peut considérer comme trompeuses, ce qui témoigne de la nécessité effective d’éclairer une telle nature, sous peine de continuer à se méprendre sur l’objet même de la contestation. Lorsque Ricœur a avancé sa critique du concept de conversion entre niveaux, dans la rencontre de Cerisy consacrée à Greimas et ailleurs, Greimas a répondu en opposant des critères relevant surtout de l’économie de la recherche et de la pragmatique scientifique, sans chercher à renverser la critique tout en en assumant l’importance décisive. Selon Ricœur, il n’est pas possible de passer d’un niveau profond du parcours à un niveau plus superficiel sans que cela implique l’introduction subreptice, ou l’injection, d’éléments issus d’une précompréhension de la sémantique associée, éléments tels qu’ils puissent nourrir et justifier le fameux accroissement de sens malgré l’équivalence supposée entre les niveaux.
Cette objection a pour elle une raison très forte et assez évidente : quand l’universel peut-il produire le particulier ? Sans l’intervention d’un démiurge plotinien, on ne comprend pas comment le concret peut dériver de l’abstrait, comment on peut passer de la généralité à la richesse des détails et des variations, des mailles larges aux mailles plus étroites (Bertrand ici même). Face à cette objection, qui est plus que raisonnable, il faut renverser la perspective et, si l’on veut sauvegarder la raison d’être de l’organisation par niveaux de ce qui pourrait encore être un parcours, décider que le sens n’est pas du tout produit par le passage des niveaux les plus abstraits aux niveaux les plus particuliers, mais que le sens donné (ou plutôt la signification) se justifie par le passage des niveaux les plus superficiels, dans lesquels se manifeste la signification, aux niveaux les plus profonds, qui en garantissent la valeur en fournissant les topologies structurales nécessaires.
Un tel renversement du point de vue implique, et en même temps suppose, que la théorie de la signification ne reproduit pas du tout le parcours de production du sens, car le sens n’est pas produit, le sens est toujours déjà donné et émerge du jeu des transformations des significations manifestées. Aucune théorie scientifique (à vocation scientifique) ne peut s’engager sur la voie de la reproduction du sens. L’explication de la production du sens relève de la métaphysique et non de la sémiotique, ou éventuellement de phénomènes empiriques que les sciences dites humaines peuvent traiter à leur manière, à la recherche de régularités, de lois, de motifs, etc. Le sens n’est pas non plus produit, parce que le sens n’est pas ; le sens en tant que tel n’a tout simplement pas de sens. Dans une perspective véritablement structurale, le sens n’est rien d’autre que l’articulable (la matière hjelmslévienne) et ne peut être aperçu que dans les plis de la signification, qui est précisément l’articulation du sens.
Sur le plan empirique, là où les substances se rencontrent, se heurtent et se transforment, et où les acteurs sont confrontés aux choses du monde, là où les signes se forment (là où il y a sémiose) et où il y a des interprètes qui les reconnaissent et les élaborent, voire sur le plan mondain des interactions, la signification peut articuler le sens grâce au fait que s’y développent ces transformations infinies qui sont la condition même de son insistance, de sa validité. Mais tout cela est de la petite philosophie, même si une pincée de métaphysique est nécessaire en tant qu’indéfinissable auquel on ne peut renoncer. Une sémiotique structurale, en revanche, n’a rien à voir avec ce plan, sa tâche n’est pas de décrire ce qui se passe dans les transformations des substances et pourquoi. Une sémiotique structurale se situe dans l’immanence des conditions transcendantales de possibilité de la signification comme telle et, de ce point de vue, elle peut se donner pour tâche de reconstruire l’ensemble des conditions de possibilité de la signification, mais de la signification comme telle, c’est-à-dire de la forme qui rend possible l’association d’une forme d’expression avec une forme de contenu, quelle que soit la chose (la substance).
Si l’on considère la tenue du parcours génératif selon une tendance descendante, de la surface vers la profondeur, l’ordre hiérarchique des niveaux superposés est garanti par une logique structurelle de présupposés : chaque niveau a besoin d’un niveau sous-jacent qui lui fournit la topologie systémique, c’est-à-dire une structure de position, pour justifier sa signification donnée. Toute figure sur le plan discursif (par exemple, un drap jeté) n’a pas de signification en tant que telle, nous le savons. Pour que sa signification effective soit justifiée, dans le texte dont elle est une composante, il faut un plan thématique sous-jacent qui fournisse les lieux appropriés à sa validation (le drap sera l’instrument d’une évasion, ou le résidu d’un bombardement, ou un substitut de la corde installée pour que l’amant puisse grimper à la fenêtre de la jeune fille, et ainsi de suite). Mais encore, une dérobade en tant que telle, si elle est une dérobade, n’a pas de sens, ne signifie rien en soi, s’il n’y a pas un plan sous-jacent qui lui fournit un système topologique pour sa validation (un syntagme modal, par exemple, en vertu duquel elle est la transformation d’un non pouvoir-faire en un pouvoir-faire, et non, par exemple, un jeu ou un entraînement). De même, et séquentiellement, pouvoir-faire ne signifie rien en soi si sa valeur de sens n’est pas justifiée par une structure sous-jacente qui le situe dans un programme narratif de conjonction avec un objet de valeur, et, à son tour, il n’y a pas d’objet qui signifie sans que son identité différentielle ne soit déterminée sur la base d’une structure sous-jacente de postes structuraux, encore une topologie, qui garantit sa signification. Cette reconstruction évidemment trop schématique et simpliste de l’organisation par niveaux de profondeur a pour seul but de montrer une chaîne de présupposés immanents qui définissent des plans de pertinence pour la description de la signification manifestée, et qui mettent l’accent sur l’orientation du concret vers l’abstrait, ce qui rend compte des différents niveaux comme nécessaires et inéluctables. Bien sûr, cela ne signifie pas que chaque analyse que nous menons doive rendre compte de toutes ces étapes, mais il est bon de disposer de l’ensemble des conditions de possibilité de la signification qui peuplent l’immanence sémiotique, immanence toujours donnée, virtuellement, comme un tout en tant que niveaux de pertinence organisés.
D’où, cependant, la réponse à la critique de l’inadéquation de la forme du parcours génératif par rapport à l’infinie variété de la textualité empirique. Rien n’empêche de pouvoir, et même de devoir, apprécier et rendre compte des formes nombreuses et variées de manifestation du sens dans la vie réelle de la production sémiotique. Le système des niveaux, de nature transcendantale et immanente, n’a rien à voir avec l’identification d’un effet de sens, avec les questions de taille, de généralité ou de détail, d’univocité ou de plurivocité des significations et de leurs interprétations, qui sont toutes des questions de substance de la manifestation. Le système des niveaux est métalinguistique et reconstruit des conditions de possibilité pures, et en tant que tel, il est nécessaire pour justifier, avec une vocation scientifique, la valeur sur laquelle se fondent les articulations de surface.
On peut se demander s’il ne vaudrait pas alors la peine d’abandonner le qualificatif de « génératif » pour un tel parcours (ce que Fontanille signale à juste titre dans son commentaire, ci-après). Il est vrai que le terme « génératif » est trop facilement source de malentendus, et soulève un champ de concepts assez instable. Oui, on pourrait parler de « parcours des présupposés », plutôt que de « parcours génératif », sauf que, peut-être, il est possible d’identifier une raison d’être complémentaire qui pourrait justifier le maintien du terme. S’il est vrai que la chaîne descendante des présupposés procède d’un plan de manifestation vers une profondeur de plus en plus formelle, dans la mesure où elle est abstraite par rapport aux substances de la manifestation et de moins en moins impliquée dans les réalisations concrètes de la signification, alors la tentative d’imaginer une production de complexité à partir d’éléments simples, essentiellement par des moyens combinatoires et tendant à consister en des formes pures (« comme si » elles étaient des formes pures, bien sûr), n’est peut-être pas tout à fait déraisonnable.
On pourrait par exemple postuler trois principes formels, liés aux notions de valeur les plus établies (structurelle, phénoménologique et combinatoire) : un principe de différence (structure élémentaire de la signification), un principe d’inhérence (relation sujet/objet qui met en jeu un vecteur de développement) et un principe de récursivité (où chaque élément est défini en fonction de son évolutivité, programmes narratifs de base et modalisations). Ainsi, le jeu formel combinatoire pourrait rendre compte, en quelques mouvements, d’une variété infinie de formes syntaxiques virtuelles, disponibles pour la description des distributions de valeurs à chaque occasion concrète. Et un discours similaire pourrait être tenu, bien qu’à un autre niveau de formalité, pour les conditions de possibilité de la signification discursive.
Une voie générative qui, au lieu de générer du « sens », générerait des possibilités, laissant au monde la tâche de produire les manifestations concrètes des significations réalisées.
La déraison de l’organon
Le point clé de la « raison du canon » génératif, selon Francesco Marsciani, est que la production ou reproduction du sens est au moins une affaire métaphysique, en tout cas étrangère à la sémiotique structurale. Tout en comprenant bien ce que cette position a de sensé (de raisonnable), il n’empêche que l’autre question qui se pose à la sémiotique, à même hauteur épistémologique, c’est « Le sens est-il déjà là, déposé, en attente qu’on le découvre ? », ou bien « Le sens est-il toujours devant nous, à construire, et donc à produire ? ». Si on choisit le premier volet de l’alternative, ce n’est peut-être plus de la sémiotique qui nous attendrait, mais de l’exégèse, de l’herméneutique médiévale, ou de la divination. Si on choisit le second volet de l’alternative, on peut espérer faire de la sémiotique. Sur ce point, il faudrait rappeler la prévalence des opérations de traduction-transposition sur toutes les autres opérations de nature sémiotique : c’est clairement la position de Lotman, celle de beaucoup de peirciens, celle de Fabbri, et même pour Greimas, la signification n’est saisissable que dans sa reformulation (pour lui, il s’agissait de la reformulation métalinguistique, et pour Barthes, c’était la reformulation littéraire par un sémioticien-écrivain). Donc la signification est construite dans la traduction, ce qui conforte d’ailleurs le parcours génératif, si on accepte que les conversions soient traitées comme des « traductions par expansion » (dans le sens ascendant) ou des « traductions par condensation » (dans le sens descendant).
Mais pourquoi l’« organon » ? D’abord ce n’est pas l’« organon » contre le « canon », mais l’articulation entre les deux, entre deux usages différents et deux présentations complémentaires des catégories disponibles pour l’analyse. Une présentation canonique, et une présentation organonique. Ce ne sont donc pas deux formes théoriques différentes, mais deux schémas méthodologiques, et on sait que la méthodologie a directement à voir avec l’épistémologie. Si on ne dispose que du parcours génératif (le canon), il faut en conclure qu’il doit être en mesure de rendre compte de tous les effets de sens en application de la même méthode, et il faudrait en déduire qu’il rend compte de toutes les propriétés théoriques qui sont nécessaires à l’analyse. Là où le bât blesse, c’est qu’il faudrait notamment que le parcours génératif soit en mesure de soutenir une description également pertinente et opératoire des structures sémio-narratives et des structures discursives, et ce n’est malheureusement pas le cas dans la dite « sémiotique standard ».
On peut arguer comme Beividas, avec les « causalités descendantes », et Marsciani, ici-même, que pour respecter le principe même de la générativité, il faut donner la prévalence à un parcours descendant du parcours génératif. En partant de la manifestation discursive, on retrouverait en profondeur, par réductions successives et de plus en plus formelles, en remontant la chaîne des présuppositions, le cœur même du sens en langage. Soit, mais ce serait tout de même une étrange conception de la générativité. Rappelons que pour Chomsky, la générativité était supposée répondre à la question « Comment expliquer que les sujets parlants d’une langue soient tous capables de prononcer à tout moment des phrases concrètes nouvelles, inouïes jusqu’alors, et pourtant grammaticales ? ». Si la générativité greimassienne fait l’inverse (elle validerait des structures discursives par la réduction aux structures les plus profondes), il vaudrait mieux alors lui donner un autre nom !
Mais surtout, rien n’est moins sûr que le sens ainsi validé en profondeur serait le sens le plus pertinent de ce qui est manifesté en discours. Ici-même, et par exemple, Denis Bertrand insiste sur l’impact irréductible de l’expérience sensible qui est exploitée dans l’énonciation ; irréductible aux structures profondes. En écho et à l’inverse, on peut rappeler les appendices baroques qui, dans Sémiotique des passions, ont été ajoutés au parcours génératif standard, pour tout intégrer (à tout prix) en son sein, y compris l’inintégrable (le sensible, le corps, la tensivité et la phorie, etc.).
Francesco Marsciani, dans une perspective de discussion constructive, propose de distinguer trois principes non hiérarchisés, susceptibles de générer toute la complexité des réalisations particulières : les principes de différence, d’inhérence et de récursivité. Ils sont supposés maintenir un cadre génératif, mais en faisant un pas décisif dans le sens de l’organon. Car, de fait, ces principes sont déjà une traduction-transposition des éléments du parcours génératif, la préparation d’une combinatoire évoluant dans la perspective d’une diversité des manifestations. C’est une bonne occasion de rappeler que l’organon ne s’impose pas contre le canon, mais le présuppose. Deux usages méthodologiques du même parcours génératif, où l’organon ne suit pas un « parcours » canonique, mais une « organisation » manifestable. La discussion débouche alors sur une proposition d’« organisation » générique de l’organon, sous la forme de ces trois principes (différence, inhérence et récursivité). En somme, Marsciani préorganise l’organon, grâce à ces principes qui sont de fait des conditions faisant office de filtre entre canon et organon.
Si nous revenons à la distinction « standard » entre le système sémio-narratif et la manifestation discursive, il nous semble en effet qu’il n’est ni exact ni suffisant de dire que, par la médiation de l’énonciation, les catégories du système sémiotique, organisé en parcours génératif de la signification, sont « mises en discours ». Car le propre du discours, ce n’est pas d’être un récipient vide qu’il faudrait remplir, une structure d’accueil qui n’aurait pas d’autre rôle que de recevoir les produits de la « mise en discours ». Le propre du discours, c’est d’être conçu comme une répartition en dimensions, organisé en modes d’existence, avec une armature constituée d’instances énonçantes transversales, et dont le développement est assuré, entre autres, par des configurations en devenir, et des axiologies en transformation. Pour en rendre compte, il nous faut disposer de descripteurs, et les assembler de manière cohérente.
Dans cette perspective, les descripteurs seraient extraits des propriétés générales du système, pour être « mis en discours », et ils doivent surtout, avant tout, être mis en cohérence entre eux, dans le discours même. Au défi de la mise en cohérence discursive, les isotopies ne répondent qu’en partie. Car nous avons affaire à des assemblages de catégories, des regroupements à la fois hétérogènes et associables, des ensembles à la fois composites et solidaires, qui constituent les configurations discursives, et que nous proposons d’appeler, en écho à Denis Bertrand, ici-même, des « régimes sémiotiques ». Dans la perspective d’une sémiotique discursive, la description méthodique des formations discursives particulières est donc possible sous la forme de ces configurations congruentes appelées « régimes sémiotiques ». Les régimes sémiotiques adoptent la perspective méthodologique de l’organon, mais, encore une fois, l’organon présuppose ici le canon, car il s’appuie sur un déploiement explicite et hiérarchisé des catégories et propriétés disponibles, en l’occurrence leur disposition canonique dans le parcours génératif. Cette solution a en outre le mérite de rendre le parcours génératif globalement nécessaire à une sémiotique du discours qui devient autonome.
Mais cette solution souligne également ce qui apparaît très clairement dans les propositions et commentaires de Francesco Marsciani. En version ascendante, le parcours génératif n’est pas un parcours de production du sens, mais de ses « conditions de possibilité » : « Le système des niveaux est métalinguistique et reconstruit des conditions de possibilité pures, et en tant que tel, il est nécessaire pour justifier, avec une vocation scientifique, la valeur sur laquelle se fondent les articulations de surface. ». En d’autres termes, le parcours génératif est une simulation de la production de nos connaissances à propos du sens, et plus particulièrement des conditions de possibilité de leur formalisation. En conséquence, le parcours descendant n’est pas non plus un parcours d’analyse du sens des manifestations superficielles, mais un parcours de vérification, reposant sur des présuppositions, de la « bonne forme » que la manifestation donne au sens, et des résultats des analyses que nous en faisons. Génération des connaissances sur le sens, soit dans l’orientation d’une production raisonnée, soit dans celle d’une vérification formelle. A l’organon, à ses principes et à ses possibilités de transposition, reviennent alors les sélections, combinaisons et compositions des régimes sémiotiques, en somme, l’analyse elle-même. L’autre avantage de cette conception, c’est que l’organon reste ouvert, notamment aux impulsions sensibles qui viennent directement de l’expérience, c’est-à-dire, du point de vue du parcours génératif, à l’irruption de l’inconditionné, à la projection en discours de l’insituable, de l’imprévisible, de l’impossible.
Cette conception de l’organon n’est pas si nouvelle qu’elle pourrait le paraître, parce que la notion de « régimes », implicitement ou explicitement, apparaît de plus en plus fréquemment depuis une vingtaine d’années. Dans Sémiotique des passions, nous avions proposé le concept de « dispositif modal », qui reposait sur une observation empirique : la description d’une passion particulière exige l’association d’au moins deux, parfois trois ou quatre modalisations, compatibles ou incompatibles. Mieux encore, chaque passion spécifique est toujours une composition particulière de propriétés hétérogènes, actantielles, modales, aspectuelles, temporelles, etc. Il suffit alors de disposer d’un ensemble de descripteurs, empruntés à un système de catégories, et d’en adapter l’assemblage à chaque discours particulier. De même, les « formes de vie » et les « modes d’existence collectifs » sont également des assemblages de descripteurs qui trouvent leur cohérence dans des « régimes sémiotiques ». Bien entendu, c’est aussi le cas, dans la socio-sémiotique de Landowski, des « régimes d’interaction », des « régimes de l’autre », des « styles de vie » et des « régimes de sens » : même réduites à une dénomination, chacune des positions de ces régimes est elle aussi composite, à l’image même des « situations » et des « interactions » qui sont à l’horizon de ces recherches. Eric Landowski adopte, peut-être à son insu, la méthodologie ouverte et créative que propose la voie de l’organon.
Il faut enfin préciser que l’idée même d’un organon en sémiotique a été d’abord avancée par Paolo Fabbri il y a près de vingt ans. Certains diraient sans doute qu’il fréquentait trop un anthropologue quasi-sémioticien, Bruno Latour. Mais nous préférons croire que c’est son inlassable activité de description critique, d’analyses aussi diverses que possibles, et en particulier dans le champ des œuvres et des pratiques artistiques, qui lui avait inspiré une méthode indépendante d’une présentation hiérarchisée et figée des conditions du sens, et puisant librement dans les catégories disponibles ou inventives dans un organon. Fabbri pratiquait l’analyse sémiotique comme une co-énonciation des œuvres, des objets, des situations sociales : en somme, la pratique sémiotique comme participation à un « agencement collectif d’énonciation », dont il avait trouvé l’inspiration en fréquentant d’autres quasi-sémioticiens hors les murs, Deleuze et surtout Guattari. C’est de cela aussi qu’il est question, à l’arrière-plan du dialogue entre le canon et l’organon, la co-énonciation entre l’analysant et l’analysé.