Une « forme » pour la sémiotique discursive : la théorie des instances énonçantes A “form” for discursive semiotics: the theory of enunciating instances
Ahmed Kharbouch
Université Mohamed Premier, Oujda (Maroc)
Pour « l’instance de réception » du sens que nous sommes, tout procès sémiosique, tout ensemble signifiant suppose une « instance énonçante » qui se trouve à son origine et qui « énonce », à travers ce qu’elle signifie, un rapport au monde, le sien ou celui d’autrui, vécu ou imaginé, tout en « s’énonçant » en même temps comme dotée de telle ou telle « identité ». Il s’agit non pas d’une identité socio-historique mais d’une « identité sémiotique » car elle fait sens pour nous, récepteurs et interprètes. Cependant, la saisie de cette identité varie d’un interprète à un autre : certains, tablant sur le « principe d’immanence » typique de toute pensée scientifique, ne tiennent compte que du logos et des « prédicats cognitifs » qui le manifestent ; d’autres, au contraire, peuvent en plus, en faisant le leur un « principe de réalité », mettre en avant les « prédicats somatiques » et la phusis qu’ils traduisent. Ce sont ces différents types de réception et d’interprétation du « discours », effectuation du langage, modèle par excellence de toute signification, que la « théorie des instances énonçantes » (Coquet) essaie de penser, non pas dans le cadre commun hypothético-déductif et génératif, mais plutôt en tablant, à travers la mise au jour d’un certain nombre de régularités sémiotiques, sur un « parcours inductif » de nature interprétative conjuguant les manifestations discursives aussi bien du logos que de la phusis. Ce sont les articulations importantes de cette « forme » singulière donnée à la « sémiotique discursive » (Greimas) que nous allons tenter de cerner et d’expliciter ici.
For the “receiving instance” of meaning that we are, any semiotic process, any signifying ensemble presupposes an “enunciating instance” which is at its origin and which “states”, through what it signifies, a relationship to the world, one’s own or that of others, experienced or imagined, while at the same time “expressing” oneself as endowed with this or that “identity”. It is not a socio-historical identity but a “semiotic identity” because it makes sense for us, receivers and interpreters. However, the grasp of this identity varies from one interpreter to another: some, relying on the “principle of immanence” typical of the scientific thought, only take into account the logos and the “cognitive predicates” which manifest it; others, on the contrary, can also, by making theirs a “reality principle”, highlight the “somatic predicates” and the phusis that they translate. It is these different types of reception and interpretation of “discourse”, effectuation of language, the model of all meaning, that the “theory of enunciating instances” (Coquet) tries to think about, not in the common hypothetical framework. deductive and generative, but rather by relying, through the bringing to light of a certain number of semiotic regularties, on an “inductive process” of an interpretive nature combining the manifestations of both logos and phusis. These are the important articulations of this singular “form” given to “semiotics of discourse” (Greimas) that we will attempt to identify and explain here.
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Mots-clés : discours, instance énonçante, interprétation, prédication, présence, principe de réalité, projection
Keywords : discourse, enunciating instance, interpretation, predicates, presence, projection, reality principle
Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Denis BERTRAND, Patrick CHARAUDEAU, Jean-Claude COQUET, Ivan DARRAULT-HARRIS, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Dominique MAINGUENEAU, Maurice MERLEAU-PONTY
Au sujet du parcours génératif, le malentendu qui semble régner actuellement vient de nos difficultés à situer les phénomènes discursifs. Comment construire la sémiotique discursive ?
(Greimas 1987 : 328)
1. Le discours
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Rappelons que son intervention devant le congrès de l’AFS le 23 octobre 2007 avait pour titre l’interrogation suivante : « La sémiotique, voire la sémiologie, sont-elles en passe de perdre tout contact avec les sciences du langage ? ». Il faut dire que pour Coquet (1997 : 23), « le sémioticien est une espèce nouvelle de linguiste » qui « ne s’intéresse pas simplement aux mots, aux expressions, aux images, à la métaphore et la métonymie […]. Il s’intéresse à ce qui englobe tout cela, à ce qui le met en forme, bref au discours, au langage en action ».
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Précisons cependant que certains développements de la sémiotique dite de « l’École de Paris », notamment l’œuvre des auteurs que Bertrand (2020 : 9) désigne d’une manière plaisante comme constituant les « cinq doigts de la sémiose » (il s’agit, en plus de Jean-Claude Coquet, de Jacques Fontanille, d’Eric Landowski, de Claude Zilberberg et de Jean-François Bordron), témoignent d’un renouveau notable de cette « école » au point de mettre parfois en question les fondements conceptuels de la théorie greimassienne elle-même..
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Pourtant, Greimas ne manquait jamais l’occasion de rappeler ses liens étroits avec la linguistique comme, par exemple, lors de la Décade de Cerisy qui lui était consacrée : « Même si maintenant les linguistes me rejettent et ne me considèrent pas comme l’un des leurs, moi, je prétends être linguiste dans mes origines et dans la façon de conduire ma pensée » (Greimas 1987 : 305). Voir aussi le substantiel entretien qu’il a accordé en 1982 à Chevalier et Encrevé (2006 : 121-143) sur son parcours de philologue et de linguiste.
Le reproche principal qu’adresse Jean Claude Coquet à la sémiotique francophone actuelle1, celle qui s’est éclose et développée à partir et autour de l’œuvre fondatrice d’A. J. Greimas2, est d’avoir « oublié » ses rapports premiers avec la linguistique comme investigation du domaine du langage et des langues3. Pour lui, le « discours » en tant que « langage mis en action et nécessairement entre partenaires » (Benveniste 1966 : 258) est l’activité signifiante par excellence à partir de laquelle peut être pensée l’approche des autres pratiques sémiotiques sociales et individuelles. En effet, l’élucidation du langage passe par la mise au jour des arcanes de son « effectuation » en discours (Coquet 1984 : 16). Celui-ci, c’est bien connu, se manifeste soit comme « parole » et se trouve être, dans ce cas, accompagné nécessairement d’un ensemble, plus ou moins systématique, de variables gestuelles et proxémiques (Coquet 1982 : 31), soit comme « texte » mis en forme par des structures graphiques plus ou moins générales (ponctuation, distribution en paragraphes et chapitres, caractères variables, etc.).
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Pour Benveniste (1974 : 229), le discours « construit une sémantique propre, une signification de l’intenté ».
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Par exemple, en éthosémiotique (voir Darrault-Harris 2022 : 20-22), on peut parfaitement considérer le comportement comme un ensemble signifiant dont la manifestation est syncrétique (gestualité, paroles, mimiques…) mais qui a pour plan du contenu un ou plusieurs « discours » dont les origines sont plus ou moins immédiatement localisables et identifiables.
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Dans une visée synthétique, Eco propose la partition de la sémiotique en « sémiotique du signe » et « sémiotique du discours » (1988 : 29, 63, 197), reprenant en fait, sans en citer l’origine, l’idée de la double « signifiance » défendue par Benveniste dans sa « Sémiologie de la langue » (1974 : 43-66).
Il est aussi loisible de généraliser cette notion de « discours » en soutenant que tout « ensemble signifiant » (Greimas 1966 : 10) qu’il soit verbal, non verbal ou syncrétique peut être conçu, du point de vue sémiotique, comme doté d’un plan de l’expression manifesté par des matériaux variables (gestes, paroles, couleurs, volumes, etc.) et d’un plan du contenu qui est toujours un « discours », autrement dit un « intenté »4 ou un « vouloir-dire » 5. Mais que l’on généralise ou non la notion de « discours », il nous semble qu’elle reste centrale pour la sémiotique francophone de tradition greimassienne (Fontanille 1998 : 13), dans la mesure où elle la caractérise essentiellement par rapport aux autres tendances et écoles plutôt centrées sur la notion de « signe ».6
2. La prédication : assertion de présence
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« …avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système de signes, et l’on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l’expression est le discours » (Benveniste 1966 : 129-130).
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On retrouve presque la même conception chez Charles Bally (1944 : 35) pour qui la phrase est « la forme la plus simple possible de la communication d’une pensée ».
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Coquet hésite dans ses écrits entre « prédicat » et « prédication ». Si généralement, il considère que le « prédicat » est « le résultat verbal de l’opération dite de ‘prédication’ » (Coquet 2022 : 41), dans certains cas, il recommande comme « précaution terminologique » de « ne pas rabattre un phénomène logique sur un phénomène linguistique » et « de toujours distinguer “prédicat” de “prédication” » (Coquet 1998 : 1916).
Il y a un accord général chez les analystes du langage sur le fait que lorsqu’on aborde le « discours » en tant qu’entité sémiotique, c’est-à-dire du point de vue de sa signification, les unités envisagées comme étant ses composantes ne sont plus les « mots » mais les « phrases ». Ainsi en va-t-il pour Benveniste qui voit dans le discours un objet autre de la science linguistique7 à ne pas ramener à cette réalité systématique et abstraite qu’est la « langue », car il est constitué non de signes mais de « phrases » et que chaque « phrase », « segment du discours », constitue « une unité complète, qui porte à la fois sens et référence ». La « phrase », unité discursive, « se distingue foncièrement des autres entités linguistiques », dans la mesure où, à la différence des phonèmes, des morphèmes et des syntagmes, « elle ne constitue pas une classe d’unités distinctives » (Benveniste 1966 : 129-130). Déjà, longtemps avant Benveniste, Alan Henderson Gardiner, considérait que la « phrase » est l’unité spécifique du discours par rapport au « mot », unité de la langue. En plus, pour l’égyptologue et linguiste anglais, la « phrase » en tant qu’unité discursive, et non donc en tant que simple réalité morphosyntaxique, est analysable non en mots mais en deux composants signifiants : « sujet » et « prédicat » (Gardiner 1989 (1932) : chapitre 3, passim)8. En effet, ce qui fait la spécificité de la « phrase » c’est qu’elle est mise en forme par cette « opération fondamentale » qu’est la prédication (Coquet 1997 : 152).9 « Phénomène central » de toute discursivité (Coquet 1984 : 13) dans la mesure où elle correspond à « l’acte même créateur de la phrase » (Dictionnaire de linguistique de l’école de Prague cité par Coquet 1997 : 152). Il est évident donc qu’en tant qu’opération ou acte, la prédication suppose la présence nécessaire d’un agent d’effectuation. Cependant, lorsque linguistes et sémioticiens essaient de caractériser la production du discours, dans le cadre du principe d’immanence, c’est-à-dire en considérant le langage comme un système auto-régulé et autonome, ils mettent l’accent sur un seul aspect de la prédication : la composition par combinatoire. C’est ainsi que pour Greimas (1966 : 121-122), le discours est composé par une « combinatoire syntaxique » de deux « classes » sémantiques : les « actants » et les « prédicats ». Conception reprise et explicitée par Courtés (1976 : 61) qui considère que « tout message sémantique », à savoir toute prédication minimale, est formé par « la conjonction d’un actant et d’un prédicat ». De même pour Fontanille (1998 : 141-142), le discours est « globalement constitué par un réseau d’actants et de prédicats » dans la mesure où « tout énoncé est composé de deux types de grandeurs : le prédicat […] et ses ‘“arguments”, c’est-à-dire ses actants, qui sont les termes entre lesquels le prédicat établit une relation ». Il s’agit là de l’attitude propre à la démarche scientifique et à sa visée essentiellement taxinomique. Ce faisant cependant, on passe à côté d’un autre aspect fondamental de tout acte de prédication : l’assertion de la présence de l’instance productrice de l’acte.
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Coquet (2007 : 111-120) remonte jusqu’à Aristote pour mettre en relief ce double fonctionnement de la prédication (la combinaison et l’assertion) qu’il retrouve, entre autres, aussi bien chez un linguiste comme Benveniste que chez un logicien comme Frege.
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« Non seulement le langage [le discours] est une combinatoire de termes, un agencement linguistique […] mais il introduit en plus, implicitement, un rapport à l’être dont il est difficile de soutenir ensuite qu’il demeure extérieur au langage, une simple ‘référence’ » (Coquet 2003 : 112).
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Le principe de pertinence qui guide l’analyste dans ce cadre théorique est la réponse à la question : « qui parle ? », plus précisément : « quelle est l’instance d’origine, autrement dit, l’instance énonçante du discours ? » (Coquet 2007 : 136).
Notons que déjà Saussure (2002 : 277)10, dans le cadre de sa fameuse « Note sur le discours », considérait que « le discours consiste, fut-ce rudimentairement […], à affirmer un lien entre deux des concepts qui se présentent revêtus de la forme linguistique ». Pour lui donc, « affirmer » et « présenter » (des « concepts ») constituent deux actes parallèles sous-jacents à toute prédication. À côté de la composition impliquant la « combinatoire syntaxique », il faut aussi, cette fois dans le cadre d’un principe de réalité11, tabler sur la présence nécessaire d’une instance centrale, le producteur du discours, qui « affirme » le « lien » entre les deux composants « présentés »12. En effet, la prédication « n’est pas réductible à une mise en relation d’a et de b ; elle consiste en l’assertion d’une relation entre a et b » (Coquet 1997 : 225). En fait, l’assertion est double car, en plus de porter sur le « lien » présenté ou mis en scène, elle concerne aussi le présentateur ou le metteur en scène qui, devant nous, instance de réception, affirme sa présence : « je suis ici et maintenant ». L’assertion ou, comme dit Saussure, l’« affirmation », « suppose une présence, la “présence qui vous parle”, disait Lacan, ou, selon la formulation de Benvensite, “la présence du locuteur à son énonciation” » (Coquet 2007 : 138). On peut soutenir que, d’une manière générale, « le sujet se sert de la parole et du discours pour se “représenter” lui-même, tel qu’il veut se voir [et] tel qu’il appelle l’“autre” à le constater » (Benveniste 1966 : 77). Il s’agit donc de tabler, dans une perspective « subjectale » et non seulement exclusivement « objectale », aussi bien sur les configurations formelles du « discours » que sur la présence incontournable de son « sujet ».
3. De la combinatoire formelle aux instances énonçantes
En partant de cette distinction entre deux manières de concevoir la prédication formatrice du discours (comme simple combinatoire ou comme impliquant en plus l’assertion de présence), on peut considérer qu’il y a parallèlement, dans l’œuvre sémiotique de Jean-Claude Coquet, deux phases successives. La première est celle où il essaie de mettre en forme, en s’inspirant de l’entreprise de Greimas, une « grammaire narrative » (1974) ou une « grammaire modale » (1984), alors que la seconde a surtout connu la mise en évidence des thèmes phénoménologiques chez Benveniste, qui, à cette époque, prend totalement la place de Greimas comme source centrale d’inspiration en matière d’étude du langage et du discours. Cette deuxième phase est celle où Coquet s’efforce principalement de configurer une « théorie des instances énonçantes » inspirée par la phénoménologie du langage dont il retrouve les linéaments aussi bien chez Merleau-Ponty et Pos que chez Aristote et Benveniste (2007 : 18-22 et 2022 : 23-30).
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Dont témoigne Ricoeur (2000 : 950-953) qui subsume la phénoménologie du langage sous la philosophie du langage comme une ramification particulière parmi d’autres.
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On sait que le rêve de plusieurs courants linguistiques et sémiotiques, surtout avec l’apogée de l’informatique, est de se constituer en sciences quantitatives où le calcul pourra être mené idéalement par un automate. C’est ainsi que Greimas et Courtés (1979 : 323) estiment que l’une des « conditions de la scientificité » est que le « sujet scientifique […] puisse fonctionner comme un sujet quelconque […], susceptible d’être remplacé par un automate ».
Notons avant d’aller plus loin que si l’usage commun13consiste à ne voir dans la phénoménologie du langage qu’un courant parmi d’autres de la philosophie du langage, Coquet trouve au contraire pertinent de les opposer comme deux points de vue différents à ne pas confondre, comme le laisse entendre d’ailleurs Merleau-Ponty qui considère (1960 : 133) que les « analyses phénoménologiques » constituent des activités « préparatoires » pour « la philosophie proprement dite ». C’est ainsi que dans ce cadre de pensée, l’analyste comme instance de réception, c’est-à-dire en tant que présent lui aussi comme un « être-là » et non comme un simple « automate »14, aura pour visée l’interprétation du discours non pas dans le cadre d’un « parcours génératif » ou, plus généralement, d’un raisonnement « hypothético-déductif », en passant d’un niveau de profondeur à un autre, mais plutôt selon un parcours inductif (Coquet 2019 : 53-54 et 2022 : 96-97), visant à identifier le plus précisément possible les instances énonçantes et leurs expériences particulières du Lebenswelt, dont le jeu varié et pluriel constitue la signifiance discursive.
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D’une manière générale, l’instance énonçante d’origine est l’être de langage, l’entité sémiotique qui s’énonce (fait connaître et reconnaître son identité) en parlant, en écrivant, en agissant, etc. ; en somme, en se présentant devant nous (auditeurs, lecteurs, spectateurs, etc.), instance de réception, comme étant à l’origine d’un procès de signification.
Pour Coquet, la sémiotique, en tant que « théorie de la signification », peut soit se référer à la « philosophie du langage » et, dans ce cas, privilégier l’expérience de pensée ou les manifestations du logos dans le discours sous forme de « prédicats cognitifs », dans la mesure où, dans ce cas, la question pertinente est : comment est pensée l’expérience humaine ? De cette façon, la signification de l’expérience vécue se ramène avant tout à une activité cognitive visant à octroyer à ladite expérience un statut intelligible et réfléchi. Soit, seconde possibilité épistémologique, la sémiotique s’enracine dans la phénoménologie du langage et considère que l’expérience de pensée est une élaboration seconde, une « transformation » ou une « traduction » cognitives, qui ont pour base ou fondement nécessaires l’expérience elle-même (les « Sachenselbest »). La question pertinente ici est : comment est vécue puis pensée l’expérience par l’« être humain » et l’« être social » qu’est le « sujet parlant » (Saussure 2002 : 130), à savoir le locuteur ou l’ écrivain, plus généralement l’instance énonçante d’origine du discours ?15 Ainsi, le sémioticien ne pourra plus dissocier l’expérience pensée de l’expérience vécue.
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« Le lecteur interprétant [l’instance de réception] a pour but de re-produire, en repérant les instances et en les articulant […] le discours que l’instance d’origine […] a produit » (Coquet 2022 : 129).
On peut ajouter que si, d’une manière générale, l’expérience humaine est l’objet commun à toutes les sciences humaines, la « re-production » (Benveniste 1966 : 25) ou la « traduction » (Coquet 2022 : 135-142) de cette expérience dans divers matériaux de manifestation, aussi bien verbaux que non verbaux, constitue l’objet de connaissance propre à la sémiotique. Cependant, l’expérience humaine, aussi bien commune et sociale que particulière et individuelle, se trouve surtout « sémiotisée », autrement dit signifiée et mise en forme pour être partagée, dans le discours oral et écrit. De là, l’importance de ce domaine pour le sémioticien. De là aussi, l’importance pour l’analyse sémiotique de viser à identifier précisément le « traducteur » de l’expérience humaine sous forme d’un discours partagé, aussi bien comme « nous » (personne collective) que comme « je » (personne individuelle) ou encore comme un « il » (non personne) et même comme un « ça » (absence de personne). Le « support constant » (Coquet 1997 : 149) du discours est donc avant tout, l’instance énonçante première (le locuteur ou l’écrivain) qui se fait connaître à travers ses différentes projections discursives16.
- Note de bas de page 17 :
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Pour Coquet (2022 : 96-97), « les procédures de la phénoménologie du langage » s’accordent avec la « méthode inductive » qui consiste essentiellement en un « procès régressif - de la conséquence au principe », et qui s’oppose à « la méthode hypothético-déductive » fondée sur « un postulat qui permet de passer du plus général au particulier ». Sur la « démarche inductive » opposée à la « méthode déductive » ou « démarche constructiviste », voir Coquet 2019 : 53.
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En effet, « tout examen attentif du discours se solde […] par un relevé des constructions prédicatives récurrentes » (Coquet 1984 : 205).
- Note de bas de page 19 :
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Pour Coquet (2019 : 54), la « langue » qui s’effectue dans le « discours » est un « système d’instances énonçantes » qui articule toutes les formes linguistiques, aussi bien subphrastiques (affixes et particules) que phrastiques (les catégories grammaticales et lexicales) et transphrastiques (les structures narratives et thématiques).
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« Nous faisons savoir par le langage ce que le monde « naturel » [phusis] et le monde « rationnel », « social » [logos] nous enseigne (dans un univers de l’autonomie) ou nous commande (dans un univers de l’hétéronomie), à nous, instance productrice et instance réceptrice du discours » (Coquet 2005 : 23).
Nous sommes ainsi passés, dans l’œuvre sémiotique de Coquet, d’une conception générative et déductive de l’analyse du discours à une conception inductive et interprétative17. De cette façon, une rupture épistémologique profonde avec les modèles et les schémas directeurs (les modèles logiques peirciens bien sûr, mais aussi les schémas logico-sémantiques greimassiens : carré sémiotique, schéma narratif, parcours génératif…), qui dominent dans la pratique actuelle de la sémiotique en tant que théorie de la signification, se trouve consommée. Le point de vue inductif a surtout pour visée la mise au jour des régularités dans la manifestation et l’articulation de toute forme de sémiosis. Comme dans toute entreprise de connaissance qui se veut générale, il s’agit pour le sémioticien, à travers les objets empiriques particuliers qu’il étudie, de tabler sur les éléments sémiotiques dont la présence est régulière18. Dans le cas du discours, le sémioticien vise surtout à déterminer son « support constant », conçu d’abord comme une combinatoire de prédicats modaux abstraits, avant d’être considéré, sous l’influence de la linguistique de l’énonciation de Benveniste et de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, comme un « système d’instances énonçantes ».19 Il s’agit donc, dans cette perspective non plus générative et hypothético-déductive mais interprétative et inductive, de tabler sur les catégories de la discursivité (les instances énonçantes et leurs prédicats aussi bien « cognitifs » que « somatiques ») dotées d’une organisation systématique articulée par deux axes sémantiques de caractère général20 : dimension du logos vs dimension de la phusis et « univers de l’autonomie » vs « univers de l’hétéronomie » (Coquet 2007 : 74). Si le discours est « organisé », alors il doit son organisation à des actes de prédications variables rapportées à des instances tout aussi variables.
Dans cette optique, soutenir que le discours constitue un « tout de signification » ou une « totalité » (Greimas et Courtés 1979 : 102-103) devient assez problématique, dans la mesure où « chaque instance énonçante modèle au niveau qui lui est propre ce que l’on peut appeler son univers de discours ». En effet, l’univers sémantique construit par l’instance corporelle (phusis) ne peut être le même que celui centré autour de l’instance judicative (logos). De même, l’« univers de l’autonomie » où aucune instance transcendante ou immanente comme « force interne » ou « externe » n’impose sa présence aux instances corporelle et judicative ne peut être confondu avec l’« univers de l’hétéronomie » où lesdites forces font acte de présence en devenant le centre de leur propre univers de signification. Il est donc crucial de mettre en évidence « la spécificité de chaque univers de discours » (Coquet 2007 : 9-10 et 139) et, par conséquent, le discours, comme objet de l’investigation sémiotique, serait mieux caractérisé si on y voyait un ensemble d’énonciations plus ou moins hiérarchisées et plus ou moins « isotopes ».
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Ainsi, dans la perspective peircienne par exemple, tous les faits sémiotiques sont des faits logiques, car « la logique, dans son sens général […] n’est qu’un autre nom de la sémiotique » (Peirce 1978 : 120).
Ajoutons que la notion de projection déjà mentionné joue un rôle important dans ce cadre de pensée et permet de comprendre le statut de l’instance d’origine, locuteur ou écrivain, comme celui d’un « être jeté-projetant » (Ricoeur 2010 : 127) dans la mesure où elle est au monde (Dasein) tout en projetant sa situation ontologique dans le discours qu’elle produit et où elle essaie d’interpréter et de donner sens à cette situation. En tant que « jeté » dans le monde, l’instance est immergée dans la phusis et en projetant son immersion dans un discours, l’instance se place dans le logos. Le discours est donc nécessairement structuré par cette hiérarchie entre les deux composantes de l’être dont l’interprétation, activité fondamentale du Dasein, « s’articule dans un discours qui détermine et explicite [logos] les articulations d’une situation et d’une compréhension qui ont d’abord été liées à un niveau plus fondamental [phusis] que le discours » (Ricoeur, Ibid). Cependant, l’option la plus commune en matière d’analyse discursive est de ramener le discours à la logique21, en mettant en avant des notions, particulièrement courantes en linguistique textuelle et en analyse du discours, comme « cohérence », « cohésion » ou « référence » (sur ces notions, voir Charaudeau et Maingueneau 2002 : 99 -100 et 487- 489), en laissant de côté la dimension affective ou, plus spécifiquement pulsionnelle, qui est pourtant partie prenante de toute énonciation. En plus, il ne faut pas oublier que le discours, en tant qu’activité signifiante, contient souvent les traces de forces naturelles et sociales qui agissent en nous et sur nous en tant que producteur dudit discours. Il est de cette façon légitime de considérer l’option analytique dominante qui consiste principalement dans « la prétention de commencer par le discours exprimé en propositions [et non en « phrases »] et donc de s’établir au sein d’un logos apophantique » comme « la plus fondamentale mécompréhension contre laquelle s’élève l’herméneutique » (Ricoeur 2010 : 127), et, ajoutons-nous, la sémiotique discursive qui prend la « forme » d’une théorie des instances énonçantes.
4. Un exemple d’analyse instancielle du discours : l’ordre naturel face aux « outrages de la fortune »
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Il est considéré de cette façon comme « un être rationnel, mais dépouillé de sa dimension de réalité, en somme une instance qui s’intègre au dispositif réglé par le seul principe d’immanence » (Coquet 2007 : 34-35).
En tant qu’« être de langage », le locuteur ou l’écrivain se trouve doté d’une identité composite. Comme son discours, il ne peut que rarement constituer une totalité homogène. Cette conception du producteur du discours n’est généralement pas admise car on préfère ne voir en lui qu’une instance fonctionnelle22. Par exemple, pour Greimas (1976 : 10-11) l’« homme » qui « assume » la langue pour la transformer en discours n’est rien d’autre qu’un « actant syntaxique ». Il s’agit dans son optique d’un pur « concept grammatical : l’homme qui parle » et non du « sujet ontologique : l’homme qui parle ». Conception parallèle chez Foucault ou Eco pour prendre d’autres exemples connus. Le premier, à l’instar de Greimas, avance la thèse que l’auteur est une « fonction » qui organise l’univers du discours. De plus, cette fonction est, pour lui, de nature essentiellement sociale car elle est « caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une société » (Foucault 1994 : 798). Pour Eco, l’« auteur modèle » qui n’est pas à confondre avec l’auteur historique, remplit surtout une fonction cognitive dans la mesure où il correspond à un processus épistémique neutre et impersonnel. Il est en effet cette « voix » qui « se manifeste comme stratégie narrative, comme ensemble d’instructions […] auxquelles on doit obéir lorsque l’on décide de se comporter en lecteur modèle » (Eco 1996 : 21). L’instance d’origine du discours est ainsi amputée, pourrait-dire, de son visage humain, réduite qu’elle est à remplir une fonction soit grammaticale, soit sociale, soit encore cognitive. Telle, on s’en doute n’est pas la position adoptée par Coquet qui pose au fondement du discours l’identité hétérogène et composite du locuteur ou de l’écrivain, traversée nécessairement, d’un côté par l’axe sémantique qui relie la phusis au logos et de l’autre par celui opposant l’autonomie à l’hétéronomie. Il est donc nécessaire, pour rendre compte du discours comme ensemble signifiant composé de paliers de projections et d’« univers de discours » multiples et hétérogènes, de cerner les différentes composantes constitutives de l’identité sémiotique de son instance d’origine. Il s’agit pour l’analyste, en tant qu’instance de réception, de caractériser le plus précisément possible la présence impliquée par le discours en œuvrant à l’identifier à travers ses différentes projections discursives.
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Selon Lejeune (1975 : 144), dans les Confessions « s’articulent […] l’anthropologie (science de l’homme) et l’autobiographie (étude d’un homme, moi) ».
En vue de donner au lecteur une brève illustration de cette option en matière de sémiotique discursive, nous allons nous appuyer sur l’analyse d’un épisode des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Dans cette lecture, notre objectif, en accord avec la théorie des instances énonçantes, est de montrer comment l’expérience individuelle passée, de nature aussi bien somatique que cognitive, se trouve prise en charge, au niveau de l’instance énonçante d’origine (l’auteur), par un projet autobiographique de nature anthropologique23. En effet, cerner les instances énonçantes auxquelles est rapportée l’organisation transphrastique du texte, c’est en fait mettre au jour la configuration signifiante dudit texte, car, ne l’oublions pas, « la configuration singulière de l’œuvre et la configuration singulière de l’auteur sont strictement corrélatives » (Ricoeur 1986 : 110).
- Note de bas de page 24 :
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Une partie de cet épisode a été analysée par Adam et Goldenstein (1976 : 331-313) dans un cadre théorique caractéristique de l’époque où il s’agissait avant tout d’objectiver le texte en tablant sur les formes de l’énonciation énoncée (relevé systématique des « transitions verbales qui entraînent des modifications d’attitude, de perspective et de visée ») et sur la schématisation narrative sous forme d’un « récit clos ».
- Note de bas de page 25 :
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Dans notre analyse, nous utilisons l’édition courante du Livre de Poche (1972), tome 1, pp.143-145.
- Note de bas de page 26 :
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Pour Benveniste (1974 : 64) les « deux catégories fondamentales du discours, d’ailleurs conjointes nécessairement », sont la « personne » et le « temps », autrement dit, dans notre perspective, les instances énonçantes et leur inscription temporelle.
- Note de bas de page 27 :
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Pour Fontanille (2000 : 82), la sémiotique ne doit jamais perdre de vue « la manière dont le discours schématise nos expériences et nos représentations en vue de les rendre signifiantes et de les faire partager par autrui ».
L’épisode retenu24 est celui consigné dans le troisième livre des Confessions et qui se trouve doté d’une relative autonomie par rapport à son contexte textuel25. En effet, il constitue pour Rousseau un « roman » (dans l’acception de l’époque) comme il le note à la fin des péripéties de l’épisode : « Ici finit le roman… » (p. 145). En plus, les événements qui constituent ledit « roman » sont annoncés comme constituant une sorte de rupture dans la narration : « Une chose me fait du bien et du mal ... » (p. 143). Donc, comme dans tout récit écrit, le temps26 dans le passage retenu est bi-dimensionnel, dans la mesure où le présent de l’écriture renvoie à un moment passé où a été vécue l’expérience singulière, objet de l’écriture. Ces deux moments sont centrés autour de deux types d’instances énonçantes, car, rappelons-le, l’écriture, à la différence de l’oralité, se meut nécessairement sur deux plans d’énonciation : « l’écrivain s’énonce en écrivant, et à l’intérieur de son écriture, il fait des individus s’énoncer » (Benveniste 1974 : 64). Le temps de la schématisation27 où l’expérience vécue est reprise par l’écriture pour être pensée, évaluée et partagée, est centré autour de l’instance énonçante d’origine première, c’est-à-dire, dans notre cas, Rousseau en tant qu’écrivain-narrateur et auteur du texte. L’instance de l’auteur, qu’on peut définir « comme étant simultanément une personne réelle socialement responsable, et le producteur d’un discours », est donc « à cheval sur le hors-texte et le texte » car il en est « la ligne de contact » (Lejeune 1975 : 23). Le temps de l’expérience vécue est relatif aux instances énonçantes projetées à partir de l’instance d’origine. Le centre discursif est évidemment dans ce cas Jean-Jacques, partie prenante de l’expérience singulière transcrite. Nous sommes ainsi invités en tant qu’analyste, donc en tant qu’instance de réception, à tenir constamment compte dans notre lecture de ces deux paliers discursifs.
Notons d’abord que dans la « re-production » de l’expérience vécue par Jean-Jacques, l’écrivain-narrateur en tant qu’instance d’origine du texte croise les visées paradigmatique et syntagmatique (Coquet 1984 : 11) en énonçant aussi bien des identités établies et fixes qu’en mettant en scène un devenir insensible de certaines d’entre elles. Ainsi, Jean-Jacques, en tant qu’instance projetée, est présenté comme inscrit dans une « logique des places » (Coquet 1984 : 81) où son identité se trouve d’emblée opposée et différenciée aussi bien de celle des autres domestiques que de celle des aristocrates, ses maîtres. En effet, Jean-Jacques est prédiqué comme doté de bonnes manières (il fait « une réponse si fine et si bien tournée » (p. 144) au frère de Mlle de Breil), alors que les autres domestiques en sont privés, eux qui parlent avec « grossièreté » de Mlle de Breil (p. 143). Mais il est aussi caractérisé par un degré élevé d’instruction (il réussit à expliquer la devise de la maison de Solar), par rapport aux aristocrates ne possédant qu’une instruction lacunaire car ils ne sont pas « consommés dans la langue française » (p. 144), langue de culture pan-européenne de l’époque, eux qui pensent « qu’au mot fiert il ne fallait point de t ». De cette manière, seule l’identité de Jean-Jacques est énoncée comme pleinement positive.
Cependant, dans la mise en scène de l’expérience vécue, cette identité n’est pas présentée comme fixée car elle se trouve sujette à des transformations plus ou moins sensibles. En effet, Jean-Jacques est dit éprouver une attraction irrésistible pour Mlle de Breil : « Mlle de Breil était une personne […] bien faite, assez belle, très blanche […], et, quoique brune, portant sur son visage cet air de douceur des blondes auquel mon cœur n’a jamais résisté » (p. 143). L’aperception de ces détails physiques échappe en fait au contrôle de l’instance judicative qui d’ailleurs fait état de son inconvenance sociale : « On dira que ce n’est pas à un domestique de s’apercevoir de ces choses-là. J’avais tort, sans doute ; mais je m’en apercevais toutefois » (p. 143). Cette attraction n’est donc pas éprouvée par le sujet doté de jugement, mais par cette partie de lui-même sur laquelle il n’exerce aucun contrôle, et qu’il appelle le « cœur », à savoir ce que, à l’âge classique, était considéré comme le « siège des sensations et des émotions » (Petit Robert), autrement dit, le siège d’une force interne (un tiers immanent) qui se fait connaître de cette façon. Notons que la « jouissance » éprouvée par l’instance corporelle se trouve contrebalancée par la « souffrance » liée à la jalousie naissante : les remarques des autres domestiques sur la beauté de Mlle de Breil font en effet « cruellement souffrir » notre protagoniste (p. 143). Cependant, dans la présentation des faits par l’écrivain-narrateur, ce non-sujet pulsionnel siège de la jouissance et de la souffrance cède la place rapidement au sujet doté de jugement et donc contrôlant ses pulsions et ses désirs : « la tête ne me tournait pourtant pas au point d’être amoureux tout de bon » (p. 143). Il est à remarquer, et c’est une remarque pour l’historien intéressé par la représentation des passions du corps et de l’âme à l’époque classique, que si la jouissance impliquée par la perception détaillée des « appas » (les « charmes d’une femme qui excitent le désir masculin » (Petit Robert)) de la jeune fille est un procès à mettre au crédit de l’instance corporelle non-sujet, le fait d’« être amoureux » est plutôt à situer sous la responsabilité de l’instance judicative sujet, dans la mesure où le terme « amour » désigne à l’époque cette « disposition favorable de l’affectivité et de la volonté à l’égard de ce qui est senti ou reconnu comme bon, diversifiée selon l’objet qui l’inspire » (Petit Robert).
De toute façon, le désir sexuel aussi bien que l’« amour » sont rejetés fermement par Jean-Jacques, instance judicative, qui les évalue négativement en tenant par provision un discours dont l’instance énonçante n’est autre que l’ordre social établi et accepté : «Je ne m’oubliais point ; je me tenais à ma place, et mes désirs même ne s’émancipaient pas » (p. 143). Ainsi, le sujet prend le dessus sur le non-sujet, et c’est, en plus, un sujet hétéronome qui tient compte, dans son rapport au monde, des prescriptions de l’instance transcendante qu’est l’ordre social établi. Instance dotée, faut-il le rappeler, d’une autorité institutionnalisée absolue et irréversible (Coquet 1984 : 11 et 49), dans la mesure où c’est elle qui fixe la « place » que chaque individu doit nécessairement occuper au sein de la société.
En fait, le sujet hétéronome ne vise pas le même « objet » que le non-sujet corporel et, de cette façon, l’objet de désir connaît à son tour un dédoublement signifiant : « J’aimais à voir Mlle de Breil, à lui entendre dire quelques mots qui marquaient de l’esprit, du sens, de l’honnêteté » (p. 143). Alors que l’instance corporelle ne perçoit que les « appas » de la jeune fille, l’instance judicative et hétéronome, ne tient pas compte du désir érotique et vise surtout à établir une relation intersubjective qui rendrait possible la reconnaissance de son identité spécifique qui le rend différent aussi bien des autres domestiques que des aristocrates : « À table j’étais attentif à chercher l’occasion de les [ses droits de serviteur] faire valoir […] : hors de là je me tenais vis-à-vis d’elle ; je cherchais dans ses yeux ce qu’elle allait demander, j’épiais le moment de changer son assiette. Que n’aurais-je point fait pour quelle daignât m’ordonner quelque chose, me regarder, me dire un seul mot ! » (pp. 143-144).
- Note de bas de page 28 :
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Pour Coquet (1984 : 19 et 87), la « fonction de reconnaissance », à ne pas confondre avec la « sanction » de la grammaire narrative (la reconnaissance du héros et la confusion du traitre), est fondamentale pour fixer l’identité subjectale car elle permet de passer du « sujet de désir » au « sujet de droit ».
- Note de bas de page 29 :
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On peut dire que l’investissement thymique se manifeste chez l’instance corporelle d’une manière catégorielle, soit comme jouissance soit comme souffrance, alors que, chez l’instance judicative, il est lié à l’évaluation graduelle et continue d’un rapport au monde comme plus ou moins euphorique ou comme plus ou moins dysphorique.
- Note de bas de page 30 :
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A propos de l’instance corporelle, Coquet (2003 : 112) relève un fonctionnement énonciatif double : « Le corps percevant enregistre ; il transcrit ensuite ce qu’il a perçu sous la forme, par exemple, d’un cri, d’un juron, d’un lapsus, etc. ; quand il est opérant, il transcrit sa prise sur le monde ou son contact avec lui, par exemple sous la forme d’une chute [plus généralement, d’un comportement incontrôlable], le complémentaire du lapsus ».
- Note de bas de page 31 :
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Selon le Petit Robert, le verbe rougir, quand il a pour sujet grammatical une personne, actualise la signification suivante : « devenir rouge sous l’effet d’une émotion, d’un sentiment qui provoque un afflux de sang au visage ».
- Note de bas de page 32 :
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Notons qu’une analyse narrative classique de ce passage est parfaitement réalisable qui y verrait, en relevant tous les éléments relatifs à la sanction positive du héros, une occurrence de l’« épreuve glorifiante » du schéma narratif canonique. Malgré son intérêt qui nous permet de nous rendre compte, dans une perspective comparative, que la littérature savante est régie en sous-main par les mêmes structures universelles que la narration populaire, elle nous ferait passer cependant à côté du passage insensible de la phase de la reconnaissance interpersonnelle à celle de la reconnaissance intercorporelle.
Le programme d’action énoncé par notre protagoniste tend donc à ce que Mlle de Breil ne voie plus en lui qu’un simple « laquais » parmi d’autres, car cette « place » sociale est évaluée négativement et rejetée fermement par lui au moment où il est admis comme serviteur dans la maison du comte de Gouvon : « Quoi ! toujours laquais ! me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la confiance effaça bientôt. Je me sentais trop peu fait pour cette place pour craindre qu’on m’y laissât » (p. 140). Cependant, la relation intersubjective voulue ne s’établit pas et la « fonction de reconnaissance »28 n’a pas lieu : « Mais point : j’avais la mortification d’être nul pour elle ; elle ne s’apercevait pas même que j’étais là » (p. 144). Malgré tout, une occasion va se présenter pour que l’identité spécifique de Jean-Jacques soit reconnue par la demoiselle : « son frère, qui m’adressait quelque fois la parole à table, m’ayant dit je ne sais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponse si fine et si bien tournée, qu’elle y fit attention et jeta les yeux sur moi » (p. 144). Même si cette reconnaissance est jugée comme une réussite limitée étant donné sa brièveté, elle implique chez le sujet un état passionnel euphorique29 : « Ce coup d’œil, qui fut court, ne laissa pas de me transporter » (p. 144). La réussite partielle a lieu une seconde fois après que Jean-Jacques ait procédé avec brio à l’explication de la devise de la maison de Solar : « Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement » (pp. 144-145). La reconnaissance a donc lieu et Mlle de Breil reconnaît sans ambages l’identité spécifique de Jean-Jacques : « ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier » (p. 145). La relation intersubjective s’intensifie davantage, pourrait-on dire, quand Mlle de Breil lui adresse la parole comme à un égal : « Quelques minutes après Mlle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d’un ton de voix aussi timide qu’affable, de lui donner à boire » (p. 145). C’est à ce moment que dans la traduction de l’expérience vécue, l’instance d’origine va nous faire passer insensiblement de la relation interpersonnelle, basée sur la « bonne distance » sociale, à la relation intercorporelle impliquant l’attouchement à distance (l’eau répandue sur la jeune fille constitue le médium de ce contact), en mettant en scène un comportement incontrôlable, traduit par le prédicat somatique /trembler/ qui montre clairement l’émergence sur la scène discursive de l’instance corporelle désirante comme opérateur30 : « On juge que je ne la fis pas attendre ; mais en approchant je fus saisi d’un tel tremblement, qu’ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de l’eau sur l’assiette et même sur elle » (p. 145). La manifestation du désir à travers ce contact simulé est contagieuse et Mlle de Breil, placée dans cet entre-deux corporel, s’énonce à son tour comme le siège d’un comportement incontrôlable : elle « rougit jusqu’au blanc des yeux » (p. 145).31 La reconnaissance de l’identité par l’être désiré connaît donc dans notre texte un devenir insensible et se fait en deux phases consécutives : d’abord sous forme d’intersubjectivité que traduit le prédicat cognitif /regarder/ (après avoir fait une « réponse fine » au frère de Mlle de Breil, celle-ci, indifférente au début, porte les yeux sur lui ; de même, après l’explication de la devise, Mlle de Breil lui « jeta un second regard qui valait tout au moins le premier ») avant d’adopter une manifestation intercorporelle énoncée par le prédicat somatique /rougir/.32
L’écrivain-narrateur, responsable de la présentation des faits et de leur schématisation, intervient pour évaluer l’expérience vécue par son héros : « Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la fortune » (p. 145). Le jugement positif porté par Jean-Jacques sur le résultat de son action (« Ce moment fut […] délicieux à tous égards » (p. 145)), se trouve confirmé au temps de l’écriture par Rousseau. Mais ce qui est notable, c’est que nous passons d’un simple « roman » personnel à un fait général. Cette opération de généralisation qui nous fait donc passer d’une expérience singulière vécue par un individu particulier, à un événement inscrit dans un cadre idéologique (Coquet 1997 : 88 et 89), introduit clairement le paramètre de la nécessité historique. L’expérience individuelle se trouve être considérée, au temps de l’écriture, comme un simple « moment », un événement parmi d’autres dans le conflit qui, le long de l’histoire humaine, oppose deux tiers transcendants : l’ordre naturel d’un côté et les « outrages de la fortune », autrement dit l’ordre social, de l’autre.
- Note de bas de page 33 :
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Le « temps chronique », autrement dit le temps objectivé, a nécessairement un « moment axial » à savoir « un événement si important qu’il est censé donner aux choses un cours nouveau » (Benveniste 1974 : 71).
- Note de bas de page 34 :
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Dans son analyse du livre I des Confessions, Lejeune (1975 : 144) note qu’on peut reconnaître chez Rousseau « l’existence d’une sorte de plan a priori, qui fixe le sens de l’évolution, et auquel les données du réel seront amenées à se conformer ».
En inscrivant l’expérience individuelle de Jean-Jacques dans une série d’événements programmés, Rousseau renvoie implicitement à une sorte de « moment axial »33 qui n’est autre que ce temps originaire où l’ordre naturel a été évincé au profit de l’ordre social. On se rappelle l’interrogation célèbre qui inaugure le Contrat social : « l’homme est né libre [ordre naturel], et partout il est dans les fers [ordre social] […]. Comment ce changement s’est-il fait ? ». Un événement inaugural est mis en avant pour donner un sens à l’expérience individuelle rapportée en la présentant comme l’aboutissement historique nécessaire de cette origine. Le petit « roman » de Jean-Jacques présuppose de cette manière un déroulement logique, autrement dit un sens de l’histoire 34. En quelque sorte, la temporalité idéologique liée au conflit immémorial entre les deux tiers transcendants que sont la nature et la société englobe et explique la temporalité individuelle, en l’occurrence le « roman » vécu par Jean-Jacques. Plus généralement, on peut constater que chez Rousseau, penseur emblématique des Lumières, le logos l’emporte finalement dans la traduction de l’expérience vécue. En effet, en concevant le projet des Confessions, Rousseau opère un processus d’« objectivation radicale » (Lévi-Strauss 1973 : 48), dans la mesure où son identité se trouve en quelque sorte projetée devant lui comme si elle était celle d’un autre : « Je veux montrer […] un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi », affirme-t-il dans l’incipit bien connu de son livre (p. 5). En quelque sorte, Rousseau refuse l’« identification à soi-même » en rejetant « tout ce qui peut rendre le moi “acceptable” » (Lévi-Strauss 1973 : 51). Les Confessions s’insèrent ainsi aisément dans l’ensemble de l’œuvre rousseauiste dominée par une visée « anthropologique » : le programme cognitif de Rousseau serait, en effet, d’étudier et de comprendre l’homme. Mais pour que cette étude soit possible, il faut d’abord comprendre cet homme que je suis ou que je crois être. Ce faisant, le projet cognitif général se trouve tempéré par l’insistance sur l’expérience individuelle vécue. C’est cette double orientation qui explique le fait que, malgré la distance temporelle et culturelle, l’œuvre de Rousseau continue à nous interpeller, en nous « agitant » et en nous « embrasant », plus qu’en nous faisant « penser » (Lévi-Strauss 1990 : 232 et 234). En d’autres termes, Rousseau, comme instance énonçante originaire, conjugue bien dans son discours la phusis et le logos et s’il met en avant le logos en généralisant les traits pertinents de l’expérience individuelle vécue, il n’oblitère pas pour autant, comme nous l’avons constaté, les manifestations spécifiques et fuyantes de la phusis à travers le corps propre et l’intercorporéité.
5. Conclusion
- Note de bas de page 35 :
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Saussure (2002 : 217) insiste particulièrement sur « cette irritante duplicité » de « la si complexe nature de la sémiologie particulière dite langage » et « qui fait qu’on ne la saisira jamais ».
Il faut bien se rendre compte que la hiérarchie du langage et donc du discours en plusieurs composantes croisées sur les deux axes phusis/logos et autonomie/hétéronomie est fonction du statut duel de son instance énonçante d’origine. Nous avons vu que déjà Saussure pensait le « sujet parlant » comme un être double : « humain » et « social »35. De même, nous avons constaté que Ricoeur considère que l’interprétation textuelle ne peut se contenter du discours comme expression du seul « logos apophantique » et qu’elle doit tenir compte du « niveau fondamental » qu’est l’être « jeté-projetant ». Cette dualité propre au « discours » et à son « sujet » est pensée par Coquet comme une détermination fondamentale de la réflexion sur le langage. Pour lui, le fondement de l’activité de langage, orale ou écrite, donc du discours et de la communication intersubjective, n’est autre que l’expérience humaine (Coquet 2007 : 153-154), expérience aussi bien corporelle (corps opérant et/ou percevant) que cognitive (pensée réflexive et/ou jugement évaluatif). Le processus est simple dans son principe : nous avons en premier lieu l’expérience brute puis, dans un second temps, sa traduction dans les formes linguistiques et discursives. L’expérience traduite est une « réalité seconde » par rapport à la réalité vécue, mais sans qu’il y ait toutefois rupture totale entre la première et la seconde, comme le veut toute approche immanentiste de l’activité de langage. Le choix phénoménologique de Coquet, privilégiant la « primauté de la perception » défendue par sa source philosophique habituelle Merleau-Ponty, fait que pour lui, le départ de toute activité signifiante est constitué par l’« expérience sensible ». Position qui, il faut bien le noter, a ses lettres de noblesse car adoptée aussi bien par Aristote que par Sénèque ou, plus près de nous, par Benveniste et Merleau-Ponty (Coquet 2022 : 23-30 et 90-93). C’est dans ce cadre de pensée que l’œuvre de Coquet s’évertue, sans complaisance avec les modes intellectuelles dominantes, à donner une « forme » particulière à la sémiotique du discours.
- Note de bas de page 36 :
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Sur ce thème, voir le livre décapant de Sokal et Bricmont 2018 (1997), où est démystifié avec brio l’usage abusif et creux des sciences formelles et physiques par de grands noms de la French Theory (pour la sémiotique littéraire et l’analyse du discours scientifique, Julia Kristeva (pp.75-88) et Bruno Latour (pp. 175-185). Déjà Hagège (1985 : 290) stigmatisait avec raison et perspicacité cette « nostalgie d’une ‘scientificité’ dont on croit devoir emprunter la parure aux sciences exactes sans posséder d’informations adéquates sur leurs problèmes et leurs méthodes » et qui a pour résultat « une inflation formalisatrice » sans grande utilité.
- Note de bas de page 37 :
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Greimas (1987 : 309) insistait, avec une honnêteté intellectuelle exemplaire, sur le fait qu’il faut d’abord que « la description conceptuelle et catégorielle soit achevée pour pouvoir passer, ensuite à la formalisation ».
Ajoutons aussi, pour terminer, que dans le dessein de concrétiser ce projet épistémologique, Coquet partage avec Greimas le même refus de l’« imposture intellectuelle »36 consistant à noyer le lecteur dans des formalisations ad hoc et qui, en plus, n’apportent rien à la clarté de l’exposé37. Si de temps à autre l’analyste a recours à des visualisations ou à des schématisations, celles-ci ne sont en fait que des résumés d’argumentations préalables et non pas posées comme des formalisations apriori constitutives de la théorie. Cela fait que l’écriture du sémioticien ressemble assez, comme en témoigne clairement l’œuvre de Jean-Claude Coquet, à celle des grands devanciers tels que Saussure ou Benveniste qui s’exprimaient « dans une ligne de prose aussi élégante que rigoureuse, aussi lisible que féconde » qui n’exige du lecteur « aucun code annexe de décryptage » (Hagège 1985 : 290). Le lien de la sémiotique discursive avec la grande tradition linguistique est ainsi maintenu aussi bien dans le contenu que dans la forme.