La sémiotique en perspectives : ontologies et cultures Semiotics in perspective: ontologies and cultures

Ludovic Chatenet

Université Bordeaux Montaigne, MICA, CeReS

Angelo Di Caterino

Université E-Campus, Université de Turin, CeReS

https://doi.org/10.25965/as.8238

Cette contribution vise à évaluer la pertinence d’une sémiotique « ontologique » et « perspectiviste » fondée sur la rencontre avec les théories du « tournant ontologique » en anthropologie. Pour cela, nous chercherons à confronter les différents modèles en considérant que l’aspect « culturel » en anthropologie trouve sa correspondance avec le plan du contenu en sémiotique. Nous rappellerons d’abord les principes des propositions des trois auteurs principaux dans ce champ disciplinaire : Latour (1991 ; 2012), Descola (2005) et Viveiros de Castro (2009). Un examen critique permettra de montrer que la sémiotique (Greimas et Lotman) fournit déjà à l’analyste de la culture des outils efficaces pour circonscrire ce qu’on pourrait appeler des « ontologies » et pour rendre compte des différentes « perspectives ».

This article aims to evaluate the relevance of an “ontological” and “perspectivist” semiotics based on the encounter with the “ontological turn” theories in anthropology. To this end, we will confront these models by assuming that the “cultural” aspect in anthropology corresponds to the content plane in semiotics. We will first recall the principles of the three principal authors’ proposals in this field: Latour (1991; 2012), Descola (2005) and Viveiros de Castro (2009). A critical review will show that semiotics (Greimas and Lotman) is already providing efficient tools for the analyst of culture to frame so-called “ontologies” and account for different “perspectives”.

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Ludovic Chatenet et Angelo Di Caterino.

Mots-clés : anthropologie, onto-hétérologie, parcours génératif, perspectivisme, structuralisme

Keywords : anthropology, generative trajectory, onto-heterology, perspectivism, structuralism

Auteurs cités : Pierluigi BASSO, Émile BENVENISTE, Denis BERTRAND, Philippe DESCOLA, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Bruno LATOUR, Claude LÉVI-STRAUSS, Francesco MARSCIANI

Plan
Texte intégral

L’ontologie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains des sémioticiens.
Jean-Marie Floch,
Sémiotique, Marketing et Communication

Introduction

Nous voudrions commencer cet article par un constat problématique concernant l’existence même de la sémiotique. À notre avis, certaines avancées du projet sémiotique au cours des dernières décennies, plutôt que de dialoguer avec d’autres domaines, s’approprient sans examen approfondi leurs concepts et méthodes censés apporter de nouvelles perspectives sur le « sens » alors qu’ils n’ont pas grand-chose à voir avec la sémiotique proprement dite. En d’autres termes, il nous semble que la recherche sémiotique reste souvent « éblouie » par les travaux menés par d’autres disciplines, en tentant d’intégrer à tout prix leurs concepts dans le modèle sémiotique, alors qu’ils ne lui appartiennent pas. La répétition de cet exercice, ainsi que des actes d’(auto-)accusation de ses propres limites méthodologiques, ont conduit à une distorsion progressive ou à un glissement de la sémiotique vers d’autres sphères par l’abandon de ses propres principes de pertinence disciplinaire.

La conséquence la plus grave de cet élargissement du champ sémiotique est due à une pratique de recherche, selon nous discutable, consistant à analyser le sens en dehors de la matrice textuelle par une réadaptation | dénaturation des outils existants. Or, les instruments analytiques ont été tarés pour l’analyse de texte et échouent à traiter, par exemple, les processus cognitifs de création ou interprétation du sens. D’un côté, les « nouveaux » instruments, provenant d’une tradition différente, ne peuvent pas être aptes ou adaptés au scénario cognitif du sens ; de l’autre côté, on paie le prix de dénaturer les instruments qui dans la « vieille » perspective accomplissent déjà parfaitement leur travail.

Par exemple, on sait que la réflexion des sciences cognitives sur le sens renvoie à des processus mis en œuvre par un sujet. Bien sûr, le postulat à la base de ces études, selon lequel on ne donnerait de sens que dans un processus d’interprétation conduit par un sujet, est certainement à partager. Mais, justement, ce principe n’est pas sémiotique mais psychologique. Or, si l’on essaye de l’appliquer à notre « modèle standard » élaboré sur la base d’un postulat de départ tout à fait différent, voilà que la sémiotique perd à la fois son identité et la spécificité de ses instruments d’analyse. Un exemple dans cette direction est celui de la dénaturation progressive du parcours génératif. Lentement, d’un ensemble d’outils analytiques à la disposition du chercheur, il a pris l’apparence d’un parcours « génétique » responsable de la production/interprétation du sens de la part d’un sujet. Le problème est que « le parcours » n’est pas « calibré » ou envisagé pour ça. Une solution cohérente serait de repenser totalement la sémiotique. Au lieu de cela, peut-être l’erreur la plus évidente des chercheurs en sémiotique consiste à essayer de modifier/adapter le statut de chaque niveau du parcours en fonction de la perspective envisagée. Voilà que, par exemple, la grammaire narrative est « tirée » dans deux directions opposées : d’une part, elle est reconsidérée comme le fondement inconscient de la signification commun à tous les êtres humains ; d’autre part, elle est comprise comme instrument d’analyse des récits d’une culture particulière : la culture occidentale, et nécessite donc des adaptations catégorielles pour rendre compte de la multiculturalité du sens. À ce propos, nous pensons qu’il faut souligner que les catégories de la narrativité, dans une perspective strictement sémiotique, ne relèvent ni de la logique individuelle de l’esprit, ni de la pensée culturelle inhérente au texte analysé. Au contraire, les catégories narratives relèvent de l’ordre du métalangage sémiotique qui les a organisées en tant qu’instrument de « traduction différentielle » capable de rendre compte de la signification de n’importe quel texte.

Notre crainte, et c’est l’objet de cet article, est que le « tournant ontologique » pratiqué en anthropologie pousse également la sémiotique à prendre des postures qui ne sont pas les siennes, au détriment de sa spécificité. D’ailleurs, plutôt que de chercher à intégrer cette « nouvelle » anthropologie, notre intention est de voir comment, au contraire, la sémiotique peut y contribuer par des réponses à des questions qu’elle s’est déjà posées il y a quelque temps. Cette conviction est due au fait que la sémiotique – s’intéressant à la signification – est une excellente anthropologie qui vérifie la manière dont le contenu – en tant que construction culturelle – est véhiculé, transmis et partagé par des formes d’expression à l’intérieur de différentes communautés. Pour cela, nous reviendrons d’abord sur les principes sous-jacents du « tournant ontologique » en anthropologie afin de retracer ses points de contact avec la sémiotique et les problèmes qu’il pose. Les éléments ainsi dégagés permettront de montrer que la sémiotique dispose déjà d’outils pour prendre en charge les « ontologies » et les « perspectives » sans avoir besoin de trop se « dénaturer » au contact de l’anthropologie qui ignore ses principes.

1. Les « tournants ontologiques »

Note de bas de page 1 :

Dans leur ouvrage référence, Holbraad et Pedersen (2017) explorent les fondements de cette nouvelle approche et considèrent trois « voies » ontologiques en anthropologie : (i) la recherche d’une ontologie alternative à la conception dualiste occidentale, illustrée par les travaux d’Evens (2009), Ingold (2018) et Kohn (2013) (Holbraad et Pedersen 2017 : 46-54) ; (ii) la voie de l’ontologie profonde (deep ontology ; voir Holbraad et Pedersen 2017 : 55-65) visant la comparaison entre les différentes ontologies existantes et possibles dans les populations étudiées par l’ethnologie – par exemple chez Descola (2005) et Scott (2007) ; puis (iii) le projet de « dé-provincialisation » de l’enquête ethnographique, incarné par la contre-anthropologie de Viveiros de Castro (2009), qui aurait pour but de transformer notre manière de connaître les autres peuples (non-occidentaux) en refusant de leur imposer nos catégories.

Le « tournant ontologique » (Holbraad et Pedersen 2017)1 en anthropologie est généralement associé aux travaux de Bruno Latour (1991 ; 2012), Philippe Descola (2005) et Eduardo Viveiros de Castro (2009), qui ont redéfini l’étude de la diversité des réalités « indigènes » sans les réduire aux catégories occidentales, en s’ouvrant à leur perception, à leur terminologie et au statut des non-humains. Il est à relever d’emblée que leurs théories se sont constituées en dialoguant les unes avec les autres, de manière plus ou moins explicite ; mais aussi que Descola semble faire le lien entre les deux autres anthropologues, tout en affichant une proximité plus marquée avec son collègue brésilien avec lequel il partage l’héritage lévi-straussien. Dans le but de discuter leurs implications sémiotiques, nous allons passer en revue chacune des approches. La restitution des deux premières sera nourrie des critiques que nous avions formulées dans un précédent article (Chatenet et Di Caterino 2020) ; nous porterons ensuite une attention particulière au « perspectivisme » de Viveiros de Castro, que nous avions seulement mentionné alors.

Note de bas de page 2 :

Mentionnons ici non seulement les collaborations de Latour avec Françoise Bastide et Paolo Fabbri (1985) puis, plus récemment, la lecture sémiotique de ses travaux sur les modes d’existence par Couégnas, Famy et Fontanille (voir Couégnas, 2017).

Premièrement, le modèle de Bruno Latour (1991) est à la fois fondamental pour le cadre fourni à l’anthropologie dès ses premiers travaux sur les « modernes » et la construction d’hybrides dans les pratiques de laboratoires, mais aussi par ses dialogues avec la sémiotique2. Les travaux de Latour ont cherché à rendre compte de la production, et de la signification, des entités hybrides qui peuplent les sociétés contemporaines. Considérant que le langage est le point de départ de la construction du sens, il trouve dans la sémiotique greimassienne un appui qui lui permet de formuler son concept d’acteur-réseau : toute entité, humaine et/ou non-humaine, participe du tissu du monde vivant – comme agent – et fonctionne comme « signe » au sein de séquences narratives quasi-linguistiques – c’est-à-dire associé en réseau. En intégrant les réflexions de Goody (1979), Latour conçoit que l’écriture a conduit à une classification des existants (« grand partage ») en catégories (nature/culture) que les peuples sans écriture ne possèdent pas. L’œuvre de Latour pose ainsi le cadre pour une étude des entités et objets qui échappent aux catégories « modernes » et permettent, par extension, de décrire les réalités des peuples dits « non-modernes ». En adoptant ensuite le point de vue des « modes d’existence », définis comme des régimes énonciatifs, Latour (2012) propose d’aborder la signification des objets hybrides par le biais de l’énonciation, entendue comme médiation ou processus de construction du sens. Dans ce cadre, il met en évidence qu’ils ne peuvent être interprétés que dans leur contexte de production et de circulation (voir Chatenet et Di Caterino 2020).

Note de bas de page 3 :

Voir l’article « anthropologie et ontologie » de Frédéric Keck sur l’Encyclopaedia Universalis [en ligne].

Note de bas de page 4 :

Il est à souligner que Descola reprend à son compte la notion de « collectif » qui est d’abord mise en évidence par Latour dans sa théorie de l’acteur réseau où elle désigne de manière abstraite (indépendamment de la nature des entités et de leurs modes de combinaison) des ensembles organisés d’êtres produits par la collecte analytique - notamment la pratique scientifique observée par le sociologue. Voir Descola 2018.

De son côté, la proposition de Descola (2005) part du principe que l’opposition entre Nature et Culture, habituellement utilisée pour l’analyse des cultures – chez Lévi-Strauss lui-même – doit être rediscutée dans la mesure où elle n’aurait aucun fondement ontologique. En effet, de nombreux peuples, comme les Achuars qu’il étudie, ne disposeraient ni de ces concepts ni de mots y référant. De ce fait, la catégorie de Nature – unique et objective – serait propre aux anthropologues occidentaux dont le modèle anthropocentrique biaiserait les résultats. Descola propose de reconsidérer les rapports entre nature et culture (ou entre humains et non-humains) en termes de continuité et discontinuité, en retravaillant la notion de totémisme de Lévi-Strauss (1962a ; 1962b). Il développe ainsi une « anthropologie des ontologies »3 décrivant les relations entre humains et non-humains à partir de leur perception de l’environnement, et reposant sur le principe que « les réalités sociologiques – les systèmes relationnels stabilisés – sont analytiquement subordonnés aux réalités ontologiques – les systèmes de propriétés imputés aux existants » (Descola 2005 : 226). Ainsi, il forme une typologie de quatre « modes d’identification », ou « ontologies », définissant les rapports entre soi et autrui par combinaison des critères de « physicalité vs psychisme » et « identité/ressemblance vs différenciation » par lesquels les cultures relient/distinguent « non-humains » et « humains » : l’ « animisme », le « naturalisme » le « totémisme » et l’« analogisme » considérés comme « les pièces élémentaires d’une sorte de syntaxe de la composition du monde d’où procèdent les divers régimes institutionnels de l’existence humaine » (ibidem). Descola pose les bases d’une « science générale des êtres et des relations » (Descola 2018) centrée sur les modes de constitution des « collectifs4 » définis comme

[...] une forme stabilisée d’association entre des êtres qui peuvent être ontologiquement homogènes ou hétérogènes, et dont aussi bien les principes de composition que les modes de relation entre les composantes sont spécifiables et susceptibles d’être abordés réflexivement par des membres humains de ces assemblages, notamment lorsqu’il s’agit de qualifier les relations avec les collectifs voisins où ces principes et ces modes n’ont pas cours. (Descola 2018 : 131)

Ce qui permet d’intégrer tous les « non-humains » impliqués dans l’écologie relationnelle d’une société donnée à la description ethnologique, plutôt que de les ajouter à des découpages préétablis.

Note de bas de page 5 :

Elle a notamment proposé de retravailler le plan de l’expression en dépassant la traditionnelle notion de « texte » pour dégager plusieurs niveaux et régler le problème de l’hétérogénéité des objets complexes en analyse. Elle a également réévalué la prise en charge du sensible.

La lecture des modèles de Latour et de Descola par la sémiotique a permis à cette dernière de concrétiser son « tournant ontologique », sous l’impulsion notamment des recherches de Jacques Fontanille. L’approche praxéologique qui s’est développée en sémiotique dans les années 90 s’est écartée de ses fondements greimassiens5 pour s’orienter vers le discours (Fontanille 1999) et les pratiques (Fontanille 2008). Afin de rendre compte des objets et identités complexes, de la pluralité des usages et des points de vue, elle réintègre la subjectivité au moyen de l’énonciation ainsi que l’expérience pragmatique de la communication. À ce moment, la « rencontre » avec les deux anthropologues (Fontanille 2015 : 28-32), et leurs projets d’intégrer tous les « existants » (non-humains) à l’étude des cultures, conduit Fontanille à proposer une « sémiotique existentielle » tournée vers la constitution des collectifs, leurs formes de persistance, et les univers signifiants qu’ils construisent. Le modèle du sémioticien se constitue d’abord autour de la notion de « formes de vie » (Fontanille 2015) définies comme des configurations issues de l’éthologie animale, c’est-à-dire des formes d’existence naturelles sous-jacentes (et antérieures) aux formations culturelles. En approfondissant la recherche sur les « collectifs », notamment à partir de Descola puis de Viveiros de Castro, Fontanille (2019 ; 2021 ; Fontanille et Couégnas 2018) place au cœur de son modèle une énonciation anthropologique, définie comme

[…] la manière dont les collectifs humains parviennent à susciter et instaurer les « mondes » au sein desquels ils sont susceptibles de trouver, de projeter ou de construire le sens de leur vie, de leurs pratiques et de leurs interactions, notamment avec leurs environnements. (Fontanille 2019 : 63)

Elle lui permet de réaliser un dernier pas vers une anthroposémiotique « perspectiviste » qui abandonnerait la culture – telle qu’elle a été approchée par Lotman et les structuralistes – pour étudier la multitude de points de vue, d’attitudes et d’expériences, constituant des collectifs dotés chacun d’une culture propre en relations avec d’autres.

De son côté, la réflexion de Viveiros de Castro, élaborée à partir des théories de Roy Wagner (1975) et de Marilyn Strathern (1988), s’inscrit dans une sémiologie de la perception qui ne s’intéresse plus seulement au symbolique mais aux subjectivités, abandonnant les principes de « représentation » et « vision du monde » pour une conception « corporelle », « incarnée » et « sensible » des diverses réalités. Viveiros de Castro conçoit un perspectivisme multinaturaliste fondé sur la pensée indigène américaine-amazonienne qui contrairement à l’occident, pense les « existants » comme des « personnes » toutes dotées de « points de vue » donnant du sens à leurs relations (métaphysique de la prédation). Ce modèle, que nous discuterons plus loin, permet, in fine, la proposition d’une « contre-anthropologie » qui invite l’anthropologie à réexaminer ses concepts et sa méthode en intégrant les termes et points de vue indigènes.

2. La « barrière » ontologique

Le problème principal du « courant » anthropologique réside dans la notion même d’ontologie, dont la définition instable, d’une proposition à l’autre, a alimenté de nombreux débats et critiques (Holbraad et Pedersen 2017 ; Park 2018). À quoi renvoie donc le terme « ontologie » pour les anthropologues ? Quelles sont ses implications dans le projet anthropologique ?

Dans l’ouvrage fondateur de Viveiros De Castro (2009), le terme ontologie n’est mentionné que quelques fois (une trentaine) sans être défini ; il renvoie tantôt à un mode de classification et d’organisation des connaissances, tantôt à une « fonction sémiotique » (régime ontologique), ou à un ensemble de concepts propres à un peuple, à une « manière de voir » relative à un corps sensible percevant – et d’attribuer un statut de sujet ou objet –, puis finalement à une « perspective » comme manière de donner sens, de connaître, de traduire/comparer…

De son côté, Descola semble faire un usage plus explicite du terme ontologie qui, selon lui, ne revendique pas un domaine de la philosophie mais oriente l’anthropologie vers un niveau plus élémentaire. Ainsi, dit-il,

le mot ontologie paraît idoine pour désigner ce niveau analytique que l’on pourrait qualifier d’« antéprédicatif » dans le langage de la phénoménologie, mais qui relève surtout d’une exigence d’hygiène conceptuelle : il faut chercher les racines de la diversité des humains à un étage plus profond, celui des différences dans les inférences qu’ils font selon les situations à propos des sortes d’êtres qui peuplent le monde et des façons dont ces êtres se lient. De là découlent les types de collectifs accueillant la vie commune et la nature de leur composition ; de là découlent les formes de subjectivation et d’objectivation ; de là découlent les régimes de temporalité et les formes de la figuration ; de là découle, de fait, toute la richesse de la vie sociale et culturelle. (Descola 2018 : 129)

En examinant le même corpus théorique que nous, Baptiste Gille (2018) ajoute – et rappelle – que le terme réfère d’abord à « une manière de faire monde » que Descola appelle « mondiation » ou « worlding » :

un système de classification incorporé, c’est-à-dire une manière autant intuitive que réflexive, de distribuer des propriétés à ce qui est, de ranger l’ensemble des existants dans de grandes classes d’êtres, et d’agir naturellement selon ce découpage, à la fois à un niveau réflexif et préréflexif. (Gille 2018 : 448-449)

Note de bas de page 6 :

Voir Boëtsch 2007.

Ces éléments nous permettent de mettre en évidence la centralité du cognitivisme et de la phénoménologie dans ces nouvelles perspectives anthropologiques. Pour Descola, la relecture de Lévi-Strauss et ses réflexions cognitives héritées de Mauss ou Merleau-Ponty – que nous avons explicitée et critiquée dans d’autres travaux (Chatenet et Di Caterino 2020, 2021) – et plus tard la lecture de Gibson (1979), conduisent à considérer que les « cultures » se distinguent par leurs manières inconscientes et « culturelles » de percevoir, ou plutôt de sélectionner, dans leur environnement, et d’actualiser des qualités/propriétés saillantes (« affordances ») formant les différentes « ontologies ». Sur ce point, il rejoint6 la réflexion à l’origine du modèle perspectiviste multinaturaliste de Viveiros de Castro (2009 : 39-40), qui considère que les perspectives (~ ontologies) sont d’abord cognitives et corporelles. Ainsi, pour nos deux anthropologues, le découpage sensoriel et affectif du monde est censé donner accès au réel vécu et pensé par tous les peuples. Le terme « faire monde » réfère à la stabilisation par habitude de certaines propriétés récurrentes dans les événements perçus ; il suppose à la fois un ensemble de catégories et de classifications constitutives d’un monde commun et la possibilité d’« agencer » tout être existant – en faire un sujet pensant et agissant.

Finalement, l’ontologie apparaît comme « une construction théorique, permettant de mieux entendre ce que les “autres” considèrent comme le “réel” – pas seulement la “vision du monde” –, ce qui se donne, pour eux, avec une certaine invariance, solidité et consistance. » (Gille 2018 : 452). Il s’agit d’un principe général qui, comme le soulignent Viveiros de Castro (2009) ou encore Descola (2005), ne se limiterait pas à la représentation mais l’inclut, comme objet, dans un ensemble comprenant aussi les schèmes de la pratique, les attitudes et les comportements (habitus). On comprend alors pourquoi elle possède des points de contact avec le projet de Jacques Fontanille qui concrétise l’ouverture de la sémiotique aux nouvelles problématiques cognitives, au sensible, aux passions, à la perception et aux pratiques.

3. Critique et limites de l’ontologie en sciences de la culture

Note de bas de page 7 :

Ce point ne sera pas traité dans l’article, nous pouvons toutefois mentionner brièvement que le modèle des modes d’identification (ontologies) de Descola a été considéré comme (i) trop figé et réducteur dans la mesure où ses « ontologies » n’apparaitraient jamais « pures » (Héran 2007), ce qu’il concède volontiers, et que (ii) certaines ontologies, notamment le totémisme et l’analogisme, seraient insuffisamment documentées ou « caricaturées » (Viveiros de Castro 2009 : 48).

Le « tournant ontologique » et ses modèles ont reçu un certain nombre de critiques concernant principalement : (i) le sens du terme ontologie, (ii) la redéfinition des catégories Nature/Culture et (iii) la solidité de certaines modélisations7.

Parmi les plus générales, on peut noter les nombreux doutes concernant la pertinence, voire la justesse, de l’emploi du terme ontologie. En ce sens, et malgré les arguments de Latour, Descola ou Viveiros de Castro, Laidlaw (2012) considère, d’un côté, que le terme ontologie n’est qu’un effet de mode et que son sens ne diffère pas de « vision du monde » ; d’un autre côté, Carrithers et ses collaborateurs (2010) considèrent qu’ontologie est peu ou prou un synonyme de culture.

Note de bas de page 8 :

Citation originale : “creio que, quando se diz que a distinção entre natureza e cultura é algo próprio do pensamento ocidental, há um equívoco: não é a distinção em si que é ocidental, mas uma certa atitude diante da natureza. Tal atitude, com efeito, não existe entre os povos estudados pelos etnólogos. Mas, do fato de esses povos sentirem a necessidade de descobrir uma espécie de arbitragem entre a natureza e a cultura, um meio de fazê-las coabitar de maneira satisfatória, não se deduz de modo algum que eles ignorem a oposição. Eles simplesmente a resolveram de uma forma diferente da escolhida pelo ocidente, o qual nega pura e simplesmente os dois termos. Os mitos indígenas procuram mostrar como a cultura se entende com a natureza.”

Ailleurs, une des objections les plus importantes porte sur la remise en question des catégories Nature/Culture. Si la discussion du champ recouvert par ces notions, et de leur présence chez les peuples étudiés, est a minima pertinente comme démarche exploratoire profitable et nécessaire, leur remise en question au sein de l’épistémologie de l’anthropologie semble beaucoup plus problématique. Sur ce point, et en complément des remarques que nous avons déjà formulées sur ce sujet (Chatenet et Di Caterino 2020), il nous semble important de souligner qu’avant même la parution des ouvrages fondateurs du « tournant ontologique », Lévi-Strauss lui-même émettait quelques doutes sur les conceptions de Descola, puis de Viveiros de Castro. Ainsi, dans un entretien donné à ce dernier, il affirme8 :

[...] je crois que lorsqu’on dit que la distinction entre nature et culture est quelque chose de propre à la pensée occidentale, il y a un malentendu : ce n’est pas la distinction en soi qui est occidentale, mais une certaine attitude envers la nature. Une telle attitude, en fait, n’existe pas chez les peuples étudiés par les ethnologues. Mais le fait que ces peuples aient ressenti le besoin de découvrir une sorte d’arbitrage entre nature et culture, un moyen de les faire cohabiter de manière satisfaisante, n’implique nullement qu’ils aient ignoré l’opposition. Ils l’ont simplement résolue d’une manière différente de celle choisie par l’Occident, qui nie purement et simplement les deux termes. Les mythes indigènes cherchent à montrer comment la culture s’entend avec la nature. (Lévi-Strauss dans Viveiros de Castro 1998 : 125, notre traduction).

Si Lévi-Strauss accepte volontiers l’inversion du rapport entre ces termes, observée par Viveiros de Castro, et sa fécondité pour approcher la pensée indigène, il suggère également de tenir compte du type de récit mis en perspective et de nuancer l’étendue du phénomène, géographiquement situé. Il rappelle également à son collègue que l’opposition qu’il a formulée n’est pas rédhibitoire dans la mesure où d’autres conceptions de nature – ou de culture – peuvent être décrites au moyen de ces catégories « de méthode » admettant des nuances propres au schéma structural – comme surnature ou supernature, non-culture, non-nature. À cet égard, en effet, la sémiotique structurale (Greimas et Courtés 1979 : 77-78) souligne que l’opposition classique « nature-culture » appartient au métalangage descriptif sous la forme de simple catégorie pour l’analyse des textes. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

Note de bas de page 9 :

Cf. P. Fabbri 1998.

Par ailleurs, la « stratification » théorique que la sémiotique emprunte à Hjelmslev (1943) nous permet de revoir le problème ontologique et perspectif de Viveiros de Castro à partir d’un autre angle, à notre avis plus approprié. De manière très simple, nous pouvons imaginer l’existence d’une nature ontologique en tant que « matière » qui est « substantialisée » par l’intervention de « formes » culturelles. Par ce processus, la nature devient cette construction culturelle particulière partagée dans l’imaginaire collectif d’une société donnée. Cela nous ramène, tout d’abord, à l’impossibilité d’accéder à une nature purement ontologique. Ainsi, l’existence d’un point de vue particulier sur la nature est toujours dictée par le fonctionnement culturel de différentes sociétés. En ce sens, Hjelmslev (1943) rappelle la fameuse différenciation entre « bois » et « forêt », issue de la langue française mais articulée avec des nuances différentes, par exemple, dans la langue allemande à travers les termes de « Holz » et « Wald ». Ainsi, nous voyons que la même portion de matière (ontologique) a été « découpée » de deux manières qui distinguent deux approches culturelles différentes de la même nature : deux « perspectives » que nous ne pouvons pas définir comme « ontologiques » au sens strict. Par ailleurs, la sémiotique nous a appris que l’absence éventuelle d’un terme particulier – désignant, dans une culture donnée, un domaine spécifique de la matière – ne constitue qu’un défi pour que le même concept puisse être exprimé avec des mots « voisins », raison pour laquelle l’intraduisible n’est rien d’autre qu’une renaissance de nouvelles formes de traductibilité9. Le travail méthodologique utilisant des catégories analytiques (et non pas des « mots ») permet précisément d’éviter ce type de problème. Par ailleurs, dans ce cadre déjà, mais aussi en réalité dans l’ensemble des théories sémio-anthropologiques (Lévi-Strauss, Greimas, Lotman), l’intraduisible est non seulement perçu comme réservoir dynamique de signification mais il fait aussi l’objet d’une modélisation mettant en évidence les particularités sémantiques, valorielles, narratives des cultures.

Note de bas de page 10 :

« Il est entendu que les termes employés sont des dénominations sémiotiques, sans aucun rapport avec les concepts ontologiques desquels ils peuvent être rapprochés » (Greimas 1983 : 72).

Note de bas de page 11 :

Cf. A.J. Greimas 1983 ; D. Bertrand 2006.

Note de bas de page 12 :

Cf. Chatenet et Di Caterino 2020.

Si l’ontologie des anthropologues prétend être un accès direct au monde perçu par les indigènes, elle nous semble donc plutôt recouvrir l’univers sémiotique d’un peuple donné, c’est-à-dire sa « culture » en tant que mécanisme structurant la réalité par des catégories, axiologies et valeurs. Ainsi, comme la sémiotique l’a toujours soutenu, étudier les « mondes humains » ne consiste jamais vraiment à saisir l’« être » mais le sens comme « paraître »10 (manifestation), ce qui recouvre déjà ses dimensions phénoménologiques et les effets véridictoires des discours sur le monde11. Dans un registre différent, Kohn (2013) semblait formuler le même type de remarque en soulignant que, malgré la volonté de s’affranchir de certaines catégories – et du concept de représentation –, Latour, Descola et Viveiros de Castro reproduisent autrement des catégories similaires12.

4. Le perspectivisme de Viveiros de Castro

Examinons désormais plus en détails le modèle perspectiviste de Viveiros de Castro (2009), qui considère (i) la multiplicité des perspectives, des réalités ou ontologies fondées sur la perception et les affects des différents existants, et propose sur ces principes (ii) une révision de la pratique anthropologique (comparaison, catégories, rapport à l’autre).

Le multinaturalisme perspectiviste semble pouvoir être résumé de la manière suivante :

Ainsi, la possession d’âmes semblables implique la possession de concepts analogues de la part de tous les existants. Ce qui change lorsque l’on passe d’une espèce d’existant à une autre, c’est donc et le corps de ces âmes et la référence de ces concepts : le corps est le site et l’instrument de la disjonction référentielle entre les « discours » (les sémiogrammes) de chaque espèce. […] En d’autres mots, le perspectivisme suppose une épistémologie constante et des ontologies variables ; mêmes représentations, autres objets ; sens unique, références multiples. Le but de la traduction perspectiviste – l’une des principales tâches des chamanes – n’est donc pas de trouver un synonyme (une représentation coréférentielle) dans notre langue conceptuelle humaine pour les représentations que d’autres espèces utilisent pour parler de la même chose out there ; l’objectif, au contraire, est de ne pas perdre de vue la différence cachée à l’intérieur des homonymes trompeurs qui connectent-séparent notre langue à celles des autres espèces. (Viveiros de Castro 2009 : 41)

Note de bas de page 13 :

Viveiros de Castro prend l’exemple de la catégorie affine sang | bière qui relie les perspectives des humains et des jaguars.

Comme en témoigne cet extrait, le modèle s’appuie sur quelques idées principales. D’abord, tous les êtres ont une âme (un esprit), c’est-à-dire un fond d’humanité qui implique que tout existant est potentiellement une personne. La personnitude ou perspectivité est définie par Viveiros de Castro comme la capacité à occuper un point de vue, aussi dans cette écologie « le monde est composé de points de vue » (ibidem : 20). La différence des perspectives (des points de vue) repose sur la spécificité du corps de chaque être qui, en tant que foyer de la perception et de la cognition, implique de « voir autrement » (ibidem : 38). Ancré dans un « monde » où tous les êtres se transforment, le multinaturalisme conçoit que tous appliquent les mêmes catégories (humaines) sur les objets. Ainsi, il réside sur les relations « affines » des termes humains et non-humains où chaque catégorie renvoie à des références multiples relatives au point de vue adopté13.

Note de bas de page 14 :

Le modèle de Viveiros de Castro repose explicitement sur les relations de prédation, ne sont ainsi considérés comme signifiants – c’est-à-dire des personnes dotées de point de vue – que certains animaux (prédateurs ou proies). Mais tous peuvent le devenir.

De ce fait, un monde composé de perspectives suppose que la connaissance des autres repose sur une sorte de « diplomatique » consistant à échanger les perspectives (points de vue) plutôt que la saisie de l’autre comme objet. En ce sens, la traduction trans-espèce revient au chamane car lui seul peut s’adresser à la forme humaine cachée sous l’apparence animale et « les voir comme ils se voient eux-mêmes » (ibidem : 25). Alors capable de voir l’ensemble des phénomènes et événements comme des actions relatives à des intentions d’agents (agencées par les points de vue), il « parle » leur langage. Le perspectivisme multinaturaliste permet donc d’occuper alternativement la position du prédateur et de la proie14, par exemple, lorsque le chamane voit avec le jaguar – et son humanité « cachée » –, les humains sont des pécaris (des proies) et leur sang de la bière de manioc.

Le modèle de Viveiros de Castro apparaît donc comme un modèle altercognitiviste fondé sur la comparaison implicite des manières par lesquelles des modes de corporalité font « naturellement » expérience du monde en tant que multiplicité affective. Dans ce cas, une perspective désigne bien un monde ou une nature (une ontologie) qui ne change pas seulement les positions de la nature et de la culture mais aussi le sens de ces termes et leurs rapports.

Finalement, le perspectivisme émerge comme une anthropologie alternative qui échapperait aux classifications occidentales en utilisant la pensée indigène comme outil de sa propre description. En laissant s’exprimer les catégories locales, porteuses de leur propre conception du monde, de leur ontologie, Viveiros de Castro entend « ouvrir » l’anthropologie sociale et l’inviter à redéfinir ou adapter ses concepts : les notions de Nature/ Culture, abandonner la représentation puis repenser l’approche comparative fondée sur une grille analytique trop occidentale.

Ce dernier point est de première importance pour l’anthropologie et ses implications sémiotiques. En effet, pour que la traduction (et la comparaison) conserve l’intention exprimée dans le concept original, et espère subvertir la langue d’arrivée – gage de la relation entre observateur et observé –, l’anthropologue brésilien préconise l’équivoque.

L’équivoque se fonde sur la notion d’affinité – lue par le prisme deleuzien – correspondant à une implication réciproque asymétrique fondée sur une « zone d’indiscernabilité » mettant en relation deux termes différents sans faire appel à la contradiction dialectique. En d’autres termes, elle caractérise la mise en relation des perspectives – des différences de sens, de contenus de concepts issus de deux populations (humaines et/ou non-humaines) – à condition d’être incommensurables, c’est-à-dire de maintenir une part d’intraduisible, d’incomparable. Ainsi, la comparaison cesse d’être une procédure de recherche de « lois générales » mais un moyen ou un aspect de la traduction culturelle ; cette dernière a lieu entre les perspectives dans leurs relations saisies comme foyer différentiel, et suivant un mouvement d’implication réciproque, un devenir-autre (Park 2018).

La multiplicité des perspectives (des ontologies) défendue par Viveiros de Castro implique en conséquence, et non des moindres, le refus méthodologique, voire l’impossibilité conceptuelle, de considérer une « méta-ontologie » qui leur servirait de langage de comparaison ; elle est uniquement déléguée à l’expérience de la différence culturelle.

5. Une sémiotique perspectiviste ?

En sémiotique, le perspectivisme est envisagé par Jacques Fontanille (2019) comme solution pour élaborer une « épistémologie de la diversité ». L’examen du modèle de Viveiros de Castro intervient dans le cadre d’une critique de la sémiosphère de Lotman (1999) qui, malgré sa pertinence pour un tel projet, semble selon le sémioticien souffrir de deux limites majeures. Premièrement, ses fondements dialogiques (entre « nous » et « eux ») ne permettraient pas d’étudier la polyphonie constitutive des cultures dans la mesure où elle limite l’échange à un dialogue entre deux interlocuteurs (Fontanille 2019 : 67-70). Deuxièmement, puisque la sémiosphère oppose strictement le « nous » et l’« autre » positionné de l’autre côté de la culture de référence, il ne serait pas possible d’analyser le point de vue (la perspective) de l’autre. Afin de corriger ces défauts, Fontanille propose de s’éloigner du chemin tracé par les maîtres structuralistes (Greimas, Lévi-Strauss, Lotman) et d’adopter les propositions du perspectivisme (Viveiros de Castro 2009) pour affiner son modèle.

Note de bas de page 15 :

Dans métaphysique cannibale (2009), Viveiros de Castro affirme sans détour que les propositions respectives des deux chercheurs résultent d’une critique adressée au structuralisme orienté vers la dimension symbolique plutôt que la dimension pragmatique et le rituel. En conséquence, leurs modèles se fondent sur la relecture d’ouvrages majeurs de Lévi-Strauss – principalement La Pensée Sauvage (1962b) et les Mythologiques (1964-1971) – afin de dégager de nouveaux horizons de saisie de « la pensée de l’autre ».

Note de bas de page 16 :

Descola précise cette position en soulignant que sa conception d’ontologie n’est pas, comme en philosophie, « une thèse sur ce qu’il en est du monde, mais une enquête sur la façon dont les humains détectent telles ou telles caractéristiques des objets qui altèrent leur existence pour composer avec ces briques élémentaires des mondes différenciés » (Descola 2018 : 128). Pourtant, le contexte global de sa réflexion s’inscrit pleinement dans une approche philosophique ; le projet complémentaire de Viveiros de Castro, assume plus clairement ce « retour à la philosophie » impulsé par les travaux de Lévi-Strauss lui-même.

À l’instar de l’anthropologue brésilien, cette entreprise se fait au détriment des anciens modèles structuralistes. Là où Viveiros de Castro et Descola ont fondé leurs anthropologies sur une relecture critique de Lévi-Strauss15 pour finalement s’écarter de son cadre théorique (ses catégories) et revenir, même s’ils s’en défendent16, vers la philosophie que celui-ci avait écartée au profit de la linguistique, de son côté Fontanille identifie des limites à la sémiotique structurale « stricte », et considère ses modèles porteurs d’une vision occidentale anthropocentrique qui les disqualifierait pour étudier la diversité des cultures.

Ce qui est en cause c’est la possibilité de décrire des perspectives « ontologiques » parmi les espèces vivantes et les cultures. Pour cela, il faudrait, comme le chamane amérindien, être capable de personnification, c’est-à-dire d’adopter le point de vue « interne » de celui à connaître sans faire appel à la comparaison. Bien que cette suggestion ait été très populaire ces dernières années, nous nous demandons si le sémioticien, ou plus généralement le chercheur en cultures, pourrait devenir une sorte de chamane comme le suggère Viveiros de Castro en assumant la perspective de la culture analysée (langage, affects, perceptions) sans la « traduire » et la « réduire » dans son modèle analytique ? Dans une démarche scientifique, il est impossible de se passer d’un méta-modèle permettant la mesure puis la comparaison. Au mieux, le perspectivisme peut indiquer dans quelle mesure le modèle est fautif mais seulement pour le réadapter, pas l’abolir.

Nourrie d’anthropologie, la sémiotique des cultures de Lotman et de l’école de Tartu nous semble avoir déjà offert cette solution intermédiaire. Principalement, déjà, parce qu’elle ne part pas d’un point de vue particulier, mais qu’elle évalue sa propre perspective en accord avec la pertinence de l’analyse du chercheur. L’« autre » est toujours présent, comme force motrice de la signification, et saisi dans un ensemble de traductions dynamiques qui définissent les différentes cultures présentes à l’analyse. En d’autres termes, contre les défenseurs du perspectivisme même en sémiotique, nous devons rappeler que la pratique analytique requiert nécessairement de prendre un point de vue, ou plutôt une perspective, qui en réalité décrit seulement (ne « découvre » pas !) les systèmes différentiels à l’intérieur des structures sous-jacentes des textes culturels en analyse.

Note de bas de page 17 :

Les travaux d’Anna Maria Lorusso (2010) ou encore Franciscu Sedda (2019), fondés sur le modèle lotmanien semblent aller dans notre sens.

Ainsi, la sémiosphère apparaît fondamentalement comme un modèle de l’altérité capable de rendre formellement compte des représentations collectives et des identités qui se constituent et se recomposent à l’horizon du « monde de l’autre » (Gherlone 2016). Sensible aux perspectives, intra- et inter-culturelles, le modèle russe permet de (re) construire (i) l’« épistémè », définie comme « l’attitude qu’une communauté socio-culturelle adopte vis-à-vis de ses propres signes » (Greimas et Courtés 1979 : 129) par ses productions textuelles et (ii), de la même manière, toute forme de subjectivité. De ce fait, elle saisit non seulement la sensibilité d’une culture, sa vision du monde, mais aussi la manière dont elle se réinvente à travers l’identité commune qu’elle forme avec d’autres cultures17.

6. Ontologie et sémiotique de la culture

Le compte rendu, donné jusqu’ici, à propos de l’ontologie et du perspectivisme, nous a montré que nous ne sommes pas les seuls à douter de ces nouvelles « promesses » de l’anthropologie. Cela nous permet de faire quelques remarques de fond sur les possibilités, les avantages, les risques ou, pourquoi pas, la fragilité d’une nouvelle sémiotique sous forme ontologique et perspectiviste. En d’autres termes, le moment est venu d’évaluer soigneusement les « rapports de force » entre le tournant ontologique en anthropologie et la sémiotique « classique » structurale que nous connaissons tous. Évidemment, comme nous l’avons dit dans l’introduction, nous essaierons de montrer comment en réalité, pour une fois, c’est la sémiotique qui peut combler les incertitudes, et les questions qui ont donné lieu au perspectivisme ontologique. Pour ce faire, nous essaierons d’être schématiques en traitant les problèmes auxquels l’anthropologie perspectiviste se réfère d’un point de vue sémiotique.

Notre idée est que pour rendre compte de la diversité perspectiviste au sein des cultures, c’est-à-dire des univers de signification, il faut un point de vue unique, une grande perspective unitaire, capable de saisir le mécanisme général inhérent à l’existence de ces diversités. En ce sens, à notre avis, la sémiotique greimassienne est déjà multi-perspectiviste par essence. Ici, l’article qui ouvre Du Sens (Greimas 1970) constitue une mine d’idées et de principes qui excluent la possibilité d’assumer un point de vue subjectif sur les phénomènes concernant la signification. Notamment, l’intuition de Greimas sur la constitution d’un métalangage « objectivant » – relevant exclusivement de la sémiotique – va exactement dans ce sens. En effet, si les chercheurs utilisent le même protocole d’analyse, largement fondé sur le partage du métalangage sémiotique, il est clair alors qu’il ne peut appartenir à « ce » point de vue particulier qu’ils utilisent, mais, qu’il appartient toujours et en tout cas au modèle théorique qu’ils utilisent. Par conséquent, la sémiotique, précisément en vertu de cette objectivité méthodologique dérivée (également) du métalangage, est en mesure de rendre compte de « comment » les choses signifient au sein des différentes instances de la subjectivité qui les ont prises en charge.

D’autre part, d’un point de vue historique, nous savons que ces compétences de la sémiotique ont toujours été l’objet de désir des disciplines ethno-anthropologiques. En effet, en paraphrasant le travail de Lévi-Strauss (1958 ; 1973), il est évident que le « sceau » de scientificité de la théorie anthropologique est dû au chevauchement souhaité de cette dernière avec la sémiotique structurale. Ce n’est qu’ainsi que l’anthropologie peut tenter de résoudre les dérives qui, déjà à l’époque, posaient le problème d’un perspectivisme culturel qui, aujourd’hui à travers les travaux de Viveiros de Castro, touche d’autres niveaux qui, en réalité, étaient déjà connus de la recherche.

Note de bas de page 18 :

Nous nous gardons bien de prétendre que la sémiotique, comme toute discipline scientifique, est purement « neutre » ou « objective ». Nous pensons plutôt que c’est sa méthode qui neutralise et objectivise le champ d’investigation en imposant ses propres outils.

Note de bas de page 19 :

Cf. Fontanille 2015 ; 2019 ; Couégnas 2017 ; Fontanille et Couégnas 2018.

Note de bas de page 20 :

Bien que similaires en ce qui concerne l’intervention de la sémiotique dans l’anthropologie, les approches de Geertz et de Lévi-Strauss sont fondamentalement différentes. Pour résumer, nous pourrions dire que le perspectivisme lévistraussien concerne le relativisme culturel tandis que celui de Geertz se concentre davantage sur les interprétations excessivement subjectives des chercheurs sur le terrain engagé dans la rédaction de leurs rapports.

En effet, le perspectivisme contemporain, comme nous l’avons vu, ne se réfère pas seulement aux diversités du relativisme culturel, idée qui, cependant, déjà dès l’aube de l’anthropologie, suggère la présence de multiples perspectives que les communautés sociales ont sur le monde. Le problème perspectif, en effet, intercepte également la façon de rendre compte des diversités culturelles par l’hétérogénéité des données à disposition, la manière dont elles sont recueillies (point de vue du chercheur), l’utilisation des informateurs (point de vue du « natif »). Dans cette Babel de perspectives incarnant une subjectivité spécifique, la sémiotique a le grand avantage d’apporter un point de vue unique « neutralisant » et « objectivant »18 et donc multi-perspectif : le sien ! Autrement dit, la méthode sémiotique, forte de son métalangage, réussit à activer un regard (« éloigné »), une perspective si générique qu’elle peut observer le multi-perspectivisme culturel d’en haut sans risquer d’assumer une posture subjective. À ce propos, nous pouvons mentionner (et partager) l’expression lapidaire de Lévi-Strauss (1971) lorsqu’il déclare ouvertement à la fin de ses Mythologies, qu’après tout l’analyse structurale permet de tracer une rationalité sans sujet, évitant ainsi la confrontation avec des formes de subjectivités irrationnelles qui vont dans des directions différentes. À cet égard, comme on l’a répété à maintes reprises ces dernières années19, l’anthropologie interprétative de Geertz (1973 ; 1983) trouve également dans la sémiotique le seul allié possible capable d’élaborer une interprétation objective des différentes perspectives subjectives développées par les chercheurs sur le terrain20.

Note de bas de page 21 :

En ce sens, les indications de Paolo Fabbri sont précieuses lorsqu’il expliquait souvent qu’après tout, « même le dragon a ses raisons ».

Approfondissons maintenant la question de savoir comment les outils sémiotiques peuvent, à notre avis, être considérés comme multi-perspectifs. Notre référence principale est le parcours génératif de l’école parisienne. En particulier, nous savons, par exemple, que le niveau sémio-narratif se fonde sur l’idée que les textes construisent un scénario narratif où entrent en relations différentes perspectives concernant un sujet, un objet et souvent un anti-sujet21. Nous savons également que le modèle narratif est tellement générique qu’il peut être appliqué à des textes provenant de n’importe quelle culture. Et pourtant, de temps en temps quelques chercheurs en sémiotique ne sont pas d’accord sur ce point et ressentent la nécessité de rappeler l’ethnocentrisme occidental de l’instrument narratif. En d’autres termes, la sémiotique (à l’instar de l’anthropologie), se retrouve parfois sous le « feu ami » des critiques de chercheurs qui affirment que la narrativité, telle qu’elle découle de l’étude de Propp sur les contes merveilleux russes, n’est pas adaptée à l’analyse de textes issus de perspectives culturelles non occidentales, et qui appellent à la création d’« autres » sémiotiques culturelles. À cet égard, il nous incombe de répondre par deux réflexions. La première est que le peu du travail de Propp qui reste à l’intérieur du schéma narratif canonique de Greimas est déjà filtré par le travail de schématisation et de réduction de Lévi-Strauss (1960), qui en redéfinit totalement la portée. La deuxième est que, comme nous l’avons déjà mentionné, tant la narrativité que les autres niveaux du parcours génératif, font partie d’une méthode, celle sémiotique, fondée sur un principe analytique assez générique, celui de la « différence » capable de « couvrir » (d’expliquer) n’importe quelle forme culturelle de signification.

Note de bas de page 22 :

La proposition d’anthropologie au-delà de l’humain de Kohn (2013) tient précisément compte de ce principe en considérant que la signification est, pour tous les vivants, sémiotique mais que les non-humains n’ont pas le niveau symbolique (dans le schéma de Peirce).

Note de bas de page 23 :

Lucatti (2022 : 20-21) montre que la seule référence linguistique (et non sémiotique!) de Viveiros de Castro est le travail de Benveniste (1966).

Après avoir clarifié ce point, nous pouvons remarquer un autre avantage du parcours génératif du point de vue perspectif : c’est sa stratification qui, de fait, conduit à une traduction métalinguistique sur différents niveaux d’abstraction. En d’autres termes, le parcours génératif, à chacun de ses niveaux, implique l’articulation d’un même contenu sous différentes formes plus ou moins abstraites. Pour le dire trivialement, un certain rôle actantiel peut se matérialiser à travers les occurrences figuratives les plus variées. Ici, il importe peu que les jaguars perçoivent le sang comme de la bière. D’abord, l’équivocité sang | bière peut être débrouillée d’un point de vue structural (linguistique et sémantique) au niveau de leurs sèmes constitutifs. À ce niveau de lecture, en effet, chacun de ces termes renverrait ainsi à /liquide/+/nourriture/ dont la manifestation changerait entre l’humain et le jaguar. On voit déjà comment, et Khon (2013) l’a bien montré, la sémiotique peut prendre en charge tout l’univers de sens, toutes les perspectives. Pour approfondir, d’un point de vue sémiotique, qu’il s’agisse de sang ou de bière, ces éléments acquièrent leur pertinence au sein d’un système narratif où, dans l’exemple le plus classique, ils seraient qualifiés d’objets dotés d’une valeur plus ou moins désirable. En effet, il est beaucoup plus facile d’expliquer narrativement l’aspect prédateur des jaguars et leur attirance pour un objet de valeur figurativisé tel que le sang, que de supposer (sur quelles bases alors ?) qu’ils pensent que c’est de la bière – sauf à prendre la prosopopée pour un modèle scientifique (!). À cette approche sémiotique traditionnelle, le perspectiviste convaincu rétorquera que les jaguars ne pensent pas de manière narrative et que cette proposition est donc inefficace. Notre réponse est qu’en réalité, aucun être vivant (pas même l’être humain) ne « pense » de manière narrative22. L’aspect narratif, en effet, relève de la méthode sémiotique utilisée pour « traduire » le sens dans cette perspective particulière. La puissance multi-perspective de la sémiotique générative réside dans la méthodologie analytique selon laquelle « [...] on donne toujours la même façon de voir les choses (la syntaxe actantielle, précisément) et ce sont les choses que l’on voit qui changent » (Lucatti 2022 : 18). Finalement, l’essai de Lucatti (2022), sur le travail de Viveiros de Castro, nous fait réfléchir sur la manière dont nous, sémioticiens, consacrons une partie de nos recherches à la lecture des anthropologues alors que, par ailleurs, ces derniers, y compris l’anthropologue brésilien, semblent ignorer presque totalement le travail de la sémiotique23.

Conclusions – la sémiotique comme onto-hétérologie

Note de bas de page 24 :

Gille la définit comme une « science de ce qui est, dans ses variations, à partir de la prise en compte de son absence intrinsèque d’unité » (Gille 2018 : 448).

Pour conclure, essayons de faire un pas de plus. Jusque-là nous avons cherché à montrer que la sémiotique permet « naturellement » d’étudier la diversité des cultures et la constitution de leurs « mondes », de leurs univers de sens, c’est-à-dire leurs « ontologies » ou « perspectives ». Pourrait-elle alors endosser le rôle de Science de l’hétérogène ou onto-hétérologie24 telle que la conçoit Gille (2018) ?

Partant des travaux de Viveiros de Castro et de Kant, et d’une critique du « tournant ontologique », Gille met en évidence qu’il ne peut y avoir qu’une seule ontologie au sens strict, relevant d’un niveau de catégories invariantes, et une multitude de métaphysiques qui en seraient des combinaisons locales. Il considère donc la nécessité de coordonner la pluralité des ontologies locales, dont l’anthropologie aurait pour but d’appréhender la structure combinatoire et de définir les termes « locaux » au sein de leur univers de valeurs (opération centrale de l’anthropologie lévi-straussienne d’héritage linguistique), au moyen d’une « méta-ontologie de contrôle », conçue à la fois comme plan d’unité du réel et langage de description qui permettrait leur comparaison et articulation.

Pour fonctionner, le modèle devrait être capable de rendre compte de « la manière dont les différentes manières de classer, structurer et combiner, affectent les termes ontologiques élémentaires mêmes qu’ils classent, structurent, combinent » (Gille 2018 : 458). Autrement dit, de la variation des invariants. Pour cela, il souligne la nécessité d’un modèle qui, bien que structuré à partir des catégories occidentales, serait capable de se « plier » au contact des réalités ethnographiques. Il nous semble que le projet sémiotique repose exactement sur ces principes.

En effet, la « méta-ontologie » à préciser nous semble correspondre à l’ontologie structuraliste dont les axiomes et la méthode, depuis Lévi-Strauss ou Greimas, n’ont cessé de chercher l’objectivation de ces objets fort complexes et problématiques que sont les cultures humaines.

Note de bas de page 25 :

Citation originale : “[...] è proprio a Hjelmslev che dobbiamo le indicazioni più avanzate per la costituzione di quell’ontologia regionale che è l’oggettività della semiotica. Si tratta di quella che, generalizzando un po’, possiamo chiamare insieme a Petitot (v. soprattutto 1985) l’ontologia strutturale. Hjelmslev ha insistito sulla necessità di instaurare a oggetto della linguistica scientifica la forma significante, cioè quella rete di relazioni pure costitutive della solidarietà tra i due piani (espressione e contenuto) di un insieme significante, di una semiotica”.

Ce principe est particulièrement mis en évidence par les travaux de Francesco Marsciani lorsqu’il affirme que25 :

[...] c’est à Hjelmslev que nous devons les indications les plus avancées pour la constitution de cette ontologie régionale qu’est l’objectivité de la sémiotique. C’est ce que, en généralisant un peu, nous pouvons appeler avec Petitot (voir notamment 1985) l’ontologie structurale. Hjelmslev a insisté sur la nécessité d’établir comme objet de la linguistique scientifique la forme signifiante, c’est-à-dire ce réseau de relations pures constituant la solidarité entre les deux niveaux (expression et contenu) d’un ensemble signifiant, d’une sémiotique. (Marsciani 2012 : 126, notre traduction)

Passant en revue le paradigme sémiotique, en tenant largement compte de ses composantes phénoménologiques parfois trop implicites, Marsciani met bien en évidence la « flexibilité » de son modèle. En effet, si la sémiotique a injustement été critiquée pour sa « grille trop figée », il faut rappeler que la sémiotique est un projet scientifique qui réinterroge en permanence ses acquis et notamment ses catégories analytiques. Elle semble donc posséder la caractéristique essentielle qui en ferait un outil privilégié, comme méta-ontologie ou méta-langage scientifique, pour étudier la diversité des ontologies ou des perspectives.

Les développements récents de la sémiotique (Fontanille 2015 ; 2021 ; Basso 2017) ont justement tenté de mieux circonscrire l’hétérogénéité des objets de sens, des modes de sémiose. Mais il ne faudrait pas oublier que l’attention portée à la structure et notamment à la forme du contenu, un des points cardinaux de l’analyse sémiotique, est transversale – car sous-jacente – à l’ensemble des niveaux de manifestation et permet une modélisation très simple, mais précise, de l’univers de valeur déployé par-delà l’hétérogénéité. Ce n’est donc plus l’opposition nature vs culture qu’il faut dépasser, mais la tentation d’une fragmentation des objets de la sémiotique et l’importation de « perspectives » et de concepts qui en fragilisent la scientificité.