De la générativité à la « circuitation » : instanciations et modèles diagrammatiques d’une écologie sémiotique From generativity to “circuitation”: instantiations and diagrammatic models of a semiotic ecology

Pierluigi Basso Fossali

Université Lumière Lyon 2 / Laboratoire ICAR, ENS de Lyon

https://doi.org/10.25965/as.8223

Le sens élaboré intérieurement doit trouver une forme d’expression interactionnelle à même d’affirmer ses qualités originaires ; les résultats inespérés d’une longue négociation aspirent légitimement à se traduire en un contrat reconnu et sauvegardé par les institutions ; et naturellement, le processus doit être renversé car un contrat juridique doit se manifester dans une interaction comme accord sur les rôles à jouer, la loyauté de l’interaction doit se convertir en sincérité, etc. Notre objectif est d’identifier trois circuits généraux de la signification : un circuit interne, lié à l’introjection et à la subjectivation des valeurs ; un circuit externe, qui est cultivé et administré par des juridictions institutionnelles ; un circuit liminaire, qui se positionne à l’interface entre l’interne et l’externe et qui se concrétise à travers l’interaction. Les circuits interne, externe et liminaire forgent des mondes, à savoir des écologies, asymptotiquement closes (circuits interne et externe) ou ouvertes (circuit liminaire) autour d’instances subjectales, institutionnelles et groupales. La générativité du sens n’est plus saisie à partir des relations hiérarchiques (hyper ou hyponymiques) ou d’une syntaxe de conversions. Au contraire, le sens est vu comme le produit d’une élaboration progressive et multiniveau à travers des circuits dont l’un fonctionne comme processus maïeutique de l’autre, ouvrant des conditions de possibilité locales d’individuation actantielle (instances) et de territorialisation (zones). En ce sens, chaque gestion du sens est à son tour confronté avec son faire sens (ou pas), ce qui qualifie une forme de vie en couplage avec son propre environnement.

Internally elaborated meaning must find a form of interactional expression capable of conveying its original qualities; the unexpected results of a long negotiation legitimately aspire to be translated into a contract recognized and safeguarded by institutions; and naturally, the process must be reversed, for a legal contract must manifest itself in interaction as an agreement on the roles to be played, the loyalty of the interaction must be converted into sincerity, and so on. Our aim is to identify three general circuits of meaning: an internal circuit, linked to the introjection and subjectivation of values; an external circuit, which is cultivated and administered by institutional jurisdictions; and a liminal circuit, which is located at the interface between the internal and the external ones and takes shape through interaction. The internal, external and liminal circuits forge worlds, i.e. ecologies, asymptotically closed (internal and external circuits) or open (liminal circuit) around subjectal, institutional and group instances. The generativity of meaning is no longer based on hierarchical relations (hyper or hyponymic) or syntax of conversions. On the contrary, meaning is seen as the product of a progressive, multi-level elaboration through circuits, one of which functions as the maieutic process of the other, opening up local conditions of possibility for actantial individuation (instances) and territorialization (zones). In this sense, each management of meaning is in turn confronted with its own making sense (or not), a condition that qualifies a form of life in coupling with its own environment.

Index

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Mots-clés : circuit, écologie, instances, modèles sémiotiques, sens, théories des systèmes

Keywords : Circuit, Ecology, Instances, Meaning, Semiotic models, Systems theory

Auteurs cités : Gregory BATESON, Henri BERGSON, Ludwig Von BERTALANFFY, Gilles DELEUZE, Jacques FONTANILLE, Erving GOFFMAN, Algirdas J. GREIMAS, Jürgen HABERMAS, Niklas LUHMANN, Maurice MERLEAU-PONTY, Edgar MORIN, Charles Sanders PEIRCE, François RASTIER, Paul RICOEUR

Plan
Texte intégral

0. Introduction

0.1. Générativité, modularité, paradigmes écosystémiques

Prémisse. Si le sens a besoin de passer par des formes de composition différentes c’est parce qu’il ne cesse de basculer d’une manifestation-événement à une composition-projet, de passer d’un ancrage sensible à un socle discursif, de changer son horizon écosystémique d’un environnement psychique à un environnement social, et vice-versa. Le sens préserve et préside la trace d’une divarication originaire et le sujet qui l’assume et le gère ne peut que se situer dans un entre-deux, une condition qui se répercute à tous les niveaux de gestion de la signification. La double articulation et la problématisation de la sémiose dans la corrélation entre deux formes ne serait que la conséquence directe de cette divarication entre principes différents et changement de points de vue (et donc de pertinences). C’est l’usufruit d’un entre-deux qui invite à apprécier des écarts pour les exploiter comme des tensions différentielles signifiantes ; et le tissage de perspectives montre que cette condition de milieu est signifiante à la condition de prendre en compte conjointement au moins deux terrains de pertinence.

Argumentation. Sans doute peut-on projeter des cadres figuraux différents sur les épigénèses du sens et on peut même renoncer à reconstruire un ordre de motivations sur l’origine possible de la forme « langage », mais en tout cas on a du mal à comprendre pourquoi la réunion des deux plans dans la sémiose n’a pas eu pour conséquence formelle directe la remise en cause d’un dispositif génératif monolithique. Et quand il a été scindé en parcours de l’expression et parcours du contenu, alors les deux générativités ont été pensées comme des modules indépendants pour confluer enfin vers une manifestation solidaire et dotée d’une clôture structurale que l’on peut étudier dans son immanence : la textualité. Par ailleurs, une perspective « modulaire », comme celle qui a été proposée pour la description des fonctionnements neuronaux, préserve la pluralité d’instances systémiques mais semble éliminer les tensions dialectiques au profit de l’intégration des apports de signification assurés, de manière indépendante, par chaque module.

L’idée de trouver des formes alternatives aux modèles génératifs et modulaires est déjà inscrite dans une perspective théorique qui pense les épistémologies comme plurielles et dépendantes d’un ensemble de pratiques qui doivent prendre en compte simultanément plusieurs terrains de jeu de langage. Un paradigme d’écologie sémiotique fondé sur la gestion du sens ne peut qu’être lié à un couplage avec un environnement dans lequel l’hétérogénéité et les contingences ne laissent pas la place à des déclinaisons unilatérales de valeurs. Dans cette perspective, l’idée que chaque système encode les sollicitations externes dans son propre langage interne ne résout rien. Même si les systèmes exploitent leurs langages en vue de leur propre individualisation, ils ne sont pas indépendants, et d’ailleurs le patrimoine sémiotique mobilisé n’est pas « privé ». Les systèmes sont des instances déjà plurielles et facettées qui profitent de leur entrelacement afin d’échanger des impulsions à la réorganisation, des tests de résistance et des admissions de contingence. Chaque corrélation d’instances en train de se constituer dans un cadre trans-individuel d’individuations réciproques raccorde leurs organisations systémiques avec les environnements respectifs. Ce type de modèle écologique du sens semble interdire la possibilité d’imaginer des épistémès et des modes d’existence corrélés qui organisent préalablement et unilatéralement des univers de signification, voire des ontologies. Les instances sont interrogées par des circuits de sens dans lesquels elles promeuvent des valeurs au moins autant qu’elles cherchent à les recevoir, approfondissant les paradoxes inhérents au maintien d’un entre-deux qui ne peut jamais être réduit dans une observation intégrée de relations implicatives et potentiellement opérables. La sémiotique défend un espace interprétatif qui sépare les conditions d’existence et les formes de vie pour le reconnaître comme un cadre ouvert de déterminations, essentiellement modales, selon des compositions changeantes d’instances (intrasubjectives, intersubjectives, institutionnelles).

Arrière-plan. Notre programme d’une écologie sémiotique de la culture (Basso Fossali (2017) ne peut que profiter de l’héritage théorique de Gregory Bateson. La recherche de Bateson était fondée sur une perspective visant l’équilibre entre circuits clos et circuits ouverts. Les circuits qui concernent des organismes complexes sont clos car ils arrivent à distribuer en interne les effets de certains chaînes causales aussi bien que leurs rétroactions sur les conditions de départ :

ces chaînes de causalité constituent des circuits fermés, ce qui signifie que l’interconnexion causale peut être relevée le long du circuit dans un sens, puis dans le sens inverse, quelle que soit la position (arbitrairement) choisie comme point de départ de la description. Dans un tel système, les événements survenant en n’importe quel point du circuit sont censés avoir un certain effet sur toutes les positions du circuit (Bateson 1972, tr. fr. t. II : 189).

Ils sont aussi des circuits ouverts car ils échangent de l’énergie avec l’entour et d’ailleurs les événements internes peuvent influencer des processus externes et vice-versa (ibid. : 412). Les « circuits cybernétiques » de Bateson montrent leur ancrage dans les médiations sémiotiques, dans une tiercéité qui rend non banale toute élaboration du sens. Quand les circuits concernent des formes d’interdépendance et des opérations récursives, il est impossible de les réduire à des linéarités causales ; un circuit résiste à toute réduction configurationnelle monoplane et développe au contraire des plis autoréflexifs, voire des paradoxes qui ne permettent jamais une autocompréhension complète, mais seulement des autocorrections partielles et de nouveaux vices de forme. La vision cybernétique de Bateson était liée au paradigme order from noise ; c’est pourquoi l’aspect heuristique crucial était de s’engager à expliquer comment une sollicitation aléatoire était transformée dans une réponse causale interne au circuit, et ce à partir de la solidarité d’interconnexions entre le point d’impact et tous les autres points du circuit. En même temps, la restructuration qui donne un « sens » à la contingence n’a pas la possibilité d’être saisie dans toute son extension par l’instance qui l’expérimente : elle ne voit que des « arcs » dans les circuits sollicités (Bateson 1972, t. I, tr. fr. : 187).

0.2. Subsomption, analogisation, traduction, déconstruction

Même à l’intérieur de la théorie des systèmes, on a souvent conçu la constitution du sens comme une activité de catégorisation et d’encodage, « augmentée » éventuellement par des principes de transposition et de proportionnalité. La sémantique structurale a pris le risque d’intégrer la rationalité narrative comme capacité de gérer l’hétérogénéité catégorielle, mais en jouant sur l’élasticité discursive (Greimas & Courtés 1979) et donc sur l’économie figurative, pour continuer à subsumer des énoncés dans des prédicats-types, relevant d’une sémantique et d’une syntaxe « fondamentales » (ibid.).

L’influence de la pensée catégorielle pèse sur l’approche des phénomènes de signification et tôt ou tard la subsumption semble intervenir pour remédier à d’autres modèles rationnels mobilisés localement par le discours, comme l’analogie et la traduction. Les remèdes structuraux apportés se présentent comme des mesures épistémologiques avisées contre la radicalisation à laquelle les autres modèles sont condamnés une fois que l’horizontalité des relations est privilégiée. En effet, la dernière étape de la maximalisation des modèles fondé sur l’analogie et la traduction serait, au moins en apparence, la déconstruction. En effet, l’analogie et la traduction introduisent une prééminence de l’expérience du sens, au détriment de l’existence de contraintes sémiotiques. Toutefois, nous pouvons nous demander si l’analogie et la traduction peuvent seulement subir la thérapie de la subsomption ou la séduction de la déconstruction, ou bien s’il y a d’autres modèles pour échapper à cet aut aut.

Entre la recherche de causes « analytiques » (générativité) et l’acceptation d’une dérive d’effets synthétiques (déconstruction), on a recherché une tierce voie écosystémique, fondée sur des déterminations bidirectionnelles (top-down et bottom-up). Toutefois, la pluralité interne aux instances concernées, la récursivité des opérations promues et la polydimensionnalité des effets-réseau émergents va bien au-delà d’un simple couplage structural. Le sens n’est pas une question « autochtone » qui peut être réglée et appréciée à l’intérieur d’un système sous forme de représentation du monde extérieur ou même de « chiasme » (Merleau-Ponty 1964) qui se limite à la réversibilité propre à un circuit de constitutions perceptives (actives/passives). Pour rendre compte de l’hétérogénéité en tant qu’hétérogénéité, résistant à toute composition radicale (totalisation de sens) et à toute appropriation unilatérale (solipsisme), il faut attribuer aux instances des formes de vie interconnectées et perméables à l’environnement. La forme de vie doit être à même (i) d’intégrer une altérité propre (environnement psychique) et (ii) de se constituer en passant par des altérités externes (environnement social). Les médiations sémiotiques permettent d’exploiter la pluralité d’instances et de réseaux pour corréler des valeurs sur des plans différents, en multipliant les déterminations signifiantes (mondes) sans perdre de vue l’habitat et l’ancrage matériel auxquels le corps reste lié. Le principe d’une écologie sémiotique s’exprime à travers une dimension transindividuelle (Simondon 1964) qui prime sur les dimensions subjective et sociale, tout en sachant qu’elle a du mal à s’auto-observer, tout comme une traduction a du mal à objectiver le salto mortale (Ladmiral) qui caractérise le passage d’une langue à l’autre.

0.3. L’épistémologie renversée

Le sens n’est au fond qu’une série transformationnelle de tentatives de redéterminer les contraintes auxquelles il devrait être soumis ; a minima, il se dirige vers une reprise de ces contraintes, avec des tentatives multiples d’objectivation, d’appropriation, d’usufruit. Comme nous l’avons dit, ces reprises ne peuvent pas combler la divarication entre expérience et discours, l’environnement sensible fonctionnant à la fois comme ancrage des manifestations-événement et comme soutien des compositions-projet. Si le sens comme direction se projette en avant, son épistémologie est derrière lui ; il doit reprendre ce qui le fonde pour renverser le destin des déterminations prioritaires. Il sort ainsi d’une généalogie de causes et d’effets. Toutefois, afin d’effectuer cette émancipation, il n’a pas de modèles préalables : il s’exprime à travers des exemplifications pratiques qui donnent lieu à des traditions culturelles. Cela veut dire que les pratiques sont strictement liées à une rétroduction : se regarder en arrière pour reconstruire les marges de manœuvres significatives qui ont été trouvées par rapport à des possibles contraintes initiales. Le repérage des marges de jeu se réalise par exemplification de résistances manifestées par la scène d’accueil ou par des résistances directement avancées comme tentative d’émancipation.

Sur le plan anthropologique, ce qui est premier est une tradition culturelle, ce qui veut dire que la pluralisation des épistémologies relève des pratiques. Au fond, les « ontologies » ne sont que la rétroduction d’un système praxéologique vers une épistémologie qui devrait supporter des résistances manifestées et avancées, bref des feedbacks par rapport aux échanges constants entre événements et prises d’initiative. Ainsi, les pratiques, avec leurs élaborations épistémologiques plurielles, offrent des formes autoréflexives qui structurent des modalités de gestion du sens.

L’idée de base de cette contribution est de décrire ces modalités selon des circuits de sens. Ces derniers tendent à revendiquer une autonomie, mais se révèlent tôt ou tard comme inévitablement entrelacés. Cela veut dire que la compréhension des formes de résistance manifestées et avancées doit passer de manière inéluctable par d’autres circuits que celui qui a été promu au départ. En effet, tout comme le cadre institutionnel qui s’offre comme appui de la force illocutoire d’un discours ne peut être la seule base pour comprendre les effets perlocutoires, une pratique ne pourra jamais totaliser ses effets de sens à l’intérieur du scénario dans lequel elle se réalise, s’ouvrant vers d’autres scènes et interrogeant la tenue limitée de son arrière-plan épistémologique (la « trans-disciplinarité » est pertinente bien au-delà du domaine scientifique, et à plus forte raison).

0.4. La proportionnalité sémiotique

Note de bas de page 1 :

Par ex., un livret d’instructions peut intégrer la pratique qu’il cherche à coder et à procéduraliser, mais ce livret est lisible seulement à partir d’une pratique experte dotée a minima de certaines connaissances de terrain.

Prenons comme exemple le cas classique de la textualité. Chaque texte est interprétable seulement à l’intérieur d’un croisement de pratiques différentes (aucune ne peut revendiquer une autosuffisance) ; par exemple, on a besoin de le situer dans un cadre stratégique qui indique une prise de responsabilité par rapport au rôle que l’on a délégué à l’objet qui présente cette textualité. En même temps, chaque constitution de signes qui fait partie d’un patrimoine culturel implique a posteriori des postures énonciatives et donc des manières de s’afficher en tant qu’instances responsables d’une perspective de signification. Cela nous invite à reconnaître que la signification n’est pas située sur un plan de pertinence, mais sur au moins deux, de sorte que l’un soit le principe de problématisation de la sémiose instruite par l’autre. Si la signification n’est pas « monoplane », mais, par homologie structurale, au moins biplane comme les langages, à tel point que c’est la perspective d’un plan qui remet en discussion ce qui peut jouer le rôle d’expression ou de contenu dans l’autre plan ; alors les intégrations bidirectionnelles entre les plans de pertinences1 (Fontanille 2008) finissent par constituer une sorte de dialectique sans résolution ultime et donc une circularité entre délégation et symbolisation, à savoir entre un modèle pour – délégation – et un modèle de – symbolisation (Basso Fossali 2023). Par exemple, une partition est un modèle pour l’exécution, mais elle peut jouer aussi un rôle intransitif et valoir comme modèle de l’écriture de la musique. De manière plus générale, une énonciation est un modèle pour prédiquer et négocier certaines valeurs, mais elle est aussi un modèle de l’interaction qu’elle veut promouvoir, selon la dialectique entre dire et montrer que la philosophie du langage a bien reconnue. Les deux modèles ne sont pas dissociés, mais l’un « rentre » sur l’autre, par exemple en termes de tensions entre plan de l’énoncé et plan de l’énonciation.

Au-delà de la dialectique circulaire entre modèle de et modèle pour qui semble régler toutes les articulations entre les plans de pertinence, tous les principes que nous avons déjà mentionnés jusqu’ici décrivent des tensions imperfectives que l’on peut gérer et décrire sous la forme de circuits. Cela dit, la dialectique entre délégation et symbolisation montre un principe spécifique : la proportionnalité sémiotique. Selon cette proportionnalité, on doit articuler entre elles des forces (ou des faiblesses) de symbolisation et de délégation selon les degrés de détermination sémiotique favorisés par les plans de pertinence associés.

Ce que le sens commun indique comme symbole – et qui a peu à voir avec les conceptualisations élaborées par Peirce ou par Cassirer –, n’est qu’un signe qui veut assurer, de manière disproportionnée, un raccourci dans les relations entre les plans de pertinence (par ex. le symbole d’une forme de vie). En cachant les passages par des intégrations successives, il évite d’expliciter sa sémiose, et ce avec la prétention de garder sa force, même si ces opérations emportent une forte indétermination. Cette acception du symbole le caractérise comme une signification originaire et ineffable qui n’a pas besoin ni de délégation – sa perspective d’énonciation est réifiée – ni de détermination sémiotique – sa structure reste monoplane.

Note de bas de page 2 :

Afin d’éviter toute confusion, ce « symbole » doxique devrait être désigné autrement dans le métalangage sémiotique, bien que cela nécessiterait un néologisme, par exemple exogramme, à savoir un élément sémiotique qui reste en dehors des circuits (« exo ») n’acceptant aucune médiation (voir l’utilisation de « gramma » pour des mots tels que télégramme, phonogramme, etc.). En effet, ce qu’il nous intéresse de souligner ici, c’est que le sens commun s’est bel et bien focalisé sur ce qui cristallise les enjeux de sens – le symbole – sans pouvoir les remplir (en tant que signe ineffable), précisément parce qu’il n’accepte, dans sa circuitation, aucun microcircuit interne, aucune dialectique entre modèle de et modèle pour.

Le symbole, tel qu’il est conçu par la doxa2, est donc le point limite de la proportionnalité sémiotique, là où symbolisation et délégation ne peuvent pas jouer leurs rôles d’attracteurs de la signification, le premier qui a comme point de départ une exemplification, voire une codification, l’autre qui a comme enjeu principal un investissement de sens qui s’ouvre à l’appropriation et à une expérience de sens située. En effet, à partir des deux plans de pertinence les plus extrêmes – signe et forme de vie (Fontanille 2008) –, on peut assister au passage corrélé entre l’attracteur système et l’attracteur environnement, attracteurs qui fonctionnement comme cadres des formes de gestion de la signification. Si l’on a donné un rôle tout à fait privilégié à la sémiotique textuelle, c’est parce que le discours, comme principe d’organisation locale, joue un rôle d’attracteur-médiateur entre système et environnement, en proposant un monde possible doté de ses propres régularités internes dans les échanges entre symbolisation (portée hétéro-référentielle du texte) et délégation (chaque texte est un dispositif énonciatif de consignes pour des interprétations commensurables, voire convergentes). Bref, le discours est l’emblème d’une proportionnalité sémiotique qui évite les réifications des « symboles » et les indéterminations sémiotiques des formes de vie (en effet, ces dernières sont souvent réduites à leurs caprices stylistiques, donc à de vagues esthétismes et à des appréciations erratiques, ou encore à des mythes liés aux instincts et aux intuitions qui n’auraient plus besoin de médiations sémiotiques).

1. Les circuits de la signification

1.1. Hypothèse de travail

Note de bas de page 3 :

En ce sens, les microcircuits se présentent comme une précision théorique par rapport à la notion d’« intégration » qui a été proposée à l’origine pour expliquer l’articulation entre les plans de pertinence (Fontanille 2008). Les microcircuits indiquent une « dialectique sans synthèse » et donc une intégration imperfective et constamment réversible (donc non hiérarchisée). Par ailleurs, le fait que chaque plan joue un rôle de modèle de ou de modèle pour par rapport à celui avec lequel il s’articule montre que la délégation et la symbolisation agissent comme instance critique l’une par rapport à la vocation de l’autre. Si l’on pense au fossé qui sépare les théories fonctionnalistes et institutionnelles de l’art (Basso Fossali 2002), on comprend bien l’utilité d’une proportion sémiotique, inhérente aux microcircuits, qui empêche de trancher définitivement la question dans un sens ou dans l’autre.

L’articulation entre plans de pertinence assurée par une proportion sémiotique entre modèle de et modèle pour se décline comme une série de microcircuits de signification qui sont gérés par les instances énonciatives3. Toutefois, si nous assumons la relation entre le plus périphérique et enveloppant des plans de pertinence, celui des formes de vie, la gestion du sens commence à être de plus en plus perméable à l’environnement : des effets de sens on passe aux effets de vie. De la territorialisation des institutions et des inscriptions sémiotiques on passe à un habitat qui encadre la gestion même du sens lui confiant diverses options de significativité. D’une part, il est évident que la vie de la signification n’est pas une conséquence de sa structuration à travers les actes de langage ; au contraire, l’habitat oblige immédiatement à choisir les diverses formes d’individuation des instances énonciatives mêmes. D’autre part, les effets de vie sont les fruits de dynamiques internes et externes que les instances énonciatives peuvent essayer d’accompagner et même d’exploiter sous la forme de canalisations, sans pouvoir s’imposer comme direction-source d’un sens « promu ». Dans les relations entre formes de vie et sémiosphère, les premières semblent plutôt être exposées au sens, parfois peuvent recevoir du sens et éventuellement elles parviennent à co-appartenir à la dynamis (capacité de devenir) qui est propre à l’environnement.

Note de bas de page 4 :

Voir par exemple Fontanille (2021) et Basso Fossali (éd. 2021).

Notre idée est de penser la prise de forme des instances à l’intérieur des circuits de signification différenciés qui offrent des canalisations diversifiées mais en communication : les circuits de la subjectivation, de l’interaction et de l’institutionnalisation. De manière plus formelle, nous parlerons d’un circuit interne dans lequel s’installent les dynamiques de subjectivations, d’un circuit externe pour ce qui concerne les formes de vie institutionnelles et d’un circuit « liminaire » de l’interaction, en raison du rôle d’interface qu’elle joue par rapport aux autres circuits, en donnant lieu à des instances groupales. Ces circuits sont entrelacés et donc ils ont des points de contact qui permettent des transplantations des dynamiques de sens, soumises alors à différents cadres écologiques. Nous essayerons de présenter ce modèle à circuits entrelacés dans les prochains paragraphes, avec une focalisation prioritaire sur les circuits de la subjectivation et de l’interaction, les institutions de sens ayant déjà reçu une attention majeure dans la recherche sémiotique de ces dernières années4.

1.2. La dimension anthropologique des circuits

Note de bas de page 5 :

La Verständigungspraxis d’Habermas (1992 : 30) est l’horizon d’entente d’une communauté d’interprètes. Les acteurs orientés vers l’entente s’appuient sur une compréhension de la situation négociée collectivement à travers le langage et n’interprètent les données factuelles qu’à la lumière des revendications de validité reconnues de manière intersubjective (ibid. : 44). Habermas parle explicitement d’un « horizon d’une précompréhension orientée [leitendes Vorverständnis] de la société » (ibid. : 468).

Selon un modèle à circuits entrelacés, le sens ne peut plus être décrit ni selon une perspective générativiste, ni en termes génétiques. D’une part, la générativité du sens n’est plus saisie du simple vers le complexe ou du formel vers le substantiel, étant donné que l’ancrage expérientiel de la signification concerne une figurativité déjà déclinée et des couplages avec des environnements de référence. D’autre part, les conditions de possibilité de la signification ne peuvent plus être décrites à partir d’une seule dimension génétique, laquelle serait l’épicentre de tout déploiement du sens, fût-elle une égologie (Husserl), une trans-individualité (Simondon), un horizon praxique d’entente sociale5 (Habermas). Notre hypothèse de travail est que le fait de choisir une dimension génétique ne peut qu’avoir comme résultat la perte d’un principe de médiation et la réintroduction des préjugés ontologiques (réifications), voire métaphysiques (dépassement d’une signification à plein régime vers une origine « aurorale » de la signification).

S’il y a une dimension anthropologique de la signification, elle ne se décline pas sous la forme de l’autosuffisance des instances et des dimensions génétiques, mais sous les enseignes de la codépendance et de la distribution des enjeux écosystémiques sur plusieurs circuits de sens. En effet, nous pouvons reconnaître une inspiration peircienne qui nourrit notre prise de position épistémologique : chaque instance – sujet, groupe, institution – peut s’ériger en tiercéité interprétative de son environnement, mais elle se trouve en jeu aussi comme priméité à interpréter et comme partie prenante dans des relations tensives avec d’autres instances (secondéité).

Les (macro-)circuits que nous essayons d’identifier – le circuit interne de la subjectivité, le circuit liminaire de l’interaction et le circuit externe de l’institution – doivent être pensés comme capables d’assurer à la fois une reprise et un écart. Ce couple conceptuel peut être préféré à la dialectique entre répétition et différence, afin de souligner les efforts, les tentatives de traduire et reprendre autrement le sens dans un autre circuit. En effet, les circuits ne peuvent pas être réduits à une même tension formelle car ils sont, dès le départ, des anneaux qui font évoluer des thématisations de valeurs selon des économies et des intérêts distincts. En outre, chaque circuit est une construction d’attentes qui rencontre des expériences correspondantes mais aussi des vides, des lacunes, normalement plus vastes que la canalisation exploitée.

Note de bas de page 6 :

Les dynamiques de socialisation restent un circuit médiateur entre la psychologisation et la codification, en donnant lieu à une fibrillation de productions sémiotiques à la recherche de formes moins instables à l’intérieur d’un collectif plus ou moins étendu. La socialisation fonctionne à la fois (i) comme un test d’une culture commune qui admet la légitimité d’une dissidence car collectivement interprétable (dialectique entre émancipation et intégration) et (ii) comme une articulation entre une société formelle (Gesellschaft) et une communauté vécue (Gemeinschaft).

Au fond, on peut penser à des mouvements typiques comme le passage de la conviction qui a mûri chez une personne donnée, à son besoin de la partager avec ses pairs à travers la persuasion et enfin à l’ambition éventuelle de la voir ratifiée comme une orientation institutionnelle. Cela dit, la syntaxe « élaboration personnelle, socialisation6, institutionnalisation » peut être renversée, comme dans le cas de l’activité législative : une loi qui est publiée au journal officiel devient le sujet de discussions et d’interprétation à l’intérieur de groupes d’opinion plus ou moins influents et peut être enfin introjectée par un acteur social en se transformant en sentiment de justice (ou pas).

La pluralité des circuits a pour conséquence que, pour chacune des instances, toute logique de « circuitation » close et autonome ne saurait que frustrante et illégitime ; au contraire, toute conduite du sens à l’intérieur des circuits se révèle comme réversible, entrelacée et aussi excédante, ce qui nécessite alors de passer d’une forme de régénération à l’autre de la signification, sans pouvoir construire un circuit intégré de la culture qui serait à même de coder et d’harmoniser totalement ses procédures et ses relations internes.

1.3. Courbes et rétroactions dans les circuits

La notion de circuit que nous sommes en train de proposer n’est pas immédiatement superposable à celle que l’on utilise pour désigner un circuit électrique. Pourtant, ce dernier a été conçu avant tout comme structure idéale, comme un modèle physique et mathématique, par rapport à ses réalisations matérielles. Cette structure met en relation – pour rester aux éléments qui peuvent favoriser une analogie – une instance génératrice, des intensités, des tensions, l’extension du réseau des conducteurs, des nœuds en tant qu’extrémités des branches du réseau, un fonctionnement en boucle entre ses pôles. Il est suffisant d’ajouter des boucles de rétroactions pour obtenir une complexification considérable du circuit et s’approcher d’un circuit de signification, étant donné que l’on sort d’un paradigme de valeurs traitées sur un plan linéaire de causes et d’effets. Des circuits non linéaires et diversement orientés sont susceptibles de faire émerger une auto-organisation, des évolutions, des formes d’autoréflexivité aussi. Il n’est pas nécessaire de reconstruire ici toutes les étapes de la pensée cybernétique pour comprendre que notre proposition, interne à la sémiotique, s’insère quand même dans cette tradition. En sémiotique le terme « système » est déjà utilisé dans le métalangage disciplinaire et par la suite, sur le plan figural, le diagramme du circuit peut faire figure de dimension prototypique du système. Toutefois, nous ne voulons pas aborder les instances (subjectives, interactionnelles, institutionnelles) en termes de « circuit » ou de « système » ; ce que nous voulons promouvoir est une description des circuits que ces instances suivent pour continuer à se constituer (elles ne sont pas réductibles à leur socle ontologique) et à s’interdéfinir, ou mieux, à se comprendre mutuellement.

Note de bas de page 7 :

https://lecircuitelectrique.com/fr/

Note de bas de page 8 :

https://lecircuitelectrique.com/fr/actualites

Note de bas de page 9 :

En effet, cette affirmation est la conclusion d’un argument qui synthétise une série de positions « constructionnistes » sur la constitution signifiante du monde perceptif, de Piaget à von Uexküll, de Cassirer à Whorf, en passant par von Humboldt.

Au Canada, le « Circuit Électrique » est le nom du « plus important réseau de recharge public pour véhicules électriques au Québec et dans l’Est de l’Ontario7 ». Le modèle abstrait du circuit électrique non seulement trouve des manifestations matérielles dans les dispositifs électriques de nos maisons, mais il devient aussi un réseau de pratiques orientées par le choix écologique d’une voiture électrique ; et encore une fois, ce dernier cas, qui pourrait se réduire à une vision topologique monoplane (trouver des bornes de recharge), se révèle immédiatement être un circuit de rétroactions, avec une reconnaissance réciproque des rôles individuels joués (membres de l’organisation et citoyens) dans le même projet écologique. Ce projet en forme de circuit débouche enfin sur un mouvement interactionnel solidaire (« Joignez le mouvement ! ») susceptible de transformer les pratiques au-delà du système routier en tant que tel : « Le ministère du Tourisme lance les premiers circuits touristiques électriques dans le cadre d’un projet pilote nommé Explore Québec – Circuits branchés8 ». L’exemple du tourisme n’est pas anodin parce qu’il introduit une autre axiologie et d’autres enjeux potentiellement concurrentiels par rapport à l’efficience des déplacements routiers, ce qui oblige à préciser les limites du projet pilote en indiquant le nombre d’étapes touristiques que l’on peut prendre en considération pour appliquer des rabais sur le coût de l’énergie. Bref, on voit bien que le « Circuit Électrique » en tant que mouvement est non seulement plus complexe qu’un circuit électrique standard, mais qu’il se décline en outre forcément selon des courbes sinueuses et des rétroactions. À ce propos, Von Bertalanffy avait remarqué de manière incidente mais significative9 que :

Note de bas de page 10 :

« Si l’organisme était un appareil photo et la cognition une sorte d’image photographique du monde extérieur, il serait difficile de comprendre pourquoi le processus cognitif emprunte un chemin tortueux [...] en passant par des univers fantastiques, mythiques et magiques, pour arriver finalement et tardivement à la vision du monde prétendument “objective” de l’Américain moyen et de la science occidentale » (nous traduisons).

if the organism were a camera and cognition a kind of photographic image of the outside world, it would be hard to understand why the cognitive process takes the circuitous route […] via fantasmic, mythical and magical universes, only finally and lately to arrive at the supposedly “objective” world outlook of the average American and of Western science10. (Von Bertalanffy 1969 : 194).

Note de bas de page 11 :

Il est évident que la notion ici élaborée diffère de la définition de circuit donné par Peirce : “A circuit of states is a line of variation of states which returns into itself and has no extreme states” (Peirce, Collected Papers 7.287). Toutefois, dans cette définition (« un circuit est une ligne de variation d’états qui revient sur elle-même et n’a pas d’états extrêmes »), on trouve des éléments importants à intégrer et qui nous conduiront à utiliser l’image du ruban de Möbius.

Le terme « circuitous » (tortueux) nous offre un interprétant valable de la conception du circuit que nous sommes en train de proposer11 ; c’est un circuit où les connexions sont indirectes, passent à travers des détours, impliquent des délégués et des médiations ultérieures. Les circuits aident à contourner les obstacles, à interposer des filtres, à reprendre autrement des chemins interrompus ; mais c’est ici qu’il faut remarquer que le circuit ainsi conçu implique aussi une rotation des rôles actantiels et donc des perspectives interprétatives mutuelles. Comme il accepte des modalisations hétérogènes et des modalisateurs divers, on peut en déduire qu’il n’est pas exclusif et qu’il accompagne seulement une partie des pratiques co-existantes.

1.4. Circuits et médiations sémiotiques

Note de bas de page 12 :

Tôt ou tard un observateur critique qui met en perspective des perceptions ou des énonciations doit se reconnaitre lui aussi comme une instance impliquée dans la scène qui permet cette objectivation. « L’observateur n’est plus un sujet ayant des droits spéciaux fondés transcendantalement dans son coffre-fort ; il est à la merci du monde qu’il connaît » (Luhmann 1997, tr. fr. 738) et il doit reconnaître son « point aveugle » (les distinctions qu’il a opérées sont inhérentes à ses propres possibilités d’observation et ce qui reste en dehors de son champ constitutif n’est pas objectivable).

Les médiations sémiotiques offrent le support pour passer d’un circuit à l’autre et là où l’articulation entre les circuits se réalise, à savoir l’interaction, leur soutien devient aussi une base autoréflexive : un « mi-lieu » où les diverses instances font évoluer les formes mêmes de leurs systèmes de signification et de communication. L’environnement sémiotique traverse et alimente tous les circuits mais il trouve aussi, grâce à eux, un principe de réarrangement structural, se constituant ainsi comme domaine traitable et négociable : la langue s’institutionnalise, elle est observée et commentée par les pratiques qui en renégocient les emplois, elle est soumise à une activité de conceptualisation qui profite d’une réélaboration et d’un approfondissement subjectifs. Pourtant, cette « domanialisation » des médiations sémiotiques reste fuyante, car les instances énonciatives doivent nécessairement « lâcher prise », abandonner des postures « méta » qui seraient finalement paralysantes (il n’est pas raisonnable de continuer à médier les médiations selon des observations d’énième ordre), et enfin vivre la signification12 selon des conversions continues entre discours et expérience, tout en sachant que l’on peut seulement gérer les indéterminations et les intraductibilités locales. C’est pourquoi on dit que l’on vit la langue comme un environnement.

L’image est nette : les circuits s’opposent à la domanialisation. Non seulement ils n’acceptent pas de rester dans un domaine de valeurs donné, mais ils s’opposent aussi au sentiment de « territorialisation » que le domaine semble apporter. Il y a un circuit dès qu’il y a des mouvements différemment engendrés qui échangent leurs apports pour participer à la constitution d’une instance qui puisse continuer à circuler, sans se réduire à l’un ou à l’autre. Comme on l’a vu alors, le circuit s’offre comme une canalisation dynamique qui permet des retours et des écarts entre discours et expérience, entre connaissance explicite et immersion implicative. En même temps, le circuit affiche ses bords et indique, au-delà de ses limites, des espaces non encore habités par une signification structurée (imaginaire), voire des vides heuristiques, des territoires inexploités, des zones inaffectives, neutres. Au-delà des bords du circuit, les conditions pour l’émergence d’instances, notamment avec une agentivité énonciative, ne sont plus réunies.

Entre les circuits, il y a des relations osmotiques, des tensions traductives et des modélisations réciproques à distance. Une épistémologie du sens à circuits entrelacés s’oppose aussi aux paradigmes fondés sur des réseaux où la question de l’interprétation ou de la pratique reste l’activation et/ou la transformation d’une série de connexions, à tel point que même la subjectivité n’est qu’un résultat, un effet du réseau. Le circuit restitue un poids aux instances qui guident, même si c’est toujours de manière provisoire, la canalisation de la signification ; en même temps, il préserve l’idée que les instances sont toujours en cours de constitution, sans permettre leur réification, mais accueillant la profondeur temporelle des expériences et des projets (mémoire et attente).

Chaque circuit comprend la confiance et l’habitude des instances concernées et les parcours de sens normalement exploités, mais il indique aussi les progrès et les régressions, les enrichissements et les désémantisations possibles. Ensuite, chaque circuit doit échanger des valeurs avec les autres circuits, ce qui permet de chercher ailleurs la résolution des manques et des disproportions éprouvées, mais avec le risque aussi d’hériter des paradoxes qui hante un autre circuit. Par rapport à la théorie de Rastier (2001 ; 2002) des zones anthropiques (identitaire, proximale, distale), un modèle fondé sur des circuits de signification nous semble ajouter des précisions importantes, étant donné que des topiques sémantiques deviennent des écologies sémiotiques qui dé-ontologisent leurs instances énonciatives – seul l’entrelacement des circuits leur permet de s’individuer – et permettent d’apprécier en même temps des forces centrifuges (dispersives) et centripètes (cohésives) par rapport à une proportion, un équilibre modal, que l’on veut défendre (une vision anthropique ne peut pas effacer les circuits qui ont contribué à définir les ambitions des projets culturels). Un projet culturel qui permet à la fois individuation et socialisation, émancipation et institutionnalisation, doit se penser nécessairement à travers une pluralité de circuits qui changent aussi la vocation des jeux de langage exploités.

2. Circuits et écologie sémiotique

2.1. L’irréductibilité de l’écologie aux circuits économiques

Chaque circuit exprime des enchaînements énonciatifs possibles (virtualités), permet un contrôle relatif sur la configuration du parcours actualisé, mais l’instance concernée n’est pas nécessairement le centre autour duquel le circuit se décline ; au contraire, elle n’a que les circuits pour s’individuer, elle cherche à s’isoler sans s’appartenir vraiment, car elle n’est qu’une émergence du mouvement interne au circuit. Les circuits de sens que nous sommes en train de postuler sont caractérisés par une rupture de l’auto-compréhension, en réclamant d’autres instances interprétatives dotées de leur propre circuit. C’est pourquoi toute métaphore économique serait inopportune ; certes, la circulation de la monnaie actualise la valeur de cette dernière et la vélocité des échanges influence sa valence. Mais ce parallélisme peut être dangereux car il peut offrir un appui au paradigme épidémiologique de la culture qui rend secondaire, voire dérisoire, l’apport des médiations sémiotiques et le travail interprétatif, lequel peut considérer aussi la patrimonialisation de valeurs à très basse circulation.

Pourtant, on pourrait souligner que même les circuits économiques restent à interpréter dans leur opacité interne ; par exemple, les échanges rapides de la finance ont produit aussi, dans certains cas, des effets pervers provoquant l’inflation d’une monnaie. D’une part, l’économie de la monnaie ne suffit pas comme exemple de modèle à circuits entrelacés car elle est fondée, malgré tout, sur une tiercéité au centre du circuit, une instance médiatrice qui soutient tous les échanges en leur donnant une mesure commune. D’autre part, il faut résister aux simplifications concernant le domaine économique ; par exemple, il faut remarquer que l’observation de deuxième ordre sur l’impact des jeux en bourse montre un facteur supplémentaire de complexification qui modifie fréquemment l’interprétation de la quantité de liquidité monétaire détenue par les entreprises. Cela montre bien une complexification du domaine économique, avec des rétroactions et une restructuration constante du domaine à travers l’observation. Toutefois, à la tendance à la clôture de ce type de systèmes économiques, il faut opposer l’entrelacement des circuits de signification, entrelacement selon lequel chaque « arc de sens » peut impliquer des bénéficiaires ou des altérités critiques qui ne sont pas actualisables dans le même cadre « économique ». Comme nous l’avons dit, le circuit de sens que nous sommes en train de postuler implique une rupture de l’auto-compréhension, en réclamant d’autres instances interprétatives avec leur propre circuit.

La décoïncidence entre autoréférentialité et auto-compréhension exprime synthétiquement la nature d’un circuit. Cette décoïncidence concerne aussi la subjectivité ; en effet, elle peut se constituer seulement à travers l’entrelacement de son circuit avec les autres. En ce sens, c’est la rencontre avec l’écologie de sens de l’interaction qui lui permet d’approfondir une problématisation du soi à l’interface entre image négociée et identité revendiquée (circuit liminaire de l’interaction) et entre engagement et implication (circuit externe des cultures institutionnelles).

2.2. Le rôle du circuit liminaire

Le circuit liminaire concerne l’interaction comme interface entre le circuit interne, à savoir le siège d’appréciation de la conversion possible entre valences expérientielles et valences discursives, et le circuit externe, que nous caractériserons comme une écologie des formations institutionnelles. Dans le circuit liminaire, les instances doivent se constituer comme des acteurs bifaces : une face regardant le bord externe du circuit interne et une face observant leurs reflets dans un circuit externe subdivisé en sous-circuits spécialisés selon les différents domaines sociaux.

Au-delà des dispositions et des principes régulateurs adoptés par les interactants, l’interaction présente en soi un circuit de rétroaction causale qui semble formellement traduire les sollicitations contingentes dans une structure conséquente d’actes coordonnés. Encore une fois, les médiations sémiotiques semblent offrir des grammaires et des jeux de langage capables de catalyser une coordination solidaire ou polémique. Dans l’interaction, les phénomènes de coordination passent par des formes d’imitation aussi bien que par des formes de complémentarité ou d’opposition.

Au fond, l’interaction protège le sens d’un excès d’introjection (vers le circuit interne) et d’un excès d’abstraction (circuit externe). Elle arrive à concilier ainsi personnalisation des rôles et engagement à soutenir les grammaires institutionnelles socialisées : les extrêmes s’entrelacent grâce à l’interface d’une interaction médiatrice. Ainsi, on peut observer parmi les sociologues deux aptitudes contraires : d’une part, la sous-estimation de l’interaction ou sa réduction fonctionnelle ; d’autre part, sa capacité de renverser les jeux subjectifs et institutionnels en imposant ses propres enjeux.

L’interaction peut être réduite à des rumeurs, un bruit de fond, quand elle n’offre pas d’éléments pour l’auto-organisation des identités subjectives et collectives, ou bien elle peut être saisie comme un contre-chant modeste mais subversif, un milieu qui forge des micro-différentiations encore à la recherche d’une rubrique, d’une finalisation codée. Ce potentiel subversif ne peut qu’augmenter si les instances impliquées dépassent les couples d’interactants pour accéder au groupe. D’ailleurs, les interactants n’ont rien à gagner à jouer au « petit système social », mais plus à profiter de l’expérience in vivo, fût-elle une mise en scène, pour réinterroger les raisons et les valences, respectivement, d’un circuit interne et d’un circuit externe.

À ce propos, si l’on pense à l’amitié, elle se présente comme synthèse entre plusieurs formes de nous et corrobore dans le groupe la vocation à se positionner entre plusieurs circuits de sens. L’amitié s’exprime à travers un nous interactionnel qui se donne à voir, en assumant le plus souvent une dimension déclarative et publique. Le fait que l’amitié s’engage à exemplifier une socialisation capable de donner ses fruits au-delà d’un mutualisme formel n’empêche pas que, pour exister, elle doit ajouter un recueillement et une posture confidentielle qui alimentent un nous intime.

Afin d’honorer le social, il faut distribuer la légitimité (éthos) selon deux privilèges discordants mais entrecroisés : en effet, l’échange du privilège de reconnaissance (appartenance au groupe amical) avec le privilège de distinction (séparation) entre les amis et les ennemis à honorer donne lieu à une morale. Le groupe devient le test même du passage d’un circuit de sens à l’autre, de l’interactionnel à l’institutionnel, mais aussi de l’interactionnel à la subjectivité, chaque fois que la décision soulève une question de « conscience ».

2.3. Appartenance groupale et sociale

On sait que la constitution de sociétés d’êtres vivants non-humains est pleinement attestée, avec des formes d’organisation interne absolument remarquables. Cela dit, ce qui manque est l’autonomisation relative d’un circuit de subjectivité avec ses propres indéterminations ; en effet, elle introduit des éléments d’insatisfaction et de déviance, jusqu’au point de mettre en doute les règles qui structurent la vie de la société instaurée. Sans un circuit d’interaction, la forte élaboration d’un environnement interne n’aurait aucune chance de pouvoir exercer une prise sur les fonctions sociales pour les faire évoluer, tout comme aucun dispositif de la société n’aurait la capacité d’influencer les subjectivités sans exclusions ou neutralisations, même violentes.

Par le passé la notion de structure a contribué à solidariser subjectivités et institutions selon les formes symboliques propres à une culture. D’une part, on peut souligner que l’articulation promue par la structure est moins une solidarité qu’une série de remèdes qui doivent continuer à circuler : « [la structure] fait comprendre en particulier comment nous sommes avec le monde socio-historique dans une sorte de circuit, l’homme étant excentrique à lui-même, et le social ne trouvant son centre qu’en lui » (Merleau-Ponty 1960 : 139). D’autre part, ces décoïncidences structurales, qui seront abordées de manière plus spécifique à la fin de notre article, manquent encore d’un autre circuit, qui empêche que la relation entre homme et société ne soit qu’un calque réciproque, et qui dynamise et reconfigure les points d’articulation possibles : l’interaction.

L’hypothèse est que les formes de vie sociales doivent toujours rendre compatibles des formes multiples d’inclusion/exclusion des collectifs et donc que l’inscription volontariste ou en tout cas idéale dans un « groupe » est toujours accompagnée par au moins une appartenance de fond, assumée ou rejetée, qui s’affirme comme condition existentielle (société formelle). Le circuit d’indétermination du groupe serait alors doublé par un circuit de détermination de la société, sans polarisations phoriques stables, c’est-à-dire que la déception pour un circuit de sens peut être compensée par la tenue signifiante de l’autre ou encore les deux peuvent entrer dans un lien de corroboration réciproque, soit euphorique, soit dysphorique. Ce principe de « bistabilité » de la forme d’appartenance sociale semble être un fonctionnement éminemment sémiotique car il peut être poursuivi seulement à la condition d’une traductibilité entre les deux circuits pour des comparaisons contrastives ou pour des amalgames corroboratifs.

3. De la circuitation

3.1. Les rôles d’un circuit et le circuit entre les rôles

Le premier rôle d’un circuit est celui de rompre à la fois l’équivalence entre autoréférentialité et autocompréhension et la dualité triviale de la confrontation, en imposant une courbure dans l’horizon praxique. Le parcours visé actualise seulement des hypothèses sur le chemin suivant, et d’ailleurs l’efficacité des passages intermédiaires et la revalorisation possible des résultats obtenus restent hors-cadre.

Le circuit ne permet pas de rester toujours à l’intérieur de terrains « marqués », déjà cultivés et structurés en terrains de jeu de langage. Nous pouvons prendre comme exemple le domaine de la loi. Le respect entre dans la loi comme respect de ce qui n’est pas pertinent pour la loi : c’est le terrain non marqué du licite, qui profite de la myopie de l’autorisation tacite. Mais ce qui semble apparaître comme un terrain vague – le licite – peut cacher un grand circuit de signification où le respect passe de la considération à l’implication réciproque des instances concernées, peu importe si elles sont étrangères les unes aux autres. En effet, il faut respecter non seulement une « liberté négative » de la licéité (absence des prescriptions et d’interdictions), mais aussi une « liberté positive » (cf. Ricœur 2004 : 208-25) qui n’a plus rien de formel, en s’ouvrant sur le potentiel encore inexprimé des acteurs sociaux, sur leurs « capabilités », par rapport à leur capacités déjà décrites et validées.

Le respect fonctionne comme une double invitation : (i) regarder de nouveau les bases fondatrices de l’interaction (lat. respicere), (ii) échapper à la répétition plate et ponctuelle de la considération pour/d’autrui. Ainsi, le respect court-circuite le sens de la loi en transformant son application en un souci de l’interaction et de la reconnaissance des subjectivités qui y sont impliquées. En ce sens, le respect devient l’emblème du paradoxe que le soubassement pratique (terrain d’exercice des principes) peut s’imposer in fine comme principe régulateur supérieur (voir à ce propos la loi morale chez Kant) : « respecter » signifierait alors maintenir ouverte la considération pour/d’autrui. Mais le respect réflexif a aussi son rôle : la loi elle-même doit respecter les inflexions de la subjectivité assujettie à sa juridiction. Des états psychologiques anormaux ou la perte de certaines facultés peuvent rendre nulle l’application du droit, sans quoi elle serait irrespectueuse des conditions particulières d’une personne. Le respect neutralise une totalisation du cadre, l’assujettissement de tous les interactants aux mêmes normes.

Note de bas de page 13 :

L’espace fiduciaire, en tant que domaine de ré-énonciations protégées, doit faire face à la contingence du commerce et accepter ainsi l’« argent qui revient » (Greimas 1985 : 66) ; cela montre une forme paradoxale d’émancipation qui s’affirme seulement face au risque de la dépendance d’autrui. Au-delà de la perspective strictement économique, l’écologie de la culture lituanienne est liée, selon Greimas, à la dialectique entre deux principes, l’un est la base d’une transmission autochtone (Kaukas), l’autre (Aitvaras) est au fondement d’une « transmission de l’extérieur » (ibid.). À l’actantialisation de la confrontation et à l’exigibilité de la compensation dans le cadre d’un accord, il faut ajouter l’accueil d’un principe allogène et apparemment volatil : l’institution d’une éthique universaliste à même de tolérer un environnement plein d’indétermination quant aux récompenses possibles des beaux gestes réalisés (voir Basso Fossali 2017 : 415-19).

Les échanges symboliques deviennent un circuit dès que l’on sort d’un périmètre contractuel pour entrer dans un horizon de (dés)accords dont la résolution ne peut pas être anticipée. En ce sens, nous pouvons parler, par exemple, d’un circuit de la récompense à la condition que la provenance et la conjointure de l’« argent qui revient » (Greimas 1985) ne soient pas connues par avance13.

En ce sens, il est évident que la théorie du don peut être relue comme une anticipation possible de ce paradigme à circuits entrelacés, car la réciprocité du quid pro quo est rompue au profit d’une générosité transmise qui pourra se reproduire, de manière indéterminée mais quand même plus probable, dans un autre scenario spatio-temporel.

On parle de manière impropre de « circuit de communication », en banalisant les deux notions impliquées sous l’égide des dispositifs de transmission de l’information activés et mis en réseau ; au contraire, il faudrait faire de cette expression l’emblème des effets perlocutoires non prévisibles et d’un parcours sinueux de la signification qui ait la possibilité d’évaluer ses cécités et ses déformations locales. En outre, dans les études linguistiques, nous avons déjà observé la compétition entre plusieurs circuits et l’exploration d’une profondeur sémantique inéquivalente. On parle de la langue en tant que compétence exercée sur le plan endophasique, de la langue en tant que parole expérimentée dans l’interaction, de la langue en tant qu’institution. Quant à la profondeur sémantique, nous l’explorons dans la tension entre dimension étymologique, potentiel signifiant actuel et reprise interprétative sous forme critique ou indiciaire.

Note de bas de page 14 :

Voir Basso Fossali (2017: 12-17) ; Basso Fossali (2022).

Ce que l’on peut tirer de ces exemples, c’est que chaque circuit est à la fois secours et observation critique des autres circuits, ce qui permet une gestion de la complexité sous forme de décomplexification conditionnée et transposée14.

Les acteurs individuels et collectifs ne relèvent plus seulement d’un syncrétisme actantiel, mais d’une recherche de compatibilité entre profils identitaires et d’une compénétration avec d’autres formes actorielles. En ce sens, les acteurs sont le produit instable d’une gestion de plusieurs circuits de signification, ce qui explique le fait qu’il faut leur attribuer une forme de vie comme capacité de « circuiter » d’une stabilisation identitaire à l’autre : d’une individualité à une instance groupale jusqu’à une collectivité institutionnelle.

3.2. Circuiter entre parcours et passages

Nous avons étudié par le passé les relations dialectiques entre parcours et passage (Basso Fossali 2017 : 344-58) ; le premier est stratégique, concentré sur une syntaxe identitaire et doté d’une visée prééminente ; le second est tactique, perméable aux résonances paradigmatiques favorisées par les rencontres et par les contingences, et capable de saisir des valeurs par immersion et atermoiement. L’expérience véritable du voyage ne peut qu’être la tentative d’équilibrer les deux polarisations. Cela dit, l’itinéraire rituel ou le trajet professionnel ne peuvent accéder au statut d’un déplacement accompli, sur un plan transcendant ou institutionnel, qu’à condition de réaliser le parcours jusqu’au bout, avec l’idée de vaincre, de marginaliser ou de réduire à l’insignifiance les facteurs contingents. Au contraire, la promenade d’un flâneur peut neutraliser presque toute finalité du parcours au profit de simples passages non programmés et ouverts à la séduction du moment.

Au-delà de cette synthèse simplificatrice, la portée structurale de la dialectique entre parcours et passage interroge la mise en valeur des circuits, d’autant plus qu’en filigrane, ils semblent entrer en compétition avec l’opposition classique, en sciences du langage, entre syntagme et paradigme. Certes, « circuiter » peut se borner à indiquer le fait de « parcourir un circuit », ce qui devrait assurer la fiabilité d’un parcours déjà testé et la reproduction possible de certains passages. Mais il est évident que nous ne voulons pas assumer cette version perfective et itérative du circuit ; au contraire, on veut mettre l’accent sur le fait que des courbes semblent illimiter les parcours et indéterminer les passages, bien au-delà des limites intentionnelles de l’instance observatrice et programmatrice en mouvement. Ensuite, le verbe « circuiter » peut signifier aussi entourer quelque chose pour lui échapper, sur le plan de la forme ou de l’attrait exercé. Ces deux acceptions composent ensemble la signification d’abord assez fuyante du verbe circuiter : il y a une diathèse passive – se trouver dans une canalisation modale hétéronome qui dépasse les limites des enjeux de sens initialement envisagés – et une diathèse active qui affiche une tension émancipatrice, potentiellement capricieuse, laquelle décide de qualifier ces passages comme des opportunités, en valorisant ainsi des morphologiques hétéronomes stabilisatrices (scénarios alternatifs).

Le verbe « circuiter » semble indiquer une situation dans laquelle, d’une part, la structure d’accueil semble fluidifier des pratiques qui autrement seraient plus hésitantes et erratiques, d’autre part, l’instance qui l’explore semble prendre son temps pour fixer des points de repère et pour coaguler des relations qui arrivent à qualifier un habitat potentiel. Mais il est même le contraire : comme une sorte de catégorie hyperonymique (intégration de contraintes) et de procès palindromique, le fait de « circuiter » peut indéterminer les visées là où il y a une stratégie de sens cristallisée et réaffirmer un échappement lorsque l’instance promotrice du sens apparaît comme totalement assujettie au territoire. Cela semble seulement une extension et une dramatisation de la dialectique entre parcours et passage, mais, en réalité, ce qui change est l’arrière-plan : on est plus dans un espace domanialisé, cartographié, sémiotiquement déterminé mais dans un environnement. Nous passons ainsi d’une économie à une écologie dans laquelle la gestion du sens trouve à son tour son inscription et sa significativité. Le faire sens implique le fait de s’investir à l’intérieur d’un circuit de signification afin de vivre l’expérience de l’entrelacement possible avec d’autres circuits : la traduction est un destin, pas seulement un exercice.

La force centripète de chaque circuit par rapport aux autres ne peut pas couper les liens d’implication, les entrelacements, et aussi les échappements. Le circuit montre une courbe là où l’on voudrait diriger la signification jusqu’à son point de perfectionnement, de stabilisation ; cette courbe se prolonge, rend indéterminée la portée de la signification, actualise des traits sémantiques supplémentaires, tient la sémiose en suspens, sans que le destin de l’interprétation des instances concernées ne se perde à l’horizon (elle permet une compréhension locale pragmatiquement exploitable).

Derrière une courbe, on peut confier l’interprétation à un autre circuit, mais alors cet arc de signification qui dessine une passerelle, cette structure-pont ne peut pas être une architecture fixe ou établie à partir d’un manuel d’instructions. Le passage entre circuits se signale en tant que tel, comme le passage d’une langue à l’autre, il est irréductible comme expérience.

4. Topologie et typologie des circuits

4.1. Circuits planaires, hélicoïdales ou multiniveaux

La totalisation, la cartographie complète de la circuitation du sens est impossible : « Si nous pouvions […] suivre en un long commentaire tous les circuits d’expériences et de pensées qui aboutissent à des résultats convergents, nous verrions que chaque circuit particulier apporte des nuances particulières » (Bachelard 1953 : 221).

La fiction même, malgré son aspiration à forger des modèles utopiques ou dystopiques d’articulation entre les instances, ne permet pas la constitution de mondes autosuffisants et les uns doivent alors venir au secours des autres. Les instances individuelles et collectives, subjectales et objectales, informelles et institutionnelles, restent prises à l’intérieur d’une interpénétration des formes de vie respectives qui empêche toute autonomisation. Ainsi, les circuits sont aussi des échanges entre des observations de deuxième ordre (Luhamnn 1984), lesquelles n’ont pas un accès à un véritable méta-niveau d’appréciation de la signification, étant donné que leur implication est, et doit rester, de premier ordre. Chaque perspective stratégique constate tôt ou tard que l’espace, le temps, l’actantialité se courbent, s’ouvrent sur un autre circuit de composition et de finalisation.

Ainsi, l’iconisation même de nos « gestes », lesquels cherchent à réclamer leur propre niche de sens, n’échappent pas à cette courbure ; au contraire, ils l’affirment comme une articulation prometteuse ou désespérée, ouverte comme un « beau geste » qui ne vaut que pour un seul, mais qui indique une sensibilité qui pourrait être commune. Au fond, toutes les interactions sont appréciées à partir de circuits modaux dans lesquels les variables actantielles, temporelles et spatiales courbent, laissent seulement entrevoir des équilibres ultérieurs de la composition des instances et des conditions propices (ou pas) à la reconstitution de la significativité des valeurs traitées (reprise, héritage aussi), selon les différentes dimensions de la signification (perceptive, cognitive, affective, pragmatique).

En proposant une typologie préliminaire, exclusivement topologique mais sensible à la temporalité, nous dirons que les dispositions ou résistances s’entrecroisent avec des sollicitations à faire ou à ne pas faire selon des circuits planaires, hélicoïdales ou multiniveaux.

  • À travers les circuits planaires, nous pouvons interpréter des parcours/passages de justification ou de futilité (à court terme), d’accord ou d’opportunisme cynique (à moyen terme), d’héritage ou de malédiction (à long terme), de destin ou d’aléa (horizon temporel). Cette reconstruction taxonomique n’a que la fonction d’offrir un aperçu sur l’organisation épisémiotique de la doxa, à savoir elle ne montre que les stabilisations interprétatives normalement exploitées. Les circuits planaires offrent une scénarisation de valeurs qui se courbe vers une autre scène, tout en préservant l’identification des instances impliquées à travers des rôles actantiels spécifiques et une image (un éthos, une face) stabilisée : ils sont suffisants pour assurer des critères catégoriels et des principes de reconnaissance.

  • Les circuits hélicoïdaux permettent la récursivité des opérations, avec la mise en mémoire des manières de revenir sur les mêmes enjeux à partir de tournures (« manières de donner forme » ou « événements de prise de forme ») déjà constatées. Les circuits hélicoïdaux permettent des raffinements, des observations de deuxième ordre et donc des stratégies.

  • Les circuits multi-niveaux permettent une pluralisation des principes de stabilisation des scènes, donc une simultanéité de perspectives légitimes à partir de critères catégoriels non immédiatement commensurables. Les justifications des actions et des événements relèvent d’un espace critique qui mesure des écarts heuristiques et axiologiques. En ce sens, si la doxa promeut des circuits planaires assez réductionnistes afin de préserver un tissu social commun, même si insatisfaisant au vu de son caractère stéréotypé, les circuits multiniveaux soutiennent des différences d’appréciation qui émancipent les circuits hélicoïdaux de la continuité de l’observation de deuxième ordre, à savoir de la surveillance imposée par la tentative de revenir, toujours de manière cohérente, sur les dynamiques de sens déjà promues ou observées.

4.2. Une épistémologie à circuits entrelacés

Les circuits de signification désavouent les ambitions démesurées d’une dialectique qui devrait aboutir à un dépassement capable de neutraliser les tensions de départ (Aufhebung). Ils ne prônent pas non plus l’abri métaphorique qui promettrait, sur le plan de la signification, un aller sans retour, une compréhension héroïque qui dépasserait les limites des connaissances de départ. Les circuits de signification permettent d’accepter une signification qui mûrit à travers ses cycles.

La « décantation » du circuit relève de cette révélation, canalisation, transposition de tensions interprétatives. Cela dit, un circuit de signification, au-delà de ces courbes et des évolutions hélicoïdales, peut échapper à sa nature de « piste » seulement s’il favorise aussi des détours, s’il se présente comme circonvolution possible d’autres circuits ou au contraire comme le pourtour d’autres bassins de sens. Structure d’accueil et en même temps guide pour contourner les réserves de sens, le circuit nous propose un élément figural capable de synthétiser les opérations antinomiques de la culture : intégrer et émanciper.

Au fond, le cercle herméneutique, avec les précisions nécessaires sur sa dernière étape, à savoir l’appropriation (Ricœur 1986), montre que le circuit de compréhension de l’altérité se termine paradoxalement avec une « intimisation » des valeurs traitées, une introjection qui pourrait apparaître comme scandaleuse s’il n’était évident qu’un autre circuit de signification s’installe sans prendre la place du précédent.

Les circuits acceptent et opèrent des confluences de canalisations interprétatives dans lesquelles les relations écologiques entre discours et expérience changent leur équilibre interne et leurs enjeux. Les circuits ne délimitent pas des topiques et des itinéraires, mais des processus de transfert d’un capital sémiosique qui doit aller au bénéfice d’une autre écologie. C’est pourquoi nous avons beaucoup insisté sur l’entrelacement entre les circuits. Grâce aux entrelacements, on peut apprécier les courts-circuits internes – les impasses et les apories d’un circuit – et en même temps essayer de contourner un circuit qui se présente désormais comme un obstacle, avec ses significations désormais désémantisées ou contradictoires.

Note de bas de page 15 :

Cette position théorique a été affirmée déjà dans Basso (2002), un ouvrage dans lequel nous avons souligné l’exigence de prendre en compte des axes de sémantisation corrélée (par exemple, celui qui va du texte au lecteur et du lecteur au texte) étant donné que cette corrélation n’est qu’une conséquence directe du couplage structural qui définit l’immanence des processus sémiosiques. « C’est le couplage structural qui active un circuit de sens entre le texte et le sujet énonciateur/interprète » (ibid. : 192) ; « un circuit de sens qui se déploie dans une sémantisation récursive, préfigurative et narrative, qui garde en mémoire des significations stratifiées et envisage des significations à venir. Ce qui est en jeu, c’est la structuration du couplage entre le sujet et le monde, entre le sujet et la textualité, et non sa dépendance à des fonctions structurelles qui le transcenderaient » (ibid. : 55-56).

L’écologie sémiotique est donc structurée non seulement par plans, mais par circuits, ce qui précise l’immanence de couplage, laquelle consigne toute instance à des co-énonciations (dans le même circuit), ou bien à des énonciations corrélées, « responsives » (entre les circuits), ou encore à des énonciations transductives (d’un circuit à un autre). En effet, il n’y a jamais une « donation de sens » unilatérale et toute modélisation sémiotique devrait prendre en compte des sémantisations coordonnées et différemment ancrées15. La compréhension est alors un « prendre ensemble » plusieurs circuits, reconnaître leurs entrelacements et profiter de ces derniers comme des passages qui enrichissent le sens visé par les parcours.

4.3. L’impossibilité de calculer

Si l’on pense à des valeurs classiques, comme la vérité, on voit bien que sa profondeur sémantique ne peut pas être déracinée du fait d’avoir reçu (i) une élaboration domanialisée (science, religion, droit, etc.), (ii) un ancrage dans les échanges intergénérationnels sous forme de témoignage, (iii) un approfondissement intrasubjectif qui la problématise entre parcours d’admission (savoirs) et parcours d’assimilation (croyances).

Si l’on pense à la loi, on voit bien combien de fois on peut changer dans la même journée son appréciation implicative : on peut pérorer l’application stricte du droit, passer à son contournement provisoire et concessif avec la complicité de quelques partenaires, éprouver l’insignifiance de la loi face à un incident, un sentiment souvent accompagné par l’avènement d’une portée de sens fondée sur d’autres bases. Soit l’on pense à des comportements interprétatifs totalement incohérents, soit la souplesse herméneutique peut révéler une ouverture à des tournants de sens, à des changements de circuits qui peuvent nous surprendre.

Le néologisme « circuitation » souligne que l’on ne peut pas continuer à « circuler » dans le même parcours de sens, que les entrelacements entre circuits n’indiquent pas des sutures, mais des rapiéçages à construire, et ce à travers des transpositions et des transbordements. Le circuit n’est pas un terrain disponible, fonctionnel. Comme dans le cas de la « représentation, » qui est à la fois l’opération et le résultat d’une activité de l’esprit, la circuitation est en même temps le résultat d’un effort compositionnel et une exemplification de forme, modèle pour et modèle d’un parcours/passage à travers le sens.

Pendant la « circuitation », notre expérience de sens se décline comme si nous étions en train de nous déplacer dans un archipel d’îles de sens en formation. En ce sens, une épistémologie à circuits entrelacés ne voit pas le langage de manière fonctionnelle, ni exclusivement formelle : afin de constituer le circuit comme une sorte de ruban de Möbius, le discours va médier les canalisations de sens avec les courbures, s’investir dans les entrelacements entre les circuits et renverser ainsi les soutiens (de ses propres stratégies) en ancrages (de ses propres dépendances) et vice-versa, là où il y a les points d’articulations.

D’ailleurs, les médiations valent pour tous les circuits à la fois comme ressource (modèle pour) et comme patrimoine (modèle de), comme moyen et comme fin ; et la sensibilité culturelle à ce renversement de perspective se constitue et s’alimente là où les entrelacements entre un circuit et l’autre se déclinent.

Les circuits entrelacés ne peuvent pas être des circuits clos dans lesquels on pourrait calculer. Plusieurs facteurs empêchent ce calcul : (i) sur le plan syntagmatique, les valences transmises dans les circuits ne sont pas les mêmes, ce qui oblige à des traductions et à des transferts de valeurs pour en financer d’autres ; (ii) sur le plan paradigmatique, les circuits fonctionnent en parallèle, donc en compétition, avec des résonances, des vibrations communes ; mais les échos se manifestent uniquement comme des aspirations à une confluence véritablement intégratrice et envisageable enfin là où les entrelacements semblent possibles.

Note de bas de page 16 :

Avec le terme de re-entry, élaboré initialement par George Spencer Brown, Luhmann (1984) indique la « rentrée » d’une distinction dans le domaine de valeurs qu’elle a contribué à délimiter. Nous pouvons souligner le caractère technique de la notion avec l’écriture « ré-entrée », mais au fond le mot rentrée pourrait assumer sans problème la tâche d’intégrer ce concept dans le métalangage sémiotique (c’est notre choix habituel). Par ailleurs, l’énonciation peut bien décrire la coalescence entre distinction opérée (plan de l’énonciation et plan de l’énoncé) et distinction observante qui cherche à tirer parti de ce clivage pour interpréter sa distinctivité (rétroaction symbolique, réversibilité typique d’un chiasme dans le sens merleau-pontien du terme).

Ces remarques précisent le fait que nous n’avons pas la prétention de rapprocher notre hypothèse théorique d’une théorie des circuits qui serait formalisable selon des descriptions mathématiques. Notre conception du circuit est liée à un traitement conjoint d’instances et de transformations de sens qui se développe par l’interconnexion circulaire de plusieurs nœuds sémantiques (dialectiques entre parcours et passage), ce qui implique des opérations récursives et une « ré-entrée » (re-entry) sur les distinctions/assimilations déjà opérées16. L’entrelacement garde le circuit ouvert et ses valences sont alors convertibles dans un autre circuit et vice-versa, en montrant ainsi que chaque circuit n’est pas autosuffisant. Là où les entrelacements ne sont pas possibles, nous avons des circuits multiniveaux et alors un principe de traduction doit nécessairement laisser la place à un principe d’analogie ou de contraste.

4.4. Un circuit comme un ruban de Möbius

Le fait d’associer chaque circuit à l’image du ruban de Möbius nous permet de considérer les canalisations de sens comme déployées dans une continuité ; en effet, chaque circuit accompagne des flux modaux comme s’il avait une seule face tout au long de la canalisation médiée. Toutefois, dès que les arcs suivis par les canalisations deviennent des torsions, les opérations réversives qui ont lieu sur le circuit actualisent des zonages, des instanciations et des protentions distinctives.

Chaque circuit permet des effets de sens (perçu et/ou énoncé discursivement) à la fois sur son côté interne et sur son côté externe, sans solution de continuité (effets de vie). Par exemple, le circuit interne peut profiter de son côté interne pour approfondir des formes de subjectivation, tandis que le côté externe sera exploité pour essayer d’échapper à l’obsession d’un processus d’individuation de soi, en s’ouvrant ainsi à un environnement qui est interprété comme psychologique, au moins jusqu’à ce qu’il entre en contact avec le circuit liminaire de l’interaction.

Étant donné que chaque circuit est comme un ruban de Möbius, prêt à renverser ces côtés, l’entrelacement ne se réalise pas nécessairement là où on trouve une face du circuit qui a déjà joué le rôle de côté externe. Les entrelacements sont alors récurrents mais mobiles, chaque renversement inattendu donnant lieu à une perturbation qui demande un nouvel équilibre du circuit concerné (voir figure 1).

Figure 1. Entrelacements entre des rubans de Möbius

Figure 1. Entrelacements entre des rubans de Möbius

Dans le cas du circuit interne, l’entrelacement avec le circuit liminaire peut catalyser des expressivités/camouflages s’il trouve comme soutien le côté externe déjà doté d’un habitus communicationnel ou il peut donner lieu à des intimisations/rejets là où il « surprend » le côté interne. Dans le premier cas, l’habitus permet une stratification des réponses et par exemple, une émotion affiche un côté expressif du soi qui est facilement investi dans un développement passionnel via une observation de deuxième ordre. Dans le deuxième cas, l’expression est somatisée et l’émotion se produit comme un événement interne qui interroge même les circuits plus planaires qui concernent l’image interne du moi.

Naturellement, nous pouvons changer de perspective et apprécier l’entrelacement à partir du circuit liminaire de la signification, même si ce dernier est enclin à l’ouverture et donc il tend à vivre les renversements des côtés moins comme des bouleversements que comme des sollicitations bénéfiques. Si son côté externe se trouve entrelacé avec le circuit interne, alors nous avons des participations/abstentions ; dans le cas contraire, on obtient plutôt des solidarisations/ affranchissements.

On peut reconnaître les mêmes logiques d’entrelacement entre le circuit liminaire et le circuit externe ; si le côté externe du circuit liminaire, en s’entrelaçant avec le circuit externe, promeut des normativisations/dérégularisations, la volteface qui expose son côté interne donne lieu en revanche à des émancipations/cooptations. Et encore, le coté externe du circuit externe se noue avec le circuit liminaire afin de susciter des aménagements/contournements des règles, le contact du côté interne du circuit d’institutionnalisation avec le circuit de l’interaction provoque des allègements/radicalisations.

4.5. Débordements et régions topologiques divergentes : le modèle spiraliforme

Au-delà des lexicalisations toujours instables des différentes formes d’entrelacement – car elles concernent des topiques interprétatives –, ce qui doit être souligné est que ce modèle topologique et temporel permet d’expliciter l’impossibilité de traiter de manière séparée un circuit et qu’aucun d’eux ne peut être vu comme un « commencement », voire comme un fondement, même sous la forme de conditions de possibilité. Au contraire, comme des rubans de Möbius, les circuits doivent faire face à des renversements de leurs surfaces, en se trouvant alors surexposés au moment de s’entrelacer entre eux. En outre, chaque circuit, déstabilisé aussi par ces surexpositions, n’arrive pas à canaliser dans la même direction le sens énoncé et le sens perçu, ce qui provoque localement des exondations, des débordements qui alimentent l’environnement auquel ils sont couplés.

Note de bas de page 17 :

Sur la dimension spectrale de la signification, voir Basso Fossali (2017 : 535-57).

Chaque circuit favorise l’émergence d’instances spécifiques (des subjectivités, des groupes, des institutions), mais leur organisation distinctive et progressive relève des entrelacements (par exemple, aucune subjectivité n’est possible sans trans-individualité). Le matériel sémiologique qui gravite autour des circuits reste dépourvu d’articulation ; il est esquissé alors comme expressions errantes (une pléthore de spectres qui hantent les énonciations, à la lumière du refoulement du circuit qui en a fait des absences ingérables17) ou comme contenu migrant (un imaginaire découplé de toute instanciation expressive).

Sans avoir aucune intention de proposer un diagramme formalisé de notre modèle et de profiter d’une scientificité reflétée ou simulée (on pense immédiatement à l’affaire Sokal), nous voulons prolonger tout simplement la concevabilité d’une pragmatique du sens à circuits entrelacés à travers l’exemplification de la gestion complexe de dynamiques décrite par la spirale de Parker. Elle caractérise notamment la modélisation de la forme du champ magnétique du Soleil dans le système solaire (nappe de courant héliosphérique).

Figure 2. Spirale de Parker

Figure 2. Spirale de Parker

Ce que nous voulons retenir de cette exemplification modélisatrice, afin d’affiner notre propre théorie, se décline en quatre suggestions topologiques :

Note de bas de page 18 :

Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Nappe_de_courant_h%C3%A9liosph%C3%A9rique

  1. les tensions entre composante radiale (champ de valeurs qui est sémantisé par le fait de se diriger vers un centre actantiel) et composante azimutale (région qui est interprétée selon des dynamiques d’éloignement jusqu’à la dispersion de toute attribution modale centralisée, une sorte de « vent ») ;

  2. les deux « circuitations » possibles : elles se développent sur ce qui peut apparaître initialement comme le côté interne ou comme le côté externe des enroulements, étant donné que chaque côté fonctionne comme une sorte de nappe de courant sémiologique qui se canalise autour d’une surface (plan de consistance), plutôt que d’être distribué dans tout le volume de l’espace concerné ;

  3. les débordements qui vont au-delà de l’organisation spiraliforme et qui sont portés par une sorte de « vent », à savoir par des tendances sémiologiques qui alimentent l’environnement, sans assurer des sémioses complètes ;

  4. le domaine de sens, lisible à la fois comme champ « modal » organisé autour d’un actant et comme région qui se disperse dans son environnement, se déforme progressivement selon des ondulations, parfois comparées à la « jupe d’une ballerine18 », qui affichent des pics (sens qui continue à émerger à l’horizon comme présence intensive : indétermination positive propre à la culture des jeux) et des creux (sens qui se propage de manière presque souterraine : indétermination négative qui hante toute préfiguration et territorialisation, exigeant ainsi une complexification de l’inhérence de l’environnement à la forme de vie et à ses prétentions de détermination actantielle).

L’exemplification que nous avons retenue n’a que la vocation d’ouvrir une réflexion autonome en sémiotique sur la modélisation d’un circuit de sens qui parvient (i) à expliciter ses propres « raisons » pour basculer d’une canalisation de sens dans son coté interne à une canalisation qui profite de la face externe et (ii) à indiquer des pertes de gestion de l’indétermination interne (creux de sa propagation de présence signifiante) qui peuvent trouver des remèdes seulement à la condition de s’entrelacer avec une face disponible d’un autre circuit de signification.

Dans cette perspective, le modèle à circuits entrelacés ne conçoit pas l’identification immédiate entre une instance, une zone anthropique, et des régimes praxiques. Certes, des stabilisations d’organisation sémiotique des circuits de la signification peuvent trouver des formes de cristallisation dans les langues (pronoms, topiques, etc.), mais les ressources sémiotiques, une fois mobilisées en discours, offrent des possibilités de réinterprétations et de défigements, sous la pression des valeurs constituées en expérience (la perception est toujours en concurrence avec l’économie sémiologique du discours dans la constitution de plans de l’expression valables pour des articulations signifiantes). Les effets de psychologisation d’une institution ou l’institutionnalisation de la voix intérieure ne sont que des exemples parmi d’autres du fait que nous ne pouvons pas assumer une instance comme perspective de signification « type » sans essayer de remonter à une archéologie du circuit dont elle est une émergence métastable. De manière corrélée, on n’a pas un paysage de sens, mais un monde spiraliforme qui enveloppe au moins autant qu’il est mis en perspective.

Au fond, pour élire un plan de l’expression et un plan du contenu, il faut entrer dans le même espace au moins deux fois, ce qui donne déjà lieu à une sorte de courbure entre les constitutions, une sorte d’arc sémiosique appartenant à un circuit plus grand qui accompagne le faire sens. Et le circuit dans lequel l’énonciation s’inscrit n’est pas stable ; en effet, l’appropriation du circuit permet la projection de référentiels d’instanciation (Fontanille 2021 : 202) au moins autant qu’elle modalise la constitution appropriée au circuit de l’instance qui les promeut. Les valeurs ne sont pas propres à une instance qui les a constituées, mais au circuit qui a permis « objectivement » leur couplage.

4.6. Un exemple de coprésence d’entrelacements et débordements

Note de bas de page 19 :

Nous nous sommes inspirés d’une séquence de la série télévisée Acharnés (Beef, 2023), écrite par Lee Sung Jin, épis. 3. Le personnage est Danny Cho.

Prenons un acteur social traversé par une souffrance morale aigüe qui se traduit souvent en rage19. Pour échapper à ses réactions de plus en plus brutales, cet acteur veut se donner corps et âme à la cause de l’église de sa paroisse, proposant de participer à la restauration de l’édifice en tant que bénévole. Il considère ce lieu sacré, jadis fréquenté, comme un circuit institutionnel dans lequel il pourra participer d’une série de croyances structurées et stratifiées dans une tradition religieuse, afin d’échapper à un circuit de vengeances dans lequel il est totalement absorbé. Mais une fois entré dans l’église, il écoute pour des raisons totalement contingentes, un chant collectif à travers lequel les fidèles expriment une incarnation trans-individuelle (faire corps) du credo. Il est transporté de manière presque irrésistible par ce chant d’une intonation sincère, en essayant, pendant quelques passages, de participer avec sa propre voix au chœur. C’est un échec : l’entrelacement avec le circuit interactionnel n’arrive pas à canaliser autrement le sens et le chant pop-rock, certes non immédiatement adhérent au cadre religieux, ne facilite pas la tenue d’un circuit institutionnel rassurant, ce qui plonge de nouveau notre acteur dans la prison incommunicable de sa souffrance. L’interprétation vocale passionnée des fidèles se révèle enfin insoutenable, un exemple de vocation trop affectée qui contraste avec la persistance prosaïque et insondable du malaise intérieur. Notre protagoniste est de plus en plus ému, il se montre devant tous en larmes ; en effet, il ne fuit ni l’exposition au chant collectif, ni la souffrance intime. Les entrelacements ne peuvent pas se réaliser et les débordements du sens s’intensifient progressivement.

Pendant de longues minutes, notre acteur est probablement accompagné par l’idée que cet entre-deux est la catharsis que l’institution religieuse préconise. Et pourtant, il n’est pas un véritable fidèle, il n’arrive pas à s’immerger totalement dans la dimension collective et fusionnelle du chant et surtout il se déteste lui-même. Quelle instance représente-t-il ? Veut-il s’annuler en tant qu’instance ou réinitialiser les conditions pour émerger à nouveau en tant que voix ? En quoi peut-il se reconnaître et dans quel cadre de valeurs ? Nous le voyons passer d’un circuit à l’autre, d’une « intimisation » à une collectivisation, sous l’égide de la médiation opérée par un cadre institutionnel (l’église), un cadre qui, une fois désavouées toutes les possibilités d’individuation (subjectale ou groupale), se révèle enfin comme n’étant plus crédible. On pourrait dire que la position de notre acteur est flottante, mais en réalité il profite bien de la pluralité de circuits entrelacés afin de tester la significativité des connexions et des retombées possibles : mais les tests ne sont que des intermittences de sens dispersées dans une spirale de débordement. Au fond, l’auto-observation n’est jamais vraiment interrompue car l’ambiguïté entre dévastation intérieure, adhésion hypocrite à la religion et autocomplaisance d’un collectif « élu » est la source majeure d’une émotion vive et insoutenable. Le débordement du sens est le sacrifice même de l’acteur qui n’a plus d’appui sur un circuit. En larmes, il ne voit plus l’image de l’église, il n’a plus d’image individuelle (ethos) devant les fidèles, il se libère aussi de sa pensée : il incarne une catharsis polysensorielle qui décompose toute scénarisation possible et il se voit dans ce débordement comme « hors-technique », presque spectral, indéchiffrable, même si toute une série d’interprétants prototypiques pourraient lui procurer de nouveau, aux yeux des assistants, des images : l’aliéné (circuit interne), le marginal (circuit liminaire), le pécheur ou perdant (circuit externe).

L’exemple peut être utile pour apprécier, par contraste, les canalisations « normales » qui permettent de rester dans la continuité d’un circuit-ruban et qui profitent des entrelacements pour éviter les « crises ». Le discours met en ordre la pensée, mais le plus souvent à travers la prestation fictive d’une voix unitaire et d’une deixis stable. En réalité, la cognition qui accompagne le fil du discours se déploie et valorise plusieurs circuits de sens, ce qui ne manque pas de laisser quelques traces dans les énonciations produites. Dans cette perspective, le produit le plus original de la pensée est la croyance, qui paradoxalement voudrait s’élancer vers la reconnaissance d’une appropriation dévolutive (épouser un credo) alors qu’elle est en même temps le fruit d’une appropriation revendicative spasmodique (singularisation inconditionnelle d’une foi), dont l’intensification suscite l’urgence du partage.

5. Phénoménologie des circuits expérientiels et discursifs

Note de bas de page 20 :

Le circuit interne n’est pas toujours identifiable avec un parcours de subjectivation, d’autant plus que cette dernière concerne seulement la « piste » interne d’un circuit. On peut reconnaitre un « côté » interne dans chaque circuit de sens ; et c’est l’intégration progressive d’une logique de constitution d’un environnement interne qui donne lieu à l’effet global d’intériorisation.

Note de bas de page 21 :

On peut reconnaître dans les deux côtés du circuit interne les parcours de constitution de la face positive et de la face négative selon les descriptions éclairantes fournies par Erving Goffman (1967). Le circuit interne assume la tâche de corréler le côté interne (face négative qui dramatise ses frontières et ses perméabilités) et le côté externe (face positive de la résistance et de la promotion d’un éthos), afin d’assurer une assise commune aux appropriations et aux dévolutions de ce que l’on estime composer une intériorité à la fois réfléchissante et réfléchie.

Les trois circuits de la signification ont tous les trois des versions « en accordéon », donc avec des versions minimales et des versions étendues. On peut concevoir le circuit de subjectivation comme un cadre d’appréciations d’écarts entre des intentionnalités, des tensions affectives, des sentiments moraux, tous liés à un échange d’interprétants prioritairement internes, mais sans couper les liens avec les autres circuits. Dans ce repliement spécifique, l’intériorisation du circuit interne exemplifie20 une signification caractérisée par des valences qui peuvent être élaborées selon des circuits très étendus, comme celui qui connecte perception et mémoire ou celui qui s’installe entre mémoire et imagination, ou très réduits, comme celui entre sensation et réaction instinctive. En passant de l’expérience au discours, les écarts qui qualifient l’extension du circuit passent par la gestion des distances réflexives entre les figures de l’instance concernée : par exemple, dans le cas d’une instance individuelle, les figures du soi et du moi. Déjà vus comme des autres potentiels, les déclinaisons figuratives de l’énonciateur s’inscrivent aussi sur le côté extérieur du circuit de subjectivations, en facilitant l’entrelacement avec les instances groupales émergeant dans le circuit liminaire21.

En tout cas, l’élaboration différée sur le plan temporel, spatial et actantiel, sous-tendue par les écarts expérientiels et doublée par les écarts discursifs, permet un « courant d’existence » (Merleau-Ponty 1945) – nous ajoutons, « alternée » – qui amplifie et soutient des mondes signifiants. Par « monde », nous entendons les couplages entre des environnements (psychiques, interactionnels, sociaux) et des instances émergeantes. L’effet prééminent de ce couplage est l’origine syncrétique des actions et des événements, d’une trame d’intentionnalités et d’un réseau de processus aléatoires. Ce syncrétisme est la motivation même de la réponse différée, de l’hésitation interprétative qui cultive des circuits de plus en plus réfléchis.

Tous les circuits entrelacés sont donc caractérisés par la loi de la « réponse différée » – elle passe à travers un espace d’interprétation – selon des sous-classes de circuits courts et étendus, lesquels, à leur tour, peuvent développer deux manières principales de canalisation : le courant de perception et le courant d’existence. Quand un circuit étendu suit le courant de perception, nous sommes en train de suivre une circuitation expérientielle ; quand il suit le courant d’existence, nous assumons des canalisations de sens qui profitent davantage d’une circuitation discursive. Pour traduire la question selon une terminologie plus sémiotique, nous pouvons paraphraser en disant que, dans la circuitation expérientielle, l’assomption (embrayage) perceptive tend à stabiliser la signification, malgré la projection (débrayage) locale vers des courants d’existence, comme dans le cas d’illusions optiques locales ; dans la circuitation prioritairement discursive, c’est le courant d’existence qui prime et qui fédère des passages éventuels par des courants de perception.

Quant aux circuits courts, dans lesquels la réponse différée est peu profonde, nous avons respectivement des circuitations de sensation (côté perception) et de circuitations d’imagination (côté existence). Sans une réponse suffisamment différée, une décantation de la situation et de son pouvoir positionnel n’est pas réalisable, ce qui ne permet pas des transpositions par d’autres plans de consistance sémiotique et donc une évaluation critique du plan de l’expression établi à travers l’aide demandée au courant complémentaire. Par exemple, le trompe-l’œil peut rester une pure sensation parmi d’autres, incapable ainsi de révéler l’illusion optique sous-jacente ; mais si l’on commence à différer la perception, avec des déplacements et des changements de focalisation du regard, cela amène à s’interroger sur les techniques utilisées pour obtenir cet « effet » esthésique.

La loi de la réponse différée profite énormément des échanges entre expérience et discours car elle produit une décantation sémantique dans laquelle nous pouvons laisser émerger des effets de résonance. Ces effets sont des indices du fait que l’on s’est approprié un monde et que celui-ci nous permet des actions constructivistes là où il faudrait seulement attester des phénomènes (circuitation expérientielle) ou de révéler des événements imprédictibles là où on pourrait estimer avoir déjà tout construit (circuitation discursive). Voici l’idée de courant « alterné ».

Merleau-Ponty (1945 : 192) utilise l’expression « circuit de l’existence » et nous pouvons l’utiliser pour expliquer l’étrange élaboration signifiante qui concerne l’expérience d’un membre amputé à partir du moignon sollicité : l’individu reconstruit l’ensemble du bras, prolonge fictivement le moignon en intégrant l’expérience passée du membre complet (Merleau-Ponty 1945 : 90-92). Cette prestation du fictif assure une existence psychique au bras dans le circuit interne de la signification, mais dès que l’individu se voit inscrit dans un circuit interactionnel ou institutionnel, il comprend que cette même prestation doit s’articuler avec un autre régime d’existence, ce qui lui assigne un « membre fantôme ». Dans le circuit interne, le fictif est tellement adossé à l’expérience, qu’on peut faire un « procès » à l’existence, au profit d’une suture mémorielle qui permet les circuits courts de la sensation. C’est dans l’interaction que le membre se révèle « fantôme », existence inconsistante pour se positionner sur le bord d’une autre écologie, mais encore affectivement lié à un circuit de sens interne dont on n’arrive pas à se séparer.

Les deux prestations du fictif, une pour suturer la sensation et l’autre pour objectiver un corps amputé qui ne peut plus s’inscrire dans la représentation en public, restent entrelacés ; cela donne au courant de l’existence la tâche de signifier l’entrelacement même, l’impossibilité d’accéder au sens seulement de l’un de deux côtés.

Le membre est « fantôme » car il y a un abus du circuit interne et le modèle du corps éprouvé ne peut pas être classé parmi des modèles pragmatiquement pertinents (circuit liminaire) ou intellectuellement soutenables (circuit externe). La douleur réellement éprouvée dans le membre « fantôme » empêche de se débarrasser du secours d’un plan fictif dans la subjectivation de l’expérience, mais alors le repliement sur le circuit interne peut donner lieu à une véritable « fuite dans l’autisme » (Merleau-Ponty).

Le fait de parler d’un circuit interne de la signification ne veut pas dire qu’il est « ego-centré » ; au contraire, il est contraint à circuiter par des éléments qui n’appartient ni à l’esprit ni au corps, mais à l’entour. Le couplage avec l’entour ne peut que motiver cette non-coïncidence entre le caractère interne du circuit et les lisières du sujet. On a tellement souligné ces appuis exo-centrés du circuit interne que l’on a décrété le passage à un nouveau paradigme, celui de l’extended mind (Clark 2011).

6. Précautions distinctives : le plan, le réseau, le circuit

Note de bas de page 22 :

Le modèle du débrayage a trouvé sa propre symbiose théorique avec les modes d’existence de Souriau chez Latour (2012) ; dans ce modèle, tout ce qui est circulaire est normalement marginalisé au profit de gestes d’instauration où la pratique ne subit pas de formes de rentrée, ce qui oblitère, probablement sans le vouloir, une dimension (auto)critique importante.

Une image persiste dans la tradition de la sémiotique : la feuille-monde, le plan de consistance, le support d’une notation, un plan où l’on pourrait rabattre des valeurs saisies de manière aléatoire et impermanente. La projection dans une niche de stockage de l’information qui en permet aussi la réorganisation selon des finalités pleinement assumées par un sujet serait à la base à la fois d’une thésaurisation, d’une grammaticalisation et d’une communication de la connaissance22. On voit bien la puissance de cette image fondatrice de la culture ; cependant, l’herméneutique et la rhétorique ont toujours souligné, d’une part, la nécessité de réanimer les plans de projection avec des interprétations, d’autre part, de penser les plans comme impliqués dans un jeu de renvois internes capables, à travers des analogies, de déceler une portée ultérieure de la connaissance.

L’image des circuits de la signification, d’une part, semble perturber les conditions de stabilisation des cultures, et d’autre part, elle subit un aplatissement sous le terme de réseau de connexions, de network transmissif. Toutefois, le passage à des modèles sémantiques plus dynamiques et connectés aux praxis peut donner une nouvelle sève à cette image. Là où il y avait une vision « anatomique » des plans de signification qui met hors-cadre la conversion, pourtant nécessaire, des uns dans les autres, les circuits s’offrent comme une modélisation « physiologique » de la signification qui montre des effets non seulement d’intégration, mais aussi d’intensification et d’extension de la gestion d’une hétérogénéité résistante.

Note de bas de page 23 :

Dans Mille plateaux (Deleuze et Guattari 1980), les circuits font déjà une apparition assez substantielle, toutefois sans modifier substantiellement l’approche théorique.

Après Mille plateaux23, Deleuze consacre quelques années à l’étude du cinéma et progressivement les « circuits » s’affirment comme image heuristique. Voici un exemple : « Le regard imaginaire fait du réel quelque chose d’imaginaire, en même temps qu’il devient réel à son tour et nous redonne de la réalité. C’est comme un circuit qui échange, corrige, sélectionne, et nous relance » (Deleuze 1985 : 17). Il est important de remarquer la portée modale qui est attribuée au circuit : il n’est pas lu seulement comme un parcours circulaire mais aussi comme une véritable circuitation qui sort des parcours, qui arrive à échapper à des erreurs canoniques de direction, qui opère des choix, qui donne une impulsion nouvelle. Dans le cas spécifique, à savoir la relation entre réel et imaginaire, le circuit permet des reconfigurations réciproques à travers des greffes du réel sur l’imaginaire et vice-versa. C’est la constitution d’un monde « écologique » dans lequel l’action est doublée par des événements, ce qui permet aussi de concevoir l’indétermination des moyens par rapport aux finalités juste après une courbure, un arc de signification qui devient torsion (ruban de Möbius). Par exemple, les finalités, pour résister au temps et aux torsions, doivent accepter de passer par la critique d’une autre dimension (réel/imaginaire), toujours capable de rentrer en jeu. La récursivité du circuit, les ré-entrées d’une dimension sur l’autre, empêche toute circularité parfaite. Le circuit modalise le faire sens étant donné qu’il ne permet que des réponses différées, des approfondissements des écarts, ce qui nous interroge, voire nous responsabilise, sur le bon circuit à choisir pour échapper localement aux impasses. Le bien-être du sens relève toujours de ses circuitations multiples.

En tout cas, un circuit permet déjà d’imaginer des doubles ou multiples déterminations de la même configuration, d’entrevoir du « jeu » entre les apports déterminants et contingents, d’observer de phénomènes successifs de ré-entrée d’un facteur décisif sur les autres déterminations qui pourtant l’avaient déjà pris en compte. Un circuit n’est pas une « digestion », une assimilation qui rend la configuration apaisée, satisfaite de sa restitution d’une série de connexions.

Note de bas de page 24 :

Cette leçon bergsonienne a été résumée par Merleau-Ponty sous forme de circuit : « Jamais encore on n’avait établi ce circuit entre l’être et moi, qui fait que l’être est “pour moi” spectateur, mais qu’en retour le spectateur est “pour l’être” » (Merleau-Ponty 1960 : 242).

La leçon de Bergson24 est que la « la perception réfléchie est un circuit, où tous les éléments, y compris l’objet perçu lui-même, se tiennent en état de tension mutuelle comme dans un circuit électrique, de sorte qu’aucun ébranlement parti de l’objet ne peut s’arrêter en route dans les profondeurs de l’esprit : il doit toujours faire retour à l’objet lui-même » (Bergson [1896] 1939 : 61). Il est évident que pour Bergson l’intégration n’est pas vraiment possible dans la durée de l’agir concret, car les circuits ne peuvent que se multiplier et se cumuler selon une sorte d’enveloppe à canalisations successives (monde spiraliforme). L’objet, en tant qu’instance critique et jamais atteignable, fédère le renouvellement des circuits. Seulement une observation de deuxième ordre (« La durée où nous nous regardons agir », ibid. : 110) nous permet des intégrations, des cartographies ; mais alors la liberté de l’agir est perdue. Le paradoxe est que Bergson reconnaît que « La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration » (ibid.) ; de son côté, il a plutôt cherché la légitimation d’une méthode au fil de l’action, donc selon un régime « immersif », qui parvient à connaître à travers la coalescence de plusieurs circuits.

Cela a des retombées sur notre perspective épistémologique. En effet, nous estimons que la théorie, malgré ses intégrations « cartographiques », n’arrive jamais à se constituer sur un seul circuit ; au fond, elle est aussi une pratique et dans l’immersion demandée pour l’accomplissement de ses tâches, elle se trouve inévitablement plongée dans des circuits différents qui interrogent les instances énonciatives de la théorie même, en révélant une hybridité, une hétérogénéité d’implications dont on ne peut pas se débarrasser.

7. En guise de conclusion : la décoïncidence

Une épistémologie à circuits entrelacés associe formes et forces, canalisations et contingences, parcours et passages, promotions et participations. Les cheminements sur des bords internes et externes évitent la dichotomie entre l’ouverture et la clôture. Depuis longtemps, nous avons considéré la théorie des systèmes comme la greffe la plus bénéfique dans l’arbre des connaissances sémiotiques. En parlant des circuits, les systèmes de rétroactions (feedbacks) et la ré-entrée (re-entry) des uns sur les autres composent un cadre de complexité productive en attente d’états suivants et non déterminables à l’avance. En même temps, la réponse différée que nous avons mise au cœur des circuits sémiotiques, tout comme les entrelacements et les inversions entre côté interne et côté externe du circuit, cette série de précautions théoriques empêche de coopter le modèle d’une autopoïèse d’un système clos et fondé sur un simple traitement de l’information. La greffe opérée d’une théorie des systèmes n’est pas acceptable si elle réduit les médiations sémiotiques à des codes binaires utiles pour des traductions de valeurs qui vont dans un seul sens.

En sémiotique, le modèle tensif et le principe configurationnel ont des attestations claires et font l’actualité de la discipline. Plus marginalisé, voire écarté, c’est la ré-entrée, l’effet d’une application récursive d’une sémiose aux résultats que l’on a déjà obtenus grâce à elle. Pourtant, l’idée saussurienne que le signifiant est toujours un interprétant possible du passage textuel dont il est le plan de l’expression, et le principe hjelmslevien selon lequel les relations entre expressions et contenus sont multistables, ou encore – dans le cadre peircien – le fait que l’iconicité est toujours une proto-tiercéité qui peut relire ce qui était présenté au départ comme une formation symbolique, tout cela montre bien que les processus de signification sont plus circulaires que ce que l’on dit normalement dans la vulgate, liée à un imaginaire de l’association (voie saussurienne) ou du renvoi (voie peircienne).

Note de bas de page 25 :

Cette formulation synthétique circule sur Internet et en particulier sur Wikipedia comme un même, la source restant anonyme et les reprises étant innombrables.

Note de bas de page 26 :

Voir cette relecture de la dialectique saussurienne entre « force unifiante » et « force particulariste » proposée par Jakobson (1971 : 722).

La version sémiotique du re-entry donne au ductus énonciatif une sorte de couplage possible avec le format évènementiel de la cause circulaire, suturant ainsi une écologie sémiotique. On connaît bien la célèbre version proposée par Edgar Morin de cette causalité complexe, « auto-générée et générative25 » : « La causalité circulaire, c’est à dire rétroactive et récursive, constitue la transformation permanente d’états généralement improbables en états localement et temporairement probables » (Morin, 1977 : 259). Au fond, les circuits des énonciations produites exploitent des mobilisations du patrimoine sémiotique pour maintenir dans un régime d’influence réciproque (interplay) les emplois linguistiques particularisants (non conformes aux praxis) et les usages conformistes26.

Dans les processus d’intériorisation, circuiter veut dire expérimenter et/ou thématiser discursivement des degrés inégaux d’implication et quand un cercle se propose, il a enfin la force d’une découverte : « Il y a un circuit du moi et d’autrui […], le mal que je fais, je me le fais, et c’est aussi bien contre moi-même que je lutte en luttant contre autrui » (Merleau-Ponty 1960 : 288). La circuitation est la condition d’une instance excentrique, qui ne peut pas se positionner, la plupart du temps, comme « centre » tout en restant un épicentre de valorisations. En ce sens, la dé-coïncidence de l’homme par rapport à soi est un apport majeur à une théorie des circuits de signification (Plessner 1928 ; Jullien 2017).

Note de bas de page 27 :

« Ce qui est grave, c’est une coupe dans le système des circuits de l’esprit. Si, comme il faut le penser, l’ensemble de l’esprit est un réseau intégré (de propositions, images, processus, pathologie neurale, ou de ce que vous voudrez, selon le langage scientifique que vous préférez utiliser), et si le contenu de la conscience n’est qu’un échantillon des différentes parties et régions de ce réseau, alors inévitablement la vue consciente de la totalité du réseau est un monstrueux échec de l’intégration de cette totalité. Si l’on coupe la conscience, ce qui apparaît à la surface, ce sont des arcs des circuits, non pas des circuits complets, ni des circuits des circuits, encore plus vastes » (Bateson 1972, t. I, tr. fr. 186).

Bateson a souligné que l’esprit est une sorte de vaste organisation de circuits de circuits qui en s’auto-observant ne voit que des portions, des « arcs » de ces circuits qui semblent nier paradoxalement l’intégration de l’intériorité comme un tout27. En ce sens, Bateson présente une « écologie de l’esprit » qui est plutôt paradoxale, car pour saisir son environnement interne, elle doit sortir de soi-même afin de demander ce que Bateson n’hésite pas à qualifier comme une « aide » : « la vie dépend de circuits de contingences entrelacés, alors que la conscience ne peut mettre en évidence que tels petits arcs de tels circuits, que l’engrenage des buts humains peut manœuvrer » (Bateson 1972, t. I, tr. fr. : 187).

Le circuit interne doit alors cultiver son « dehors », décoïncider afin de pouvoir s’observer comme une intériorité pleine de pièces manquantes pour reconstruire les circuits de son propre environnement. Totalement éloignée d’un modèle de subjectivité fondatrice, l’écologie de l’intériorité doit demander secours à d’autres circuits, sans pouvoir abandonner pourtant sa propre niche. Elle doit alors cultiver ses bords, les imaginer comme un ruban de Möbius qui, exhibant des conversions de « face », offre des valences ouvertes à la traduction dans d’autres circuits.

Nous sommes arrivés alors au point où les enveloppements croisés entre bord intérieur et extérieur du circuit interne ont besoin d’aide ; on parle de l’aide d’un circuit liminaire étant donné que des jeux interactionnels peuvent distribuer et éventuellement profiter des indéterminations internes et externes pour essayer de stabiliser des règles de comportement. Quant aux opacités sémantiques qui persistent, elles sont aussi des chances de recevoir des réponses différées et des observations de deuxième ordre. Par exemple, l’expression mimo-faciale dans un instant t peut être indéterminée pour le sujet même que l’exprime, mais, prise dans les jeux interactionnels, elle peut recevoir une remotivation à partir de la réponse qu’elle a reçue, dans un enchaînement qui offre un plan de signification extraverti et gérable de manière régulatrice, comme s’il était un bon ancrage pour les enjeux de la confrontation.

Les médiations sémiotiques et les jeux de langage offrent des circuits explicites et dédiés à l’extension (courte/étendue) et à l’écologie concernée (interne, liminale, externe), mais il y a une grande partie des circuits qui restent impénétrables sur le plan cognitif, tacites sur le plan interactionnel et impensés sur le plan de l’institutionnalisation.

Les réponses différées profitent de transpositions de circuit, de transformations de différences corrélées qui constituent de nouveaux circuits selon des échelles d’idéation qui affichent leurs architectures, tout en s’éloignant de plus en plus des circuits impénétrables sur lesquels elles se fondent. Une idée est donc un germe reconfigurateur qui peut continuer à faire la différence et à signaler la nécessité de sa propre transposition ultérieure dans les circuits entrelacés, ce qui mobilise nécessairement des médiations sémiotiques pour en assurer la traduction et la thésaurisation : « l’écologie, au sens le plus large du terme, devient l’étude de l’interaction et de la survie des idées et des programmes (qui sont des différences, des ensembles de différences, etc.), dans des circuits » (Bateson 1972, tr. fr. t. II : 285). Les circuits mêmes, grâce aux idées, affichent leurs expansions et leurs contractions, leurs englobements ou leurs rétrécissements, une série de mouvements que nous pouvons appeler, avec Bateson, mind (esprit), tout en sachant que la perméabilité entre la pensée individuelle, l’intelligence collective et la raison institutionnelle relèvent des entrelacements. Une idée « circule » seulement car elle a des plans de l’expression qui lui permettent de faire de son contenu un potentiel de ré-création possible des mondes (instances et environnements) associés aux circuits. Il serait peut-être utile de se demander si le concept même de « circuit » ne pourrait pas être valable en tant qu’idée, avec les retombées écologiquement associées. C’est ce que nous avons essayé de faire dans cet article.