Dario Mangano et Franciscu Sedda, Simboli d’oggi. Critica dell’inflazione semiotica, Milan, Meltemi, 2023

Rayco González

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Texte intégral

Pour une domestication (sémiotique) du symbole

Je dois l’avouer : lorsque j’ai entendu parler du séminaire que mes collègues italiens avaient organisé au Centre international de sémiotique « Umberto Eco » à Urbino, j’étais un peu méfiant. C’est le sujet lui-même qui a suscité mes réserves : est-il possible de traiter du symbole de manière pertinente et rigoureuse, surtout après l’ouvrage majeur d’Umberto Eco (Simbolo, maintenant chez Luca Sossella, 2019, avec une introduction de Paolo Fabbri) ? En voyant maintenant comment ce séminaire s’est transformé en une volumineuse publication de sept cents pages (Simboli d’oggi, Meltemi, 2023), mon scepticisme initial s’est transformé en un véritable intérêt et une sincère reconnaissance pour le travail réalisé sous la coordination de Dario Mangano et Franciscu Sedda.

Rassembler en un seul volume les analyses d’une vingtaine de sémioticiens appartenant à différentes générations, dans le but de fournir une vision unifiée de l’un des concepts les plus controversés de notre discipline, le symbole, n’est pas une tâche facile. Comme on le sait, dans les différents courants qui constituent le développement de la sémiotique contemporaine, le symbole acquiert non seulement des définitions variées, mais celles-ci divergent souvent et s’opposent entre elles même de manière contradictoire et alternative : Saussure appelle symbole ce que Peirce identifie comme icône, tandis que Hjelmslev décide d’exclure du champ de la sémiotique ce qu’il appelle les « systèmes symboliques », considérés comme non décomposables et monoplans. Le travail ressemble ainsi à celui des anthropologues pionniers qui, à l’époque, se sont efforcés de rendre intelligibles les catégories des cultures dites « sauvages », alors qu’ils ne disposaient pas encore d’une théorie unifiée. Il ne s’agit pas seulement ici de rassembler une grande diversité de perspectives, mais aussi de synthétiser conceptuellement une vingtaine d’analyses spécifiques des symboles, en leur donnant une cohérence dans le cadre d’une seule perspective conceptuelle sémiotique.

Le symbole, selon Sedda lui-même, se présente comme un concept « schizophrène », c’est-à-dire comme un concept qui, ancré dans la sémiotique, a subi une boulimie interprétative. Au fil du temps, il a fait l’objet d’une grande variété d’applications dans des disciplines aussi diverses que la philosophie, la théologie, l’herméneutique, la philologie et les mathématiques, entre autres. En fin de compte, le symbole se révèle intrinsèquement réfractaire à l’univocité du sens. Il n’est donc pas surprenant que la sémiotique ait choisi de le marginaliser, du moins en partie, depuis les années 70.

De cette boulimie conceptuelle émerge, à mon avis, l’œuvre la plus rigoureuse, à savoir le texte mentionné ci-dessus, à partir duquel Eco a défini l’entrée « Symbole » pour l’Encilopedia Einaudi. Dans ce texte, l’auteur a opté pour un changement substantiel de perspective, s’éloignant de la question symbolique-typologique pour reprendre l’idée que, derrière ces typologies de symboles, nous avons surtout affaire à des « usages de textes », c’est-à-dire à des pratiques textuelles. Selon Eco, le mode symbolique, tout comme on pourrait peut-être parler des modes iconique et indiciel, constitue « une modalité particulière de la production et de l’interprétation textuelles ». Cette définition est clairement redevable au déplacement hors de notre champ du référent toujours problématique qui, on s’en souvient, était le paramètre discriminant de la fameuse trichotomie de Peirce, où les relations du signe avec l’objet référent pouvaient être arbitraires (symbole), de ressemblance (icône) et de physicalité (indice). Mais, comme Eco le précise lui-même dans le Trattato di semiotica generale (1975), cette classification fonctionnait en fait grâce à son imprécision même, en constituant trois « notions parapluies » ou passepartouts, « à l’instar de la catégorie du “signe” ou même de celle de la “chose” » (p. 240).

Cette reconfiguration des fondements typologiques de la théorie sémiotique exclut la question du référent et remet en cause la perspective essentialiste, en privilégiant la dimension pragmatique. Selon Eco, il faut prêter attention au mode symbolique, entendu comme « la procédure non pas nécessairement de production, mais d’utilisation du texte ». Cette approche implique une absence de corrélation univoque entre l’expression et le contenu, générant ce qu’Eco appelle la « nébuleuse » du symbole, qui activerait simultanément différentes parties de l’encyclopédie. En outre, son texte n’aborde pas seulement la négociation de la valeur symbolique des textes, mais aussi les processus de construction et d’institutionnalisation de l’auctoritas qui assurent le contrôle culturel face à la prolifération interprétative générée par le mode symbolique. L’exemple développé par Eco est celui de l’interprétation symbolique de l’Écriture et de la manière dont l’autorité ecclésiastique garantit sa propre légitimité : « La pensée théologique fonde l’Église comme autorité garante de l'interprétation, et c’est précisément dans cette autorité qu’elle trouve sa propre légitimation. »

Les éditeurs adoptent cette même perspective dans l’introduction du livre, affirmant que leur objectif n’est pas de répondre à des questions telles que « qu’est-ce qu’un symbole ? » ou « quelles sont les fonctions du symbole ? », mais d’expliquer comment quelque chose devient un symbole pour quelqu’un, que ce soit un individu, un groupe ou une communauté. Une objection inévitable surgit cependant : si nous affirmons qu’un symbole ne peut être qu’un texte qui a reçu une approbation collective, selon la perspective d’Eco, alors nous devrions exclure tout ce qui est de nature privée, réservant le terme « symbole » exclusivement à ce qui est reconnu socio-culturellement. Eco va jusqu’à affirmer à cet égard qu’il existe dans le symbole un « consensus phatique », car même si l’on ne s’accorde pas sur la signification d’un symbole, il est au moins « reconnu comme ayant un pouvoir sémiotique » (p. 126). Cette objection est néanmoins refutée par la reconnaissance du fait que le véritable objectif de cette compilation n’est pas le symbole en lui-même, mais plutôt le mode symbolique. Il est important de préciser que l’ensemble des analyses présentées ne constitue pas une typologie de symboles spécifiques, mais plutôt une exploration des mécanismes sémiotiques qui sous-tendent l’attitude symbolique à l’égard du monde, s’alignant ainsi sur la définition de la culture de Yuri Lotman.

En effet, le long essai de Franciscu Sedda, qui structure conceptuellement les dix-neuf analyses qui composent le livre, propose une hybridation entre la perspective d’Eco et celle de la sémiotique de la culture, en intégrant explicitement la dimension collective. S’inspirant de l’approche de Lotman, Sedda affirme :

Toute sémiosphère a besoin d’un symbole pour faire fonctionner la sémiose culturelle et pour garantir son existence même en tant que sémiosphère. Le symbole, pourrait-on dire, est la cause et l’effet d’un double devenir, à la fois opératoire et définitoire, pratique et idéologique : non seulement une partie du matériau sémiotique s’obstine à recevoir le statut de symbole, mais une partie du travail sémiotique, non contente de cette identification, se consacre à produire des définitions du statut et de l’essence du symbole lui-même. Un double mouvement de dé-finition, sans lequel le système, dit Lotman, constate sa propre incomplétude. Et peut-être même son incohérence (p. 21).

Sedda introduit une dimension, la diachronie, qui est fondamentale dans les processus de formation des symboles et que, en empruntant la terminologie anthropologique, nous pourrions appeler « symbolisation ». Dans ce contexte, la perspective lotmanienne acquiert une importance particulière en révélant le rôle intégral joué par le symbole dans la culture : « une fonction fondée non seulement sur la capacité du symbole à déclencher la reconnaissance, mais aussi à mobiliser des forces, à créer des liens, à pousser à l’affirmation de soi. » (p. 22). De par sa nature multilingue, le symbole non seulement équilibre les tendances simultanées à la dispersion et à la concentration dans la sémiosphère, mais il fusionne en lui-même le passé, le présent et le futur : le symbole possède la capacité d’« éviter que la temporalité propre d’une sémiosphère ne parte en fumée » (p. 23). D’où l’attention portée à la réactivation et à la réactualisation constantes des symboles, capables d’intégrer de nouveaux événements et personnages historiques, de nouvelles significations, de nouveaux récits, etc.

En substance, on peut considérer qu’il s’agit là d’une des propositions les plus intéressantes de l’ouvrage : une approche qui intègre l’analyse des mécanismes textuels de production et d’interprétation, et l’identification des processus qui déterminent la fonction symbolique des textes au sein de la sémiosphère. L’articulation de cette perspective avec les analyses concrètes est évidente dans chacune d’entre elles. Pour l’illustrer, il suffit d’évoquer brièvement quelques-uns de leurs objets et de leurs propositions : de la lampe Arco conçue par Achille et Pier Giacomo Castiglioni en 1962 et sa transformation en symbole du célèbre mantra du design form follows function, jusqu’au rôle de médiateur joué par le béret de Che Guevara entre le monde paysan et la sphère politique révolutionnaire, en passant par le processus d’institutionnalisation du drapeau européen et la définition des contenus qui lui seraient attribués ; par la mise en lumière du processus qui a fait des Beatles le symbole mondial d’une époque, les années 1960, où la Grande-Bretagne est devenue une référence culturelle en matière de musique et de culture pop ; par l’étude des processus culturels d’appropriation et de rejet de la croix et de la manière dont elle construit l’identité de la communauté chrétienne, et par la réflexion sur le processus de symbolisation qui a fait de la célèbre photo de la main de Maradona lors de la demi-finale contre l’Angleterre un symbole de l’« argentinité ».

Les travaux dirigés par Mangano et Sedda non seulement sont pertinents pour comprendre ces processus, mais ils ouvrent en outre un vaste champ de débat. Les auteurs soutiennent de manière convaincante que la contemporanéité est marquée par une inflation et une surproduction de symboles. Dans son article introductif, Sedda établit un parallèle suggestif entre notre culture actuelle et la culture médiévale, où, selon les analyses de Lotman, Gurevič et Pastoureau, tout est symbole. Mais peut-être que, plutôt qu’une simple prolifération d’objets symboliques, ce à quoi nous assistons aujourd’hui est la généralisation d’une sémiose majoritairement orientée vers le « mode symbolique ». Eco, pour sa part, différencie le mode allégorique du mode symbolique, en soulignant la plus grande rigidité du premier par rapport au fonctionnement plus subtil et complexe du second, caractérisé par une ratio difficilis. La question se pose de savoir si le mode symbolique a acquis une prééminence à notre époque, ce qui nécessiterait une modification partielle de l’approche proposée dans Simboli d’oggi : des objets à valeur symbolique aux modes d’interprétation.

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