Claude Zilberberg, Des formes de vie aux valeurs, Paris, P.U.F., Formes sémiotiques, 2011, 181 pages

Sémir Badir

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Mots-clés : sémantique, sémiotique tensive

Auteurs cités : Ernst CASSIRER, Pierre FONTANIER, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, Maurice MERLEAU-PONTY, Aloïs RIEGL, Ferdinand de SAUSSURE, Alexis de TOQUEVILLE, Paul VALÉRY, Heinrich WÖLFFLIN, Wilhelm Worringer

Texte intégral

De toutes les tâches que se donne Claude Zilberberg avec la sémiotique tensive, la gestion du passé est la plus délicate. Ce passé — l’œuvre de Greimas —constitue en effet un patrimoine qui, vaille que vaille, assure aujourd’hui encore l’unité de la famille des sémioticiens. Que faire de ce patrimoine ? Le conserver, assurément. Mais non sans chercher à le restaurer et à le mettre en valeur, ce qui suppose un travail considérable. Là où d’autres membres de la famille, et de sa première génération, défrichent de nouveaux terrains d’application ou proposent des extensions théoriques (quand ils n’entendent pas couper les ponts), on a souvent l’impression que Zilberberg, lui, n’a de cesse d’entretenir par sa pensée la sémantique structurale, en particulier le carré sémiotique qui en a été érigé tel un sceptre de gloire. De fait, les concepts tensifs ne sont pas configurés autrement que ceux de la sémantique structurale : ils s’avancent très régulièrement par paires d’opposés et sont divisibles en constituants simples. Les tableaux récapitulatifs qui ponctuent les écrits de Zilberberg en témoignent à l’envi : en abscisse sont réparties des paires conceptuelles (des valeurs), que viennent catégoriser, en ordonnée, des propriétés communes (des valences). Zilberberg prend d’ailleurs souvent la peine de démarquer les concepts tensifs de ceux issus de la sémiotique de Greimas, c’est-à-dire qu’il les inscrit dans une lignée tout en faisant part des transformations théoriques qui les avantagent.

Et, cependant, il faut bien admettre que les écrits de Zilberberg ont pris, au cours du temps, une tout autre allure que ceux de Greimas. La différence des styles est particulièrement éclatante dans les deux derniers ouvrages parus, les Cheminements du poème en 2010 aux éditions Lambert Lucas et, cette année, Des formes de vie aux valeurs, dans la collection que dirige Anne Hénault aux Presses Universitaires de France. Sans vouloir ici susciter à tout prix une compétition entre Maître et Grand Disciple, nous voulons noter que le style des études tensives dénote une manière de faire la sémiotique qui, par son originalité, sa réflexion et sa détermination, correspond à une forme de connaissance valant pour forme de vie et que faire contraster ce style tensif avec la manière greimassienne permet commodément d’en entendre les accents les plus remarquables.

La sémiotique tensive n’adopte pas la technique rhétorique de la tabula rasa. Elle n’a pas pour idéal d’être l’excavatrice de ses fondations et de se soutenir de ses propres forces. Quelles que soient l’étendue et la sophistication de son appareil conceptuel, elle ne se présente jamais seule devant son objet d’étude. La sémiotique tensive est une multiplicité, une théorie aux yeux pers. Quand elle rencontre un objet d’études, un concert de voix ancestrales se fait entendre en elle, avec les basses de Greimas, Hjelmslev, Cassirer, Merleau-Ponty et Valéry, avec aussi des sons pointus, moins assurés mais insistants, comme ceux de Fontanier, Mauss, Worringer, Wöfflin ou Riegl. Zilberberg ne se rend pas maître de ces voix. Il est seulement celui qui les actualise.

En outre, la sémiotique tensive n’est pas une méthode et ne cherche nullement à se donner comme une méthode. Elle ne s’applique pas. Mais elle pratique la théorie dans l’étude des objets qu’elle rencontre et avec ces objets mêmes, ce qui définit un tout autre rapport entre la théorie et l’objet que celui d’un exposé méthodologique de la théorie suivi de son application à des cas d’étude. Etudie-t-elle Baudelaire, qu’aussitôt Baudelaire s’ajoute au concert des voix tensives, insufflant en elle non seulement de nouveaux concepts mais aussi l’expression de ces concepts, car les concepts ne sont productifs dans la sémiotique tensive que par la nuance de leur expression. La théorie tensive adopte alors le point de vue de Baudelaire, et c’est en cela qu’elle se pratique.

En ses études, la sémiotique tensive nous fait songer au jeu de cubes. La simplicité des pièces colorées que ce jeu contient n’entrave aucune subtilité, au contraire elle la suscite par le renouvellement constant de ses arrangements. Prenez ces pièces favorites que sont le carré bleu relèvement et le rectangle jaune redoublement. Ils vous paraîtront transformés si vous les surhaussez d’un chapiteau vert progression ou si vous intercalez entre eux un cylindre rouge dépassement. Quoi ! vous ne connaissiez pas l’existence de cylindre rouge ? Ne vous en étonnez pas : c’est Guillevic, dans l’étude qui est consacrée au poème « L’eau douce », qui le fait advenir. Le système que ces cubes composent s’instancie et se métamorphose en fonction de leur usage. (La propriété dynamique du système est connue depuis Saussure et Hjelmslev mais on ne l’avait jamais si bien vue mise en œuvre, on ne l’avait jamais lue comme dans les derniers ouvrages de Zilberberg).

Impossible de résumer de telles études. On pourrait, à la limite, en tenir la chronique — Vous avez vu ? une troisième syntaxe, baptisée « syntaxe jonctive », s’est ajoutée aux deux précédemment établies, l’intensive et l’extensive. Mais elles-mêmes sont si accessibles, elles coulent si agréablement à la lecture, qu’on n’en voit pas l’utilité. Rappelons seulement leur principe : une étude tensive cherche à tisser les désirs avec leurs objets, les états d’âme avec les états de choses, et elle le fait comme s’il s’agissait là de grandeurs sémiotiques, les états d’âme s’accomplissant dans les états de choses comme les contenus se révèlent dans leurs expressions (« La théorie elle-même devient une sémiose », écrit Zilberberg, p. 9). Par exemple, la démocratie, système provisoire et accueillant, est l’expression de la médiocrité — hélas ! — et de la vitesse chez Toqueville (p. 40). Ou encore, le cri est l’état de l’âme de Francis Bacon, du moins dans la lecture qu’en propose Gilles Deleuze, quand il peint ses figures hideuses (p. 166).

Au cours de cette dernière étude, consacrée aux styles picturaux, Zilberberg remarque incidemment que Claudel jugeait sévèrement la peinture cubiste, « en laquelle il diagnostique impuissance et colère » (p. 144). À quoi la sémiotique tensive apporte un évident démenti : car son art cubiste est tout au contraire puissance de révélation et humilité, réservant au lecteur les joies imprévisibles de la sapientia.

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