L’iconicité et ses images. Etudes sémiotiques, de Jean-François Bordron, Paris, PUF, 2011, 197 pages

Maria Giulia Dondero

FNRS-Université de Liège

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Mots-clés : iconicité, méréologie

Auteurs cités : Henri BERGSON, Pierre Maine de Biran, René Descartes, Louis HJELMSLEV, Emmanuel KANT, Charles Sanders PEIRCE

Plan
Texte intégral

1. Un ouvrage de reformulation de la sémiotique générale : de Kant à Peirce et Hjelmslev

Il faut dire avant tout que la communauté sémiotique internationale attendait depuis un certain temps la parution d’un ouvrage de Jean-François Bordron, pour pouvoir savourer ses réflexions organisées en quelque forme de totalité. Il s’agit d’ailleurs, dans ce livre, surtout de réflexions sur les différentes manières de constituer une totalité et notamment il s’agit de la question de la méréologie. La méréologie est traitée à travers la notion d’iconicité qui ne désigne pas seulement des réalités visuelles mais plus généralement les différentes manières dont des présences perceptives vagues (indicielles) acquirent les caractères de formes en se stabilisant en des unités. Comme l’affirme l’auteur dans l’introduction, l’iconicité est un moment intermédiaire entre les domaines des indices (présence des choses) et celui des symboles (structures codifiées) : un domaine qui n’est donc pas (encore) régi par des règles (domaine du symbole) mais justement par la dynamique des formes. Les notions peirciennes sont depuis longtemps abondamment repensées dans la théorie sémiotique de Jean-François Bordron qui conçoit les catégories du philosophe américain comme des types phénoménologiques permettant de décrire un parcours génératif de l’expression.

Avant de rentrer dans le vif de la théorie de l’iconicité, je me permets une petite note sur la façon dont j’organise la présentation de cet ouvrage : je traiterai des parties composant cet ouvrage en les prenant en sens inverse par rapport à l’organisation choisie par l’auteur : l’auteur a d’ailleurs bien fait de commencer par des analyses d’architectures et de peintures et de terminer par deux textes qui exposent de manière plus explicite sa propre théorie. Cette démarche valorise l’action de la constitution des formes, l’organisation d’une pensée plutôt que l’objet théorique stabilisé : à la fin du parcours on parvient en fait à une totalité où il n’y avait au début que des cas particuliers, des parties d’une mosaïque en puissance. L’organisation de l’ouvrage en trois parties (« Image et esthétique », « L’image médiatrice » et « Théorie de l’image ») exemplifie d’une certaine façon le processus d’iconisation d’une pensée. De mon côté, je préfère, pour faciliter au lecteur la compréhension de la complexité générale de la théorie, présenter avant tout les manières dont on peut entendre l’iconicité pour entrer ensuite dans la multiplicité des cas étudiés.

Note de bas de page 1 :

 D’ailleurs Bordron distingue également l’indicialité de l’indice : la première est une propriété de renvoyer à ce qui est sa cause, tandis que le signe indiciel exige que l’on puisse en outre le reconnaître comme tel.

Le moment iconique à l’intérieur d’une genèse du sens est à distinguer de la notion de signe iconique, ce dernier étant forcément inséparable de la notion de symbole, d’intersubjectivité et de règles publiques. L’iconicité qui préoccupe Bordron est donc à comprendre comme une étape antérieure à la manifestation du sens sous forme de signes. D’ailleurs, une fois que la fonction symbolique se manifeste à l’intérieur de l’iconicité, cette dernière se trouve immédiatement instituée en signe1. La sémiotique de l’icône ne doit donc pas être conçue sur le modèle du langage, mais bien à travers le modèle d’un « processus émergent » : « Nous ne rejetons pas pour autant l’organisation de la fonction sémiotique selon les deux plans de Hjelmslev, mais nous pensons qu’il s’agit là d’un résultat et non du processus d’émergence du sens lors de l’iconisation du monde sensible » (p. 150). Il s’en suit que la fonction sémiotique doit être comprise non pas comme un état de dépendance entre deux formes, au sens hjelmslevien du terme, mais comme un acte.

Note de bas de page 2 :

 L’auteur regrette pourtant l’utilisation du terme « plan » car les rapports du signifiant au signifié sont beaucoup plus enchevêtrés que ne le suggère la notion de plan.

Note de bas de page 3 :

 Voir à ce propos l’éclairant schéma à la page 191 (chapitre « Sens et signification ») qui décrit une architecture générale de l’expression, de la matière en tant qu’indice jusqu’à la forme en tant que symbole en passant par les opérations iconiques de la substanciation.

L’iconisation concerne plus précisément le processus de conversion de l’être en signifiant, la formation d’un plan d’expression2 à partir de la matière entendue comme « ce qui est visé et ce qui est donné »3, une modification de notre esprit, un écart dans l’expérience, voire une présence indicielle. Pour distinguer de manière décisive l’iconicité en tant que moment de constitution du sens de son institutionnalisation en signe, Bordron trace les différences entre les sémiotiques saussuriennes et, plus généralement gestaltistes, et les sémiotiques du signe. Si ces dernières impliquent une théorie de la référence, les premières impliquent une théorie de la constitution : « Pour les structuralistes, il existe des substances ou des flux auxquels on peut donner forme. Pour eux, la signification consiste très généralement dans cette mise en forme des substances et flux, le plus souvent en les catégorisant. Le monde dans ce cas n’est pas une collection d’entités mais la donnée de forces qui viennent à prendre forme dans des actes de sémiotisation. Les théories du signe culminent donc dans une logique ; les théories structuralistes, dans une dynamique et une genèse » (p. 157). Contrairement donc aux sémiotiques du signe et de la référence, le problème de l’iconicité appartient non pas à une ontologie d’objets et d’entités atomiques, mais à une ontologie de forces à l’intérieur d’une plastique qui prend consistance, voire concerne le problème de la méréologie et de la composition en parties.

La méréologie, au centre du processus de constitution iconique, concerne un moment de composition et stabilisation de formes, voire le domaine de la substance hjelmslevienne, intermédiaire entre l’immédiateté de ce que peut éprouver notre chair (domaine de la matière hjelmslevienne et de l’indice peircien) et les articulations du langage (domaine de la forme hjelmslevienne et du symbole peircien). Le processus allant de cette immédiateté et de cet écart (l’indice établit toujours un écart, voire une modification, dans l’expérience) à l’articulation en des formes symboliques est décrit en des multiples manières : dans le chapitre « L’iconicité » il est expliqué à travers la prise en considération des trois Critiques kantiennes : la synthèse de l’appréhension de quelque chose comme modification de l’esprit dans l’intuition correspondrait justement au moment de l’indicialité ‑ où l’altérité sollicite une interrogation ‑, la synthèse de la reproduction de ce quelque chose dans l’imagination correspondrait au moment de l’iconicité où ce qui est donné dans l’intuition se maintient, dure, prend une forme temporelle et donc une morphologie. La troisième synthèse, celle de la recognition dans le concept, autorise l’identification de la chose au sens où elle est reconnue par le concept : le domaine de la forme au sens hjelmslevien est donc le domaine de l’identification, de la reconnaissance et donc de la connaissance. Par contre, dans le chapitre « Sens et signification », l’iconicité est décrite en mettant en relation la triade peircienne d’indice, icône et symbole avec la triade hjelmslevienne de matière, substance et forme ; l’auteur parvient ici à la schématisation d’une architecture de la dynamique de l’expression, afin de montrer le chemin allant du sens (substance) à la signification (forme). Le premier moment est celui de l’ouverture d’une virtualité : la matière concerne le fait qu’il y ait quelque chose et l’indicialité concerne une altérité que nous sommes appelés à explorer. La substanciation est le lieu de l’iconicité et dépend de trois conditions : la première concerne une source d’énergie (la voix, la trace, la lumière, etc.) : quelle que soit la source pertinente, elle doit subir une sélection (seconde condition) de ses valeurs particulières (les bandes des fréquences, par exemple, peuvent fonctionner comme des formants en ce sens qu’ils sont ce à partir de quoi seront formées les articulations sonores ultérieures). La troisième condition est que les éléments servant de formants soient pris en charge par une organisation voire une articulation de la totalité en parties (et nous retrouvons encore une fois la méréologie au cœur de la notion d’iconicité). C’est là qui se joue la distance entre sens et signification, dans le passage entre le moment de l’organisation à l’intérieur du niveau de la substance et le niveau de la forme hjelmslevienne (le symbole peircien).

2. L’iconicité au cœur des arts plastiques, des discours philosophiques et littéraires

Note de bas de page 4 :

 À ce propos Bordron précise : « Peirce a par ailleurs affirmé qu’une propriété essentielle du signe iconique est qu’il reste signifiant, même si son objet n’existe pas. Il semble, pour ces raisons, préférable de supposer que l’iconicité est une propriété intrinsèque, qu’il nous faudra définir, et non une relation entre des propriétés » (p. 147).

Si nous voulions résumer, nous pourrions affirmer que l’étude de l’iconicité concerne les modes d’organisation du sens, organisation qui n’est donc pas seulement et hjemsleviennement hiérarchique mais dépendante de la forme iconique et des prégnances sensibles des indices. L’iconicité n’a donc rien à faire avec la ressemblance car elle concerne le processus de formation d’un objet de sens et non le rapport entre deux objets dont l’un serait la représentation de l’autre4, ni avec la figurativité. À propos de la ressemblance, Bordron précise que « du point de vue de l’icône, ce qui est imité n’est rien d’autre que l’iconisation elle-même comme procès » (p. 156) : l’iconicité est définissable à travers un mouvement d’auto-engendrement et d’auto-imitation (imitation de production et non de produit). En ce qui concerne ensuite la figurativité, l’iconicité n’a donc rien à faire avec la reconnaissabilité d’objets du monde naturel. Cela est bien démontré dans le chapitre « Paysage et lumière », consacré à une peinture abstraite de Marc Rothko(N°24 Intitled de 1951), où l’auteur analyse les différents types d’organisations chromatiques et de lumière – diffraction, fusion, dilution, diffusion, concentration, etc. – en tant que processus d’iconisation du paysage. Bordron décrit cet acte d’iconisation comme constitutif des différents types de limites (cadrages, franges, contours, etc.) et donc comme acte d’organisation du plan de l’expression d’un tableau abstrait. En montrant l’émergence d’un paysage rien qu’à travers la mise en forme de la lumière, Bordron montre que l’acte d’iconisation est un acte auto-constitutif et non de redoublement : l’exemple pour signifier cette auto-organisation est parfaitement bien choisi : l’auteur rapproche en fait la manière dont cette peinture fonctionne d’un vitrail où l’« au-delà » et tout éventuel « extérieur » appartenant à l’« hors-cadre » est immanent au tableau.

On pourrait même affirmer qu’un synonyme d’iconiser est ici « paysager » : on s’en aperçoit si l’on met en relation l’analyse du Rothko et celle consacrée à Pyrame et Thisbé de Poussin (chapitre « Distance et phobie »). L’organisation de la perception jusqu’à la constitution d’une totalité-paysage trouve en ce dernier terme son explication : le paysage est toujours l’expression d’un conflit entre deux scènes, celle de l’acte de voir et celle des choses visibles qui se montrent. Ce passage par la description de paysages peints donne l’occasion à l’auteur de préciser que l’acte de paysager correspond à la médiation de la relation sémiotique : « Nous parlerons, pour notre part, d’entre-expression pour désigner ce qui résulte de cette double action. Nous comprenons par là qu’entre l’acte de voir propre au spectateur et l’acte d’être montré, ou de se montrer, propre au visible, il y a un troisième terme qui est le produit de leurs rapports et que l’on peut concevoir comme un plan d’expression au sens sémiotique de ce terme. Le plan du contenu est alors donné par l’ensemble des rapports entre les deux agents, le « voyant » et le « visible ». Ce procès, dont la perception visuelle nous donne ici l’exemple, est en réalité beaucoup plus général et nous autorise à décrire les phénomènes de perception, sous toutes leurs modalités, comme des fonctions sémiotiques » (p. 39). L’acte d’iconisation explique donc la dynamique complexe qui amène à la formation de la fonction sémiotique à partir de la perception : « Notre perception ne doit pas être conçue, au moins dans un premier temps, comme donnant une représentation des entités du monde, mais comme fournissant une expression de notre rapport à des qualités, pour autant qu’elles soient perceptibles […] nous percevons le signifiant de notre rapport au monde, le signifié n’étant pas autre chose que ce rapport lui-même » (p. 180).

On s’aperçoit que les analyses de la première partie de l’ouvrage « Image et esthétique », consacrées à des peintures, à des architectures ainsi qu’à des objets à mi-chemin entre peinture et architecture ‑ comme c’est le cas d’une multiplicité d’œuvres de Jean Dubuffet ‑ sont les lieux privilégiés de la mise en acte de la théorie bordronienne : dans l’étude de la tectonique de la Villa Falbala de Dubuffet (« La Villa Falbala »), par exemple, l’auteur affirme que le plan de l’expression de la Villa, sa réalité matérielle soumise à une certaine organisation, est pris dans une relation de dépendance avec ce que nous éprouvons, cognitivement et affectivement, à partir de lui. Le contenu de cette expression est justement entendu comme quelque chose qui « nous est donné par le rapport que nous pouvons avoir avec elle [le plan de l’expression de la Villa], aussi bien du point de vue esthétique que de celui de la simple impression, de l’émotion ou de toute forme de réminiscence (p. 7).

Dans « L’espace inséparé », Bordron, à travers l’analyse de la peinture et des écrits de Dubuffet, montre à l’œuvre le parcours allant de l’écart indiciel à l’institutionnalisation symbolique et nous invite ainsi à considérer la temporalité de la spatialité picturale. L’acte du peintre est à refaire par la pensée de l’observateur à travers trois étapes qui, comme nous l’avons déjà signalé, peuvent se rapprocher de la matière, de la substance et de la forme hjelmsleviennes. La première est la constitution d’un écart dans le monde physique (dans le cas de la peinture il s’agit au moins, pour un œil, d’une variation de la lumière qui éveille l’attention), la deuxième concerne la détermination d’une direction de signification : l’appareillage technique du peintre est à entendre en tant que substance de l’expression en relation avec une substance du contenu permettant de distinguer différentes conceptions de la toile (comme une fenêtre ou comme un plan absolu, par exemple) et, à partir de ces directions de la substance, des significations particulières (un système de dépendances analysables en des formes). Une fois de plus, non seulement dans la théorie mais aussi dans la compréhension de l’art contemporain, ce qui intéresse notre auteur n’est pas la catégorie du symbole peircien ni de la forme hjelmslevienne ‑ qui se réduisent toutes les deux à des questions stylistiques ou génériques ‑, mais surtout à la fonction iconique, ou substantielle, qui est selon lui au centre des débats sur l’image et de ses configurations de visibilité depuis la querelle de l’iconoclasme jusqu’à nos jours.

Il est pourtant maintenant nécessaire de répéter encore une fois que dans la conception de l’auteur l’iconique ne privilégie pas le domaine de la perception visuelle et des arts plastiques, comme on pourrait le croire en abordant la première partie de cet ouvrage (« Image et esthétique »), consacrée à l’architecture et à la peinture. La deuxième partie (« L’image médiatrice ») le démontre abondamment : elle concerne les raisonnements littéraires et surtout philosophiques fonctionnant à travers un « faire-image ». Ce processus du « faire-image » est régi par une intuition non logique, où l’image permet de « diriger l’intuition vers une formulation plus exacte de ce qu’elle éprouve, qu’il s’agisse d’une idée ou d’un sentiment » (p. 2, nous soulignons). Certains passages des textes de Descartes, Maine de Biran, Bergson et Proust sont analysés comme des raisonnements qui « suivent pas seulement des règles logiques mais [qui] sont largement inspirés et conduits par des images, plus ou moins précises » (p. 2) : cette partie, la deuxième de l’ouvrage, est consacrée à étudier l’importance de la schématisation spatiale dans le développement d’une pensée. C’est en fait à travers un ordre de proximité spatiale (du plus lointain au plus proche par rapport au centre de la pensée en acte) et non à travers un ordre de raison que, selon Bordron, Descartes réfléchit sur l’inventaire des anciennes croyances dans les Méditations par rapport à une connaissance à acquérir. Mais ce qui est d’autant plus précieux dans cette analyse intitulée « Descartes et Brunelleschi. La pensé au miroir » est justement la mise en relation d’une expérience de Brunelleschi aboutissant sur la théorie de la perspective (pp. 78-82) où le point de fuite coïncide avec le lieu d’un point de vue à condition que l’on retourne la tablette peinte devant un miroir : ce mouvement d’objectivation et de retournement vers soi-même ordonne également l’expérience de pensée du cogito cartésien et la décrit comme un retournement en miroir de l’acte de pensée en chose pensante. L’auteur affirme précisément ceci : « On pourrait résumer l’expérience dans un “je vois une chose voyante” parallèle au “je suis une chose qui pense” […] L’expérience de Brunelleschi permet de se regarder dans un miroir sans se voir, comme la Seconde Méditation implique que l’on ne puisse se concevoir autrement que comme chose pensante » (p. 82). Il s’agit ici d’une communauté de formes qui expliquent mieux que les étapes logiques l’affinité profonde entre des substances différentes (l’espace et la pensée) via une schématisation. Le même questionnement sur la schématisation revient dans l’analyse des écrits philosophiques et du journal intime de Maine de Biran (« Maine de Biran et le diagramme de la subjectivité ») : Bordron repère des formes communes, voire une certaine identité de lieu entre l’endroit où le philosophe souffre et celui où il pense. Il explique cette identité à travers la notion peircienne de diagramme. Le diagramme exprime la forme que prennent les rapports entre le monde physiologique et le monde de l’esprit d’une part, le monde physique et le monde théologique de l’autre. Encore une fois, c’est la dynamique des mouvements dans l’espace qui dirige une expérience de pensée.

Dans « Bergson et les images », Bordron met en valeur la théorie de Bergson selon laquelle les ensembles doctrinaux d’une pensée philosophique, faite d’arguments et de concepts, sont organisés autour d’une image qui en exprime l’intuition fondamentale. Les images, davantage que les raisonnements, permettent de diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. Mais les images ont aussi un autre pouvoir que celui d’expliquer au sens de « présenter » quelque chose d’abstrait par un dispositif plus concret (c’est le cas des images schématisantes) : des images comme celles de l’horloge ou de l’armoire chez Bergson n’ont pas forcément un pouvoir d’élucidation, mais construisent un ajustement ontologique (c’est le cas des images à visée ontologique) : elles n’expliquent pas un schéma conceptuel mais montrent l’iconicité de ce qu’elles désignent.

La dernière analyse de la deuxième partie, « La robe de Mme Swann », reprend une interrogation déjà présente dans l’étude précédente, à savoir le mode d’apparition des objets dans le discours (qu’il soit philosophique ou littéraire). L’analyse de quelques passages de À l’ombre des jeunes filles en fleurs décrivant la robe de Mme Swann montre la subtile manière qu’a l’énonciateur de rendre la texture de ses perceptions au filtre des réminiscences : la robe de Mme Swann, qui est présentée dans le texte comme un objet peu défini (« quelque belle robe », dit Proust), est diffusée en des milliers de matières, couleurs, mouvements et attitudes qui ne constituent ni une multiplicité d’objets différents ni une unité d’objet, à l’instar de peintures impressionnistes, où ce qui est présenté n’est pas le contour bien défini des identités (effet de virtualisation de la robe) mais engendre le bruissement de leurs qualités sensibles (effet d’actualisation de ses apparitions multiples). Bordron décrit ici non pas l’iconisation d’une présence mais l’iconisation d’un souvenir, d’une remémoration : les actes de formation et déformation des formes de la « quelque belle robe » sont donc d’une certaine manière redoublés et doublement distanciés d’une possible constitution en un(des) objet(s) identifiable(s).

Finalement, l’intention de ce livre est d’articuler des analyses sémiotiques effectives, portant sur plusieurs domaines de production du sens, avec une théorisation de la sémiotique générale que ces analyses initient. Comme l’indique l’introduction de l’auteur, il s’agit de décrire, d’expliquer, mais aussi de compliquer, c’est-à-dire de ramener l’analyse à sa raison d’être.

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