Introduction

Valeria De Luca

Audrey Moutat

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Audrey Moutat et Valeria De Luca.

Texte intégral

Le Congrès de l’Association Française de Sémiotique (AFS) s’est tenu à Limoges du 4 au 7 avril 2022 ; il s’agit de la première édition post-Covid de cette manifestation scientifique qui aurait dû se dérouler en 2021, soit 20 ans après le Congrès « Sémio 2001 – Des théories aux problématiques ». La continuité idéale – thématique et temporelle – entre ces deux événements se justifie par une attention particulière portée à ce qu’on aura par la suite qualifié : « défis sociétaux ».

Dans ce cadre, les sciences humaines et sociales se voient impliquées au premier chef car elles sont appelées à comprendre, expliciter, voire anticiper les transformations des pratiques, des discours et des formes de vie engendrées par les changements sociétaux, culturels et techniques profonds de l’époque contemporaine. Ces changements et ces transformations affectent par ailleurs tout type de « collectif », humain, objectal, non-humain, et invitent à une coopération aussi bien interdisciplinaire qu’intra-disciplinaire. De ce fait, la sémiotique – et, plus globalement, les sciences du sens – non seulement dialogue avec les sciences de l’information et de la communication, la sociologie, l'anthropologie, les études culturelles et les arts, mais elle fait également résonner entre elles ses propres approches. Or, la notion de « transition » étudiée lors du Congrès Transitions : écologiques, numériques, sociales, anthropiques offre une thématisation socialement pertinente, une problématique en acte et une entrée disciplinaire féconde aussi bien du point de vue théorique que pratique.

Comme on le verra dans les lignes qui suivent, la notion de « transition » est transversale à la fois par rapport aux axes thématiques établis dans le texte d’orientation du Congrès, et vis-à-vis d’autres notions ayant été déjà problématisées en sémiotique. En effet, on constate un voisinage sémantique entre la « transition » et les notions de variation, transformation, hétérogénéité, aspectualité, devenir, histoire. Le CNTRL la définit ainsi comme un passage tantôt brusque, tantôt graduel, selon que l’on se focalise sur la durativité de l’entre-deux que la transition déclenche, ou bien sur l’après-coup presque immédiat de ses effets. Cette nature ou effectuation double de la transition est inscrite précisément dans le préfixe trans-, qui semble installer à la fois une suspension et une imbrication par exemple de valences et de plans qui sont soumis à une transition. Repérable d’abord en tant que discours, elle occupe une place grandissante dans la discursivité sociale et médiatique, et à travers elle c’est tout un ordre symbolique qui prend forme et consistance. Sous la pression de la demande politique et institutionnelle, le vocable de « transition » envahit de fait les catégories : transition énergétique, écologique, alimentaire, numérique, etc.

Ces constats d’ordre définitoire, ainsi que les éléments de problématisation qui en découlent ont guidé le découpage du présent ouvrage. Le lecteur retrouvera les entrées lexicales figurant dans l’intitulé du Congrès agencées de manière à montrer l’imbrication profonde de l’effort de conceptualisation et de modélisation de la notion de « transition », et ses mises à l’épreuve dans des domaines et terrains d’investigation divers.

L’ouvrage se compose alors de deux parties, articulées chacune en trois sections.

La première partie, intitulée La transition et la culture, décline les transitions anthropiques et sociales selon trois volets : « Seuils, limites, valeurs » de la transition, Les identités à l’épreuve, Transitions du croire : mythes, vérités, utopies. Un premier champ de questionnements généraux est dès lors dégagé parallèlement à l’examen de certains discours et pratiques sociaux.

Plus particulièrement, la contribution de Denis Bertrand ouvre la réflexion à partir d’une comparaison définitionnelle entre les deux notions de « transition » et de « transit », en adoptant une visée double, à la fois métathéorique et épithéorique dans le sillage d’Antoine Culioli. Ces deux perspectives permettent de situer aussi bien la portée heuristique de la « transition » que l’apport des schématisations sémiotiques une fois qu’elles intègrent cette lexie dans l’activité modélisatrice. Les « petites théories » font dès lors office de guide pratico-théorique à l’usage du sémioticien afin de tracer un lexique commun qui inscrit la transition dans le socle d’autres grandes notions de la sémiotique, telles que l’aspectualité ou l’opposition entre continu et discontinu.

L’évocation de la réflexion de Claude Zilberberg autour des frontières catégorielles telle qu’elle apparaît dans l’intitulé de la première section, est ouvertement reprise par Juan Alonso Aldama lorsqu’il esquisse une double qualification – lisse versus fricative – de la transition dans la sphère socio-politique. De ce fait, les seuils et les limites de la transition entrent en résonance avec la Transición dans l’histoire politique de l’Espagne, tout comme avec les frontières de la loi.

Les possibilités, les interdits et les manières dont on peut dépasser des limites ou franchir des frontières relèvent d’une approche aussi bien tensive – en termes de rythme, d'intensité et d'extensité –, que culturelle – au sens de la sémiotique de la culture de Youri Lotman – de la transition. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’article d’Hélène Levasseur, en articulant la notion de transition avec celle de transgression : il s’agirait de deux processus qui déclenchent des dynamiques se situant aussi bien en-deçà qu’au-delà des espaces lexicaux et culturels respectifs. Cet examen conjoint permettrait de dégager des niveaux de normativité rendant compte de l’aspectualité interne des changements socio-culturels.

Ces derniers ne peuvent pas faire l’économie des transitions subjectales, et a fortiori identitaires, auxquelles elles participent. Dans ce sens, le texte d’Ivan Darrault-Harris opère une véritable transition vers la section consacrée aux identités à l’épreuve. L’épreuve est ici celle de la maladie dont l’auteur étudie les répercussions narratives et axiologiques en articulant le point de vue du sujet patient avec les dénominations et les classifications de l’OMS de la santé et de la maladie.

La deuxième section s’ouvre avec la contribution d’inspiration culturelle et anthroposémiotique de Vanessa Pastorini autour des transitions identitaires des peuples indigènes brésiliens. On postule l’existence d’un mouvement de transition entre une identité attribuée aux peuples indigènes par le biais du pouvoir colonial, face à une relecture de l’identité qu'ils se construisent dans les réseaux sociaux. Cette réflexion débouche sur une discussion des jeux de vérité utilisés dans la construction des discours identitaires, qui font à leur tour écho aux découpages historiques entre groupes dominants et dominés, eux-mêmes à la base de l’autoreprésentation des groupes minoritaires.

Dans cette même perspective, le texte de Sued Lima et Taís de Oliveira complexifie les relations de pouvoir entre groupes sociaux dans le cas de la communauté LGBTQIAP+ brésilienne et de ses manifestations médiatiques. L’inclusion des corps et pratiques de cette communauté au sein de la scène médiatique contemporaine semble répondre de plus en plus à des exigences sociales et marchandes, si bien qu’il est possible de concevoir un déplacement des identités homosexuelles d’une position concessive à une position plus centrale dans la sémiosphère de la société occidentale.

À d’autres latitudes culturelles et historiques, Jean-Louis Brun compare le Karatédo et la franc-maçonnerie dans le but de comprendre les modes de transmission d’une forme de vie et les transitions pédagogiques qui y sont corrélées en vertu de la part d’apprentissage qu’elles comportent. À l’instar des systèmes vivants auto-organisés, les pratiques ritualisées problématisent l’écart entre visées rétrospective et prospective.

En pointant en revanche l’humain dans sa généralité, Ralitza Boneva oppose tout d’abord la transition et la mutation, la première étant graduelle, durative et conforme à une visée désirable. Les transformations de l’humain identifiées dans le film France (2021) de Bruno Dumont et dans des situations extradiégétiques lui permettent de postuler une nouvelle forme d’existence humaine, laquelle se distingue d’une forme ou d’un style de vie. Ainsi la transition se présente-t-elle notamment dans le rapport que le sujet entretient avec lui-même, au sein de son propre corps, et avec les autres, selon une dynamique interactionnelle permise par la parole.

Toujours dans une visée globalisante, Yanmei Zhang examine le Yi Jing en tant qu’outil culturel et sémiotique assurant l’harmonisation des transitions entre le macro-niveau du cosmos et l’échelle de l’Homme. Ainsi, il n’est pas tant question de transgressions ou de frontières, mais plutôt de continuité entre les différentes articulations des valeurs et des niveaux d’organisation du sens chez le Yi Jing.

À la charnière entre esthétique, numérique et sémiotique de la culture, l’article d’Emiliano Vargas clôture la section et vise à retracer les transitions identitaires des collectifs de jam session du grand Buenos Aires à l’aune des leurs différentes médiatisations numériques. Dans ce cadre, l’étude de l’articulation entre affordances musicales et médiatiques s’avère le pivot des métamorphoses identitaires ainsi que des changements diachroniques de ces collectifs.

La troisième et dernière section de la première partie comprend des contributions qui mettent au goût du jour des grands thèmes de la sémiotique greimassienne et de la sémiotique de la culture, à savoir les notions de mythe, de croyance, de vérité. Marion Colas-Blaise vise à définir la notion de transition dans le but de comprendre l’articulation sémiosique et plus particulièrement la dynamique sous-jacente aux opérations de conjonction et de disjonction. La triangulation entre la métamorphose, l’utopie et la transition utopique lui permet d’identifier le soubassement tensionnel de la transition, de mettre en évidence le rôle de la transition dans l’émergence d’écotopiques, et, finalement, de relever le rôle fécond des tiers-lieux pour l’exercice de la transition, garante d’une fluidification du sens.

L’article de Pierluigi Cervelli, que nous avons partiellement repris dans l’intitulé de cette section, revient sur la notion de parabole en tant qu’opérateur de transitions anthropiques portant notamment sur le croire et le faire-croire. À travers l’analyse du film Uccellacci et uccellini de Pier Paolo Pasolini d’un côté, et des actes de protestation sociale de Danilo Dolci, l’auteur rehausse les implications métaphoriques de la parabole, lesquelles expliqueraient les discordances et les incongruences entre des attributions de valeur et des conduites, se posant de la sorte à la charnière entre sémiotique et pragmatique.

Le croire présuppose en tant que tel un pacte de fiducie et de véridiction dont les contours sont examinés en détail par Diana Luz Pessoa de Barros. Dans sa contribution, la sémioticienne s’attache à l’explicitation des différents circuits – et courts-circuits – du carré de la véridiction qui seraient à la base de plusieurs productions médiatiques, littéraires et discursives contemporaines dans l’espace brésilien. Ainsi, elle apporte un nouvel éclairage structurant les passages des fake news aux discours humoristiques, des discours révisionnistes aux discours poétiques.

L’article de Santiago Guillén remonte quant à lui le temps en creusant le potentiel de transition des récits mythiques, en vertu duquel il est possible d’instaurer un lien avec certains discours et théorisations écologiques contemporains, tels qu’ils sont exemplifiés, entre autres, par la figure mythologique de Gaïa évoquée par Bruno Latour au sujet des crises environnementales. L’actualisation du mythe permet, en d’autres termes, d’assurer des transitions entre domaines du savoir et de l’agir – la science, la doxa, la politique.

Cependant, il existe également des récits contemporains qui affichent les mêmes ambitions totalisantes des anciens. C’est le cas de la Grande Réinitialisation analysée dans sa globalité par Razmik Haboyan. Dans sa contribution, la notion de transition s’avère un opérateur méthodologique de premier rang à même d’expliquer la stratification entre plusieurs scènes discursives auxquelles se rattache la multiplicité actancielle des Nous énonciateurs et énonciataires.

La section se termine avec le texte de Marilia Jardim consacré à la série Netflix Clickbait. Jardim s’intéresse à l’influence dans le monde réel de la construction et de la manipulation des identités en ligne. Elle s’intéresse également aux différentes formes de vérité, parmi lesquelles la vérité construite à laquelle œuvrent les images manipulées.

Comme nous le disions plus haut, même dans la deuxième partie, intitulée Variétés des transitions : écologiques, esthétiques, numériques, les multiples caractérisations de la transition vont de pair avec une pluralité d’observables, répartis respectivement dans les volets :

La transition et le vivant : au cœur de l’écologie, Formes esthétiques et médiatiques de la transition, Transitions numériques : avatars, discours, opérations.

La première section tente de cartographier la complexité que recèle la locution « transition écologique », et qui dépasse largement la strate discursive. En effet, comme le montre la contribution de Jean-François Bordron, l’écologie semble tout d’abord incarner une dualité entre une démarche scientifique objectivante et des appréciations subjectives liées à une perpétuelle quête de sens. Afin d’en mesurer ses conséquences sur nos formes de vie, l’auteur propose de revenir aux fondamentaux de la notion d’écologie en la resituant dans la notion d’« économie de la nature » dont elle est dérivée. C’est ainsi qu’il en vient à noter qu’en introduisant un ordre local, la notion de milieu place l’écologie comme un intermédiaire entre le monde de la nature et le monde de l’esprit.

Dans cette même veine, Antonino Bondì explore les implications cognitives, sémiotiques, pratiques et éthiques de la notion de maintenance à l’égard des transitions écologique et anthropique à l’ère de l'Anthropocène, où « écologique » est à entendre au sens premier de la coexistence d’espèces et de milieux différents au sein de l’environnement. La maintenance est conçue comme le présupposé permettant la révision du modèle de l’homo faber à l’époque actuelle ou, autrement dit, la proposition d’issues possibles à l’anthropocentrisme. De ce fait, une reconfiguration des rôles actanciels entre humains et non-humains peut s’opérer à travers des transitions agies en tant que soin réciproque.

L’ouverture écosémiotique de ces réflexions s’affiche explicitement dans l’article de Mireille Mérigonde, qui examine les avancées de différentes sémiotiques non-anthropiques – zoosémiotique, biosémiotique, phytosémiotique – au prisme des manières dont la littérature s’empare du thème écologique lato sensu. Dès lors, la médiation littéraire pourrait-elle être l’étendard de la transition écologique ? Et, plus profondément, quel est le rôle et la puissance du récit littéraire dans l’écologie sémiotique des sociétés et des cultures ?

Si la contribution de Sémir Badir ne répond pas à cette question en particulier, elle s’attelle en revanche à une analyse lexico-sémantique pointue de la formule « transition écologique », en mettant en exergue sa richesse sémantique – qui est loin d’être consensuelle, notamment dans le cas du discours militant –, ainsi que sa profondeur aspectuelle. Comme d’autres textes le relèvent, la transition s’étale sur toute la palette aspectuelle, d’où découlent ses enjeux foncièrement politiques.

En prenant à bras le corps les implications de la transition écologique dans le domaine du vin, l’article de Pierre Beslay propose un dialogue entre la sémiotique narrative, alimentée par les réflexions de l’anthroposémiotique, et les sciences de l’information et de la communication. Les pratiques vitivinicoles durables sont abordées à l’aune de la Sémiotique des Transactions Coopératives (STC) afin d’évaluer l’engagement du vigneron, de mettre en évidence les différents types de signes à l’œuvre et de mesurer leur rôle dans cette circularité du sens.

Le texte de Carine Duteil et Nicolas Picard, qui clôture cette section, préannonce certaines des implications que le numérique a sur la transition – au point de parler de « transition numérique » à l’instar de celle que l’on qualifie d’écologique –, tout en se focalisant précisément sur le discours écologique. Les auteurs cherchent à articuler le spectre sémantique de la transition écologique avec ses stratégies et effets rhétoriques dans le but d’élucider, encore une fois – comme dans la section précédente –, les dynamiques présidant à la formation du sens commun et de la croyance en régime médiatique, car leur compréhension affecte tout particulièrement le statut et les représentations du savoir scientifique dans la communication et les décisions politiques.

La deuxième section met en lumière les retombées esthétiques et médiatiques de la transition au sens large, en revenant sur des questionnements fondamentaux autour de notions telles que celles de forme, d’objet esthétique et artistique, de fiction, de support. Dans ce cadre, le texte de Pierluigi Basso Fossali prolonge les réflexions qu’il avait entamées par le passé sur ce sujet en introduisant la notion de diataxe afin de saisir la logique de fonctionnement de la transition par rapport aux formes sémiotiques et à la constitution des valeurs. La fluidification et l’indétermination qui sont au cœur de la transition instaurent de ce fait une écologie sémiotique autre, et qui serait à l’œuvre dans des cas divers tels que l’art pictural ou l’acte suicidaire.

La contribution de Valeria De Luca procède sur une voie similaire à celle-ci. L’auteur se pose la question du statut transitoire de certaines productions artistiques, et considère la transition comme une des formes de la sémiose esthétique et artistique. Pour ce faire, elle revient sur les questionnements théoriques et méthodologiques soulevés par la transition et le transitoire avant de se concentrer sur les dynamiques internes à la sémiose à travers l’étude du Principe d’équivalence de Robert Filliou. Ainsi propose-t-elle d’en finir avec la distinction entre objet esthétique et œuvre artistique et de procéder au désœuvrement des objets esthétiques, dans le but de soulever la concevabilité de leur genèse.

Toujours dans une perspective esthétique, mais également narratologique et médiatique, Alessandro Leiduan interroge les éventuelles renégociations ou transformations fictionnelles pouvant être engagées par le passage au numérique. Le cas du film République permet de montrer les nouveaux rôles assignés aux spectateurs dans l’appréhension de l’histoire racontée. C’est ainsi que l’auteur en vient à étudier les tensions pouvant exister entre les potentialités interactives offertes par le numérique et la recevabilité esthétique de la fiction.

À son tour, Sylvie Lorenzo interroge le support photographique lorsqu’il se pose comme l’un des acteurs principaux de la transition sémantique, narrative et culturelle d’un territoire donné. En d’autres termes, l’enquête iconographique produit une forme de médiation particulière, qui pourrait faciliter la transition politique, en devenant support de traductions, de nouvelles formes d’ancrages aux lieux du territoire, ainsi que de nouvelles formes d’imagination du futur même de l’espace.

La section est clôturée par le texte de Madlena Ghazaryan portant sur le film documentaire d’Alexandre Sokourov Le Nœud. Dialogues avec Soljénitsine. En particulier, les transitions entre différents régimes conversationnels, problématisées à partir de l’analyse narrative et énonciative du film, s’avèrent l’indice de ce que l’auteur nomme « intonation religieuse » qui confère une couleur typique à l’émergence de l’intime dans l’interaction entre les sujets soumis au regard de la caméra.

La troisième section de cette partie – la dernière de l’ouvrage – se consacre aux multiples facettes que prend la formule « transition numérique » et que nous déclinons au pluriel pour cette raison. En effet, les transitions numériques se réalisent à plusieurs niveaux techniques et technologiques, allant des problématiques de l’écriture symbolique ou non-symbolique à celles des interfaces numériques et de leur matérialité, en passant par les transformations linguistiques et objectales qu’elles engendrent.

La réflexion d’Anne Beyaert-Geslin revient sur la notion d’algorithme telle qu’elle a été formulée et exploitée en mathématiques, en informatique et partiellement en sémiotique. À l’instar de la puissance des mythes anciens, l’algorithme peut-il devenir le déclencheur d’un processus d’émancipation et de créativité paradigmatique, ou bien est-il l’emblème de la gouvernance et la surveillance capillaire des Big Data et de l’IA ? Puisque la vocation stratégique est intrinsèque au fonctionnement même de l’algorithme, il est capital de modifier notre propre habitus interprétatif en le désacralisant ; ce n’est qu’ainsi que l’on pourrait accompagner les transitions numériques actuelles.

Se situant à un niveau plus analytique, la contribution d’Éric Bertin se focalise sur les pratiques numériques d’appel-réponse – que l’auteur nomme « requête/résultat » – lors des recherches effectuées sur des moteurs en ligne. Bien que cette pratique puisse apparaître comme anodine, elle révèle, par son immédiateté construite, un processus de virtualisation et d’effacement qui opacifie précisément les présupposés technologiques et sociétaux affichés par la transition numérique globalement conçue.

Ces mêmes présupposés sociaux et techniques ont par ailleurs une longue histoire théorique et critique. Le cadre général de l’écologie des médias permet à Federico Biggio d’interroger la transition numérique dans une double perspective, celle de la transition vers le numérique d’un côté, et celle de la transition vers les espaces numériques de l’autre. Comme l’auteur le montre, la transition numérique a non seulement une profondeur spatiale, mais également une épaisseur temporelle qui se répercutent toutes deux sur les pratiques des usagers et sur leurs investissements thymiques et axiologiques.

De la même manière, Rossana De Angelis retrace et problématise la longue histoire et les évolutions de la textualité numérique à la lumière des modifications des formes et pratiques d’écriture qu’elles engendrent. Ainsi, la transition numérique s’avère la pointe émergée d’une transformation cognitive et langagière plus profonde qui affecte aussi bien d’autres processus de l’élaboration symbolique (la lecture), que des formes d’interaction socio-technique fondant l’échange communicationnel.

En écho aux considérations d’ordre esthétique et artistique figurant dans la section précédente, le texte de Lisa Paillussière qui clôt l’ouvrage s’interroge sur le statut des Non- Fungible Tokens (NFT) dans l’authentification et l’achat d’œuvre d’art : à travers l’analyse de discours sur les NFT, elle se demande en effet s’il s’agit d’un passage, d’une transition ou d’une proposition technologique inutile. La transition est alors analysée selon les trois mises en sens de l’espace, du temps et de l’acteur. Elle est conçue comme une forme de vie qui s’incarne dans un espace critique qui bouleverse l’acteur, en rendant manifeste un écart entre états de chose et états d’âme. L’auteur met en tension la prétendue progressivité de la transformation et la soudaineté de l’expérience ressentie par l’acteur.

Finalement, comme le lecteur aura pu le constater tout au long de ces va-et-vient entre conceptualisation et mise à l’épreuve de la transition, l’appropriation et les usages sémiotiques de cette notion semblent identifier quelques grands chantiers actuels et à venir pour les sciences du sens (sémiotique, sémiologie, sciences du langage).

Premièrement, la transition semble complexifier davantage les chiasmes entre continu et discontinu, et entre paires oppositionnelles du carré sémiotique. Ne nous oblige-t-elle pas de cette manière, à réarticuler les diagrammatisations traditionnelles avec, par exemple, les modélisations des espaces sémantiques issues de l’héritage morphogénétique et cognitif en sémiotique ? De même, puisque l’on évoque à plusieurs reprises ce que l’on pourrait appeler un « opportunisme aspectuel » de la transition, ne serait-il pas intéressant de se poser la question du poids axiologique et passionnel dans l’actualisation de telle ou telle autre suite aspectuelle ? Pour cette même raison, la transition ne se poserait-elle pas en tant que point de fuite, ou de neutre, vis-à-vis des assises tensives ?

Deuxièmement, si la notion de transition est un bon candidat pour devenir un méta-terme théorique et analytique à part entière de l’outillage sémiotique, cela implique un changement d’échelle et de granularité à partir desquelles interroger les faits et les productions sémiotiques. Du niveau macro- de l’échelle planétaire au niveau micro- des grammaires visuelles, en passant par un niveau méso- des dispositifs, des objets et des discours, la clé de la compréhension et de l’intégration méthodologique de la transition ne tiendrait-elle pas à la problématisation conjointe des notions de format et de formant ?

Celles-ci ne sont que des pistes de travail très générales qui ne doivent cesser de se confronter avec le plus grand nombre et la plus grande variété d’observables, et dont témoigne cet ouvrage.

Du contenu à l’expression, et vice-versa, la transition nous fait tantôt flâner, tantôt courir, et d’autres fois suspendre entre un sens et l’autre, entre les sens, dans des renversements spatio-temporels qui ne cessent de passer.

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